Jaroslav Hašek, éthanol et drapeau noir

12 janvier 2016


Texte inédit pour le site de Ballast

Alcoolique, anar­chiste et bol­che­vik, tru­blion impé­ni­tent, bouf­feur de bour­geois et de curés, jour­na­liste faus­saire et déli­rant, l’é­cri­vain tchèque Jaroslav Hašek ne serait-il pas l’an­cêtre d’un cer­tain Hunter S. Thompson, mythique inven­teur du « jour­na­lisme gon­zo » ? Des bars de Prague aux camps de l’Oural, por­trait d’un déjan­té dont l’œuvre fini­ra brû­lée par les nazis. ☰ Par Guillaume Renouard


hasek Jaroslav Hašek naît le 30 avril 1883, à Prague, la même année que Franz Kafka, Coco Chanel et Benito Mussolini. Son père, pro­fes­seur de mathé­ma­tiques et de phy­sique au col­lège, ron­gé par un alcoo­lisme notoire, boit la majeure par­tie de ses reve­nus, plon­geant sa famille (sa femme, le jeune Hašek et deux autres enfants) dans une misère noire, les for­çant à démé­na­ger régu­liè­re­ment pour échap­per aux créan­ciers. Afin de pal­lier les dif­fi­cul­tés finan­cières de ses parents, le jeune Hašek entre en appren­tis­sage durant son ado­les­cence. Déjà réfrac­taire à toute forme d’autorité, il n’y reste que quelques mois. Alors qu’il n’a que treize ans, son pater­nel rend l’âme, rat­tra­pé par les excès de bois­son. Deux années plus tard, Hašek, qui peine à tenir en place, claque la porte de l’école, pré­fé­rant l’attrait sau­vage de la rue aux bancs des salles de classe. Sur les ins­tances de sa mère, il accepte cepen­dant de renon­cer un moment à ses maraudes et vaga­bon­dages pour fré­quen­ter la toute nou­velle école de com­merce de Prague, dont, après trois ans à s’ennuyer ferme, il sort diplô­mé à l’âge de dix-neuf ans. Il conti­nue d’endosser le cos­tume du fils modèle en trou­vant un emploi de ban­quier à la banque Slavia, mais le natu­rel finis­sant par reprendre le des­sus, il ne tarde pas à s’en faire renvoyer.

Vadrouille et plume incisive

Entre deux cuites dans un bouge pra­gois, le jeune Hašek, ayant héri­té du pen­chant immo­dé­ré de son géni­teur pour la bois­son, com­mence à faire tra­vailler sa plume — avec un suc­cès qua­si immé­diat. Plusieurs jour­naux éditent ses écrits et son pre­mier recueil de poèmes paraît en 1903. Piquants, inci­sifs, ses tra­vaux jour­na­lis­tiques évoquent notam­ment la vie poli­tique de l’époque, la plu­part du temps pour la tour­ner en déri­sion : en 1904, il ral­lie les milieux anar­chistes et se met à tirer à bou­lets rouges sur les poli­ti­cards tchèques, la monar­chie aus­tro-hon­groise et l’Église catho­lique. Sa marque de fabrique ? Une iro­nie mor­dante, qui tourne en déri­sion tout ce que la socié­té tchèque de l’époque compte de plus res­pec­table : bour­geois, curés, mili­taires, hommes poli­tiques et consorts. Si les enne­mis tra­di­tion­nels du mou­ve­ment anar­chiste, bour­geoi­sie et corps consti­tués, forment sa cible pri­vi­lé­giée, il s’assure que tout le monde en prend pour son grade et ne manque pas, à l’oc­ca­sion, d’égratigner gen­ti­ment les petites gens.

