Journal d’un résistant vietnamien


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Le Journal d’un com­bat­tant Viet-Minh, signé Ngo-Van-Chiêu, a paru au Seuil en 1955. Il s’a­gis­sait de docu­ments épars, cou­verts de boue, que Jacques Despuech, cor­res­pon­dant de presse, tra­dui­sit et agen­ça sous la forme d’un livre. Épuisé depuis long­temps, nous en publions ici un extrait, tiré du cha­pitre « En pays occu­pé ». La scène se déroule en jan­vier 1951 et l’au­teur, ancien employé des postes entré dans la lutte indé­pen­dan­tiste, a trente ans ; il fuit, bles­sé au bras après un bom­bar­de­ment au napalm.


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Les Français sont par­tout dans la cam­pagne, et nous fuyons. Il faut à tout prix rejoindre les nôtres. Sur les routes et les pistes en contre­bas de la brousse où nous sommes réfu­giés, on entend et on voit les camions fran­çais, tous phares allu­més, qui passent. Nous nous sommes allon­gés, et nous atten­dons que l’un des nôtres revienne. J’ai mal au bras et je sens la fièvre qui tire la vie de tout mon être. Ils reviennent à trois :
— Il y a un petit vil­lage à quelques minutes de marche où les Français ne sont pas encore. Il est tenu par quelques-uns des nôtres. Le 2e bataillon a été dispersé.
Nous mar­chons en file, et je tiens mon bras, en appuyant des­sus quelques feuilles trem­pées dans un peu d’eau. Au vil­lage ils sont une cin­quan­taine, en loques, char­gés d’armes, qui nous accueillent avec des regards de dam­nés. […] Je ne pour­rai jamais suivre, j’ai trop de fièvre, et j’ai trop mal au bras. Cette brû­lure me tire l’é­paule, et je sens tout mon corps lourd. Ma peau se rétré­cit. J’ai mal. Je ne pour­rai jamais suivre.

Elle a de grands yeux en amande, une bouche éden­tée où l’on aper­çoit quelques dents noires, et elle m’é­vente avec un petit éven­tail rond en feuilles de lata­nier tressées.
— Ne dis rien, petit frère, les Français sont dans le village.
Elle est vieille et son tur­ban laisse aper­ce­voir quelques che­veux blancs.
— Ce sont tes cama­rades qui t’ont ame­né cette nuit, avant que les Français n’ar­rivent. Ils te traî­naient sur leurs épaules. Ne dis rien, petit frère, tu es sous ma mai­son, et les Français ne vien­dront pas ici. Personne, que mon fils, ne sait que tu es ici. Et mon fils ne te dénon­ce­ra pas. Il est un prêtre catholique.
J’ai la fièvre, et je ne sais quelle idée me vient à la tête. Depuis des années que je ne croyais plus à toutes ces his­toires. Dans un rêve, invo­lon­tai­re­ment, je m’en­tends lui dire :
— Pourrais-tu deman­der à ton fils, mère hono­rée, de venir me voir. J’étais catho­lique il y a bien des années…

« Je me rap­pelle Nhan et la bière ou le thé à moi­tié froid que nous buvions au petit café où se tenaient les groupes de la résistance… »

Il y a bien des années. Des cen­taines d’an­nées de pluie, de soleil, de mort et d’a­mer­tume, mais aus­si des cen­taines d’an­nées d’es­pé­rance et de lutte pour mon pays. Comment peuvent donc se mélan­ger dans l’âme humaine toutes ces don­nées contra­dic­toires ? Est-ce cela atteindre à la divi­ni­té ? Ne plus sen­tir ses sen­ti­ments et ses réac­tions s’en­chaî­ner avec logique. La Logique ? Mes maîtres me l’ont apprise lors­qu’au lycée nous pré­pa­rions les exa­mens, et je n’ai jamais entiè­re­ment assi­mi­lé cette froide logique fran­çaise à la Descartes. Qu’y a‑t-il de plus logique qu’une âme humaine, et pour­tant quel groupe de sen­sa­tions et de sen­ti­ments peut réagir plus illo­gi­que­ment qu’elle ?… Les feuilles de bétel qui sont pen­dues au pla­fond dansent une ronde illo­gique. Les noix d’arec ne doivent pas être loin. J’ai chi­qué lorsque j’é­tais jeune, il y a bien long­temps… Même la souf­france est illo­gique, et pour­tant on la res­sent… Mais moi je n’ai plus mal au bras, ni à mon épaule… J’ai soif… Je me rap­pelle Nhan et la bière ou le thé à moi­tié froid que nous buvions au petit café où se tenaient les groupes de la résis­tance… Et Chien. Il y a des années que je n’ai revu Chien, la femme poli­tique… Un jour nous avons eu une repré­sen­ta­tion théâ­trale où les acteurs tour­naient en déri­sion les femmes bour­geoises qui se maquillent et qui se pro­mènent en tunique de soie, en minau­dant par­mi la foule des grandes villes… Mai est-elle deve­nue comme cela, porte-t-elle des pan­ta­lons de satin et des tuniques longues et soyeuses qui volent dans le vent ? Tirez plus haut, plus haut, les Français attaquent… C’est pour le Pays que vous vous bat­tez, pour l’in­dé­pen­dance et pour la vic­toire… Dans un mois nous serons à Hanoï…

