Hôpital public à l'agonie

22 juillet 2016


Texte inédit | Ballast

La ministre de la san­té Marisol Touraine s’est empres­sée de com­men­ter le bris de quelques vitres de l’hôpital Necker, tout en décla­rant « appor­ter tout son sou­tien aux soi­gnants ». Puis elle a appe­lé, au len­de­main de la tue­rie de Nice, ces mêmes soi­gnants à se mobi­li­ser alors qu’aucun d’eux n’a­vaient atten­du son appel pour venir prê­ter main forte aux secours débor­dés. En revanche, lors­qu’un cer­tain 13 novembre 2015, jour de grève natio­nale, les méde­cins ont sus­pen­du leur mobi­li­sa­tion contre la loi dite « de moder­ni­sa­tion du sys­tème de san­té » afin d’ap­por­ter leur aide aux hôpi­taux pari­siens qui accueillaient les vic­times des atten­tats, cette même ministre n’a eu aucun mot à ce pro­pos : pis, elle a jugé bon de main­te­nir son pro­jet de loi à l’Assemblée. Fin juin, à une semaine d’intervalle, à Toulouse et au Havre, deux infir­miers hos­pi­ta­liers se sont don­né la mort — dans les deux cas, suite à des restruc­tu­ra­tions de l’organisation du tra­vail impo­sées par les condi­tions bud­gé­taires dans les­quelles les hôpi­taux évo­luent actuel­le­ment, ce fut silence radio. Combien de temps encore allons-nous tolé­rer de voir le sys­tème de san­té public être déman­te­lé ? ☰ Par Sarah Kilani


HOPPORJuillet 2016. La mise en place des grou­pe­ments hos­pi­ta­liers de ter­ri­toire a com­men­cé : un pas de plus dans la des­truc­tion de l’hô­pi­tal public. Celle-ci est en marche depuis de nom­breuses années déjà — les gou­ver­ne­ments suc­ces­sifs enchaînent les mesures de pré­ca­ri­sa­tion, confor­mé­ment aux atten­dus néo­li­bé­raux : pri­va­ti­ser toutes les activités.

La cotisation sociale : une richesse qui échappe au contrôle capitaliste

La part du PIB des­ti­née au pro­fit n’a ces­sé de croître, pour atteindre aujourd’­hui 40 % (le reste étant répar­ti entre les salaires directs des tra­vailleurs, le reve­nu des indé­pen­dants et la coti­sa­tion sociale — cette der­nière finan­çant l’im­mense majo­ri­té du sys­tème de soin fran­çais, via l’assurance mala­die). La pres­sion constante afin de bais­ser la part des salaires dans la répar­ti­tion de la valeur ajou­tée, depuis l’a­vè­ne­ment néo­li­bé­ral, s’est accom­pa­gnée de mesures visant à s’ac­ca­pa­rer la part socia­li­sée du PIB (la coti­sa­tion), qui échappe tota­le­ment au contrôle capi­ta­liste, et donc aux pro­fits (excep­tion faite de la part de la coti­sa­tion sociale allouée au rem­bour­se­ment des médi­ca­ments ven­dus par les firmes phar­ma­ceu­tiques et à l’achat de maté­riel médi­cal auprès des mul­ti­na­tio­nales — comme Bayer ou General Electric). Ces mesures ont pu exis­ter grâce à une cam­pagne d’en­doc­tri­ne­ment, lar­ge­ment relayée par les médias, contre cette coti­sa­tion sociale et les ser­vices publics, notam­ment la san­té. Les coti­sa­tions ont été rebap­ti­sées « charges », le sys­tème de san­té a été accu­sé de « coû­ter » et on ne pré­sente plus le fameux « trou de la Sécu ».