« Sa marque de fabrique ? une iro­nie mor­dante, qui tourne en déri­sion tout ce que la socié­té tchèque de l’époque compte de plus res­pec­table : bour­geois, curés, mili­taires, hommes politiques. »

Malgré le suc­cès rela­tif de ses pre­miers pas jour­na­lis­ti­co-lit­té­raires, le jeune Hašek peine à joindre les deux bouts — d’autant qu’une bonne par­tie de ses reve­nus file direc­te­ment dans la poche des taver­niers. Aussi, pour mettre du beurre dans les épi­nards, prend-il à l’occasion des emplois annexes dont il est imman­qua­ble­ment ren­voyé : gui­che­tier, assis­tant chi­miste, épi­cier… En 1905, le jeune anar­chiste est pris d’enthousiasme à l’an­nonce des insur­rec­tions qui ont lieu en Russie. Gagné par une ful­gu­rante rus­so­phi­lie, il apprend la langue et parade dans les rues, vêtu d’habits tra­di­tion­nels russes. Son enga­ge­ment dans les milieux anar­chistes ne cesse alors de s’affirmer : il col­la­bore à la rédac­tion de plu­sieurs jour­naux, fait la lec­ture à des ouvriers afin de for­ger leur conscience poli­tique, se fritte avec la police, dort par­fois au cachot, prend régu­liè­re­ment la route pour de longues périodes de vaga­bon­dage, sillon­nant l’Europe cen­trale et les Balkans, cou­chant chez l’habitant ou au bord des che­mins, éclu­sant toutes sortes de bières locales, vomis­sant dans le cani­veau et par­ta­geant le quo­ti­dien d’une clique de mar­gi­naux, d’ac­ci­den­tés de la vie, d’al­coo­liques notoires, de losers bigar­rés et de lais­sés-pour-compte qui peu­ple­ront la plu­part de ses récits.

Embardées éthyliques et vie conjugale

Lorsqu’il rentre au pays, ses frasques créent une cer­taine agi­ta­tion dans la bonne socié­té pra­goise. Au cours de ces années vertes, il est l’ins­ti­ga­teur d’une grève de conduc­teurs de tram­way (sans jamais s’être assis aux com­mandes d’une machine), est exclu d’un mou­ve­ment anar­chiste – pour avoir tro­qué le vélo de l’organisation contre quelques cho­pines de bière – et séjourne régu­liè­re­ment à l’ombre pour des rixes avec les forces de l’ordre et des rapines en tout genre, sans jamais se dépar­tir de son sou­rire gogue­nard ni de son humour sin­gu­lier. Arrêté pour avoir jeté une pierre sur un poli­cier lors d’une émeute, il se défend en affir­mant le plus sérieu­se­ment du monde avoir, durant la mani­fes­ta­tion, mis la main sur un superbe fos­sile, et crai­gnant que celui-ci ne soit per­du ou pié­ti­né, déci­dé de le lan­cer der­rière un mur pour le mettre à l’abri, mur der­rière lequel se trou­vait mal­en­con­treu­se­ment l’infortuné gar­dien de la paix… Lorsqu’il n’est pas occu­pé à fomen­ter la révo­lu­tion ou à tabas­ser la police, il écluse des litres de bière tchèque dans les éta­blis­se­ments de la capi­tale, grif­fonne des nou­velles sur des cahiers, des feuilles éparses ou même des coins de nappe, les dis­tri­buant gra­cieu­se­ment à ses amis ou s’en ser­vant pour épon­ger ses dettes auprès des tenan­ciers les plus conciliants.

[Imre Ámos]

En 1907, pour­tant, l’existence du tru­blion anar­chiste semble prendre un tour­nant plus conven­tion­nel. Hašek fait la connais­sance d’une jour­na­liste tchèque, Jarmila Mayerova, dont il tombe fou amou­reux au point de vou­loir l’é­pou­ser. Les parents de la jeune femme ne voient fran­che­ment pas d’un bon œil l’union de leur fille avec ce voyou por­teur d’un dra­peau noir et d’une répu­ta­tion sul­fu­reuse. Aussi exigent-ils, avant de don­ner leur accord, que l’écrivain rompe avec la bohème pra­goise et trouve une situa­tion stable dotée d’un bon salaire. Voici donc Hašek rédac­teur en chef du Monde des ani­maux, jour­nal sati­rique, jeune marié et bien­tôt père de famille. Sur son temps libre, il écrit des nou­velles à un rythme effré­né. Le jeune anar’ aurait-il remi­sé ses idéaux de jeu­nesse pour épou­ser le confort bour­geois ? Oui, mais pour un temps seule­ment. Passé les pre­miers émois, le car­can fami­lial com­mence à lui peser, lui qui aime à vadrouiller le long des che­mins de tra­verse. Pour ne rien arran­ger, il se fait ren­voyer de son jour­nal pour avoir rédi­gé des articles sur des ani­maux issus de sa propre ima­gi­na­tion, et en avoir pro­po­sé cer­tains à la vente. Comme ses écrits per­son­nels ne lui per­mettent pas de sub­ve­nir aux besoins de sa famille, il fonde un étrange « Institut cyno­lo­gique », petite entre­prise qui repose sur le com­merce de cor­niauds volés dans la rue et reven­dus comme étant des chiens de race. La super­che­rie finit par être dévoi­lée, pro­vo­quant un mini-scan­dale dans la socié­té pragoise.

