Incarner la politique

Traduction inédite, en français, pour le site de Ballast

Au pays des « Indignados » du 15 mai 2011 (le fameux mou­ve­ment « 15M »), où la lutte poli­tique s’est vou­lue exté­rieure aux ins­ti­tu­tions et aux par­tis, le pari élec­to­ra­liste — por­té, notam­ment, par Podemos — ne fait pas l’u­na­ni­mi­té dans les rangs de ceux qui, avec ou sans dra­peaux, enten­daient bien chan­ger la donne. Le jour­na­liste espa­gnol Amador Fernández-Savater pro­pose ici un bilan à deux faces : une vic­toire et une défaite. Victoire, car plus per­sonne, dans l’es­pace poli­tique ins­ti­tu­tion­nel, ne pour­ra igno­rer ce sou­lè­ve­ment mas­sif et faire litière de ses reven­di­ca­tions on ne peut plus concrètes et utiles au quo­ti­dien de tous ; défaite, car, l’é­lan retom­bé dans les bras de la repré­sen­ta­tion et de la délé­ga­tion de pou­voir, le peuple est retour­né à son état de spec­ta­teur et de com­men­ta­teur de la « vie poli­tique ». Un appel à « reprendre l’expérimentation à ras le sol ». Par Amador Fernández-Savater


podem1 Les âmes et les cœurs

Comment com­prendre la nature pro­fonde de la ges­tion poli­tique de la pré­sente crise éco­no­mique ? Je pense qu’on peut trou­ver une source d’ins­pi­ra­tion dans quel­qu’un qui fait auto­ri­té en matière néo­li­bé­rale : Margaret Thatcher. En 1988, la Dame de fer énonce en toute fran­chise : « L’économie four­nit la méthode, mais l’en­jeu est de chan­ger le cœur et l’âme. » Il me semble que c’est exac­te­ment à par­tir de ce point de vue qu’il convient de pen­ser les poli­tiques menées en Europe depuis 2008. Il ne s’a­git pas uni­que­ment d’une série de coupes bud­gé­taires ou de mesures sévères d’aus­té­ri­té des­ti­nées à « sor­tir » de la crise pour retour­ner à l’en­droit où nous nous trou­vions, mais bien de redé­fi­nir radi­ca­le­ment les formes de vie : notre rela­tion au monde, aux autres et à nous-mêmes. Vu sous cet angle, la crise consti­tue le moment idéal pour la mise en œuvre d’un pro­ces­sus de « des­truc­tion créa­trice » de tout ce qui, dans les ins­ti­tu­tions, le lien social et les sub­jec­ti­vi­tés, fait obs­tacle ou défie la logique de la crois­sance et du ren­de­ment à l’in­fi­ni — qu’il s’a­gisse de ves­tiges de l’État-pro­vi­dence, d’i­ni­tia­tives orga­ni­sées ou spon­ta­nées de soli­da­ri­té ou d’en­traide, de valeurs non com­pé­ti­tives ou non pro­duc­ti­vistes, etc. Détruire ou pri­va­ti­ser tous les ser­vices publics de pro­tec­tion sociale et dépri­mer les sala­riés, c’est encou­ra­ger l’en­det­te­ment et la lutte au coude à coude pour la sur­vie. Il en res­sort un type d’in­di­vi­du pour lequel l’exis­tence est une ten­ta­tive constante d’au­to­va­lo­ri­sa­tion. La vie entière se trans­forme en travail. 

« La san­té n’est plus un droit pour tous, riches ou pauvres ; doré­na­vant, tout dépen­dra du fait que vous soyez assu­rés ou non. »

