Joëlle, ouvrière viticole et assistante maternelle

8 mai 2022


Texte paru dans le n° 10 de la revue papier Ballast (février 2020)

Sud-Ouest, dépar­te­ment de la Gironde. Joëlle, bien­tôt 60 ans quand nous la ren­con­trons, est fille d’ou­vriers agri­coles. Après treize années à exer­cer comme retou­cheuse dans le domaine tex­tile, elle a gagné sa vie en tant qu’ou­vrière viti­cole et assis­tante mater­nelle. Titulaire du sta­tut de tra­vailleuse han­di­ca­pée et actuel­le­ment au chô­mage, elle rêve de pou­voir par­tir à la retraite et pro­fi­ter, enfin, de ses enfants et petits-enfants. Un récit sur fond de chan­son fran­çaise. ☰ Par Rémi Larue


À perte de vue, des vignes — le pay­sage parle pour la région.

Ici, à Pauillac, un peu plus de 4 800 habi­tants, qua­rante-cinq minutes de Bordeaux en TER, la culture viti­cole règne en maître. Alors que le Médoc prend la forme d’un modeste bout de terre coin­cé entre estuaire et océan, son nom sonne comme un guide tou­ris­tique : c’est qu’il résonne, dans le monde entier, grâce au pres­tige de ses vins et de ses châ­teaux. Pauillac compte trois des cinq plus grands crus de vins rouges : les châ­teaux Lafite et Mouton (tous deux pos­sé­dés par dif­fé­rentes branches de la famille Rothschild) et le châ­teau Latour (déte­nu par le mil­liar­daire François-Henri Pinault).

L’envers de ce décor luxueux est moins relui­sant. Certaines gares se retrouvent régu­liè­re­ment portes closes, la fré­quence de pas­sage des trains va dimi­nuant et la menace d’une fer­me­ture défi­ni­tive plane depuis le rap­port Spinetta de février 2018 sur l’avenir du trans­port fer­ro­viaire. La popu­la­tion a chu­té d’un quart depuis les années 1970 ; le taux de chô­mage dépasse de loin la moyenne natio­nale ; la ville a per­du ses deux prin­ci­pales indus­tries, Shell en 1986 et l’usine tex­tile de Lamont, à 25 kilo­mètres, au début des années 1990.

Joëlle a 59 ans.

Née dans la région, elle y est res­tée. Cheveux argent en car­ré plon­geant, sa tenue est soi­gnée, presque coquette, robe légère à pois et chaus­sures plates. Ses lunettes noires, plus qu’un acces­soire, dis­si­mulent son regard. Rien ne laisse devi­ner la dou­leur, alarme silen­cieuse, qui s’est sour­noi­se­ment logée dans sa colonne ver­té­brale. Tenir une posi­tion, qu’elle soit debout ou assise, est deve­nu pour elle une épreuve quo­ti­dienne : la fatigue creuse les lignes de son front comme le contour de ses yeux. Joëlle est d’une nature timide et obser­va­trice, mais sa langue se délie pour par­ler de son han­di­cap : « Quand tu es malade, que tu souffres et que tu rajoutes à ça toutes les tra­cas­se­ries admi­nis­tra­tives, ben, ça use. Mon moral est usé. J’ai eu des périodes com­pli­quées… » Dans la dou­leur, il y a ce que l’on res­sent et la façon dont on l’exprime — qui n’est jamais la bonne —, sur­tout quand par pudeur on vou­drait d’abord la taire aux yeux de ses proches.