« Les coti­sa­tions ont été rebap­ti­sées charges, le sys­tème de san­té a été accu­sé de coû­ter, on ne pré­sente plus le fameux trou de la Sécu. »

Une fois la plus grande menace pour le capi­tal écar­tée, en 1967, c’est-à-dire la ges­tion de la Sécurité sociale par les repré­sen­tants des sala­riés élus, a pu com­men­cer en 1979 le gel pro­gres­sif du taux de coti­sa­tion patro­nale. Puis, au milieu des années 1990, celui du taux des coti­sa­tions sala­riales. La part de la valeur ajou­tée affec­tée à la masse sala­riale (renom­mée « coût du tra­vail ») a com­men­cé à décroître, fai­sant perdre à la Sécurité sociale plu­sieurs cen­taines de mil­liards d’eu­ros : ain­si, alors que les comptes de la Sécurité sociale étaient à l’é­qui­libre de 1945 à 1995, les années sui­vantes ont vu l’ap­pa­ri­tion de la dette bap­ti­sée « trou de la Sécu1 ». D’autres réformes se sont suc­cé­dé : l’augmentation des durées de coti­sa­tion anté­rieures exi­gées ; la fis­ca­li­sa­tion, avec la Contribution sociale géné­ra­li­sée, depuis Michel Rocard ; la main­mise de l’État, du côté de son admi­nis­tra­tion, avec, notam­ment, le plan Juppé. Tout était désor­mais prêt pour la seconde étape, celle qui impo­sa aux acteurs du sys­tème de san­té de « faire des éco­no­mies ». Car alors même que ces acteurs pro­duisent de la richesse, et donc du PIB au même titre que le bou­lan­ger ou l’ou­vrier méca­ni­cien, la pro­pa­gande capi­ta­liste s’at­tache à leur nier cette pro­duc­tion de richesse en les accu­sant de « coûter ».

La T2A : la logique productiviste et concurrentielle pénètre dans les hôpitaux

Alors que, de longue date, les hôpi­taux publics étaient finan­cés par une dota­tion glo­bale for­fai­taire (allouée à chaque éta­blis­se­ment), la réforme de l’as­su­rance mala­die de 2004 a pro­fon­dé­ment bou­le­ver­sé le fonc­tion­ne­ment des éta­blis­se­ments de san­té. La grande majo­ri­té de leur finan­ce­ment s’ef­fec­tue désor­mais sur le prin­cipe de la tari­fi­ca­tion à l’ac­ti­vi­té (ou T2A) et dépend dès lors du nombre et de la nature des actes et des séjours réa­li­sés2. À chaque acte cor­res­pond un code, lequel donne droit à un rem­bour­se­ment de la part de l’assurance mala­die. Alors que tous les risques obser­vés au cours des expé­riences étran­gères furent annon­cés par les groupes de tra­vail3, cette réforme du finan­ce­ment des hôpi­taux s’est pour­sui­vie et s’est même accom­pa­gnée d’une dégra­da­tion impor­tante de la qua­li­té des soins — sans même par­ler des dérives majeures ayant trait à l’é­thique médi­cale. Ce sys­tème pousse très for­te­ment les hôpi­taux à orien­ter leur poli­tique vers une course aux actes lucra­tifs afin de leur per­mettre d’en­gran­ger de l’argent et de sur­vivre. Les méde­cins sont inci­tés à aug­men­ter leur acti­vi­té (notam­ment les chi­rur­giens et ceux qui ont une acti­vi­té de consul­ta­tion). Les dérives sont nom­breuses et les patients opé­rés hors indi­ca­tions ne sont pas rares. Les acti­vi­tés peu lucra­tives et coû­teuses pour les hôpi­taux sont, de fait, délaissées.

Certains méde­cins, afin de faire sur­vivre leur ser­vice, sont ame­nés à dépas­ser très lar­ge­ment les limites accep­tables de l’é­thique — en met­tant en place des soins inutiles ou en main­te­nant arti­fi­ciel­le­ment cer­tains patients en vie pour pou­voir coder ces actes ou déblo­quer les enve­loppes allouées à ce type de soins. Dans sem­blable contexte, l’am­biance entre les soi­gnants s’a­vère rude­ment mise à l’é­preuve. Afin de « récu­pé­rer des parts de mar­ché » dans l’offre de soin, les hôpi­taux se placent en concur­rence directe avec les cli­niques pour les actes lucra­tifs (notam­ment chi­rur­gi­caux). La concur­rence a par­fois même lieu au sein de l’hô­pi­tal, où cer­tains ser­vices s’ar­rachent les acti­vi­tés lucra­tives — comme la greffe d’or­gane ! Les chi­rur­giens sont inci­tés à aug­men­ter leur acti­vi­té alors même qu’une pénu­rie majeure d’anes­thé­sistes sévit actuel­le­ment en France. Les éta­blis­se­ments de san­té s’ar­rachent alors ces spé­cia­listes indis­pen­sables à la réa­li­sa­tion des actes chi­rur­gi­caux, par­fois payés à prix d’or pour conti­nuer à assu­rer l’ac­ti­vi­té des blocs opé­ra­toires. Mais la T2A désa­van­tage net­te­ment l’hô­pi­tal public par rap­port aux cli­niques puisque le pre­mier gère les patho­lo­gies lourdes, assure une acti­vi­té de recherche et d’en­sei­gne­ment et, en tant que ser­vice public, ne peut sélec­tion­ner ses patients.