Est-ce trop abs­trait, conspi­ra­tion­niste, ou même « méta­phy­sique » d’a­van­cer cela ? Au contraire, c’est tout à fait banal et quo­ti­dien – d’où le triomphe de cette entre­prise de des­truc­tion. Un exemple par­mi d’autres : que révèle le décret-loi Royal 16/2012, approu­vé par le Parti popu­laire, qui exclut des ser­vices de san­té des dizaines de mil­liers de per­sonnes ? Les mili­tants de Yo Sí Sanidad Universal [col­lec­tif de déso­béis­sance civile de pro­fes­sion­nels de la san­té, ayant pour objec­tif de pour­suivre le soin aux per­sonnes désor­mais exclues du sys­tème de san­té, ndlr], qui luttent au quo­ti­dien, ana­lysent ain­si cette mesure : il ne s’a­git pas d’une réduc­tion du nombre de radio­gra­phies ou de chi­rur­giens, mais d’un chan­ge­ment qua­li­ta­tif : désor­mais, la san­té n’est plus un droit pour tous, riches ou pauvres ; doré­na­vant, tout dépen­dra du fait que vous soyez assu­rés ou non. Le décret n’est que le moyen ; l’ob­jec­tif est de repro­gram­mer l’i­ma­gi­naire social en ce qui concerne le droit à la san­té. Autrement dit, d’in­té­grer un nou­veau mode de pen­ser et de sen­tir, au quo­ti­dien – en accep­tant des chan­ge­ments qui, la plu­part du temps, masquent cette ter­rible réa­li­té : les ser­vices de san­té sont doré­na­vant le pri­vi­lège de ceux qui le méritent. Chacun, alors, d’a­gir en consé­quence : guerre de tous contre tous et sauve-qui-peut.

La peau…

Dans cette pers­pec­tive, la fin de l’oc­cu­pa­tion des places du 15M repré­sente un des moments poli­tiques les plus inté­res­sants de ces der­nières années. Parce que l’im­mense quan­ti­té d’éner­gie concen­trée dans l’es­pace-temps des places s’est redé­ployée en méta­mor­pho­sant les dif­fé­rents ter­ri­toires du quo­ti­dien. Des assem­blées de quar­tier ont d’a­bord été créées, puis une vague défer­lante de défense du ser­vice public s’est levée, la PAH [Plateforme des vic­times des hypo­thèques, ndlr] s’est déve­lop­pée et puis mul­ti­pliée, des mil­liers d’i­ni­tia­tives, presque invi­sibles, se sont mises à four­miller par­tout : des coopé­ra­tives, des jar­dins urbains, des banques de temps, des réseaux d’é­co­no­mie soli­daire, des centres sociaux, de nou­velles librai­ries, etc. On peut dire que l’é­vé­ne­ment du 15M a revê­tu l’en­semble de la socié­té d’une sorte de « deuxième peau » : une sur­face extrê­me­ment sen­sible, dans et à tra­vers laquelle cha­cun res­sent comme lui étant propre ce qui arrive à d’autres, incon­nus (l’exemple le plus pro­bant est celui des expul­sions ; mais sou­ve­nons-nous aus­si de la dimen­sion sociale qu’a prise la lutte du quar­tier Gamonal [quar­tier popu­laire de la ville de Burgos, qui s’est illus­tré en 2014 en lut­tant contre un pro­jet d’ur­ba­ni­sa­tion mené par la muni­ci­pa­li­té ; une lutte diri­gée par le Parti popu­laire, ndlr]). Un espace de haute conduc­ti­vi­té dans lequel les dif­fé­rentes ini­tia­tives pro­li­fèrent et résonnent entre elles sans se réfé­rer à aucune ins­tance cen­tra­li­sante (ou du moins à des appel­la­tions telles que « 99 % » ou « 15M ») ; une pel­li­cule ou un film ano­nyme où cir­culent des cou­rants d’af­fects et d’éner­gies impré­vi­sibles et ingou­ver­nables, qui tra­versent allè­gre­ment les caté­go­ries sociales éta­blies (socio­lo­giques, idéo­lo­giques…). Nous com­met­trions une erreur en pen­sant cette « deuxième peau » avec les concepts clas­siques de « socié­té civile », d’« opi­nion publique » ou de « mou­ve­ment social ». Dans tous les cas, c’est la socié­té elle-même qui s’est mise en mou­ve­ment, créant un cli­mat glo­bal de poli­ti­sa­tion qui ne connaît ain­si ni dedans ni dehors, ni tête ni base, ni centre ni périphérie.