« J’ai tou­jours res­sen­ti qu’on trai­tait dif­fé­rem­ment les enfants d’ouvriers agri­coles à l’école. »

Elle tient à ce que nous remon­tions aux débuts de ce qui est deve­nu un par­cours de com­bat­tante. Ses parents étaient ouvriers agri­coles, elle est l’aînée d’une fra­trie de quatre. « J’ai tou­jours res­sen­ti qu’on trai­tait dif­fé­rem­ment les enfants d’ouvriers agri­coles à l’école », confie-t-elle. Elle pour­suit néan­moins des études après le col­lège : « J’ai eu un CAP indus­trie de l’habillement. » L’usine Lamont, qui fabri­quait de grandes pièces de tis­su pour les entre­prises, assu­rait alors des débou­chés aux titu­laires du diplôme. Mais la jeune fille avait un rêve : « J’aurais bien vou­lu aller à Bordeaux et apprendre la cou­ture un peu plus mode. J’avais bien tra­vaillé pour ça pen­dant mes trois années de CAP. » Il n’en sera rien. Joëlle rap­pelle la condi­tion du monde rural de l’époque, sur­tout lorsque l’on est une femme : « Mes parents n’avaient pas les moyens de m’envoyer là-bas. Et puis est arri­vé le moment où je me suis mariée. Tu vois les choses un peu plus autour de toi, tu ne vas pas trop loin, sur­tout à l’époque. Faut se remettre dans le contexte, on est qua­rante ans en arrière. » Quarante ans en arrière, donc ; elle ren­contre son mari — à cet ins­tant, en fond sonore, « Les Mots bleus » de Christophe résonnent. Elle a seize ans et demi, lui dix-huit. Ils convainquent leurs parents de les lais­ser se marier. Trois enfants s’ensuivront. Deux filles, d’abord, en 1980 et 1983, et puis un gar­çon, en 1989.

Après une période de petits bou­lots, Joëlle trouve un tra­vail de retou­cheuse dans un maga­sin de prêt-à-por­ter. « C’était mieux que faire des ménages dans les grands châ­teaux. » Elle apprend sur le tas un métier qu’elle exer­ce­ra durant treize années. Sur demande d’une col­lègue ven­deuse, elle prend d’abord les mesures des clientes pour ajus­ter à leur taille le vête­ment qu’elles ont choi­si. Elle dis­pose pour cela d’un espace à l’étage du maga­sin, bien loin du brou­ha­ha des machines à coudre ali­gnées dans un ate­lier indus­triel. « Pourtant, l’industrie de l’habillement, à l’heure actuelle, on en a bien besoin », fait-elle remar­quer alors que la pan­dé­mie du Covid-19 n’a pas encore atteint son pic et que les rares usines de tex­tile encore loca­li­sées en France se mettent tout juste à fabri­quer des masques. Elle en confec­tion­ne­ra pour tout son entou­rage, avec une machine semi-pro­fes­sion­nelle, des tis­sus wax et quelques rou­leaux d’élastiques.

[Yoo Youngkuk]

De 1979 à 1992, Joëlle est donc retou­cheuse. Ce tra­vail lui plaît ; la cama­ra­de­rie qui règne dans l’équipe aus­si. Mais les patrons sont tyran­niques. C’est un tout autre aspect du tra­vail qu’elle évoque cepen­dant à pro­pos de cette période : « La rela­tion aux clientes était com­pli­quée car on avait affaire à deux mondes dif­fé­rents. D’un côté, il y avait les épouses des employés de la raf­fi­ne­rie Shell, qui s’habillaient pour un oui, pour un non, pour se don­ner de l’importance. Il fal­lait faire des ronds de jambe et des cour­bettes à ces dames, épouses des shel­listes, et si elles pou­vaient te faire engueu­ler, elles le fai­saient. Il m’arrive encore aujourd’hui d’en ren­con­trer, et je me dis qu’elles m’en ont bien fait baver. » L’autre monde, c’est celui dont elle est issue, les tra­vailleurs de la vigne, cette masse d’ouvriers agri­coles dont le niveau de vie est fort modeste. Elle a fait l’expérience de ces deux uni­vers dès l’enfance : ses parents ont pu, grâce au prêt accor­dé par le grand châ­teau pour lequel ils tra­vaillaient, ache­ter un pavillon à Pauillac, un îlot au milieu des familles d’employés de la raffinerie.

