Jean-Paul Jouary : « De tout temps, les démocrates ont refusé le suffrage universel »


Entretien inédit pour le site de Ballast

Nous ne sommes pas en démo­cra­tie. Nous ne sommes pas non plus, en France, en dic­ta­ture. Et c’est pré­ci­sé­ment parce que la vie poli­tique a été réduite à cette oppo­si­tion que nous sommes impuis­sants. Rousseau aimait à dire qu’aus­si­tôt l’é­lec­tion pas­sée et les membres du par­le­ment élus, le peuple rede­vient esclave. Être repré­sen­té, ajou­tait-il, est une idée récente dans l’his­toire des humains. Les gilets jaunes ont remis sur le devant de la scène cette cri­tique his­to­rique de la confis­ca­tion démo­cra­tique au nom de la « démo­cra­tie repré­sen­ta­tive ». Nous en dis­cu­tons avec le phi­lo­sophe Jean-Paul Jouary, auteur, depuis les années 1970, de près de trente ouvrages et ancien rédac­teur en chef de l’heb­do­ma­daire Révolution. Comment le peuple peut-il « se gou­ver­ner » et non plus être dirigé ?


Prenons une séquence télé­vi­suelle : un pla­teau de BFM TV en date du 15 février 2016. Un invi­té avance que nous ne sommes pas en démo­cra­tie ; l’animateur rétorque aus­si­tôt : « Je n’ai pas l’impression de vivre dans une dic­ta­ture, tout de même. » Cette réponse est des plus com­munes. Pourquoi pense-t-on ce cadre si étroitement ?

C’est un pro­cé­dé déma­go­gique insup­por­table, effec­ti­ve­ment cou­rant. Un peu comme si on avait dit à Mandela qu’il ne devait pas se plaindre de 28 années de bagne, parce qu’il aurait pu être pen­du. On le dit aus­si à pro­pos de l’Europe : qui­conque cri­tique son libé­ra­lisme se voit accu­sé d’être anti-euro­péen, donc natio­na­liste, donc proche de l’extrême droite. Pour en venir à l’ar­gu­ment que vous évo­quez, nous ne sommes effec­ti­ve­ment pas sous une dic­ta­ture, mais com­ment dire que nous vivons dans une « démo­cra­tie » au sens propre ? Comment dire que le peuple des citoyens se gou­verne lorsqu’on peut avoir une majo­ri­té abso­lue de dépu­tés avec une mino­ri­té de voix, qu’on peut adop­ter une loi sans même en débattre ni la voter au Parlement avec le 49–3, qu’on peut entendre le pré­sident annon­cer des déci­sions qui sur­prennent son propre gou­ver­ne­ment, qu’il peut dis­soudre le Parlement, et même signer des trai­tés qui ont été reje­tés par réfé­ren­dum comme pour le Traité de Lisbonne ? Cette cari­ca­ture de démo­cra­tie décré­di­bi­lise tant la démo­cra­tie que l’abstention pro­gresse au même rythme que les votes d’extrême droite. C’est une sorte de « monar­chie élec­tive », un « coup d’État per­ma­nent » comme la qua­li­fiait François Mitterrand avant de s’en accom­mo­der. La preuve ? Six mois après une élec­tion, les mesures essen­tielles du pré­sident et de sa « majo­ri­té » sont toutes lar­ge­ment impo­pu­laires. Puis-je vous pro­po­ser un petit jeu ?

Faites !

