J'ai quitté les rondes paisibles — journal d'un ouvrier

15 mai 2023


Texte inédit | Ballast | Série « Littérature du travail »

« Quand tu vas sur une ligne de pro­duc­tion, c’est pour ton pays, c’est pour la magie », a décla­ré il y a deux ans une ministre macro­niste au cours du « plus grand ras­sem­ble­ment busi­ness de France ». Écoutons plu­tôt le regret­té Joseph Ponthus, auteur dÀ la ligne : on ne va pas à l’u­sine pour rêver « mais pour des sous ». Et, par­fois, on se défait de son tra­vail quo­ti­dien sur des bouts de papier. Ponthus notait aus­si : « Au fil des heures et des jours le besoin d’é­crire s’in­cruste tenace comme une arrête dans la gorge. » C’est ce même besoin qui, une décen­nie durant, a ani­mé l’au­teur de ce récit que nous publions. Ouvrier dans l’a­gro-indus­trie depuis une ving­taine d’an­nées, Louis Aubert s’at­tache non seule­ment à rela­ter tout ce temps pas­sé dans des fri­gos mais aus­si à décom­po­ser ce qu’im­plique pour lui ce geste-là. « J’écris pour me joindre au cor­tège des récits ouvriers, aux récits de ces corps qui vont chaque matin vers les fatigues pro­chaines, tré­buchent, résistent, flanchent, trichent, désertent. » Premier texte d’une série en six volets tout entière consa­crée à la lit­té­ra­ture du travail.


La Parole
À qui tu la prends
À qui tu la dois,
À qui tu la donnes,
À qui tu la rends,
À qui tu la laisses
« Se souvenir qu’un journal est une unité de mesure.
C’est la superficie qu’un ouvrier agricole peut labourer en une journée »
Espèces d’espaces, Georges Perec
« Les journaux sont imprimés, les ouvriers sont déprimés »
« Il est cinq heures, Paris s’éveille », Jacques Dutronc/Jacques Lanzmann

Je suis ouvrier, à peu près mili­tant, et du coup j’écris des trucs.

Voilà com­ment je pour­rais résu­mer tout ce que j’ai pu com­po­ser depuis plus de dix ans sur mon expé­rience d’ouvrier, la fatigue, l’ennui, la las­si­tude et ma colère. Et pour­tant, là, je n’écris plus. Depuis que j’ai été muté sur un nou­veau site, à un nou­veau poste, hors de toutes mes rou­tines fami­lières, j’ai inter­rom­pu mon journal.

Plus d’un an après, je sais encore par quels gestes, quelles habi­tudes je le com­po­sais. Arriver près d’une heure avant l’embauche à la salle de pause en espé­rant qu’elle soit vide. Me poser à chaque fois à la même table, embus­quée à côté de la fenêtre qui donne sur cette grande cour sépa­rant les deux bâti­ments de pro­duc­tion et où les poids lourds se déploient nuit et jour pour venir cher­cher leur mar­chan­dise, la chaise posi­tion­née contre cette cloi­son, der­nier sou­ve­nir de ce temps où l’on sépa­rait espaces fumeurs et non-fumeurs. Composer en quelques lignes ce résu­mé de la jour­née pré­cé­dente, peut-être par­fois m’ac­cor­der une remarque, un sou­pir, feuille­ter ce jour­nal pour décou­vrir que je me répète, voir l’hor­loge qui tourne et par­tir au travail.

J’étais alors affec­té aux frigos.

Cinq fri­gos, ali­gnés entre le bri­dage et les ate­liers du condi­tion­ne­ment et de la découpe, pou­vant ensemble conte­nir jusqu’à 40 000 pou­lets entiers dûment abat­tus, égor­gés, vidés, déplu­més et bri­dés et dans les­quels il fal­lait faire ren­trer jusqu’à plus de 50 000 pou­lets dûment abat­tus, égor­gés, vidés, déplu­més et bri­dés. Quand j’a­vais pas­sé l’entretien de bilan pro­fes­sion­nel, j’a­vais expli­qué à la res­pon­sable des res­sources humaines, que la for­mule n’a même pas impres­sion­née, que j’op­ti­mi­sais les flux.