— Vous avez été très fié­vreux, et ma mère a dû vous cal­mer en vous fai­sant absor­ber de force une tisane. Nous crai­gnons que les auto­ri­tés qui occupent le vil­lage ne vous découvrent.
L’homme qui se penche vers moi avec un grand sou­rire est un prêtre viet­na­mien. Il me regarde, les doigts fer­més sur son livre qu’il tient ser­ré contre sa poi­trine. Une croix d’argent pend à son cou.
— Vous m’a­viez deman­dé de venir et puis, lorsque ma mère m’a fait entrer par la trappe, vous vous agi­tiez et vous teniez des dis­cours inco­hé­rents. Vous avez par­lé de votre fian­cée sans doute, made­moi­selle Mai…
— C’est ma femme, mon Père.
Je n’ose l’ap­pe­ler camarade…
— Il y a long­temps que vous êtes séparés ?
— Des années, de longues années. Mon fils est res­té avec elle. Ils sont en zone occu­pée par l’ennemi.
— Vous appar­te­nez aux forces de l’ar­mée du Président Hô, n’est-ce pas ?
— Oui, à l’ar­mée populaire…
— Ne crai­gnez rien. En tant que prêtre, et comme des­cen­dant de mon père des Meo (ma grand-mère mater­nelle était une Méo), et puis aus­si comme Vietnamien sin­cère, je ne vous livre­rai pas, dût-il m’en coû­ter la vie. Mais une ques­tion, peut-être indis­crète : êtes-vous communiste ?
Je ne sais pour­quoi, mais cette ques­tion me reporte des années en arrière. Je devais avoir cette mine effrayée et effa­rée à la fois lorsque je posais la même ques­tion à Nhan. Je ne puis que sourire :
— Non, mon Père, je ne le suis pas. Je ne pense pas en être digne.
Il me regarde avec une inter­ro­ga­tion dans les yeux, une inter­ro­ga­tion intense. L’ai-je cho­qué, ai-je dit quelque chose qui l’a brus­que­ment heur­té ? Il me regarde puis se lève. […] Mon épaule me fait moins mal. Depuis quelques jours les Français ont éva­cué la petite bour­gade où je suis réfu­gié. Il n’y a plus dans la ville que quelques mili­ciens catho­liques à la solde des Français. Mais ils sont peu nom­breux et dès que mon bras sera moins raide je pour­rai par­tir sans danger.

« Mon épaule me fait moins mal. Depuis quelques jours les Français ont éva­cué la petite bour­gade où je suis réfugié. »

Un matin, comme je suis allon­gé dans la cui­sine, près du feu, le Père Antoine s’ap­proche de moi :
— Un jour, me dit-il, tu m’as dit quelque chose qui m’a intri­gué au plus haut point. Tu m’as dit que tu n’é­tais pas com­mu­niste parce que tu ne pen­sais pas en être digne. Le penses-tu vraiment ?
— Je crois que je le pense, oui, Père. J’ai connu de vrais com­mu­nistes à l’ar­mée, au maquis, et avant. Ce sont des hommes sin­cères et ver­tueux, tou­jours prêts à lut­ter pour leur idéal, sans esprit de lucre ni calcul.
— Mais n’es-tu pas chrétien ?
— Je l’é­tais, oui, mon Père.
— Tu l’é­tais… Et tu ne l’es plus maintenant ?
— Je ne sais pas. Des années durant j’ai réflé­chi à la reli­gion, au monde, à la révo­lu­tion. Peut-être me reste-t-il encore au fond du cœur une croyance ins­tinc­tive en Dieu. L’autre jour, je vous ai fait deman­der car je vou­lais me confes­ser. Je pen­sais mou­rir… En fait, c’est la crainte de la mort qui m’a fait agir ain­si… Et c’est une des rai­sons pour les­quelles je ne suis peut-être pas digne d’être communiste…
— En somme, tu penses qu’être com­mu­niste est plus impor­tant que de sau­ver son âme…
— Non. Je crois qu’il doit être pos­sible de demeu­rer chré­tien et de ser­vir le communisme.
— Quelle est la base de la doc­trine communiste ?
— Nous ne sommes pas des com­mu­nistes, Père. Nous fai­sons sim­ple­ment cette guerre pour libé­rer le peuple du Vietnam de l’as­ser­vis­se­ment colo­nia­liste et des impé­ria­listes étran­gers. Nous vou­lons dis­tri­buer les terres selon le nou­veau régime de réforme agraire. Laisser les gens libres d’a­voir les idées qu’ils jugent bonnes et de pra­ti­quer la reli­gion qu’ils veulent.
— Et puis tu as la haine des Français ?
— Non, cela est faux, Père. Pas la haine du peuple fran­çais. Certainement pas. Comment pour­rions-nous avoir la haine d’un peuple quel qu’il soit ? Notre lutte est une lutte patrio­tique mais aus­si une lutte de classe. C’est à l’im­pé­ria­lisme et au colo­nia­lisme que nous nous heur­tons. En France, il y a des patriotes fran­çais qui mènent le même com­bat que nous. Regardez Henri Martin… C’est un offi­cier fran­çais qui a été mis en pri­son parce qu’il a refu­sé de se battre contre le peuple du Vietnam.

[…] Nous avons mar­ché, le Père et moi, sur la piste jus­qu’à la route où passe le car chi­nois. Sa nièce, quinze ans, m’ac­com­pagne. Je vais ten­ter de rejoindre Mai, et ensuite d’al­ler voir dans ma famille d’a­dop­tion pour le com­bat, qui m’aide à rejoindre mon uni­té et le pays libé­ré. Le Père m’a don­né des vête­ments civils, un cer­ti­fi­cat de tra­vail attes­tant que j’ai tra­vaillé chez lui comme maçon pour répa­rer le toit de l’é­glise, et un lais­sez-pas­ser usa­gé appar­te­nant à l’un de ses cousins.


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