Israël : la mort vue du ciel

23 juillet 2015


Texte inédit pour le site de Ballast

L’opération Bordure pro­tec­trice se dérou­la il y a exac­te­ment un an. On dénom­bra, par­mi les Gazaouis assas­si­nés, plus de 69 % de civils, rap­por­ta l’ONU (Amnesty International rap­pe­la pour sa part que « les forces israé­liennes ont vio­lé les lois de la guerre »). Eurosatory, le plus grand Salon inter­na­tio­nal de Défense ter­restre, avait lieu quelques semaines aupa­ra­vant — Israël y tenait pavillon et para­dait, à l’ins­tar des autres nations, auprès de ses machines à tuer der­nier cri. Enjeu contem­po­rain des conflits et autres inter­ven­tions mili­taires : faire la guerre tout en la tenant à dis­tance. Les nou­velles tech­no­lo­gies des diverses armées mon­diales cherchent, tou­jours plus, à dis­tan­cer le tueur et le tué. La guerre menée par Israël contre la Palestine, qui se joue désor­mais le plus sou­vent dans l’es­pace aérien, en est l’un des cas les plus criants. ☰ Par Shimrit Lee


On se sou­vient de « Bordure pro­tec­trice », le code mili­taire de l’invasion israé­lienne de Gaza, en 2014. Mais on ignore sou­vent son coût : 4,3 mil­liards de dol­lars pour Israël (et 7,8 mil­liards pour les Palestiniens de Gaza). Selon Barbara Opall-Rome, cor­res­pon­dante en Israël pour l’heb­do­ma­daire amé­ri­cain Defense News (une paru­tion consa­crée à l’é­co­no­mie et à la tech­no­lo­gie mili­taire), l’opération per­mit tou­te­fois de doper l’in­dus­trie d’armement israé­lienne. Au cours de ces cinq der­nières années, les ventes mili­taires annuelles de ce pays lui per­mirent d’en­gran­ger 7 mil­liards de dol­lars, le pla­çant ain­si dans le top 10 des nations expor­ta­trices d’armement.

« Mais cet arme­ment prend éga­le­ment en consi­dé­ra­tion les demandes du Droit inter­na­tio­nal huma­ni­taire, trans­for­mant, curieux para­doxe, le mili­ta­risme en une défense des lois, de l’ordre et de la stabilité. »

Ce suc­cès finan­cier n’est pas sans faire écho aux ana­lyses d’Ernest Mandel sur le capi­ta­lisme tar­dif : l’é­co­no­miste mar­xiste affir­ma que l’existence per­ma­nente d’une éco­no­mie d’armement empê­che­rait les éco­no­mies capi­ta­listes de som­brer dans la crise1. Cela requiert, en Israël, une inno­va­tion constante en matière de pro­duc­tion de nou­velles tech­no­lo­gies : lors de l’o­pé­ra­tion Bordure pro­tec­trice, de nou­veaux types de sys­tèmes de détec­tion, de drones et d’outils de sur­veillance ont été intro­duits et expé­ri­men­tés dans le théâtre guer­rier de Gaza. Ces tech­no­lo­gies de pointe condui­sirent à la mort de plus de 2 000 Palestiniens – la plu­part d’entre eux étaient des civils, dont envi­ron 500 enfants. Funeste coïn­ci­dence : moins d’un mois avant le com­men­ce­ment de l’o­pé­ra­tion, l’édition 2014 d’Eurosatory, grande expo­si­tion inter­na­tio­nale « pour la Défense ter­ri­to­riale et aérienne », accueillait le Pavillon natio­nal d’Israël. L’évènement se tient à Paris, tous les deux ans, sous l’égide du Ministère de la Défense hexa­go­nal. Eurosatory assure « façon­ner la Défense de demain » et se défi­nit comme le seul forum capable de garan­tir à ses par­ti­ci­pants un accès immé­diat aux mar­chés inter­na­tio­naux de défense et de sécu­ri­té. « Mission Accomplie ! », fan­fa­ron­nait le site Internet de l’exposition, qui comp­ta plus de 55 000 visi­teurs et 1 504 expo­sants, issus de 58 pays. Trente entre­prises israé­liennes (un nombre record) purent y pré­sen­ter une large pano­plie de « solu­tions avan­cées pour com­battre des gué­rillas en zones urbaines, en réponse aux besoins urgents des forces armées d’au­jourd’­hui ».