« Quiconque cri­tique le libé­ra­lisme de l’Europe se voit accu­sé d’être anti-euro­péen, donc natio­na­liste, donc proche de l’extrême droite. »

Imaginons que, dans leur cam­pagne élec­to­rale, chaque pré­sident ait fait cam­pagne avec les mesures qu’il a effec­ti­ve­ment prises après son élec­tion. Par exemple, Emmanuel Macron fai­sant cam­pagne en disant aux citoyens qu’il leur pro­met de sup­pri­mer l’impôt sur la for­tune et les taxa­tions sur les tran­sac­tions infra jour­na­lières, tout en rédui­sant les APL, en rédui­sant les retraites, en les dés­in­dexant par rap­port à l’inflation, en déman­te­lant le droit du tra­vail, en s’attaquant au sta­tut de la fonc­tion publique, en sup­pri­mant des postes d’enseignants, en rédui­sant dras­ti­que­ment le nombre des cadres spor­tifs, en adop­tant une loi qui per­met aux pré­fets d’enfermer les futurs mani­fes­tants sans inter­ven­tion d’un juge, en rédui­sant les finances locales donc les ser­vices de proxi­mi­té, en s’en pre­nant aux droits des chô­meurs, etc. Aurait-il dépas­sé les 5 % ? Poser la ques­tion, c’est y répondre. Ne pas voir la crise que tra­verse notre démo­cra­tie, c’est s’engager dans une voie extrê­me­ment dan­ge­reuse. Il devient urgent de réin­ven­ter conjoin­te­ment la jus­tice sociale et les ins­ti­tu­tions démo­cra­tiques. Aux États-Unis, au Brésil, en Italie, en Allemagne, et dans la plu­part des autres pays, sous des formes dif­fé­rentes, cette crise se mani­feste, et les res­pon­sables poli­tiques, et trop sou­vent aus­si média­tiques, sous-estiment le dan­ger de leur obs­ti­na­tion à tout chan­ger pour que rien ne change.

Le mou­ve­ment des gilets jaunes a fait sur­gir une cri­tique que le pou­voir croyait sans doute oubliée : celle de la démo­cra­tie représentative !

On voit bien que cette démo­cra­tie « repré­sen­ta­tive » ne fonc­tionne plus du tout. Si, aus­si­tôt élus, les « repré­sen­tants » peuvent diri­ger en contra­dic­tion avec les aspi­ra­tions d’une sen­sible majo­ri­té des citoyens, c’est qu’ils ne les « repré­sentent » pas. D’ailleurs, que signi­fie « repré­sen­ter » ? Re-pré­sen­ter, c’est recréer une pré­sence lorsqu’elle est impos­sible. Ainsi, un repré­sen­tant de com­merce ou un ambas­sa­deur re-pré­sentent leur entre­prise ou leur pays. Qu’ils prennent la moindre ini­tia­tive contre ce qu’ils sont cen­sés repré­sen­ter, et on leur fait payer cette pré­ten­tion au pou­voir en les chas­sant de leur fonc­tion. On ne re-pré­sente au sens de « déci­der à la place de » que dans deux cas : lorsqu’un enfant est trop jeune, alors les parents le repré­sentent et décident à sa place, et lorsqu’une per­sonne est malade men­tale, alors des tuteurs font de même. Dans ce que l’on appelle la « démo­cra­tie repré­sen­ta­tive », si les élus pré­tendent « repré­sen­ter » le peuple sans lui obéir par voie réfé­ren­daire mais en pré­ten­dant déci­der à sa place pen­dant une période don­née, est-ce parce qu’on consi­dère le peuple comme infan­tile ou comme malade men­tal ? En ce moment, je pense qu’il y a un peu des deux. Rousseau disait qu’on « ne repré­sente pas le peuple »… Ceux qui s’accaparent pou­voir et richesse en ont tel­le­ment conscience qu’ils se vantent chaque jour de pos­sé­der la sublime ver­tu d’oser prendre des mesures impo­pu­laires et de res­ter « droits dans leurs bottes » face aux mani­fes­ta­tions, grèves, son­dages. Il n’y a pas plus cynique aveu qu’aujourd’hui on gou­verne le peuple sans le repré­sen­ter, c’est-à-dire qu’on le dirige comme un trou­peau. Le pou­voir, disait encore Rousseau, est deve­nu un « bien de famille ».