En 1986, le groupe Shell décide de délo­ca­li­ser. Les ministres de l’Industrie et de l’Économie de l’époque, Alain Madelin et Édouard Balladur, auto­risent la fer­me­ture du site « dans le but d’adapter son outil de raf­fi­nage à l’évolution du mar­ché pétro­lier et d’assainir sa situa­tion finan­cière, de restruc­tu­rer son outil indus­triel » — une prose libé­rale qui n’a pas pris une ride. Elle sonne la fin d’une période faste pour le Médoc. Lorsqu’une région s’engage dans l’engrenage des délo­ca­li­sa­tions indus­trielles, c’est tout le corps social qui en sort broyé : les ouvriers au chô­mage ; les sous-trai­tants, sui­vis des com­mer­çants, mettent la clé sous la porte ; des familles entières tombent dans la pré­ca­ri­té ; les jeunes partent pour la grande ville ; l’économie locale sur­vit grâce à des sec­teurs à faible valeur ajou­tée (agri­cul­ture, tou­risme, ser­vices à la per­sonne) ou la viti­cul­ture, deve­nue un mono­pole. Dans le maga­sin de Joëlle, les clientes se font de plus en plus rares et achètent moins. Et quand les patrons prennent leur retraite, aucun repre­neur ne se pré­sente. Le licen­cie­ment éco­no­mique de l’ensemble des employées est prononcé.

« Lorsqu’une région s’engage dans l’engrenage des délo­ca­li­sa­tions indus­trielles, c’est tout le corps social qui en sort broyé. »

Joëlle se retrouve au chô­mage, sans réelles pers­pec­tives. « Quand je suis allée m’inscrire à l’ANPE, il n’y avait pas toutes les for­ma­tions qui existent aujourd’hui. On m’a dit : Mais madame, qu’est-ce que vous vou­lez faire ? À votre âge, avec trois enfants… Je n’avais que tout juste 33 ans ! D’après la conseillère, j’étais déjà finie. Ça m’a remon­tée et je me suis dit : Ça ne peut pas res­ter comme ça, je vais faire bou­ger les choses ! Ils ne me pro­po­saient rien. Mais je me suis débrouillée toute seule. » Au bout d’un an et demi de chô­mage, une exploi­ta­tion viti­cole accepte de l’embaucher. Pour Joëlle, cette recon­ver­sion est une sorte de retour aux sources : « Pour moi, tra­vailler à la vigne n’a jamais été un déshon­neur, je m’y sen­tais même plus que bien. Si je pou­vais encore y tra­vailler, j’en serais la plus heu­reuse ! »

La voi­là donc vigneronne.

Quelques mois plus tard, une oppor­tu­ni­té se pré­sente : une place dans un petit châ­teau situé à moins de deux kilo­mètres de son domi­cile. Dans de telles exploi­ta­tions de taille modeste, il est cou­rant que les employés quittent les rangs de vigne pour assu­rer l’élevage du vin dans le chai1 ou l’expédition des bou­teilles. Le plus sou­vent, c’est le grand air, bien loin du ron­ron de la machine à coudre et des clientes trop exi­geantes. Joëlle se plaît à obser­ver la vigne, comme elle aime regar­der la nature évo­luer à la faveur des sai­sons. Mais très vite, l’histoire se répète : « Encore une fois, c’était l’environnement de tra­vail qui était com­pli­qué. Un patron qui, au pas­sage aux 35 heures, vou­lait nous payer 35 heures et pas 39 comme pré­vu par la loi. Il a fal­lu qu’on fasse grève, qu’on recourt à l’inspection du tra­vail. Et puis la paie qui ne tom­bait jamais le même jour, sou­vent tard dans le mois… » Si elle n’est pas du genre à rechi­gner à la tâche, elle peine par­fois à tenir les cadences. Son dos encaisse, craque, puis lâche. Une scia­tique irra­die jusqu’au bout de sa jambe gauche — un cou­rant dou­lou­reux qui lui par­court une grande par­tie du corps en per­ma­nence, par moment de manière intense.