Ce genre d’é­vè­ne­ment contri­bue à mas­quer l’ampleur des des­truc­tions subies par Gaza, via un pro­ces­sus de double abs­trac­tion. La concep­tion des armes pré­voit, en elle-même, une dis­tance visuelle entre occu­pants et occu­pés, entre tueurs et tués. Mais cet arme­ment prend éga­le­ment en consi­dé­ra­tion les demandes du Droit inter­na­tio­nal huma­ni­taire (DIH), trans­for­mant, curieux para­doxe, le mili­ta­risme en une défense des lois, de l’ordre et de la sta­bi­li­té. La publi­ci­té sert éga­le­ment ce pro­ces­sus opaque puisque le maté­riel de guerre est pré­sen­té à la manière d’une expo­si­tion réa­liste2 (car pré­ten­dant agir sous le sceau de la cer­ti­tude ou de la véri­té orga­ni­sée, cal­cu­lée, sans ambi­guï­té, et déci­dée poli­ti­que­ment.). La vio­lence de la réa­li­té est de nou­veau dis­si­mu­lée par les clin­quantes inno­va­tions tech­no­lo­giques. L’Eurosatory gomme inté­gra­le­ment la vio­lence et la trans­forme en pro­duit à vendre — ce qui per­met éga­le­ment d’u­ti­li­ser les enjeux iden­ti­taires et natio­naux à des fins publi­ci­taires, ser­vant ain­si les inté­rêts des entreprises.

[Tirs israéliens à Rafah |REUTERS]

La guerre sans être vu

Des vidéos en noir et blanc. Le spec­ta­teur est pla­cé du point de vue du drone, qui plane au-des­sus d’un buil­ding, puis se met à suivre une voi­ture. L’écran est noyé dans un nuage de fumée : la cible est tou­chée. La chaîne YouTube de l’armée israé­lienne contient de nom­breux petits vidéo-clips mon­trant les frappes de l’opération Bordure pro­tec­trice. Une guerre, vue de loin. Ce n’est pas une chose nou­velle. En 1944, l’aviateur amé­ri­cain Charles Lindbergh avait écrit, à pro­pos de la mort à dis­tance : « Tu appuies sur un bou­ton et la mort s’envole. D’abord, la bombe est bien accro­chée, en sécu­ri­té sous ton appa­reil, com­plè­te­ment sous contrôle. La seconde d’après, elle dévale les airs et tu n’as plus aucun pou­voir pour reve­nir en arrière… Comment pour­rait-il y avoir des corps muti­lés, tor­dus ? […] C’est comme écou­ter le bruit d’une bataille à la radio, de l’autre côté de la terre. Tellement loin, et sépa­ré du poids de la réa­li­té. » Plus besoin d’i­ma­gi­ner les « corps muti­lés, tor­dus » au sol. Un avan­tage, même, puisque cela per­met d’expérimenter la guerre, ajoute Lindbergh, par « l’é­cran d’un ciné­ma à l’autre bout du monde ». Sa méta­phore s’est réa­li­sée — et radi­ca­li­sée — dans les guerres actuelles de drones.

« La guerre-image mit en scène la vic­toire amé­ri­caine, et l’image elle-même devint donc l’événement. »

Dans le flot d’images qu’a géné­ré la seconde guerre du Golf, on notait sur­tout, qu’il n’y avait rien à voir. Utilisant les mêmes pro­cé­dés que Tsahal, la guerre du Golf fut défi­nie par cette uti­li­sa­tion de l’arme-image ou, comme le pré­cise la docu­men­ta­riste Alisa Lebow, du « point de vue de l’arme ». Point de vue dans lequel la « camé­ra est posi­tion­née dans l’extension de l’arme », et, dans le cas qui nous inté­resse, direc­te­ment sur le drone. Cette pers­pec­tive ver­ti­cale est peut-être le meilleur sym­bole de la nature nou­velle de la guerre et de la sur­veillance — ver­sion amé­lio­rée du pan­op­tique du phi­lo­sophe anglais Jeremy Bentham3. En Irak, la camé­ra vidéo d’un tank qui trans­met­tait ses actions en temps réel, par satel­lite, choi­sis­sait de se pla­cer du point de vue du « sujet occi­den­tal et de sa souf­france ». De ce point de vue, « la mort et les souf­frances de l’Irakien ont lieu hors du champ ». La guerre-image mit en scène la vic­toire amé­ri­caine, et l’image elle-même devint donc l’événement.