[Emmanuel Macron, le 15 mars 2019 | Laurent Dard | DDM | AFP]

« L’idée des repré­sen­tants est moderne », affir­mait jus­te­ment Rousseau dans Du contrat social. Le peuple, écri­vez-vous dans votre der­nier livre, La Parole du mille-pattes, s’est ain­si vu dépos­sé­dé de son pou­voir : la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive a démo­cra­ti­que­ment per­mis « de sup­pri­mer la démo­cra­tie au sens propre ». Pourquoi le grand nombre a‑t-il accep­té si faci­le­ment ce tour de passe-passe ?

Ce pro­ces­sus a été his­to­ri­que­ment long et com­plexe. Tous les peuples, je dis bien tous, ont vécu pen­dant des dizaines de mil­lé­naires en pre­nant les déci­sions col­lec­ti­ve­ment, avec tous les hommes et toutes les femmes du groupe. En Côte d’Ivoire, au Kenya, en Ouganda, au Ghana, au Rwanda, au Sénégal, chez les Berbères, mais aus­si en Asie ou chez les autoch­tones des Amériques, on trouve des tra­di­tions ances­trales de par­tage, de recherche des inté­rêts com­muns, de refus de la ven­geance, de modes de récon­ci­lia­tion, de débat public et de déci­sions col­lec­tives. Dans La Société contre l’État, Pierre Clastres par­lait d’un « effort per­ma­nent pour empê­cher les chefs d’être des chefs ». J’en donne une idée dans ce livre, et pro­pose une repré­sen­ta­tion de ce qui peu à peu a chan­gé. Il se trouve que, dans des condi­tions gla­ciaires, en Europe notam­ment, les pre­miers stocks de nour­ri­ture ont per­mis des dépen­dances et des inéga­li­tés de sta­tuts, sans doute d’ailleurs asso­ciées aux grandes œuvres rupestres du paléo­li­thique supé­rieur, si j’en crois les tra­vaux d’Emmanuel Guy par exemple. Comme lui, je m’appuie sur les tra­vaux de Brian Hayden sur la Naissance de l’inégalité. L’émergence de l’agriculture et de la pro­prié­té de la terre a per­mis à son tour la struc­tu­ra­tion d’États et de classes sociales, de l’esclavage et d’empires, si bien qu’Athènes n’a été que la redé­cou­verte, à l’intérieur de domi­na­tions sociales bru­tales (escla­vage mas­sif, domi­na­tion des femmes, colo­ni­sa­tions) de formes nou­velles d’expression de la mino­ri­té citoyenne. Encore qu’on y refuse d’élire des « repré­sen­tants » au suf­frage uni­ver­sel, mais qu’on tire au sort pour un an l’essentiel des assem­blées, pour évi­ter que, se pré­ten­dant choi­sis pour des qua­li­tés per­son­nelles de déci­sion, on se mette à diri­ger la Cité sans appro­ba­tion expli­cite du peuple. Comme l’a bien vu Rousseau, les peuples ne se sont don­nés des gou­ver­nants que pour empê­cher de se voir impo­ser des diri­geants. De tout temps, les démo­crates ont refu­sé d’élire des indi­vi­dus au suf­frage uni­ver­sel, celui-ci étant uti­li­sé exclu­si­ve­ment pour approu­ver des décisions.

À lire Alain Badiou — qui, comme vous, reven­dique le terme de « com­mu­nisme » —, la démo­cra­tie est pour­tant un ver­rou à faire sau­ter pour abou­tir à l’émancipation. Il fau­drait même « prendre le risque de n’être pas un démo­crate », dit-il, puisque la démo­cra­tie est la vache sacrée de l’ordre en place, puisque tout le monde, grands capi­ta­listes et dic­ta­teurs com­pris, ne jure que par elle…

« Si on méprise à ce point les citoyens, pour­quoi leur accorde-t-on d’ailleurs le droit de vote ? »