J’arrivais à 4 heures du matin dans des ate­liers encore vides, pour vider les fri­gos de tous les pou­lets qui res­taient de la veille. J’en envoyais une par­tie dans un autre ate­lier, je ran­geais le reste par calibre et par date dans cette grande salle où les conduc­teurs de ligne vien­draient se ser­vir, et puis je com­men­çais ce compte à rebours.

À 5 heures, le bri­dage com­men­çait à rem­plir les fri­gos et il fal­lait, vaille que vaille, coûte que coûte, que je par­vienne à ce que tout tienne. Je connais­sais mes fri­gos. Je savais dans lequel je devais à telle heure pas­ser pour retour­ner telles palettes face à ces énormes ven­ti­los pour que les pou­lets refroi­dissent plus vite, je savais les­quels pou­vaient être rem­plis complètement.

Une année, un chef, un nou­veau, de pas­sage dans notre ate­lier, qui ne com­pre­nait pas mes manèges, m’a­vait décla­ré en agi­tant les bras qu’il allait m’ex­pli­quer le bras­sage de l’air. À cette époque-là, avant de par­ve­nir au bri­dage les pou­lets pas­saient trois quarts d’heure dans un res­suage à tour­ner pour par­ve­nir à une tem­pé­ra­ture de 10 degrés dans les fri­gos. Il ne man­quait plus que 2 ou 3 heures pour les faire des­cendre en des­sous des 4 degrés fati­diques. Et puis, une année, la direc­tion déci­da sou­dain de faire sau­ter ce res­suage. Les pou­lets arri­ve­raient à plus de 20 degrés et il fau­drait au moins 4 heures, par­fois plus, pour fran­chir le cap. Mais au lieu de deux équipes qui abat­taient cha­cune 30 000 pou­lets par jour en 14 heures, il n’y en avait plus qu’une seule qui en pas­sait dans les 50 000 en 7 heures de peine. Et à chaque fois j’ar­ri­vais à 4 heures pour vider mes fri­gos, je ran­geais les palettes, tem­pê­tais par­fois contre les mecs du bri­dage à grand ren­fort de gestes pour faire com­prendre à des col­lègues rou­mains qui ne par­laient pas tous fran­çais com­ment ran­ger leurs palettes, pour qu’à 9 heures au mieux, 10 heures le plus sou­vent, je puisse sor­tir les pre­mières palettes, de nou­veau ran­ger les suivantes.

Et recom­men­cer le lendemain.

[Le lavoir, Louis Moreau, 1908]

Je pour­rais ici déve­lop­per la façon que j’a­vais de com­po­ser avec mes chefs qui pou­vaient, pris d’une ins­pi­ra­tion sou­daine, prendre des déci­sions qui rom­paient mon bel ordon­nan­ce­ment, comme cette cheffe qui déci­da de mettre dans les mêmes fri­gos pou­lets bri­dés et pou­lets de découpe pour gagner du temps. Mais il fau­drait alors se livrer à toute une archéo­lo­gie dans ces cahiers accu­mu­lés en plus de dix ans de car­rière à ce poste. Il se trouve que j’ai assez peu envie de retrou­ver ce fond d’ai­greur que j’y ai trop sou­vent culti­vé. Je pré­fère repen­ser à ce binôme que j’a­vais eu ma der­nière année. C’était un étu­diant qui décou­vrait, le temps d’un contrat sai­son­nier, le sala­riat et ses contraintes, dont celle de se lever à des horaires dont il n’avait pas soup­çon­né l’existence, et culti­vait la convic­tion que si tout tra­vail mérite salaire, l’inverse n’a jamais été éta­bli. Devant cet ensemble de règles, de consignes, d’ex­pli­ca­tions confuses sur le com­ment du pour­quoi, sui­vies par­fois d’in­jonc­tions contra­dic­toires, il me décla­ra un jour : Mais com­ment tu fais, toi, pour gar­der ton sang-froid ? Sachant que l’es­sen­tiel de mon tra­vail se situait dans des fri­gos, je m’é­tais un peu moqué. Maintenant, au poste où je suis arri­vé, il m’ar­rive moi aus­si de me deman­der : com­ment je fais pour gar­der mon sang-froid ?