Baudrillard phi­lo­so­pha sur les fron­tières, sou­vent troubles, entre réa­li­té et simu­la­tion, et affir­ma que la vio­lence réelle de la guerre fut com­plè­te­ment ré-écrite pour le public, dans l’am­biance d’un jeu vidéo. Le phi­lo­sophe bri­tan­nique Christopher Norris fit écho à cette des­crip­tion de la guerre du Golf en la carac­té­ri­sant de « guerre post­mo­derne4 » : « Les reven­di­ca­tions absurdes des « bom­bar­de­ments de pré­ci­sion » et « l’extrême pré­ci­sion » qui cher­chaient à nous convaincre que les morts civiles étaient presque non-exis­tantes… » Instaurer une dis­tance visuelle ten­dant à rendre abs­traite la vio­lence est déter­mi­nant dans l’é­vo­lu­tion récente des tech­no­lo­gies mili­taires. S’affichent à l’Eurosatory les incon­tour­nables ten­dances de l’an­née : par­mi elles, plus de 75 nou­veaux modèles de robots et de drones, des sys­tèmes de sur­veillance ter­restre et aérienne, qui « com­plètent et rem­placent la sur­veillance satel­lite », ain­si que des optiques et des équi­pe­ments optro­niques. Israël est un État lea­der dans ces sec­teurs ; il a par ailleurs conçu des armes comme la mitrailleuse contrô­lée à dis­tance (DUKE), le sys­tème « Giraffe » de la socié­té ESC BAZ5 (qui pos­sède une capa­ci­té de « ren­sei­gne­ment, de sur­veillance et de recon­nais­sance à ultra longue dis­tance »), ain­si qu’une camé­ra ther­mique à « refroi­dis­se­ment » qui « détecte des cibles jusqu’à 25 kilo­mètres » (idéale « pour les fron­tières mari­times et ter­restres »). La volon­té de pro­po­ser pareille dis­tance visuelle dans l’utilisation des armes est aus­si pré­sente chez Camero-Tech SA, l’un des prin­ci­paux expo­sants israé­liens. Ses armes sont très pri­sées car elles per­mettent à son uti­li­sa­teur de ne pas être visible, grâce à la détec­tion des mou­ve­ments de l’ennemi der­rière des murs compacts.

[Ronen Zvulun | REUTERS]