Un écrivain prolifique

« Il se fait ren­voyer de son jour­nal pour avoir rédi­gé des articles sur des ani­maux issus de sa propre ima­gi­na­tion, et en avoir pro­po­sé cer­tains à la vente. »

Quelques jours plus tard, Hašek tente de se sui­ci­der en se jetant du pont Charles, ne devant son salut qu’à l’intervention pro­vi­den­tielle d’un per­ru­quier du Théâtre natio­nal. Difficile de savoir s’il s’agit là d’une véri­table volon­té d’en finir – Hašek étant un être instable, luna­tique, sou­mis à des bouf­fées de joie comme à de vio­lents accès mélan­co­liques – ou d’une super­che­rie ratée visant à mettre en scène sa propre mort afin d’é­chap­per à la jus­tice. Rescapé des eaux de la Vltava, notre écri­vain se remet à noir­cir des pages, tel un véri­table sta­kha­no­viste du sty­lo à plume. De 1910 à 1913, la période est l’une des plus pro­duc­tives de l’existence d’Hašek qui aligne nou­velles, contes sati­riques et récits lou­foques à la pelle — par­fois à rai­son de plu­sieurs par jour. Comme de rai­son, hommes d’Église, petits-bour­geois tchèques et fonc­tion­naires autri­chiens figurent par­mi ses cibles de pré­di­lec­tion. La méthode Hašek est tou­jours la même : plus qu’un pam­phlé­taire ou qu’un cri­tique acerbe, il se veut méde­cin, usant du ridi­cule en guise de diag­nos­tic. Les indi­vi­dus qu’il exècre ne sont pas cou­verts d’insultes mais cari­ca­tu­rés à l’extrême et tour­nés en déri­sion jus­qu’à l’hu­mi­lia­tion. Tel un Diogène des temps modernes, il se gausse de ses contem­po­rains depuis son ton­neau rem­pli de bière : le monde est trop absurde pour qu’on le prenne au sérieux… Sa plume adopte fré­quem­ment une iro­nie vol­tai­rienne, notam­ment lorsqu’elle vise l’Église. Ainsi peut-on lire, dans la nou­velle « Les oreilles de Saint-Martin d’Ildefonse » : « Le père Fernando, en par­ti­cu­lier, que la confré­rie de saint Antoine était venue consul­ter pour apprendre de lui com­ment faire bar­rage au culte de Martin Barbarello, était un homme de grand mérite dans la lutte de l’Église contre les héré­tiques. C’est à lui qu’on devait le fameux ouvrage inti­tu­lé Soixante manières de chas­ser le Diable à froid. On uti­li­sait aus­si com­mu­né­ment, depuis déjà une bonne dizaine d’années, la méthode par lui pré­co­ni­sée pour arra­cher la peau des flancs et des cuisses des hugue­nots, picards, cal­vi­nistes et autres Juifs. Il s’était encore ren­du célèbre par la dif­fu­sion d’un autre écrit, certes plus théo­rique que pra­tique, dans lequel il démon­trait que, pen­dant la tor­ture, le Diable sor­tait du corps de l’hérétique par l’oreille gauche, ce qui n’allait pas sans quelques com­pli­ca­tions lorsqu’on uti­li­sait le casque de saint Emmerich, parce que, régu­liè­re­ment, le crâne se bri­sait juste au-des­sus de l’oreille. »