J’ai été, après le rachat de notre entre­prise par un concur­rent, muté, comme d’autres col­lègues, sur un autre site, à un autre poste. Ce site s’occupe d’éla­bo­ra­tion des viandes. Il reçoit de l’extérieur de la bar­baque de volailles (essen­tiel­le­ment pou­lets et dindes) qui sont ensuite décou­pées, trans­for­mées en lar­dons, en émin­cés ou autres, et mises en bar­quettes dans une salle blanche puis ran­gées dans des car­tons, éti­que­tées avec le code de l’article pré­ci­sant s’il s’agit d’émincés de pou­lets ou de lar­dons de dinde, et le numé­ro de lot de la viande. Ces colis sont ensuite pla­cés sur un tapis qui les convoie au bout d’un long cou­loir pour par­ve­nir à mon poste, la palet­ti­sa­tion, où je les range sur des palettes pour les envoyer à la douane. Celle-ci les enre­gistre avant de les char­ger sur des camions qui les trans­portent jusqu’à la pla­te­forme, qui les dis­pat­che­ra avec d’autres palettes dans les char­ge­ments des­ti­nés aux grandes et moyennes surfaces.

À mon arri­vée sur le site, un chef m’avait dit, en tirant dis­trai­te­ment sur ses chaus­settes, que mon poste était assez dyna­mique. Le binôme du matin démarre en même temps que la pre­mière ligne de pro­duc­tion, de 4 heures à 7 heures selon le volume à pro­duire. Il fini­ra entre 11 heures à 14 heures. Le binôme de l’après-midi peut com­men­cer entre 12 heures et 14 heures pour finir vers les 21 heures, selon le volume et les éven­tuelles pannes, absences ou autres contre­temps (21 heures 30 der­nier carat). Généralement, quand tu com­mences, il y a une seule ligne de pro­duc­tion qui envoie des colis sur le tapis. Une à deux heures plus tard, l’autre ligne démarre.

C’est à ce moment que les dif­fi­cul­tés commencent.

Ce poste est noté à 1,5 sala­riés. Souvent trop de tra­vail pour une seule per­sonne, jamais assez, selon les chefs, pour mobi­li­ser deux per­sonnes toute une jour­née à ce poste. Avec une seule per­sonne, celle-ci est débor­dée, à deux, l’autre s’ennuie. La solu­tion qu’iels ont trou­vé, c’est de rajou­ter une per­sonne dite « de jour­née » qui pour­ra arri­ver à 9 heures quand tu com­mences à 4 heures pour te per­mettre de prendre ta pause de vingt minutes et t’aider jusqu’à la fin de ta jour­née, puis res­ter avec ton binôme de l’après-midi jusqu’à 16 heures. En dehors de ça, tu es seul à ton poste, sauf à aller deman­der de l’aide. Ce qui sup­pose alors que tu aban­donnes ta ligne, où le retard va encore plus s’accumuler, pour cher­cher une aide, hypo­thé­tique. J’ai eu le pri­vi­lège à mon arri­vée à ce poste d’avoir droit à deux semaines en binôme avec une col­lègue pour décou­vrir le poste, com­ment ran­ger les colis sur les palettes, com­bien en mettre par palette selon l’article, com­ment les enre­gis­trer. C’est seule­ment la semaine sui­vante que je me suis retrou­vé seul. C’est à l’usage que j’ai fini par construire moi aus­si ces rou­tines fami­lières. J’ai appris à ne fil­mer une palette qu’à moi­tié pour pou­voir la déga­ger dès qu’elle est ache­vée, pré­pa­rer des fiches à l’avance, déca­ler des palettes qui se ter­minent, caler un colis sans éti­quette au fond d’une palette pour ne pas devoir par­tir en cher­cher. Tu crois naï­ve­ment au début qu’elles te met­tront à l’abri de ces moments de défer­le­ment. Tu finis par com­prendre que ceux-ci fini­ront tou­jours par sur­ve­nir et que tu ne peux que les retar­der, les sur­mon­ter et les réduire.

[Le cheminot, Louis Moreau, 1912]

À ce poste nous sommes tou­jours les deux mêmes titu­laires, en 2/7, une semaine le matin, une semaine l’a­près-midi. C’est la plu­part du temps un inté­ri­maire qui est de jour­née. Il peut chan­ger du jour au len­de­main ou res­ter quelques semaines avant de décou­vrir un jeu­di sur le plan­ning de la semaine sui­vante que son nom est accom­pa­gné de la men­tion Plus besoin. Il faut donc à chaque fois lui expli­quer le fonc­tion­ne­ment, peser l’intérêt de lui expli­quer les ruses, tout ceci pen­dant que les lignes tournent. Puis devoir recom­men­cer le len­de­main. L’agroalimentaire est un lieu où les sala­riés se suc­cèdent à un rythme sou­te­nu. Il m’est même arri­vé de croi­ser une inté­ri­maire qui venait bos­ser pour com­plé­ter sa retraite.