Toutes ces tech­no­lo­gies d’ex­perts mili­taires sont le reflet sophis­ti­qué de ce que l’an­thro­po­logue Allen Feldman appelle le « régime sco­pique ». La mise en scène visuelle, accom­pa­gnée de l’in­tru­sion tech­no­lo­gique du corps par le biais de la sur­veillance longue dis­tance, par les drones et par la détec­tion ther­mique, per­met d’as­sem­bler le fait de « voir et de tuer, la sur­veillance et la vio­lence ». Cette inten­tion est de nou­veau démon­trée par Israël dans son sys­tème inti­tu­lé « Voir, c’est frap­per ». Ce sys­tème, pré­sen­té pen­dant l’Eurosatory 2012, est un appa­reil mul­ti-sen­so­riel qui per­met au tireur de se faire obser­va­teur d’« une salle de contrôle » dont « la vue à dis­tance accorde à son attaque une très haute pré­ci­sion ». Dans toute la pano­plie d’armes pro­duites par les Israéliens qui furent pré­sen­tées à Eurosatory, l’i­dée avan­cée par Feldman pré­do­mine : « Le plai­sir de voir sans être vu donne de la puis­sance aux actes de vio­lence ». La menace de la vio­lence et le pou­voir à dis­tance sur leur cible génèrent une crainte constante et un res­pect qu’in­duit la force tech­no­lo­gique, per­met­tant aux occu­pants de régner tout en ayant un contact mini­mal avec la popu­la­tion occu­pée. Cette vio­lence par la mise à dis­tance visuelle est un élé­ment clé du main­tien de l’occupation des ter­ri­toires pales­ti­niens. Le bom­bar­de­ment de Gaza, il y a un an, visait à ins­tau­rer une domi­na­tion totale. Mais il est pri­mor­dial de gar­der à l’esprit, en dehors de ces « opé­ra­tions », cette domi­na­tion dis­tante et constante main­te­nue sur les ter­ri­toires pales­ti­niens. En effet, Eyal Weizmann, auteur de l’ouvrage L’architecture israé­lienne de l’occupation, démontre qu’à la suite de l’évacuation de la bande de Gaza, en 2005, un nou­veau type d’oc­cu­pa­tion com­men­ça : une occu­pa­tion invi­sible, une « occu­pa­tion par les airs ». D’après Ephraim Segoli, pilote d’hélicoptère et ancien com­man­dant de la base des forces aériennes à Palmahim, les frappes aériennes par des drones contrô­lés à dis­tance sont « la com­po­sante cen­trale des opé­ra­tions de Tsahal » et « la véri­table essence de la guerre qui est menée ». Le géné­ral-major Amos Yadlin, nou­veau chef de l’intelligence mili­taire israé­lienne, disait en 2004 : « Nous essayons de com­prendre com­ment il est pos­sible de contrô­ler une ville ou un ter­ri­toire par la voie aérienne, ren­dant illé­gi­time l’oc­cu­pa­tion de ce ter­ri­toire depuis le sol. »

« Cette célé­bra­tion de l’ar­me­ment der­nier cri sert à fédé­rer les États-Nations pré­sents autour d’un nous uni, ce nous des béné­fi­ciaires du pro­ces­sus d’évolution. »

Il est utile, ici, de reprendre les thèses de Marx sur la dépos­ses­sion du tra­vailleur et du pro­duit de son tra­vail, afin de dévoi­ler un autre angle de cette mise à dis­tance de la guerre : celle qui existe entre l’ou­til et l’u­sage que l’on va en faire. Guy Debord touche à ce type d’aliénation dans la Société du spec­tacle, livre phare dans lequel il dis­tingue le sys­tème éco­no­mique régnant comme un « cercle vicieux d’isolation » qui ren­force constam­ment les condi­tions qui « engendrent les foules soli­taires ». Dans le domaine des armes, le por­teur se pré­mu­nit de l’aliénation que lui impo­se­rait la vio­lence qu’il inflige à d’autres êtres humains. Ainsi, le sni­per n’a plus besoin de voir sa vic­time. Le com­man­dant peut appuyer sur un bou­ton pour diri­ger une attaque de drone à plu­sieurs kilo­mètres de là. La per­sonne humaine ciblée est réduite à des don­nées digi­tales, simple ano­nyme scin­tillant sur un écran et mani­pu­lé par un joys­tick. L’impersonnalité de ces opé­ra­tions iso­lées n’est pas seule­ment du fait de la tech­no­lo­gie : l’im­por­tant est, pré­ci­sé­ment, leur incor­po­ra­tion dans un méca­nisme visant à en nor­ma­li­ser la démarche — à com­men­cer par le rouage juri­dique des prises de déci­sions enca­drant chaque opé­ra­tion, afin que le meurtre ait lieu sous le sceau de la « Raison mili­taire ». En bref, comme Eyal Weizman l’é­crit, « la vio­lence légi­fère ». Weizman, fon­da­teur du Decolonizing Architecture Institute, conti­nue en expli­quant que cette vio­lence est pré­sente dans la rhé­to­rique huma­ni­taire, qui contri­bue davan­tage encore à son abstraction.