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La pro­cé­dure de codage des actes médi­caux est com­plexe. Il existe des mil­liers de mala­dies, avec des stades de gra­vi­té dif­fé­rents, des mil­liers d’actes asso­ciés et donc des mil­liers de codes. Afin d’op­ti­mi­ser au maxi­mum ce codage, de nom­breux hôpi­taux ont désor­mais recours à des « cabi­nets d’optimisation » — comme Altao. Ce sont des entre­prises pri­vées qui assurent, publi­ci­tés allé­chantes à l’appui, un meilleur reve­nu aux hôpi­taux pour véri­fier si des actes n’ont pas été oubliés ou mal codés4. Ce qui n’est pas sans poser pro­blème. À Saint-Malo, le méde­cin-chef du Département d’information médi­cale (ou DIM, ser­vice notam­ment res­pon­sable du codage) s’est vu har­ce­ler puis mis au pla­card pour avoir refu­sé, en invo­quant le secret médi­cal, l’accès aux dos­siers des patients à un cabi­net de ce genre auquel la direc­tion de l’hôpital avait fait appel. Ledit méde­cin a reçu le sou­tien de l’Ordre natio­nal des méde­cins et celui de la CNIL : ils confirment l’atteinte grave au secret médi­cal. Mais rien n’y fait. La direc­tion conti­nue à four­nir à Altao l’accès aux dos­siers médi­caux. Selon ce méde­cin, « c’est au total les don­nées médi­cales nomi­na­tives de 120 000 séjours qui sont trans­mises à cette socié­té d’optimisation. Elle a éga­le­ment pu consul­ter en toute illé­ga­li­té et impu­ni­té près de 1500 dos­siers de patients. Le direc­teur de l’hôpital com­mence alors une cam­pagne de dés­in­for­ma­tion et d’ostracisation du DIM5 », qui, en plus de dénon­cer la tra­hi­son du secret médi­cal, met en évi­dence le sur-codage de la part de l’entreprise.

« Afin de récu­pé­rer des parts de mar­ché dans l’offre de soin, les hôpi­taux se placent en concur­rence directe avec les cli­niques pour les actes lucratifs. »

Plusieurs témoins, dans des hôpi­taux dif­fé­rents et même d’anciens employés de ces entre­prises pri­vées, affirment l’existence d’une triche lors du codage visant à décla­rer des actes non réa­li­sés ou à aggra­ver l’état des patients afin d’arnaquer la Sécurité sociale. Un ancien consul­tant pour Altao rap­porte avoir lui-même pra­ti­qué le sur-codage. L’ancien chef du DIM de Saint-Malo éva­lue que par­mi les mil­lions d’euros de gains appor­tés par la socié­té pri­vée, envi­ron 40 % pro­vien­draient du sur-codage et seraient donc des escro­que­ries à l’assurance mala­die6. Pour avoir mis à l’index cette pra­tique, l’équipe du DIM de Saint-Malo est har­ce­lée : burn-out, arrêts mala­die et demandes de muta­tion de plu­sieurs agents. En 2013, une enquête est fina­le­ment déclen­chée par le CNIL et le rap­port se montre acca­blant pour l’hôpital en ques­tion : le voi­ci mis en demeure pour non-res­pect de la confi­den­tia­li­té des don­nées de san­té7. Malgré cela, rien ne change au niveau natio­nal. Le SNPHAR‑E, un syn­di­cat de méde­cins hos­pi­ta­liers, porte plainte contre X pour vio­la­tion du secret médi­cal8 ; en dépit des preuves acca­blantes, le pro­cu­reur de la République ne donne pas suite.