Voyons aus­si cet éton­nant pas­sage, attes­tant l’hérésie d’un chat noir : « En ce temps-là se trou­vait à Tolède, dans les geôles de la Sainte Inquisition, une cer­taine seño­ra Inès Ladro qu’on avait accu­sée d’avoir appris à par­ler à son chat, lequel, ensuite, ne ces­sait d’invoquer le nom du Seigneur en vain. Le chat avait bra­ve­ment résis­té au sup­plice – plu­tôt cocasse, au demeu­rant, car, faute d’instruments adap­tés, on avait dû se conten­ter de lui faire cou­per la queue d’un coup de hache par le bour­reau. Le matou n’avait rien avoué et, pour en finir avec cette affaire, leur avait filé sous le nez. La seño­ra, en revanche, avait confes­sé sous la tor­ture que le chat n’avait jamais sup­por­té le signe de la sainte Croix, que, de plus, à l’origine, il était jaune et à poil ras, mais qu’un jour, tan­dis qu’il attra­pait des mouches, il avait ren­ver­sé le béni­tier dont le conte­nu s’était répan­du sur son dos ; la bête, alors, avait sau­té par la fenêtre en pous­sant d’horribles sif­fle­ments et n’était reve­nue que le len­de­main, à minuit, chan­gée en un gros matou noir à l’épaisse four­rure. Le feu jaillis­sait de ses yeux, le soufre de sa bouche et, d’une voix de ton­nerre, il s’était écrié en dia­lecte cas­tillan : « Je te mau­dis, Jésus ! » […] Soumise à un nou­veau sup­plice, Inès Ladro avait com­plé­té ses aveux : le chat ne se nour­ris­sait que d’hosties consa­crées qu’elle lui pro­cu­rait en allant quo­ti­dien­ne­ment prendre la com­mu­nion dans toutes les églises de Tolède, comme le lui avait ordon­né l’animal. Elle recon­nais­sait en outre avoir, pen­dant des années, entre­te­nu avec lui des rela­tions cou­pables chaque Vendredi saint et Samedi de Pâques. Le matou savait quelques prières latines mais, lorsqu’il les disait, il entre­cou­pait sa réci­ta­tion de miau­le­ments impies. Un jour qu’il se sen­tait d’humeur cau­sante, il lui avait racon­té qu’il des­cen­dait de la lignée des démons Uzurias et s’était van­té d’avoir four­ré, lors de la fuite de saint Joseph et de la Vierge Marie à Bethléem, quelques graines d’ivraie sous le nez du petit Jésus, si bien que le divin Enfant avait éter­nué toute la nuit. »

[Imre Ámos]

L’aventure politique

C’est éga­le­ment à cette période qu’Hašek se lance dans une expé­rience poli­tique inédite, potache et car­na­va­lesque. En 1911, des élec­tions par­tielles sont orga­ni­sées à Vinohrady pour le conseil d’Empire. L’écrivain tchèque est alors au som­met de sa gloire par­mi la bohème de Prague : il a pour habi­tude d’amuser l’auditoire des innom­brables caba­rets qu’il fré­quente par des dis­cours, anec­dotes et impro­vi­sa­tions hau­te­ment char­gés en étha­nol, avec un talent de conteur et d’amuseur public qui lui confère une solide répu­ta­tion de tri­bun de comp­toir. Aussi, lorsque la bande de soif­fards impé­ni­tents qui com­posent son cercle d’amis lance l’idée de mon­ter un par­ti fan­toche pour tour­ner ces élec­tions en ridi­cule, Hašek appa­raît d’emblée comme le can­di­dat idéal. Nul ne doute de ses capa­ci­tés à sin­ger la pla­ti­tude et la langue de bois des dis­cours poli­tiques tra­di­tion­nels pour amu­ser la gale­rie. N’ayant aucune pré­ten­tion poli­tique mais dési­rant mal­gré tout faire les choses cor­rec­te­ment, la troupe de joyeux lurons nomme un comi­té exé­cu­tif, un tré­so­rier, choi­sit un hymne offi­ciel, et bap­tise son tout nou­veau par­ti d’un nom pom­peux et rébar­ba­tif : ce sera donc le « Parti pour un pro­grès modé­ré dans les limites de la loi ». Des mis­sion­naires seront même char­gés d’aller prê­cher la bonne parole (éthy­lique) au-delà des fron­tières. Le tout nou­veau par­ti orga­nise des séances de dis­cus­sion avec le public, qui se tiennent un peu n’importe où, pour­vu que l’on y serve de la bonne bière. Car si cha­cun est invi­té à débattre et à défendre ses opi­nions, un man­tra réunit toute la clique der­rière un socle de valeurs com­munes, simples et fédé­ra­trices, comme Hašek le rap­porte lui-même dans les chro­niques rela­tant son simu­lacre de ten­ta­tive de conqué­rir les urnes : « L’ardeur qui nous pous­sait au com­bat poli­tique, nous la pui­sions sur­tout au fond de la bar­rique. » On débat bien mieux après une bonne cho­pine : la bière élève l’esprit, tisse des liens entre les hommes, rend la langue agile et le verbe haut. Très vite, ces curieux ren­dez-vous qui tiennent à la fois du débat, du spec­tacle potache et de la beu­ve­rie col­lec­tive attirent un cer­tain nombre de curieux aux noms célèbres, dont le jour­na­liste et repor­ter Egon Erwin Kisch, l’écrivain Max Brod, et même un jeune homme dis­cret, tiré à quatre épingles, à l’œil hal­lu­ci­né : Franz Kafka en personne.