[Yoo Youngkuk]

Joëlle se retrouve alors para­ly­sée par des crises inter­mit­tentes. D’abord noc­turne, la dou­leur s’installe et devient omni­pré­sente, lan­ci­nante. Elle limite, empêche, dimi­nue, prive, bride, exté­nue. « Peut-être que j’avais une pré­dis­po­si­tion, je ne sais pas, mais il est sûr que le tra­vail au châ­teau n’a pas arran­gé les choses. Quand tu déplaces des caisses en bois toute la jour­née, à bout de bras, que tu enchaînes avec la vigne le len­de­main, tu sais que ça n’est pas très bon pour ton dos ! » Elle a 44 ans quand on lui découvre une série de her­nies dis­cales, dont l’une néces­site une inter­ven­tion en urgence. D’arrêts mala­die en opé­ra­tions chi­rur­gi­cales, l’état de san­té de Joëlle se dégrade. L’hernie dis­cale revient. Trois ans après la pre­mière inter­ven­tion, les méde­cins décident de la lui reti­rer une nou­velle fois et de lui poser une arthro­dèse, qui vient sou­der deux de ses ver­tèbres. Avant, c’était la dou­leur qui l’immobilisait ; désor­mais, c’est ce corps étran­ger qui bloque ses mou­ve­ments. Mais Joëlle refuse qu’on la mette dans le même sac que ceux qui « se mettent au ticket » — entendre, qui vivent des allo­ca­tions : un stig­mate insup­por­table dans l’imaginaire des ouvriers agri­coles. Elle alterne périodes de reprise du tra­vail à la vigne, arrêts mala­die pres­crits par son méde­cin et pas­sages à l’hôpital.

Après une dou­zaine d’années à ser­rer les dents, il lui faut s’y résoudre : elle ne peut plus exer­cer ce métier qu’elle aime tant. La méde­cine du tra­vail est caté­go­rique, mais la Mutuelle sociale agri­cole (MSA) ter­gi­verse, le méde­cin-conseil lais­sant entendre à Joëlle qu’elle pour­rait reprendre le tra­vail. Alors elle attend. Un mois, puis deux, puis trois. Les avis médi­caux concordent enfin : elle est recon­nue inapte. La pro­cé­dure clas­sique du licen­cie­ment pour inap­ti­tude peut démar­rer. C’est sans comp­ter sur le patron, mau­vais payeur.

« Le patron refuse de payer le mon­tant des indem­ni­tés de licen­cie­ment pour inap­ti­tude. Joëlle ne céde­ra pas. »

Au moment de lui annon­cer qu’il ne peut pas lui trou­ver un nou­veau poste, la « recy­cler » comme on dit dans le jar­gon des « res­sources humaines », la situa­tion s’envenime. « J’avais su la nou­velle par cour­rier recom­man­dé, mais il m’a reçue. Très vite c’est deve­nu un moment ten­du. Faut dire qu’il n’avait trou­vé rien d’autre à me dire que : Joëlle, vous n’êtes pas en train de me dire que c’est à cause de moi que vous avez ces pro­blèmes de san­té ! Je me suis levée et je lui ai répon­du direc­te­ment : Si ! En par­tie, si ! Vous n’avez jamais amé­na­gé notre tra­vail, notam­ment au chai. Vous avez pré­fé­ré nous lais­ser faire des choses qu’on n’aurait pas dû faire ! On n’a jamais été équi­pés comme il fal­lait. Et puis, mes sou­cis de dos, ils ont été décla­rés mala­die pro­fes­sion­nelle, ce n’est pas pour rien quand même ! » Le patron refuse de payer le mon­tant des indem­ni­tés de licen­cie­ment pour inap­ti­tude. Joëlle ne céde­ra pas : nou­veau recours à la CGT, sai­sine des prud’hommes. Et la veille de l’audience, elle reçoit un chèque pos­té en recom­man­dé du mon­tant total des indem­ni­tés qui lui sont dues.