*

Je viens au tra­vail en vélo.

Un vélo élec­trique que j’ai ache­té quand j’ai appris ma muta­tion, et que mon nou­veau bou­lot se situe­rait désor­mais à plus de dix bornes par­se­mées de côtes et de virages, par­fois sous la pluie, de nuit quand je com­mence à des 4 ou 6 heures du matin ou que je finis à des 21 heures. Je ne compte pas le nombre de col­lègues qui m’ont recom­man­dé de me mettre au covoi­tu­rage, de me prendre une voi­tu­rette (je n’ai pas le per­mis), un scoo­ter ou même une trot­ti­nette. J’ai même eu par­fois des mecs s’arrêtant sur la route pour me pro­po­ser de mettre ma mon­ture dans leur véhi­cule pour me conduire au bou­lot parce qu’aller au bou­lot à vélo, à notre époque, mon bon mon­sieur. J’ai à chaque fois la même réponse : ces plus de dix kilo­mètres à vélo même sous la pluie et à la seule lueur de mon vélo consti­tuent la meilleure part de ma jour­née. Parce que chaque coup de pédale, quel qu’en soit l’effort, se fait à mon seul pro­fit, parce qu’il me suf­fit de rou­ler droit devant moi ber­cé en sour­dine par la musique de « Eels », un titre de Léonard Cohen, un mor­ceau de Sharon Van Etten ou de Nina Simone ou un pod­cast de Amaury Chardeau. Pas de sur­prise, une seule bataille et par­fois même l’offrande d’un cou­cher de soleil sur tout le tra­jet du retour. Il y a bien quelques lignes de ce texte qui ont d’abord été bre­douillées en mor­dant mes dents à grim­per une côte.

Alors que si ce tra­vail m’a appris quelque chose, c’est entre autres que ce chat qui s’installe par­fois dans votre gorge est enfant du stress. J’avais bien des pré­dis­po­si­tions en la matière, pour une quan­ti­té de rai­sons per­son­nelles, bien avant mon entrée dans le monde mer­veilleux du tra­vail. Mais je sais com­bien ce tra­vail les a accen­tuées. C’est qu’à ce poste tout paraît impré­vi­sible, pré­caire, mou­vant. Je suis en 2/7, disais-je. Mais savoir le jeu­di que le lun­di sui­vant tu com­men­ce­ras à 4 heures pour finir à 12 heures ne te donne aucune assu­rance que le lun­di d’après tu com­men­ce­ras à 13 heures pour finir à 21 heures. Ça pour­ra être 12 heures/21 heures, 13 heures/21 heures ou 14 heures/21 heures.

Selon le volume des com­mandes et les besoins.

Il se peut même que sur une ins­pi­ra­tion sou­daine de la chef­fi­té, tu te retrouves à com­men­cer à 10 heures pour finir à 17 heures. Selon les per­son­nels dis­po­nibles. Et il te faut encore croi­ser les doigts pour que le binôme que tu auras une par­tie de la jour­née connaisse le poste pour pou­voir te repo­ser sur lui. En admet­tant que tout ceci soit réuni, il faut encore ne pas te lais­ser sur­prendre par les deux lignes qui tournent. Chaque matin, ton poste reçoit le plan­ning don­nant pour chaque ligne la liste des articles qui défi­le­ront. Mais il est tou­jours pos­sible que par manque de matière, de per­son­nel, ou que sais-je encore, le ou la conduc­trice de ligne décide de rompre la par­ti­tion et de bou­le­ver­ser sou­dain ton bel ordon­nan­ce­ment, et tu te retrouves à cou­rir au bout du tapis pour ne pas être tout à fait débor­dé. Et il y a par­fois ces moments où tu galopes après tes deux lignes, où tu souffles à tes 110 kilos de viande triste et anxieuse les consignes qui font de toi un élé­ment pro­duc­tif, que tu as accu­mu­lé du retard pour quan­ti­té de motifs, et qu’à force d’avoir le tapis qui se bloque en conti­nu il finit par cra­quer, c’est-à-dire que les colis trop ser­rés les uns contre les autres se mettent à se che­vau­cher, les car­tons explosent envoyant des bar­quettes un peu par­tout. Il ne te reste plus qu’à arrê­ter le tapis pour tout ramas­ser en atten­dant que du ren­fort te soit envoyé. Ces moments-là, tu peux les déce­ler juste en regar­dant ton plan­ning, tu sais déjà qu’à tel moment de la jour­née tu vas être sur une corde raide mais que tu peux être sau­vé juste par une panne, un retard, la sol­li­ci­tude d’un col­lègue, le ren­fort d’un autre ou une nou­velle ruse. Au moins tu as inté­gré qu’il n’est pas ques­tion de cou­rir plus vite. Juste de tenir l’orage. Ce qui compte c’est l’horloge. Parce que rien ne doit inter­rompre la ligne et qu’un rien peut la stopper.