La col­lu­sion entre les dis­cours du Droit inter­na­tio­nal huma­ni­taire et le pou­voir poli­tique et mili­taire, que ce der­nier nomme « la pré­sence huma­ni­taire », se reflète dans la créa­tion des caté­go­ries juri­diques. On parle de vio­lence pro­por­tion­nelle ou néces­saire. « Le fait de cal­cu­ler la vio­lence afin de ratio­na­li­ser son uti­li­sa­tion est appa­rent dans le dis­cours que l’État d’Israël rap­porte pour jus­ti­fier ses actions, qui met­tra en avant, par exemple, sa mise en garde aux civils des bombes immi­nentes. Soucieux de se pré­sen­ter comme cher­chant à mini­mi­ser les pertes civiles, agis­sant dans les limites du droit inter­na­tio­nal huma­ni­taire, l’ar­mée israé­lienne se vante de ses atta­ques « roof knock » impli­quant « le tir d’un mis­sile à dégâts faibles ou nuls »  le plus sou­vent à par­tir d’un drone – sur le toit d’un bâti­ment visé, qui sera détruit. ». La « pré­sence huma­ni­taire » s’est faite gran­de­ment sen­tir à Eurosatory. La ten­dance finale lis­tée dans la revue de 2014 était celle de la « léta­li­té réduite », décrite très tran­quille­ment comme « offrant la plus grande varié­té d’armes et d’é­qui­pe­ments non-mor­tels per­met­tant une uti­li­sa­tion conti­nue de la force ». En outre, dans ses com­mu­ni­qués de presse, le ministre israé­lien de la Défense se van­tait du rap­port coût/efficacité de cette tech­no­lo­gie, légère, por­table, et facile à manier, sans comp­ter les « armes de pré­ci­sion qui per­mettent de réduire les dom­mages col­la­té­raux ». Les frappes ciblées affi­chées sur le fil YouTube de Tsahal font abs­trac­tion de la vio­lence de la guerre par l’ef­fa­ce­ment visuel de la mort et de la des­truc­tion cau­sée par les drones ; ce qui a contri­bué à rendre posi­tive l’i­mage de l’ar­mée israé­lienne, fai­sant d’elle une force tech­no­lo­gi­que­ment inno­va­trice en plus d’être… éthique. L’utilisation des armes est mon­trée avec esthé­tisme et la vio­lence anes­thé­siée par le théâtre capi­ta­liste dans lequel elles sont ache­tées et vendues.

[Quartier de Al Shejaeiya touché par les missiles, Gaza, juillet 2014 | Mohammed Saber, EPA]

La guerre comme exposition universelle

Juin 2014 ; retour à l’Eurosatory. Chaque nation ins­talle son propre pavillon afin de mettre en avant son maté­riel de guerre, à la façon d’une grande Exposition uni­ver­selle. Timothy Mitchell, dans son ouvrage Colonising Egypt, mon­trait que les expo­si­tions uni­ver­selles de la fin du XIXe siècle étaient des lieux de condi­tion­ne­ment de la sub­jec­ti­vi­té des classes moyennes euro­péennes, orga­ni­sant le monde comme un espace de consom­ma­tion déshu­ma­ni­sé. Ces « expo­si­tions réa­listes » trans­for­maient la réa­li­té de la vio­lence colo­niale et les dif­fé­rences cultu­relles en un éta­lage d’in­for­ma­tions, bien orga­ni­sées, cal­cu­lées, et ren­dues lisibles pour le public. « La dis­tance entre­te­nue entre le visi­teur et l’exposition, et celle qui existe dans l’exposition et ce qu’elle exprime, ont contri­bué à mettre dans l’ombre la réa­li­té poli­tique der­rière chaque repré­sen­ta­tion, et l’es­prit qui observe est dif­fé­ren­cié de ce qu’il observe », écri­vait Mitchell en 1989. Eurosatory se place dans cette lignée. Pas de dis­tinc­tion entre repré­sen­ta­tion de façade et réa­li­té dis­si­mu­lée par des accou­tre­ments ultra-modernes.