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Et pour­quoi s’a­git-il d’un moment par­ti­cu­liè­re­ment inté­res­sant ? Parce que le défi qui nous est lan­cé par le néo­li­bé­ra­lisme (si bien syn­thé­ti­sé par la for­mule de Thatcher) y est rele­vé, autant sur le plan de l’éten­due que de l’inten­si­té. Une lutte por­tant sur les formes de vie que l’on sou­haite et celles dont on ne veut plus s’exerce dans tous les recoins de la socié­té, sans acteurs, moments ni lieux pri­vi­lé­giés. Dans chaque hôpi­tal mena­cé de fer­me­ture et dans chaque école sou­mise à des coupes bud­gé­taires, devant chaque voi­sin en plein pro­cès d’ex­pul­sion et chaque migrant sans cou­ver­ture sociale devant les portes d’un centre de san­té, se pose la ques­tion : Comment va-t-on vivre ? Cette ques­tion ne se pose pas sur un plan rhé­to­rique ou dis­cur­sif, mais pra­tique, incar­né et sen­sible. Ce qui nous importe et ce qui ne nous est pas indif­fé­rent, ce qui nous paraît digne ou non, ce que nous tolé­rons ou que nous ne tolé­rons plus. Voulons-nous vivre dans une socié­té où quel­qu’un peut mou­rir d’une grippe, être expul­sé de sa mai­son, ne pas avoir les moyens de sco­la­ri­ser ses enfants… ?

« Comment va-t-on vivre ? Cette ques­tion ne se pose pas sur un plan rhé­to­rique ou dis­cur­sif, mais pra­tique, incar­né et sensible. »

Peau ouverte, peau dila­tée, peau forte. Face à la guerre du tous contre tous et au sauve-qui-peut qui ne peut qu’at­ti­ser la logique du béné­fice par-des­sus tout, la dimen­sion com­mune de notre exis­tence se met en mou­ve­ment : soli­da­ri­té, atten­tion et entraide, lien et empa­thie. Face à la pas­si­vi­té, la culpa­bi­li­té et la rési­gna­tion que sème la stra­té­gie du choc, une étrange joie se pro­page un peu par­tout : « Nous sommes fou­tus, mais contents », m’a dit un jour un ami au cœur de ces jour­nées d’as­sem­blées, de marées humaines. Contents de par­ta­ger le mal-être au lieu d’a­va­ler ses larmes en pri­vé, en allant jus­qu’à les trans­for­mer en pos­si­bi­li­tés d’ac­tion. Ce « chan­ge­ment de peau » a pro­duit en très peu de temps des réus­sites véri­ta­ble­ment impres­sion­nantes (que seuls des regards obtus refusent de voir) : la mise en cause de la légi­ti­mi­té des ins­ti­tu­tions poli­tiques et cultu­relles qui domi­naient l’Espagne depuis des décen­nies ; le chan­ge­ment glo­bal dans la per­cep­tion de sujets clés comme les expul­sions ; des vic­toires concrètes, comme celles de Gamonal, de la marée blanche [grandes mobi­li­sa­tions des pro­fes­sion­nels de la san­té contre les réformes (cou­pures bud­gé­taires, pri­va­ti­sa­tions de cer­tains ser­vices…) du sys­tème de san­té en Espagne, ndlr] ou de la loi sur l’a­vor­te­ment de Gallardón [pro­jet de loi conser­va­teur qui visait à rendre qua­si impos­sible les inter­rup­tions volon­taires de gros­sesse, aban­don­né suite aux contes­ta­tions sociales mas­sives à tra­vers le pays, ndlr] ; la neu­tra­li­sa­tion de l’é­mer­gence de fas­cismes à l’é­chelle macro et micro — un risque tou­jours latent en période de crise –, etc. Ces avan­cées ne sont pas dues à un type de pou­voir quel­conque (ins­ti­tu­tion­nel, éco­no­mique, média­tique, etc.), mais bien à l’exis­tence d’une force qui fait vaciller les aspi­ra­tions de la socié­té, se pro­pa­ger une autre sen­si­bi­li­té et se déployer de nou­veaux affects. Cette force sen­sible est, et a tou­jours été, le pou­voir des sans-pouvoir.