Je pense qu’Alain Badiou est pré­sen­té par­tout comme le « vrai » mar­xiste parce qu’il per­pé­tue une ver­sion du com­mu­nisme qui n’a rien à voir avec la défi­ni­tion qu’en donne Marx : un pro­ces­sus infi­ni de libé­ra­tion humaine qui asso­cie des gens très dif­fé­rents, sans « iden­ti­té com­mu­niste » (l’expression n’ayant stric­te­ment aucun sens). Un « mou­ve­ment réel qui abo­lit l’état actuel », selon les mots de Marx, s’opposant à tout ce qui exploite et opprime. C’est une autre défi­ni­tion de la démo­cra­tie au sens propre. Libre à Badiou de prendre ce risque de refu­ser la démo­cra­tie, qu’il confond d’ailleurs avec la démo­cra­tie libé­rale. Être révo­lu­tion­naire aujourd’hui, c’est clai­re­ment arti­cu­ler les luttes sociales avec la réin­ven­tion de la démo­cra­tie. Mais nul n’est obli­gé d’être révo­lu­tion­naire. Je ne reven­dique pas plus l’étiquette « com­mu­niste » que les pre­miers chré­tiens qui lut­taient contre l’esclavage, les femmes qui agissent pour l’égalité, les gens qui, même sous des formes un peu désor­don­nées, com­battent la pau­vre­té et la mar­gi­na­li­sa­tion, et tout citoyen qui agit pour plus de bien com­mun et moins d’exploitation cynique des quelques puis­sances finan­cières qui dévorent tout. Le pro­ces­sus de libé­ra­tion humaine est plus com­pli­qué et riche qu’on ne le croit. Les États, les par­tis et cer­tains théo­ri­ciens qui se disaient « com­mu­nistes » en ont pro­pa­gé sou­vent une cari­ca­ture déri­soire ou grimaçante…

À la seconde où le mot RIC a été pro­non­cé, la qua­si tota­li­té du per­son­nel média­tique et poli­tique libé­ral, escor­té par une frange de l’extrême gauche, a invo­qué la peine de mort, le mariage homo­sexuel et l’avortement. Pourquoi le peuple fait-il à ce point peur qu’il faille recou­rir au « pro­gres­sisme » pour s’en défendre ?

Un peuple se construit. Si on le fait voter sur ceci ou sur cela, sans débat intense à l’échelle de la socié­té, le pire est pos­sible. Surtout si ce n’est pas lui qui impose un réfé­ren­dum. Mais si cela vient de lui, que le débat public a lieu, tout peuple est capable de construire des repré­sen­ta­tions qu’il ne par­ta­geait pas au début. Le débat sur le Traité de Lisbonne a prou­vé qu’un débat à l’échelle de la socié­té pou­vait trans­for­mer un « oui » à 80 % en un « non » à 55 %. Je suis convain­cu que dans ces condi­tions on n’a rien à craindre des réfé­ren­dums d’initiative citoyenne. Les peuples, après tout, risquent de moins se trom­per que les « experts » qui dirigent si sou­vent contre les peuples, avec les résul­tats catas­tro­phiques que l’on sait. Pourquoi les citoyens vote­raient-ils en conscience contre leurs inté­rêts ? Si on méprise à ce point les citoyens, pour­quoi leur accorde-t-on d’ailleurs le droit de vote ?

[Acte II des gilets jaunes, Paris, 24 novembre 2018 | Stéphane Burlot]

Un argu­ment est régu­liè­re­ment oppo­sé à la démo­cra­tie directe, par­fois en citant Rousseau, d’ailleurs : le nombre. Vous lui oppo­siez, dans Rousseau, citoyen du futur, nos dis­po­si­tifs informatiques…