« L’État d’Israël, dans ce salon de l’ar­me­ment inter­na­tio­nal, est capable de se vendre comme une petite nation pos­sé­dant un riche capi­tal intel­lec­tuel, où les guerres ne sont rien de plus que des exer­cices d’indépendance et de légi­time défense. »

Le salon est un éta­lage des triomphes de l’industrie capi­ta­liste contem­po­raine. La répar­ti­tion par pavillons n’évoque pas seule­ment les expo­si­tions uni­ver­selles, mais rap­pelle éga­le­ment les gale­ries mar­chandes décrites par Walter Benjamin, dra­ma­ti­que­ment trans­for­mées dans les villes d’Europe au cours du XIXe siècle en « vitrines somp­tueuses, affi­chant la pro­messe de la nou­velle indus­trie et de la tech­no­lo­gie ». Benjamin cri­ti­quait, à son époque, les gale­ries mar­chandes qui pro­met­taient aux masses un pro­grès social sans révo­lu­tion, pour noyer le public dans l’illusion indus­trielle, force créa­trice d’un futur garan­tis­sant une paix mon­diale, une har­mo­nie de classes et d’abondance, lais­sant intactes les rela­tions sociales. À l’Eurosatory, on vante, à heures fixes, cet inces­sant renou­veau tech­no­lo­gique qui porte les mêmes pro­messes d’avenir.

Cette célé­bra­tion de l’ar­me­ment der­nier cri sert à fédé­rer les États-Nations pré­sents autour d’un nous uni, ce nous des « béné­fi­ciaires du pro­ces­sus d’évolution ». L’organisation du salon s’en assure. À la manière du pano­ra­ma des expo­si­tions uni­ver­selles qui rend la foule « visible à elle-même », le Parc des Expositions de Paris-Nord Villepinte, où se déroule le salon, se targue de ses « deux halls attrac­tifs et entiè­re­ment réar­ran­gés avec pavillons et stands à deux étages » ain­si que d’« un réseau d’allées pour une cir­cu­la­tion opti­male des visi­teurs ». La foire inclut aus­si des démons­tra­tions en direct, dans une zone en externe de 20 000 m², pré­sen­tant « des véhi­cules d’exposition et des sys­tèmes d’exploitation en action ».

[Beit Hanoun détruit par les tirs israéliens | Suhaib Salem]

L’Eurosatory est un espace où la dis­tinc­tion entre nation et entre­prise est gom­mée. Les foires d’armement de ce genre sont des oppor­tu­ni­tés pour les États : elles leur per­mettent de se vendre comme une marque unique dont le suc­cès sera mesu­ré par sa capa­ci­té à riva­li­ser, au nom du pro­fit, au sein d’un mar­ché glo­bal et cultu­rel en exten­sion. Melissa Aronczyk rap­pe­lait com­bien la culture et l’identité natio­nale sont tou­jours plus exploi­tées en faveur des objec­tifs des entre­prises qui veulent en faire un capi­tal glo­bal en proie au mar­ché. L’attractivité et la com­pé­ti­ti­vi­té propres à une nation sont éva­luées en fonc­tion de l’accomplissement des stan­dards néo­li­bé­raux. Par exemple, l’État d’Israël, dans ce salon de l’ar­me­ment inter­na­tio­nal, est capable de se vendre comme une petite nation pos­sé­dant un riche capi­tal intel­lec­tuel, où les guerres ne sont guère plus que des exer­cices d’indépendance et de légi­time défense. D’après Dan Senor et Saul Singer, dans leur ouvrage La nation start-up, Israël se pré­sente comme un miracle éco­no­mique. Cette « marque » s’ap­plique à l’industrie d’armement israé­lienne. La vio­lence, les morts et les des­truc­tions inhé­rentes à ces armes mises en vente sont élu­dées au pro­fit d’un autre signi­fiant – un signi­fiant basé sur la célé­bra­tion du pro­grès tech­no­lo­gique et sur l’i­dée d’un capi­tal natio­nal inno­vant. Ainsi, le fos­sé entre la repré­sen­ta­tion et la réa­li­té est main­te­nu par cette dis­tance induite dans l’usage des armes, mais elle l’est davan­tage encore par la créa­tion, dans ces foires, d’une image de marque. Et le spec­tacle y est déci­dé poli­ti­que­ment. Il pré­sup­pose « une remar­quable pré­ten­tion à la cer­ti­tude ou à la véri­té », n’autorisant aucun autre signi­fiant à venir per­tur­ber l’illusion d’une rou­tine ins­tal­lée, dans le cas de l’Eurosatory, depuis 1967. Debord l’affirmait : « Tout dis­cours mon­tré dans le spec­tacle ne laisse aucune place à la réponse ». L’articulation des vio­lentes réa­li­tés qui sont infli­gées à Gaza et ailleurs inter­rom­praient la cohé­rence du spec­tacle. La vio­lence est scin­dée de la réa­li­té et mise sous silence en plu­sieurs étapes, per­met­tant à la marque-nation de se conduire, dans la logique mar­chande, comme une entre­prise épanouie.