« Le tout nou­veau par­ti orga­nise des séances de dis­cus­sion avec le public, qui se tiennent un peu n’importe où, pour­vu que l’on y serve de la bonne bière. »

Au cours de l’un de ces ras­sem­ble­ments, un poli­cier char­gé de sur­veiller cette bande d’agitateurs inter­roge Hašek, l’œil soup­çon­neux : « Que pen­sez-vous de la Couronne ? » Réponse de l’intéressé : « C’est un excellent éta­blis­se­ment, j’y bois régu­liè­re­ment. » Une autre fois : « Pourquoi le por­trait de l’empereur est-il tour­né face au mur ? », « De peur qu’une mouche ne chie des­sus et que quelqu’un ne fasse une remarque mal­heu­reuse. » Lors d’une réunion publique, Hašek pro­met pour le mee­ting à venir de don­ner la liste de vingt conseillers muni­ci­paux pra­gois ayant assas­si­né leur grand-mère. La ten­sion monte, les forces de l’ordre, flai­rant un coup four­ré, se rendent en nombre à la réunion sui­vante. Avant qu’Hašek ne puisse débu­ter, le pré­sident du par­ti (fonc­tion qui, en réa­li­té, n’a jamais été attri­buée à per­sonne) annonce gra­ve­ment qu’une ques­tion d’urgence vient d’être posée et qu’il faut y répondre de manière prio­ri­taire en ver­tu de la Constitution (fan­tai­siste) dudit par­ti, « Section 35 sur l’agriculture » (qui n’existe natu­rel­le­ment pas) : « Que pen­sez-vous de la fièvre aph­teuse ? », demande-t-il gra­ve­ment. Réponse d’Hašek : « C’est une ques­tion extra­or­di­nai­re­ment stu­pide, mais à laquelle il faut bien répondre. » S’ensuit un dis­cours d’une heure et demie à pro­pos des ravages de la fièvre aph­teuse sur les bovins dans les empires ostro­goth et wisi­goth, concluant que le seul por­teur actuel de la mala­die serait le maire de Prague, à qui il faut par consé­quent pres­crire des bains de bouche de créosote.

Ridiculiser la mascarade électorale

Au cours de ces nom­breuses séances où le hou­blon coule à flot, Hašek se livre à de brillantes paro­dies de ses adver­saires poli­tiques, sin­geant avec talent la phra­séo­lo­gie creuse, la langue de bois, les pro­messes ron­flantes et les boni­ments ser­vis jusqu’à over­dose par les poli­ti­ciens tchèques, tan­dis que le public l’approvisionne en saint breu­vage pour main­te­nir son flot conti­nu de paroles. Nul n’est épar­gné, du Parti social-démo­crate – qui, jadis défen­seur des tra­vailleurs, s’est mué en un par­ti d’affairistes – aux par­tis clé­ri­caux et petits-bour­geois que sont les Jeunes tchèques et les Vieux tchèques, en pas­sant par le Parti natio­nal-social qui entend défendre les ouvriers en pro­mou­vant le natio­na­lisme. Les anar­chistes ne sont pas non plus épar­gnés, Hašek, bien qu’ayant mili­té dans plu­sieurs mou­ve­ments affi­liés à cette idéo­lo­gie, n’était membre d’aucune cha­pelle sinon celle de la satire et de l’impertinence. Les élec­tions sont fina­le­ment rem­por­tées haut la main par le Parti natio­nal-social. Hašek réus­sit tou­te­fois à réunir quelques bul­le­tins, sans s’être vrai­ment ins­crit sur les listes. En 1912, il remet à son édi­teur, qui en avait fait la demande, le manus­crit de sa chro­nique rela­tant la genèse du par­ti. S’attendant à une farce potache et gen­tillette, l’éditeur découvre une satire féroce qui dis­cré­dite radi­ca­le­ment la classe poli­tique, l’Église, l’empereur et l’Empire aus­tro-hon­grois – le tout entre­cou­pé de contes phi­lo­so­phiques lou­foques et de récits de beu­ve­ries dan­tesques. Effrayé, il refuse caté­go­ri­que­ment de le publier. Il fau­dra attendre plus de cin­quante ans pour que l’ouvrage voie fina­le­ment le jour, aux édi­tions de L’Écrivain tchécoslovaque.