… et le théâtre

Où en sommes-nous aujourd’­hui ? Le point de vue domi­nant dans la lec­ture des impasses ren­con­trées par les mou­ve­ments 15M au cours du second semestre de 2013, est que ceux-ci avaient atteint « un pla­fond de verre » : les marées se heurtent à un mur (la fer­me­ture ins­ti­tu­tion­nelle), mais ce mur ne cède pas. Aucun chan­ge­ment tan­gible n’est inter­ve­nu dans la poli­tique d’en­semble du pays et son orien­ta­tion géné­rale : les expul­sions, les coupes bud­gé­taires, les pri­va­ti­sa­tions et l’ap­pau­vris­se­ment se pour­suivent. Ce diag­nos­tic por­tait en lui-même sa réponse : la voie élec­to­rale s’est pré­sen­tée comme l’u­nique che­min pos­sible pour sor­tir de l’im­passe et bri­ser ce « pla­fond de verre ». Podemos en pre­mier lieu, les can­di­da­tures aux muni­ci­pales ensuite — avec des formes et un style très dif­fé­rents —, ont cana­li­sé l’in­sa­tis­fac­tion sociale et le désir de chan­ge­ment. (En Catalogne, c’est le pro­ces­sus indé­pen­dan­tiste qui semble redi­ri­ger le mal-être, mais une ana­lyse de cette situa­tion pré­cise dépas­se­rait le cadre de cet article). Comment inter­pré­ter les résul­tats de ce « tour­nant élec­to­ral » ? Ma lec­ture et ma sen­sa­tion sont assez ambi­va­lentes : nous avons gagné et per­du à la fois. Nous avons gagné, parce que, presque sans res­sources ni struc­tures et mal­gré les cam­pagnes de peur, les nou­velles for­ma­tions ont riva­li­sé avec suc­cès face aux grandes machines des par­tis tra­di­tion­nels, en bou­le­ver­sant une carte élec­to­rale qui jusque-là sem­blait immo­bile. À pré­sent, il y a des chances rai­son­nables pour que les nou­veaux gou­ver­ne­ments (muni­ci­paux pour le moment) cris­tal­lisent cer­taines reven­di­ca­tions de base des mou­ve­ments (sur les expul­sions de loge­ment, les coupes bud­gé­taires, etc.) et remettent en cause, au moins en par­tie, les cadres nor­ma­tifs qui repro­duisent la logique néo­li­bé­rale de la concur­rence dans dif­fé­rents domaines de la vie quo­ti­dienne. Nous avons per­du, parce que les logiques de la repré­sen­ta­tion et de la délé­ga­tion, de la cen­tra­li­sa­tion et de la concen­tra­tion qui ont été mises en cause par la crise et la pres­sion de la rue lors du 15M se sont réins­tal­lées dans l’i­ma­gi­naire social.

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Finalement, la force d’at­trac­tion élec­to­ra­liste a fait plier la peau dans ce qu’on pour­rait appe­ler un « volume théâ­tral », c’est-à-dire un type d’es­pace (maté­riel et sym­bo­lique) orga­ni­sé autour des divi­sions dedans/dehors, acteur/spectateur, plateau/scène, scène/coulisses. Schématiquement, il s’a­git là d’une manière de faire très rhé­to­rique, fon­dée sur le dis­cours, met­tant au pre­mier plan les « acteurs les plus doués » (lea­ders, stra­tèges, « poli­to­logues »), pola­ri­sée autour d’es­paces et de moments bien déter­mi­nés (la conjonc­ture élec­to­rale, le pro­gramme et les pro­messes élec­to­rales) et foca­li­sée sur la conquête de l’o­pi­nion publique (les fameuses « majo­ri­tés sociales »). Cela a suc­cé­dé à une façon de faire davan­tage fon­dée sur l’ac­tion, acces­sible à tous, s’exer­çant dans des temps et des espaces hété­ro­gènes, auto­dé­ter­mi­nés et en rap­port étroit avec la vie maté­rielle (un hôpi­tal, une école, une mai­son) ; une façon de faire qui s’a­dresse aux autres non pas en tant que votants ou spec­ta­teurs, mais en tant que col­la­bo­ra­teurs et égaux avec qui pen­ser et agir en com­mun. Si le 15M a mis au centre le pro­blème de la vie et des formes de vie, la ten­ta­tive de conquête des ins­ti­tu­tions a remis au centre la ques­tion de la repré­sen­ta­tion et du pou­voir politique.

« Une façon de faire qui s’a­dresse aux autres non pas en tant que votants ou spec­ta­teurs, mais en tant que col­la­bo­ra­teurs et égaux avec qui pen­ser et agir en commun. »