On lui accorde un taux d’incapacité per­ma­nente (IPP) de 20 % : insuf­fi­sant pour vivre sans tra­vailler. Aidée par l’Association de défense des droits des acci­den­tés et han­di­ca­pés (ADDAH), elle obtient le sta­tut de tra­vailleuse han­di­ca­pée. Mais les offres d’emploi sont rares. Joëlle a ren­dez-vous avec un orga­nisme sous-trai­tant de Pôle emploi, dédié aux pro­jets de recon­ver­sion pro­fes­sion­nelle : rien, pas une piste. Son âge, son genre, son han­di­cap, son lieu de rési­dence, ses com­pé­tences dans les sec­teurs agri­cole et indus­triel « inadap­tées » au mar­ché actuel du tra­vail : tous ces para­mètres com­posent ce que les éco­no­mistes appellent pudi­que­ment des « freins à l’emploi ». Joëlle n’est pour­tant pas déci­dée à lâcher : par éthique de vie comme par néces­si­té maté­rielle. Elle décide de deve­nir assis­tante mater­nelle. Elle adore les enfants ; elle a éle­vé les siens et, en par­tie, ses petits-enfants. Après quelques mois d’une for­ma­tion finan­cée par le Conseil dépar­te­men­tal, elle obtient l’agrément néces­saire. Il a fal­lu faire quelques amé­na­ge­ments dans la mai­son fami­liale pour res­pec­ter les cri­tères de la Protection mater­nelle et infan­tile (PMI), se for­mer aux pre­miers secours. Quelques années de bon­heur s’ensuivront, ryth­mées par l’arrivée de nour­ris­sons et par leurs départs, quelques années plus tard, pour l’école. Jusqu’à ce que son dos la fasse de nou­veau souffrir.

[Yoo Youngkuk]

« Toutes ces années d’assistante mater­nelle, ça allait, j’ai eu du répit. En 2015, j’ai recom­men­cé à avoir mal au dos, je ne pou­vais plus avan­cer ni por­ter les petits. Encore des arrêts de tra­vail… Quand tu as des bons rap­ports avec les parents, les lâcher du jour au len­de­main, c’est dif­fi­cile. Eux ne l’ont pas pris comme ça, heu­reu­se­ment, mais pour moi c’était vrai­ment com­pli­qué de les aban­don­ner. » Aux pro­blèmes de san­té s’ajoutent des tra­cas­se­ries admi­nis­tra­tives sans nom. Sa der­nière recon­ver­sion a entraî­né un chan­ge­ment de caisse d’assurance mala­die. Le méde­cin-conseil de son ancienne mutuelle agri­cole a beau l’avoir décla­rée en inva­li­di­té, la déci­sion finale doit être prise par la Caisse pri­maire d’assurance mala­die (CPAM)… Les deux caisses se ren­voient la balle pen­dant des mois. « J’étais quand même encore loin de la retraite… et puis c’est usant d’être tou­jours en train de récla­mer, d’échanger avec les uns et les autres, même aidée par l’association. Dans cette année d’attente, ren­voyée d’une caisse à l’autre, je pou­vais res­ter des mati­nées entières au télé­phone sans avoir d’information, pas­ser quel­que­fois des cen­taines d’appels ! » Quinze mois après l’intervention médi­cale, la déci­sion tombe enfin : le méde­cin-conseil de la CPAM s’aligne sur son confrère et consent à décla­rer Joëlle en inva­li­di­té totale. Seulement, le délai légal entre une opé­ra­tion et la décla­ra­tion d’invalidité doit être infé­rieur à un an… Nullité admi­nis­tra­tive de la déci­sion médi­cale. Pour Joëlle, à presque 56 ans, c’est le retour à la case chô­mage, contre l’avis même des médecins.