[Imre Ámos]

Cette aven­ture poli­tique aus­si brève que cocasse n’est pas sans rap­pe­ler celle entre­prise par le jour­na­liste Hunter S. Thompson pour deve­nir shé­rif du com­té de Pitkin. En 1970, l’écrivain déjan­té, las de voir la ville d’Aspen, petit bled per­du au milieu des Rocheuses où il a élu domi­cile, perdre pro­gres­si­ve­ment son âme de tran­quille bour­gade hip­pie alors que de nom­breux mil­liar­daires s’y ins­tallent et que les pro­mo­teurs immo­bi­liers mul­ti­plient les pro­jets d’investissement, fait cam­pagne avec un pro­gramme poli­tique sidé­rant. Jugez plu­tôt : léga­li­sa­tion de toutes les drogues, avec inter­dic­tion for­melle d’en vendre à pro­fit sous peine de lourdes sanc­tions, inter­dic­tion de cir­cu­ler en voi­ture dans la ville d’Aspen, sup­pres­sion de toutes les routes pour les rem­pla­cer par du gazon, rebap­ti­sa­tion d’Aspen en « Fat City » pour décou­ra­ger les inves­tis­seurs, désar­me­ment des poli­ciers, qui seront désor­mais char­gés de sur­veiller et d’en­tre­te­nir le tout nou­veau parc à vélos mis à la dis­po­si­tion du public. À la sur­prise géné­rale, Thompson par­vient à ras­sem­bler l’électorat freak – l’ensemble des mar­gi­naux, dro­gués et pau­més en tout genre qui peuplent le com­té et voient leur exis­tence mena­cée par la gen­tri­fi­ca­tion – et ne perd que de jus­tesse. Les deux écri­vains par­tagent éga­le­ment de nom­breuses facettes, au point qu’il n’est pas absurde de voir en Hašek l’ancêtre tchèque de Thompson, l’inventeur du jour­na­lisme gon­zo : un pen­chant immo­dé­ré pour la picole, un talent indé­niable pour se faire ren­voyer de n’importe quel tra­vail, un goût pour la satire et la sub­ver­sion, l’hu­mour absurde et déli­rant, l’a­nar­chisme jusqu’au-boutiste qui conduit à tour­ner le monde en déri­sion, y com­pris son propre camp, des ennuis avec les auto­ri­tés et une pra­tique du jour­na­lisme aus­si dou­teuse que nova­trice. Les deux tru­blions ont d’ailleurs eux-mêmes pour ancêtre com­mun le fran­çais Alphonse Allais, lui aus­si à l’origine d’une liste élec­to­rale bidon pour les élec­tions légis­la­tives de 1893. Au pro­gramme, ins­pi­ré par les idées fan­tai­sistes d’un de ses amis, le « Captain Cap » : relo­ca­li­sa­tion des villes à la cam­pagne et pro­mo­tion de l’imparfait du sub­jonc­tif par­mi les classes populaires.