Quand j’ai eu la der­nière réunion avec la cheffe attes­tant que j’étais titu­la­ri­sé à mon nou­veau poste au bout d’un mois de rodage elle me deman­da si, sur mon poste pré­cé­dent, j’étais caden­cé.

Cadencé.

Comme ces choses, te deman­der une sou­plesse de gym­naste et une régu­la­ri­té de métro­nome, sont déli­ca­te­ment dites.

[La meule à blé, Louis Moreau, 1908]

Je me relis et une part de moi-même me souffle que je noir­cis peut-être ici le tableau par manque de nuances. C’est qu’il peut bien arri­ver des jour­nées, par­fois même des semaines sans orages, parce que tu as reçu des ren­forts, qu’il y a moins de tra­vail, que le plan­ning ménage des équi­libres entre les deux lignes, qu’il y a eu des pannes, voire un assem­ble­ment de tout cela. Il y a bien eu aus­si cette séance de visite de sécu­ri­té où l’infirmière et la chef­fi­té sont venues obser­ver mon poste pour déter­mi­ner les amé­lio­ra­tions à lui appor­ter, l’octroi d’un trans­pa­lette élec­trique avec une for­ma­tion cor­res­pon­dante pour gagner du temps, l’affichage en matière de lutte contre les acci­dents du tra­vail, ces séances d’ostéopathie payées par la boîte pour les volon­taires et le fait que le masque reste encore obli­ga­toire et four­ni par l’entreprise. Mais au total la chaîne per­dure et l’orage ou plu­tôt sa menace res­te­ra là, mal­gré les cosmétiques.

J’écrivais au tout début que j’avais arrê­té mon jour­nal. Dans quelle mesure tout ceci est-il main­te­nant un men­songe ? J’ai enta­mé ce texte sur mon ordi­na­teur le 27 novembre en consta­tant que depuis ma muta­tion en jan­vier de la même année je n’y avais plus tou­ché comme pour poser ce constat quelque part avant de me lais­ser hap­per par je ne sais quelle série sur Netflix ou du scrol­lage sur Twitter, voire les deux en même temps, plu­tôt que de devoir m’atteler à écrire. Quelques jours plus tard, arri­vé en salle de pause bien avant l’embauche comme à mon habi­tude, je res­sor­tais de mon sac, où il était tou­jours blot­ti, ce jour­nal pour y noter date, heure, lieu, et cette for­mule Reconstituons les ligues dis­soutes, répon­dant que je notais juste ma liste de courses à un col­lègue qui m’interrogeait.

J’ai donc presque repris mes rou­tines. J’écris. J’écris pour me joindre au cor­tège des récits ouvriers, aux récits de ces corps qui vont chaque matin vers les fatigues pro­chaines, tré­buchent, résistent, flanchent, trichent, désertent, ces corps qui ne savent pas tou­jours les érup­tions qu’ils couvent. J’écris aus­si en me répé­tant qu’il nous faut plus que la parole. Cela fait des mois main­te­nant que les mains cal­leuses ont quit­té les rondes fami­lières de la chaîne pour dire leur révolte par la grève, les manifs, les blo­cages, la lutte.

C’est bien là que les choses se passent.

« J’ai quitté les rondes paisibles 
Calleuse est à présente ma main »
Michel Herassimov, 1889–1939 (traduction du russe de Katia Granoff)

[lire le deuxième volet | Quand la classe ouvrière écrit : deux his­to­riens en discussion]


Illustration de ban­nière : L’en dehors, Louis Moreau, 1922


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