Le pro­blème n’est pas simple, c’est vrai. Délibérer et déci­der tous ensemble est plus facile dans une tri­bu afri­caine ou amé­rin­dienne de quelques cen­taines de per­sonnes, ou sur l’agora athé­nienne à quelques mil­liers, qu’à l’échelle d’un peuple de mil­lions d’électeurs. En même temps, cette proxi­mi­té des ora­teurs et des membres du groupe favo­ri­sait l’art ora­toire et la déma­go­gie. Lorsque l’idée démo­cra­tique se fraie à nou­veau un che­min au cours des deux der­niers siècles, les opi­nions se forment davan­tage sur des idées, des concep­tions de la socié­té, avec des concen­tra­tions de tra­vailleurs qui per­mettent des dis­cus­sions et des enga­ge­ments col­lec­tifs. La télé­vi­sion a réta­bli la pos­si­bi­li­té d’une déma­go­gie dans l’intimité de chaque foyer, tan­dis que la des­truc­tion des col­lec­tifs de tra­vailleurs a épar­pillé les indi­vi­dua­li­tés et ren­du plus dif­fi­cile le débat démo­cra­tique. Tout montre que les « réseaux sociaux », qui bien sûr rendent pos­sibles de nou­velles formes de per­tur­ba­tions des débats, créent aus­si la pos­si­bi­li­té de débats et de mobi­li­sa­tion qui échappent aux États cen­tra­li­sés. Forts de l’expérience de la révo­lu­tion tuni­sienne hier, comme de l’Algérie aujourd’hui, les pays tota­li­taires tentent de détruire ces réseaux sociaux. En même temps, si Internet per­met à des mil­liards d’humains de com­man­der un colis qui par­vient chez eux en quelques jours, on voit mal ce qui empêche aujourd’hui d’opérer des réfé­ren­dums à l’échelle de cen­taines de mil­lions d’électeurs ! Rien, abso­lu­ment rien de « tech­nique » ne s’oppose à l’idée de réfé­ren­dums d’initiative popu­laire. Ceux qui s’y opposent le font parce qu’ils s’accrochent au prin­cipe même du pou­voir sans ou contre le peuple. Que ceux-là aient le cou­rage de se décla­rer anti-démocrates.

Le terme de « popu­lisme » per­met aux libé­raux de balayer toute cri­tique et de ren­voyer dos à dos les natio­na­listes et les par­ta­geux. Cela, vous le dites aus­si, peu ou prou. Mais vous ajou­tiez, en 2015, que le popu­lisme abou­tit « à la mort de la démo­cra­tie ». Comment n’être pas « popu­liste » tout en com­bat­tant ceux qui com­battent le « populisme » ?

« En tant qu’in­di­vi­du, je me pose la ques­tion de savoir ce qui est bon pour moi ; en tant que citoyen, je me pose la ques­tion de savoir ce qui est bon pour nous. »

On en vient aujourd’­hui à qua­li­fier de « popu­liste » toute invo­ca­tion de la sou­ve­rai­ne­té popu­laire contre des poli­tiques contraires à ses inté­rêts et à sa volon­té. C’est encore là un pro­cé­dé qui vise à dis­qua­li­fier toute cri­tique du monde exis­tant. Au sens tra­di­tion­nel et péjo­ra­tif, le popu­lisme désigne une cer­taine façon de flat­ter dans le peuple ce qui naît en lui de contraire à toute ana­lyse rai­son­née des pro­blèmes aux niveaux des ins­ti­tu­tions et de la théo­rie. Et depuis Platon et Aristote, jus­qu’à Rousseau et Marx, on sait qu’on ne peut idéa­li­ser « le peuple » et qu’il est dan­ge­reux de déni­grer ce qui, dans la vie intel­lec­tuelle et poli­tique, s’ef­force de dépas­ser les appa­rences, les opi­nions toutes faites, les pas­sions débri­dées. En ce sens-là, oui, le « popu­lisme » est une ins­tru­men­ta­li­sa­tion de ce que le peuple peut avoir de moins éle­vé, pour par­ler sim­ple­ment. Le scan­dale com­mence lorsque ceux-là mêmes qui s’ac­ca­parent les pou­voirs et les médias traitent de « popu­listes » ceux qui, en har­mo­nie avec les aspi­ra­tions et besoins que mani­festent les gens, opèrent la cri­tique de tout ce qui leur fait obs­tacle. Dans ce cas, on qua­li­fie de « popu­liste » l’as­pi­ra­tion démo­cra­tique elle-même. C’est ce jeu déma­go­gique sur le mot qui accré­dite fina­le­ment l’i­dée que ceux qui com­battent le popu­lisme sont des populistes.