Chacune de ces options a ses consé­quences. La divi­sion entre le « théâtre » et ceux qui n’en font pas par­tie affecte en retour les forces de mobi­li­sa­tion, tant en ampleur qu’en inten­si­té, fra­gi­li­sant ain­si la lutte contre le néo­li­bé­ra­lisme. D’un côté, ce qui reste en dehors des murs du théâtre perd en valeur et en puis­sance et se révèle réduit et déva­lué. Un exemple très clair : les mou­ve­ments deviennent l’objet d’une simple réfé­rence rhé­to­rique, ou bien s’in­ter­prètent comme des reven­di­ca­tions ou demandes à entendre, à syn­thé­ti­ser ou à arti­cu­ler par une ins­tance supé­rieure, ce qui efface alors com­plè­te­ment leur dimen­sion essen­tielle de créa­tion d’un monde ici et main­te­nant – nou­velles valeurs, nou­velles rela­tions sociales, nou­velles formes de vie. Le théâtre rend absent ce qu’il repré­sente ; on perd ain­si la rela­tion vive avec l’éner­gie créa­trice des mou­ve­ments. D’un autre côté, ce qui se voit à l’ex­té­rieur du théâtre est une pro­jec­tion de l’in­té­rieur. Je fais réfé­rence à quelque chose de très concret et de très quo­ti­dien : la réqui­si­tion com­plète de l’es­prit social (pen­sée et regard, atten­tion et désir) par ce qui se passe sur la scène. Combien de temps de notre vie récente avons-nous per­du à par­ler du tout der­nier geste de l’un de nos superhéros/héroïnes (Iglesias, Monedero, Carmena, Garzón, ou n’im­porte qui d’autre) ? Avec la nou­velle poli­tique, les œuvres et les acteurs changent, il y a de nou­veaux décors et de nou­veaux scé­na­rios, mais on demeure comme avant des spec­ta­teurs, des com­men­ta­teurs et don­neurs d’o­pi­nion devant nos écrans, per­dant ain­si le contact avec notre centre de gra­vi­té : nous-mêmes, nos vies, nos pro­blèmes, ce que nous sommes dis­po­sés à faire et ce que l’on fait déjà, les pra­tiques qu’on invente plus ou moins col­lec­ti­ve­ment, etc. Hypersensibles aux sti­mu­li qui nous viennent d’en haut, indif­fé­rents et anes­thé­siés quant à ce qui arrive autour de nous (peau fer­mée). Et ça ne sert à rien de cri­ti­quer le théâtre : l’at­ten­tion reste foca­li­sée des­sus, même quand elle s’y oppose.

Rouvrir la peau

Pour résu­mer, le néo­li­bé­ra­lisme n’est pas un « régime poli­tique », mais un sys­tème social qui orga­nise la vie entière. Ce n’est pas un « robi­net » qui fait cou­ler ses poli­tiques vers la base et qu’on peut sim­ple­ment fer­mer en conqué­rant les lieux cen­traux du pou­voir et de la repré­sen­ta­tion : il s’agit d’une dyna­mique de pro­duc­tion des affects, des dési­rs et des sub­jec­ti­vi­tés (« La fina­li­té est de chan­ger les cœurs et les âmes ») en œuvre dans une mul­ti­tude de domaines. La voie élec­to­rale-ins­ti­tu­tion­nelle a ain­si ses propres « pla­fonds de verre ». C’est peut-être cela que nous pou­vons apprendre du feuille­ton tra­gique de Syriza : à l’intérieur des cadres éta­blis de l’accumulation et de la crois­sance, la marge de manœuvre du pou­voir poli­tique est très limi­tée. Changer pour d’autres modèles (pen­sons par exemple à la décrois­sance) ne peut pas se « décré­ter » d’en haut : cela requiert au contraire toute une redé­fi­ni­tion sociale de la pau­vre­té et de la richesse, de ce qu’est la belle vie et le dési­rable, que seuls « ceux d’en bas » peuvent sus­ci­ter. Pour cette rai­son, consti­tuer le pou­voir en des­ti­tuant la force (pas­ser de la peau au théâtre) est catas­tro­phique. Ce sont tou­jours les nou­veaux pro­ces­sus de sub­jec­ti­va­tion, les nou­veaux chan­ge­ments de peau qui redé­fi­nissent les consen­sus sociaux et ouvrent le champ des pos­si­bles, même pour les gou­ver­ne­ments. Il s’agit alors de rou­vrir la peau (la tienne, la mienne, celle de tout le monde).