Hašek sous les drapeaux

« Les forces de l’ordre ne cessent de le har­ce­ler – son pas­sé bol­che­vique le rend encore plus sul­fu­reux qu’avant – et l’armée songe à l’attaquer pour désertion. »

En 1915, Hašek est mobi­li­sé dans l’armée aus­tro-hon­groise et envoyé sur le front russe. Il ne tarde pas à être fait pri­son­nier et inter­né dans un camp en Ukraine, puis dans l’Oural. Libéré grâce à la Révolution russe, il s’enrôle dans la légion tchèque, qui se bat contre l’Empire aus­tro-hon­grois pour la créa­tion d’un État indé­pen­dant. Deux ans plus tard, gal­va­ni­sé par la Révolution, il intègre les rangs de l’Armée rouge, entre au par­ti bol­che­vik et devient com­mis­saire poli­tique en Sibérie. En 1920, de retour à Prague avec sa nou­velle femme, Alexandra Gravilovna Lvova, ren­con­trée en Russie, il a pour ambi­tion d’aider à l’organisation du mou­ve­ment ouvrier sur place et de pré­pa­rer le Grand Soir. Mais il doit rapi­de­ment déchan­ter : les mou­ve­ments sociaux de décembre ont été dure­ment répri­més et la gauche radi­cale n’a pour l’heure que peu de cartes en main. En outre, l’accueil qu’il reçoit de la part de ses com­pa­triotes n’est pas des plus cha­leu­reux. La presse bour­geoise l’accuse de crimes de guerre, celle de gauche le traite de gui­gnol et d’amuseur public. Les forces de l’ordre ne cessent de le har­ce­ler – son pas­sé bol­che­vique le rend encore plus sul­fu­reux qu’avant – et l’armée songe à l’attaquer pour déser­tion. Au-delà des ten­sions idéo­lo­giques, nul doute que la pro­pen­sion d’Hašek à tour­ner la socié­té en ridi­cule depuis des années ne lui a pas fait que des amis, et que beau­coup voient dans son retour l’opportunité de lui rendre la mon­naie de sa pièce. Le fait qu’il soit reve­nu de Russie avec une seconde femme, sans être maté­riel­le­ment ni juri­di­que­ment sépa­ré de la pre­mière, ne joue­ra pas non plus en sa faveur : Hašek n’échappe au pro­cès pour biga­mie que parce que le nou­veau gou­ver­ne­ment tché­co­slo­vaque ne recon­naît pas les mariages contrac­tés en Union soviétique.

Le brave soldat Chveik

Pour ne pas chan­ger, Hašek noie ses ennuis dans l’al­cool, levant le coude en com­pa­gnie de ses anciens aco­lytes de la bohème pra­goise — avec qui il vient de renouer et qui le décrivent comme un homme épui­sé, bri­sé, amer, se dégra­dant phy­si­que­ment. Lorsqu’il n’est pas en train de se soû­ler ou de régler ses démê­lés avec les auto­ri­tés, Hašek s’at­telle à l’écriture de ce qui devien­dra son chef‑d’œuvre, Les Aventures du brave sol­dat Chveik, récit pica­resque et déjan­té de l’engagement d’un mar­chand de chiens (volés, pour la plu­part) dans l’armée aus­tro-hon­groise durant la Première Guerre mon­diale. Déjà esquis­sé dans quelques courts récits, le brave sol­dat Chveik est un per­son­nage à l’identité trouble. Passé sous les dra­peaux par convic­tion patrio­tique, il ridi­cu­lise l’armée et l’Empire dans son ensemble, non pas en les cri­ti­quant mais en les véné­rant avec une béa­ti­tude qui confine au ridi­cule, sans qu’il soit jamais pos­sible de savoir si le per­son­nage agit par stu­pi­di­té ou par iro­nie. Sur les quelque 800 pages qui com­posent le roman, Hašek ne donne jamais d’indication défi­ni­tive sur la san­té men­tale de son per­son­nage : est-il un cré­tin fini ou un esprit malin et far­ceur qui se gausse ouver­te­ment de son entou­rage ? Feint-il l’imbécilité pour mieux sou­li­gner les dys­fonc­tion­ne­ments de l’appareil bureau­cra­tique aus­tro-hon­grois ? Hašek laisse la ques­tion en sus­pens, confé­rant à son per­son­nage une savou­reuse ambi­guï­té. Le récit est consti­tué d’une série de mésa­ven­tures auprès des auto­ri­tés et de ses supé­rieurs mili­taires, qui prennent (à juste titre ?) son patrio­tisme for­ce­né et son opti­misme déli­rant pour de l’ironie diri­gée à leur encontre. Hašek en pro­fite pour ridi­cu­li­ser ses anciens supé­rieurs mili­taires en les inté­grant dans le roman sous leur véri­table nom.