Une précarisation globale de l’hôpital

Les admi­nis­tra­tions traquent toute pos­si­bi­li­té de recette ou d’é­co­no­mie en mul­ti­pliant les rap­ports d’ac­ti­vi­té ou les études de taux d’oc­cu­pa­tion des lits. Les ser­vices de réani­ma­tion n’ayant pas un taux d’oc­cu­pa­tion maxi­mal sont mena­cés de voir cer­tains de leurs lits fer­més. Il arrive alors que des patients hos­pi­ta­li­sés soient gar­dés un ou deux jours de plus que néces­saire, avant leur trans­fert dans une autre uni­té, lorsque le ser­vice dis­pose de lits vides — et ce afin d’aug­men­ter arti­fi­ciel­le­ment son taux d’oc­cu­pa­tion et d’é­vi­ter à terme les fer­me­tures de lits jugés pas assez ren­tables pour les admi­nis­tra­tions. Cela per­met en sus de fac­tu­rer un for­fait plus rému­né­ra­teur que celui alloué pour une jour­née d’hos­pi­ta­li­sa­tion dans un ser­vice tra­di­tion­nel. Ce sys­tème les incite par­fois à exa­gé­rer la gra­vi­té de l’é­tat des patients lors­qu’ils codent le séjour du patient, sous peine de ne pas voir déblo­quer le finan­ce­ment for­fai­taire asso­cié : en deçà d’un cer­tain seuil de gra­vi­té du patient (score IGS2 infé­rieur à 15), quand bien même le ser­vice aurait pra­ti­qué une sur­veillance ou des soins néces­saires, celui-ci n’est pas rému­né­ré. Les méde­cins sont pri­son­niers d’un dilemme omni­pré­sent : tri­cher ou voir leur ser­vice ou une par­tie de leurs lits fer­més — et ne plus pou­voir pro­di­guer de soins.

Les res­tric­tions bud­gé­taires ont mené à des restruc­tu­ra­tions qui ont détruit le prin­cipe de spé­cia­li­sa­tion des soi­gnants à la faveur de la poly­va­lence, per­met­tant de dépla­cer les para­mé­di­caux d’une uni­té à l’autre. Malheureusement, les acti­vi­tés de soins sont fort dif­fé­rentes ; ce noma­disme est pour­voyeur d’er­reurs, de stress intense et de dégra­da­tion de la qua­li­té de vie au tra­vail9. L’absentéisme, le burn-out et les sui­cides sont légion10. Les internes, main-d’œuvre bon mar­ché, sont sur­ex­ploi­tés dans la plu­part des CHU : des semaines de 60 heures en moyenne11, allant par­fois jusqu’à 96 dans cer­taines spé­cia­li­tés, à cer­taines périodes de l’année, avec un repos de garde après 24 heures de tra­vail res­pec­té de manière très inégale. Si cette situa­tion a tou­jours été pour les étu­diants en méde­cine, le fonc­tion­ne­ment de cer­tains hôpi­taux, ne pou­vant se per­mettre de recru­ter des méde­cins, est désor­mais tota­le­ment dépen­dant de ces jeunes encore en for­ma­tion qui, bien sou­vent, effec­tuent le même tra­vail qu’un méde­cin diplô­mé. Les ten­ta­tives de rap­pel des admi­nis­tra­tions à l’ordre et de légi­fé­rer sur le temps de tra­vail des internes12 se sont sou­vent sol­dées par un échec. Pour cause : ces der­niers ne dénoncent que très rare­ment leurs condi­tions de tra­vail de peur de perdre des oppor­tu­ni­tés pro­fes­sion­nelles (durant leurs études, ils sont mis en com­pé­ti­tion pour l’accession aux postes très pri­sés de chef de clinique-assistant).