Vous reve­nez, dans vos écrits, sur les palabres et les tra­di­tions cultu­relles qui placent « la parole au cœur des rela­tions ». C’est là, d’ailleurs, un point cen­tral du dis­cours des gilets jaunes : les gens se reparlent « enfin », apprennent à « s’écouter », que ce soit sur un rond-point ou une bar­ri­cade, dans une cabane ou une assem­blée. Serait-ce là le cœur même de la politique ?

La construc­tion de réflexions et de déci­sions col­lec­tives par la parole est non seule­ment le cœur du poli­tique, mais c’est la construc­tion même du peuple citoyen, le pas­sage d’une somme d’in­di­vi­dus à un ensemble plus cohé­rents de citoyens. On l’a vu avec les gilets jaunes comme on le voit dans tout mou­ve­ment social : c’est che­min fai­sant que les reven­di­ca­tions, les pro­po­si­tions, les cri­tiques s’af­finent et s’ar­ti­culent entre elles. Il n’y a de « véri­té » en poli­tique que pour ceux qui refusent le prin­cipe même de la démo­cra­tie : au-des­sus de la sou­ve­rai­ne­té popu­laire, on pose Dieu, la Nature, le grand guide, l’in­car­na­tion de la révo­lu­tion sal­va­trice. On y met aus­si les paroles d’« experts », face au peuple igno­rant, à qui on a mal expli­qué, etc. Ce dis­cours revient depuis des décen­nies, depuis des siècles. On lui oppose la « science poli­tique », la lumière de Science Po. Mais en science, on ne vote pas ! Je pré­fère cette phrase de l’Éloge de la phi­lo­so­phie de Maurice Merleau-Ponty que j’aime à répé­ter, qui est pro­fonde, et que l’on taxe­rait aujourd’­hui sans doute de « popu­liste » alors qu’elle résume l’es­sence même de la démo­cra­tie : « Notre rap­port au vrai passe par les autres. Ou bien nous allons au vrai avec eux, ou bien ce n’est pas au vrai que nous allons. » C’est ce que dit avec d’autres mots Amartya Sen dans La Démocratie des autres : « Les élec­tions sont seule­ment un moyen de rendre effi­caces les dis­cus­sions publiques. » En tant qu’in­di­vi­du, je me pose la ques­tion de savoir ce qui est bon pour moi ; en tant que citoyen, je me pose la ques­tion de savoir ce qui est bon pour nous. Sans cette ques­tion il n’y a pas de poli­tique, et en cer­ner les contours sup­pose une infi­ni­té de dia­logues par­ta­gés, sincères.

[Mouvement algérien contre le cinquième mandat de Bouteflika | Marie Magnin | Hans Lucas | AFP]

C’est le sens du titre et du sous-titre de votre der­nier livre…

Oui, La Parole du mille-pattes évoque un dic­ton ances­tral ivoi­rien : « C’est avec de bonnes paroles que le mille-pattes tra­verse un champ fleu­ri de four­mis » : ni la vio­lence ni la ruse ne per­met­tront de don­ner au conflit une solu­tion satis­fai­sante. Il fau­dra par­ler, par­ler, pour trou­ver ensemble une solu­tion. Son sous-titre, Difficile démo­cra­tie, évoque ce que cela sup­pose d’ef­forts pour cha­cun de nous. Les livres que j’a­vais consa­crés à Rousseau puis à Mandela m’ont fait creu­ser ce sillon. Dans celui-ci je remonte aux tra­di­tions afri­caines, amé­rin­diennes, asia­tiques pour ana­ly­ser sous un autre angle le rap­port des humains à la poli­tique. Pourquoi, avec les savoirs accu­mu­lés et les outils modernes de com­mu­ni­ca­tion, on ne par­vien­drait pas à réin­ven­ter à une autre échelle les tra­di­tions qui ont per­mis à notre espèce de vivre pen­dant des dizaines de mil­lé­naires ? C’était le pari de Mandela avec la trans­po­si­tion de l’Ubuntu à l’é­chelle de l’Afrique du Sud avec les trois années de dis­cus­sion publique de « véri­té et réconciliation ».