[Imre Ámos]

Si le livre, illus­tré par le des­si­na­teur Josef Lada, devien­dra l’une des bibles du mou­ve­ment paci­fiste, il ne s’agit pas à pro­pre­ment par­ler d’un roman de guerre. L’absurdité du quo­ti­dien d’un mili­taire donne certes lieu à de nom­breux rebon­dis­se­ments et situa­tions absurdes, mais la mort est tota­le­ment absente du roman, lequel s’achève avant que Chveik ne prenne part aux com­bats et ne voie même jamais l’intérieur d’une tran­chée. Davantage qu’une satire de la guerre et du sys­tème mili­taire, le roman est en réa­li­té une charge contre l’administration imper­son­nelle, la hié­rar­chie et la com­plexi­té des grandes orga­ni­sa­tions, qui donnent lieu à des chaînes de res­pon­sa­bi­li­té inter­mi­nables, des pro­cé­dures lourdes et obs­cures, des ordres absurdes et dépour­vus de sens. Sans doute Hašek fut-il autant ins­pi­ré par son expé­rience sous les dra­peaux que par la bureau­cra­tie ten­ta­cu­laire de l’Empire, qui ins­pi­ra éga­le­ment les œuvres de Franz Kafka. À l’époque où Hašek gran­dit, la dynas­tie des Habsbourg règne sur les ter­ri­toires tchèques depuis 1526. Prague est en pleine ébul­li­tion : la révo­lu­tion indus­trielle bat son plein, des colonnes d’individus migrent des cam­pagnes pour venir s’installer en ville, une impor­tante classe ouvrière se consti­tue. Le pou­voir, par­fai­te­ment dépour­vu de la sou­plesse néces­saire pour réagir à ces chan­ge­ments, appa­raît comme de plus en plus inef­fi­cace et ana­chro­nique : le sys­tème se délite peu à peu et semble de plus en plus absurde aux citoyens, qui com­mencent à se révol­ter, le pou­voir réagis­sant par davan­tage de pro­pa­gande et de répres­sion. De cette situa­tion implo­sive naî­tra une œuvre lit­té­raire féconde, dont Les Aventures du brave sol­dat Chveik, qui s’ouvre de la manière sui­vante, est l’un des joyaux : « « V’là qu’ils nous ont tué Ferdinand ! » lan­ça la gou­ver­nante de mon­sieur Švejk au pro­prié­taire des lieux – lequel ayant dû, quelques années plus tôt, renon­cer au ser­vice mili­taire après qu’une com­mis­sion médi­cale l’eut décla­ré irré­mé­dia­ble­ment idiot, vivait à pré­sent du com­merce de chiens, d’horribles monstres bâtards aux­quels il s’employait à for­ger un pedi­gree. Il avait pour autre occu­pa­tion d’être régu­liè­re­ment per­clus de rhu­ma­tismes et, à ce moment pré­cis, était tout jus­te­ment en train de se fric­tion­ner les genoux avec du baume Opodeldok. »

Retiré des librai­ries mili­taires tché­co­slo­vaques en 1925, l’ouvrage sera éga­le­ment inter­dit en Pologne, en Bulgarie et brû­lé par les nazis en 1933. Sur six volumes pré­vus au départ, quatre seule­ment seront rédi­gés, trois entiè­re­ment par Hašek et le der­nier ache­vé par son ami Karel Vanek. Le 3 jan­vier 1923, alors qu’il n’a pas tout à fait qua­rante ans, Hašek meurt d’une tuber­cu­lose contrac­tée durant la guerre, cer­tai­ne­ment aggra­vée par son alcoo­lisme. Obèse et malade, il dic­tait avant de mou­rir les pages de son roman depuis son lit. La rumeur de sa mort ayant déjà cou­ru à maintes reprises au cours de son exis­tence, lorsque les jour­naux relaient la nou­velle, per­sonne n’y croit.


Illustration de ban­nière : Imre Ámos

Les pas­sages cités ont tous été tra­duits par Michel Chasteau. L’auteur tient à le remer­cier pour ses conseils et aiguillages ; la pré­face à l’ Histoire du par­ti pour un pro­grès modé­ré dans les limites de la loi (éga­le­ment tra­duit par ses soins) a du reste ins­pi­ré la rédac­tion de cet article.


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