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Le nombre de soi­gnant a été réduit, aug­men­tant d’au­tant la charge de tra­vail pour ceux qui res­tent et ne peuvent plus accor­der beau­coup de temps à chaque patient. La qua­li­té des soins s’est consi­dé­ra­ble­ment dégra­dée. Les soins de confort sont deve­nus un luxe. La qua­li­té de la nour­ri­ture dans les hôpi­taux s’est effon­drée ; chose inac­cep­table : l’alimentation est la base de la san­té et de nom­breux patients sont hos­pi­ta­li­sés pour dénu­tri­tion. Elle est même désor­mais ration­née dans de nom­breux hôpi­taux, par­fois jus­qu’à l’ab­surde — par exemple : lorsque les aides-soi­gnantes reçoivent des consignes sur la déli­vrance de la quan­ti­té de café au mil­li­litre près. Certains malades se font livrer de la nour­ri­ture par leurs familles. De nom­breux hôpi­taux de proxi­mi­té ont dû fer­mer et les pla­teaux tech­niques ont été cen­tra­li­sés. De plus, les hôpi­taux publics vers les­quels cette demande de soin a été réaf­fec­tée n’ont pas vu leurs effec­tifs médi­caux aug­men­tés. Alors que les méde­cins dis­posent d’une enve­loppe annuelle pour leur for­ma­tion conti­nue, cer­tains pré­fèrent se faire finan­cer les congrès hors de prix par les labo­ra­toires phar­ma­ceu­tiques afin d’é­par­gner ce coût à leur hôpi­tal : cela génère les pro­blèmes d’in­dé­pen­dance que l’on sait.

« Les méde­cins sont pri­son­niers d’un dilemme omni­pré­sent : tri­cher ou voir leur ser­vice ou une par­tie de leurs lits fermés. »

La dégra­da­tion de la qua­li­té de vie au tra­vail pour les soi­gnants a ren­du l’hô­pi­tal public de moins en moins attrac­tif, au pro­fit, bien sou­vent, des éta­blis­se­ments à but lucra­tif qui pour la plu­part appar­tiennent à des groupes finan­ciers. Cette fuite des méde­cins accé­lère non seule­ment la dégra­da­tion des soins, la quan­ti­té de tra­vail, mais pro­voque aus­si une baisse de la quan­ti­té des actes — et donc les entrées d’argent pour les hôpi­taux. En 2009, la loi HPST, moti­vée par le désir de Nicolas Sarkozy de « mettre un seul patron à l’hô­pi­tal13 » a per­mis de ren­for­cer la gou­ver­nance exer­cée par les direc­teurs des hôpi­taux en éten­dant leurs pou­voirs (par exemple : en confir­mant l’organisation par pôles médi­caux, dont les méde­cins-chefs ne sont ni élus, ni dési­gnés par leurs pairs dont ils sont les repré­sen­tants, mais sont nom­més par le direc­teur de l’établissement, lui-même nom­mé par le gou­ver­ne­ment lors­qu’il s’agit d’un CHU). La sou­ve­rai­ne­té des méde­cins dans l’organisation du tra­vail et la poli­tique de l’hôpital a éga­le­ment été réduite par le can­ton­ne­ment de la com­mis­sion médi­cale d’établissement à un rôle pure­ment consul­ta­tif. Cette loi pré­voit que le direc­teur d’hôpital ne soit plus sys­té­ma­ti­que­ment issu de l’École des hautes études en san­té publique ; il pour­ra être recru­té sur CV, pro­ve­nant du sec­teur pri­vé — ouvrant davan­tage encore la porte à des per­sonnes plus sou­cieuses de l’équilibre bud­gé­taire ordon­né par le gou­ver­ne­ment que des pré­oc­cu­pa­tions médi­cales, notam­ment d’ordre éthique.

La loi Touraine : un voile jeté sur le financement de la santé et la rationalisation de la pénurie hospitalière