Le phi­lo­sophe Cornelius Castoriadis disait de l’homme qu’il « est un ani­mal pares­seux ». Et, citant l’his­to­rien Thucydide, il ajou­tait : « Il faut choi­sir : se repo­ser ou être libre ». Peut-on ima­gi­ner une socié­té qui, pas­sée l’effervescence d’un hypo­thé­tique moment révo­lu­tion­naire, soit à même, ou seule­ment dési­reuse, de s’investir dans la chose publique avec une inten­si­té presque quotidienne ?

Kant par­lait déjà de cette « paresse », de ce qui nous fait pré­fé­rer som­no­ler. Il y voyait la cause du main­tien du peuple dans un état de « mino­ri­té », au pro­fit de ces « tuteurs » qui se pré­tendent indis­pen­sables. Une phrase de Kant résume bien ce qui mal­heu­reu­se­ment demeure un diag­nos­tic sévère mais lucide : « Après avoir abê­ti leur bétail et avoir soi­gneu­se­ment pris garde de ne pas per­mettre à ces tran­quilles créa­tures d’oser faire le moindre pas hors du cha­riot où il les a enfer­mées, ils leur montrent le dan­ger qui les menace si elles essaient de mar­cher seules. » On en est là, mais par­fois il en est qui ruent ici et là. Après Étienne de la Boétie, Spinoza ou Rousseau, Michel Foucault a défi­ni­ti­ve­ment démon­tré qui si le pou­voir s’exerce du haut vers le bas, c’est parce que dans l’ensemble de la vie sociale le pou­voir se trans­fère du bas vers le haut. Cette délé­ga­tion liber­ti­cide ne relève guère d’une fata­li­té, mais inflé­chir ce pro­ces­sus est une tâche his­to­rique d’une dif­fi­cul­té extra­or­di­nai­re­ment grande. C’est ain­si, comme vous le dites, qu’après de rares mais pré­cieux moments de sou­lè­ve­ment, de reprise en mains par le peuple de ses propres affaires, le cou­rage démo­cra­tique tend à décli­ner et lais­ser place à cette paresse. La sou­ve­rai­ne­té, qui était si jalou­se­ment conser­vée pen­dant des dizaines de mil­lé­naires, passe aujourd’hui pour un idéal inac­ces­sible. C’est ce pro­ces­sus de dépos­ses­sion que je m’efforce d’explorer, mais tout montre qu’on ne peut espé­rer le com­battre qu’en com­bi­nant ce type de réflexions à des pra­tiques sociales et poli­tiques collectives.


Photographie de ban­nière : 4 décembre 2018, au Mans, Jean-François Monier | AFP
Photographie de vignette : Astrid di Crollalanza | Flammarion


image_pdf

REBONDS

☰ Lire notre repor­tage « Contre le mal-vivre : quand la Meuse se rebiffe », Djibril Maïga et Elias Boisjean, jan­vier 2019
☰ Lire notre entre­tien avec Benoît Borrits : « Casser le car­can de la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive », sep­tembre 2018
☰ Lire notre abé­cé­daire de Murray Bookchin, sep­tembre 2018
☰ Lire notre entre­tien avec Christian Laval : « Penser la révo­lu­tion », mars 2018
☰ Lire notre entre­tien avec Arnaud Tomès et Philippe Caumières : « Castoriadis — La démo­cra­tie ne se limite pas au dépôt d’un bul­le­tin dans une urne », jan­vier 2018
☰ Lire notre entre­tien avec Jacques Rancière : « Le peuple est une construc­tion », mai 2017

Ballast

« Tenir tête, fédérer, amorcer »

Découvrir d'autres articles de



Nous sommes un collectif entièrement militant et bénévole, qui refuse la publicité. Vous pouvez nous soutenir (frais, matériel, reportages, etc.) par un don ponctuel ou régulier.