« Mission accomplie ! »

« Les enfants ont applau­di quand les avions de chasse ont strié le ciel. Des familles sou­riaient le temps de quelques pho­tos, juste devant des sys­tèmes de sur­veillance et des drones. »

Nicholas Mirzoeff pro­po­sa une dis­tinc­tion entre image com­mer­ciale et image de guerre. La pre­mière, avance-t-il, doit res­ter ouverte au débat, au doute et au désir pour fonc­tion­ner cor­rec­te­ment. Par exemple, Coca Cola est le pro­duit par­fait car il génère un désir constant : « Plus vous buvez et plus vous avez soif », char­rie Slavoj Žižek. À l’in­verse, l’image de guerre est incon­tes­table et « fonc­tionne cor­rec­te­ment lorsque ses par­ti­sans l’acceptent sim­ple­ment. » Eurosatory est un lieu qui brouille cette dis­tinc­tion, com­mer­cia­li­sant l’image de guerre, ren­dant fina­le­ment cer­tains types de vio­lence accep­tables et même…désirables. Dans ces pavillons d’exposition d’armes lourdes, la guerre – et les nations qui la rendent pos­sible – est une chose consom­mée et célé­brée. La consom­ma­tion de maté­riel de guerre comme capi­tal est omni­pré­sente. Et c’est le ser­pent qui se mord la queue : le 1er décembre 2014, la Knesset a approu­vé un accord de 2 bil­lions de dol­lars pour l’achat de 50 avions de com­bat à la com­pa­gnie amé­ri­caine d’aéronautique Lockheed Martin. Israël a reçu approxi­ma­ti­ve­ment 3 bil­lions de dol­lars d’aide mili­taire de la part des États-Unis, en contre­par­tie de l’obligation de dépen­ser 75 % de cet argent via l’achat d’armes amé­ri­caines. En mars, les États-Unis ont signé un contrat avec Elbit Systems, entre­prise israé­lienne de défense qui four­nit la tech­no­lo­gie de sur­veillance le long du mur de sépa­ra­tion avec la Cisjordanie. Le pays a accor­dé une sub­ven­tion de 145 mil­lions de dol­lars à Elbit afin d’ins­tal­ler sa tech­no­lo­gie de sur­veillance de fron­tière du Mexique en Arizona du Sud. Triste cynisme, le com­merce légal d’armes per­met de connaître les moyens par les­quels les gens seront tués, mais aus­si ces lieux où le « régime sco­pique » est opé­rant. Processus sans fin.

Il y a un mois, des entre­prises d’ar­me­ment israé­liennes, incluant RAFAEL, Elbit Systems et IAI, met­taient de nou­veau en place leurs pavillons, cette fois au Bourget, dans le cadre de la plus pres­ti­gieuse expo­si­tion d’a­via­tion mon­diale. Le salon atti­ra près de 351 000 visi­teurs et plus de 2 000 expo­sants. Une fois de plus, des objets de mort et de des­truc­tion per­dirent leur fonc­tion pre­mière pour se fondre dans le jeux de la consom­ma­tion capi­ta­liste. Des drones tueurs de la marque Watchkeeper ont été encer­clés par des camion­nettes de frian­dises, des res­tau­rants chics et des bou­tiques de cadeaux-sou­ve­nirs. Les enfants ont applau­di quand les avions de chasse ont strié le ciel au des­sus de leurs têtes. Des familles posaient et sou­riaient le temps de quelques pho­tos, juste devant des sys­tèmes de sur­veillance et des drones.