Le ser­vice public de l’emploi ne l’entend pas de cette oreille : sans inva­li­di­té décla­rée et vali­dée sur le plan admi­nis­tra­tif, cher­cher un emploi reste une obli­ga­tion légale. Absurdité du sys­tème bureau­cra­tique, et une situa­tion qui n’est pas sans rap­pe­ler celle vécue par le pro­ta­go­niste du film I, Daniel Blake de Ken Loach. Trente ans que les pres­ta­tions sociales sont sou­mises à condi­tions, trente ans de traque des chô­meurs, de rou­tine bureau­cra­tique, de numé­ri­sa­tion des pro­cé­dures, de fonc­tion­naires zélés ou fli­qués par leur direction.

« Trente ans de traque des chô­meurs, de rou­tine bureau­cra­tique, de numé­ri­sa­tion des pro­cé­dures, de fonc­tion­naires zélés ou fli­qués par leur direction. »

Dans son récit, Joëlle insiste néan­moins sur la bien­veillance dont les agents de Pôle emploi ont fait preuve à son égard — une bonne volon­té qui n’aura hélas pas suf­fi à com­bler un vide juri­dique… En août 2020, elle a épui­sé ses droits au chô­mage. La retraite est encore loin et le couple gagne « trop bien » sa vie pour qu’elle ait le droit à une aide sociale — son mari, ancien ouvrier spé­cia­li­sé à la retraite, per­çoit pour­tant une pen­sion infé­rieure au reve­nu médian. « La solu­tion serait qu’on divorce, mais on n’en arri­ve­ra pas là ! », blague-t-elle. Ce qu’elle ne dit pas, c’est com­bien lui coûte le sen­ti­ment de ne pas appor­ter sa part, de dépendre encore et tou­jours de son conjoint. « Mon mari me dit qu’on a tou­jours réus­si à s’en sor­tir, donc on va conti­nuer, mais j’aurais vou­lu être un peu plus tran­quille avant d’affronter la vieillesse. » Et d’ironiser, comme tou­jours : « Il fau­dra que je vive de mes rentes, mais on ne pos­sède rien ! »

Obtenir la retraite à 60 ans pour péni­bi­li­té, c’est bien ce que vise Joëlle — si une nou­velle réforme injuste n’intervient pas entre-temps. Et décembre 2021, c’est encore loin… Mais le plus dif­fi­cile pour elle n’est pas tant d’attendre : « Ce qui est très com­pli­qué, c’est de te dire que t’as un par­cours pro­fes­sion­nel, que t’as tra­vaillé, tout fait pour que ça marche comme il faut. Et au bout, on te dit Vous n’êtes plus rien ! Et comme je n’ai tou­jours gagné que le SMIC, avec ces conne­ries admi­nis­tra­tives, je vais être péna­li­sée jusqu’à la fin de ma vie ! » Le sen­ti­ment de ne pas être recon­nue, de n’entrer dans aucune case, de pas­ser entre les mailles de l’État-providence crée par­fois un tel vide…

Mais, tel Sisyphe, Joëlle conti­nue­ra inlas­sa­ble­ment à remon­ter son rocher et à se battre, consciente de la chance qu’elle a de tenir debout et d’avoir gar­dé son éner­gie. Après tout, peut-être qu’un jour le rocher arrê­te­ra de retom­ber inlas­sa­ble­ment, et elle pour­ra alors s’accorder un peu de répit.

Voici que l’é­té brille sur la région.

Toute « sa » tri­bu se retrouve autour d’elle. Même ceux qui habitent loin sont là. Les enfants courent et jouent dans le jar­din autour du der­nier-né. Une source d’énergie qui aide­ra Joëlle à pas­ser à une autre étape de sa vie. Bientôt vien­dra l’automne et son lot d’averses et de gri­saille ; elle sait qu’il lui fau­dra pui­ser dans ses réserves et comp­ter patiem­ment jusqu’à la déli­vrance pro­mise, cette retraite tant atten­due. Un peu de repos après tant de combats.



Illustration de ban­nière : Yoo Youngkuk
Illustration de vignette : Ben Lamare | Ballast


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  1. Lieu où sont conser­vés en ton­neaux les vins ou les eaux-de-vie.[]

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