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Au niveau intime, cela exige de cha­cun de nous qu’il résiste à la cap­ture de l’attention et du désir, de la pen­sée et du regard par les logiques repré­sen­ta­tives et spec­ta­cu­laires. Si le théâtre joue chaque jour le spec­tacle du mariage funeste entre le pou­voir poli­tique et les moyens de com­mu­ni­ca­tion (y com­pris, mal­heu­reu­se­ment, les médias alter­na­tifs, tout aus­si hyp­no­ti­sés par la « conjonc­ture »), nous le repro­dui­sons tous, dans n’importe quelle conver­sa­tion entre amis ou en famille, lorsque nous le lais­sons orga­ni­ser le cadre de nos ques­tions, pré­oc­cu­pa­tions et opi­nions : popu­liste ou mou­ve­men­tiste ? confluence ou uni­té popu­laire ? untel ou untel ? Il faut inver­ser ce mou­ve­ment cen­tri­pète et fuir de tout centre : cen­tri-fuir. Récupérer son axe. Partir de nous-même. Regarder autour. Au niveau géné­ral, il s’agit de reprendre l’expérimentation à ras le sol et à hau­teur des formes de vie : pen­ser et essayer de nou­velles pra­tiques col­lec­tives, inven­ter de nou­veaux outils et moyens pour les ren­for­cer et les déve­lop­per, ima­gi­ner de nou­velles cartes, bous­soles et lan­gages pour les nom­mer et les com­mu­ni­quer. L’impasse de 2013  [en 2013, les grandes mobi­li­sa­tions des années 2011–2012 sont arri­vées à une impasse face à l’im­mo­bi­lisme du gou­ver­ne­ment de Mariano Rajoy, ndlr] était en grande par­tie due, si on porte le regard sur soi et non vers l’ex­té­rieur – en cher­chant un impact sur le pou­voir poli­tique –, à une inadé­qua­tion radi­cale entre nos sché­mas de réfé­rence (formes d’or­ga­ni­sa­tion, images du chan­ge­ment, etc.) et ce qui était en train de se passer.

Bien sûr, cela est et res­te­ra une longue route, dif­fi­cile, frus­trante par­fois, mais aus­si réelle et en ce sens satis­fai­sante. Parce que la pro­messe qui nous est lan­cée depuis la scène d’un « chan­ge­ment » qui ne va rien exi­ger de nous, sinon d’aller voter pour le bon par­ti le jour des élec­tions, n’est rien d’autre qu’une mas­ca­rade. Être à la hau­teur du défi néo­li­bé­ral passe par le déploie­ment d’une « poli­tique expan­sive » : non pas réduite ni res­treinte à des espaces déter­mi­nés (média­tiques et ins­ti­tu­tion­nels), à des temps déter­mi­nés (la conjonc­ture élec­to­rale) et à des acteurs déter­mi­nés (par­tis, experts), mais bien plu­tôt éten­due au niveau de cha­cun, col­lée à la multiplicité/matérialité des situa­tions de vie, créa­trice de valeurs capables de riva­li­ser face aux valeurs néo­li­bé­rales de la concur­rence et du suc­cès. Le mot « poli­tique » en lui-même ne suf­fit plus pour nom­mer une telle chose, tant il nous tra­hit tou­jours en dépla­çant le centre de gra­vi­té vers le pou­voir, la repré­sen­ta­tion, l’État, les poli­ti­ciens, le théâtre. Il ne s’agit pas d’opérer un chan­ge­ment de régime, mais d’alimenter un pro­ces­sus mul­tiple d’autodétermination de la vie. La poli­tique est la méthode, mais le défi, c’est de chan­ger nos âmes et nos cœurs.


NOTE DE L’AUTEUR

C’est la lec­ture de Écono­mie Libidinale de Jean-François Lyotard qui m’a sug­gé­ré les images de la peau et du théâtre. Ce texte éla­bore les idées nées des conver­sa­tions avec Marga et Raquel, Leo, Franco, Diego, Ernesto, Álvaro, Marta, Ema…


Texte ori­gi­nal : « La piel y et tea­tro. Salir de la polí­ti­ca », www.eldiario.es, 16 octobre 2015. Traduit de l’es­pa­gnol par Arthur Moreau, Cihan Gunes et Luis Dapelo, avec l’ai­mable auto­ri­sa­tion de l’auteur.


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REBONDS

☰ Lire notre article « #AlertaPatio : le squat madri­lène sonne l’alerte », Arthur Moreau, octobre 2015
☰ Lire l’en­tre­tien avec Pablo Iglesias : « Faire pres­sion sur Syriza, c’est faire pres­sion sur Podemos, pour mon­trer qu’il n’y a pas d’alternative », (tra­duc­tion), mai 2015
☰ Lire notre série d’ar­ticles sur Podemos, « Que pense Podemos ? », Alexis Gales, avril 2015
☰ Lire notre entre­tien avec Paul Ariès, « La poli­tique des grandes ques­tions abs­traites, c’est celle des domi­nants », mars 2015

Amador Fernández-Savater

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