Les der­niers jours de l’ex­po­si­tion, une tren­taine de mili­tants de BDS France ont orga­ni­sé une mani­fes­ta­tion devant le pavillon de Elbit Sytems, avec un modèle de drone israé­lien der­rière eux. Les mili­tants scan­daient « Gaza, Gaza, on oublie pas ! », et rap­pe­laient la com­pli­ci­té fran­çaise dans ces crimes de guerre. De même, au cours de l’Eurosatory, une coa­li­tion de groupes reli­gieux avait orga­ni­sé une veillée à l’ex­té­rieur du centre d’ex­po­si­tion pour témoi­gner de ce qu’ils décri­vaient alors comme le « super­mar­ché mon­dial d’armes mor­telles qui légi­time les guerres et les crimes de demain. » Debord, lui-même, appe­lait de ses vœux une telle per­tur­ba­tion du Spectacle, qu’il nom­mait le détour­ne­ment, ou la diver­sion. Car aus­si long­temps que des mar­chan­dises de mort seront ache­tées et ven­dues sans détour­ne­ment, la fan­tas­ma­go­rie capi­ta­liste conti­nue­ra de sévir.


Texte ini­tia­le­ment écrit en anglais sous le titre « Eurosatory : Violence in the Exhibitionary Order », tra­duit par Iségorie pour Ballast.


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  1. « La créa­tion du pou­voir d’a­chat total néces­saire à l’a­chat des armes et des biens de des­truc­tion doit s’ef­fec­tuer par ponc­tion sur la plus-value sociale, le salaire réel de la classe ouvrière demeu­rant inchan­gé. » Ernest Mandel, Le troi­sième âge du capi­ta­lisme, 1976.[]
  2. D’après le concept de Timothy Mitchell, « Exhibitionary order ».[]
  3. Jérémy Bentham inven­ta, au XVIIIe siècle, une nou­velle forme archi­tec­tu­rale pour les pri­sons, (dont le concept fut déve­lop­pé, plus tard, par Foucault comme lec­ture des socié­tés modernes) : « La morale réfor­mée, la san­té pré­ser­vée, l’in­dus­trie revi­go­rée, l’ins­truc­tion dif­fu­sée, les charges publiques allé­gées, l’é­co­no­mie for­ti­fiée — le nœud gor­dien des lois sur les pauvres non pas tran­ché, mais dénoué — tout cela par une simple idée archi­tec­tu­rale. » Le Panoptique, 1780.[]
  4. « Pour épais­sir le brouillard de la guerre, il suf­fi­sait de les main­te­nir à dis­tance. Ce qui fut fait, avec un cer­tain suc­cès, par les Américains, lors du débar­que­ment à la Grenade et de la guerre du Golfe, et par les Anglais, lors de la guerre des Malouines. En 1991, la guerre du Golfe a été un moment étrange du point de vue média­tique. L’écart entre la richesse des moyens tech­niques mis en œuvre, la per­ma­nence de la cou­ver­ture de l’événement et la pau­vre­té des infor­ma­tions pro­duites a atteint son paroxysme. Les confé­rences de presse quo­ti­diennes du géné­ral Schwarzkopf et les images floues de tirs de mis­siles qui res­sem­blaient à des jeux vidéo et dont la presse devait croire aveu­glé­ment qu’elles repré­sen­taient des comptes ren­dus de mis­sions réelles étaient la maigre pitance pro­po­sée aux jour­na­listes, à plus de mille kilo­mètres du théâtre des opé­ra­tions. Guerre chi­rur­gi­cale, guerre propre, guerre post­mo­derne, quand on songe aujourd’hui aux sot­tises ana­ly­tiques géné­rées par ce dis­po­si­tif de pro­pa­gande, il est dif­fi­cile de ne pas sou­rire. » Jean Louis Missika.[]
  5. « En novembre 2012, quand Israël a lan­cé sa der­nière opé­ra­tion anti-roquettes à Gaza, les bri­gades de Tsahal et la plu­part des bataillons ont été entiè­re­ment équi­pés et for­més pour tra­vailler sur inter­net. Mais après huit jours d’at­taque de sécu­ri­té à dis­tance, cette opé­ra­tion, appe­lée Pilier de défense, s’est ache­vée sans guerre ter­restre. » Barbara Opall-Rome, pour Defense News, août 2014.[]

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