Avec la loi Touraine, un nou­veau cap a été pas­sé. Sous un pré­texte tota­le­ment fal­la­cieux d’ac­cès aux soins, le tiers-payant a été géné­ra­li­sé : véri­table che­val de Troie des mutuelles. Son opa­ci­té va pou­voir mas­quer aux yeux des citoyens une réa­li­té qui ne se fera pro­ba­ble­ment pas attendre : le dérem­bour­se­ment pro­gres­sif des soins par l’as­su­rance mala­die au pro­fit des assu­rances pri­vées. Le patient n’ayant plus à avan­cer le tarif des soins, il ne ver­ra plus quelle part est prise en charge par l’assurance mala­die et quelle part est rem­bour­sée par sa mutuelle. Le trans­fert du finan­ce­ment de la san­té de la coti­sa­tion sociale vers les mar­chés pri­vés peut com­men­cer en toute dis­cré­tion. L’américanisation du sys­tème est en marche. Alors que le sys­tème de san­té aux USA s’a­vère plus « coû­teux » que le sys­tème fran­çais (18 % du PIB ver­sus 11 %), alors qu’il est bien moins effi­cace en terme d’é­ga­li­té d’ac­cès aux soins, qu’im­porte !, c’est vers lui que l’on tend désormais.

La loi Touraine impose éga­le­ment la créa­tion des grou­pe­ments hos­pi­ta­liers de ter­ri­toire (GHT). La mise en place de ce pro­jet, ins­pi­ré par le rap­port Larcher de 2008 (remis sous la pré­si­dence de Nicolas Sarkozy), a débu­té ce mois-ci et doit être abou­ti en 2021. Cette pro­cé­dure pré­voit la créa­tion de pôles d’activité cli­nique inter-éta­blis­se­ments visant à « coor­don­ner l’offre de soins ». Sauf que, dans le contexte de res­tric­tions bud­gé­taires, au nom de « l’optimisation » et de « la mutua­li­sa­tion des moyens14 », il ne faut pas dou­ter que cela don­ne­ra lieu à la fer­me­ture de cer­tains ser­vices (son­geons à l’activité de coro­na­ro­gra­phie, qui ne sera plus dis­po­nible dans tous les éta­blis­se­ments). Le gou­ver­ne­ment attend de cette mesure au moins 450 mil­lions d’eu­ros d’é­co­no­mie. Dans cette logique de pôles inter-éta­blis­se­ments, cer­tains méde­cins devien­dront nomades, devant se dépla­cer entre les dif­fé­rents hôpi­taux du GHT afin d’assurer les soins ici et là. Ce qui ne sera pas sans poser des dif­fi­cul­tés d’accès aux soins pour les patients qui devront se rendre dans un autre hôpi­tal que celui à proxi­mi­té de chez eux afin de pou­voir béné­fi­cier de cer­tains actes. En défi­ni­tive, comme le craint le secré­taire géné­ral de la CGT du centre hos­pi­ta­lier d’Avignon, « il s’agira uni­que­ment de ratio­na­li­ser la ges­tion de la pénu­rie15 ».

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Vers une privatisation de la santé

Le fond de tout ceci, c’est que les tech­no­crates euro­péens ont comme volon­té de pri­va­ti­ser le sec­teur de la san­té. Les ins­ti­tu­tions de l’Union euro­péenne qui ont cette année révi­sé à la baisse le bud­get de l’État fran­çais n’au­ront de répit qu’une fois les ser­vices publics défi­ni­ti­ve­ment anéan­tis. Ainsi, Manuel Valls a annon­cé en mars 2015 qu’il comp­tait réa­li­ser au sein de l’as­su­rance mala­die trois mil­liards d’eu­ros d’é­co­no­mie en trois ans — dont 860 mil­lions issus de la « maî­trise de la masse sala­riale ». En clair : la sup­pres­sion de 22 000 postes dans les hôpi­taux, soit envi­ron 2 % des effec­tifs16. Un chiffre consi­dé­rable lorsque l’on sait déjà dans quelles condi­tions tra­vaillent cer­tains soi­gnants, alors même que les hôpi­taux, de par le sys­tème de tari­fi­ca­tion, sont inci­tés à aug­men­ter leur acti­vi­té. Travailler plus avec moins de moyens pécu­niaires et humains : un véri­table casse-tête chinois.

« En clair : la sup­pres­sion de 22 000 postes dans les hôpi­taux, soit envi­ron 2 % des effectifs. »

Quand les hôpi­taux seront défi­ni­ti­ve­ment pré­ca­ri­sés et rede­ve­nus des dis­pen­saires, comme avant la construc­tion des CHU finan­cée grâce à la coti­sa­tion sociale dans les années 196017, les patients n’au­ront plus que le choix de se diri­ger vers les cli­niques pour se faire soi­gner. S’ils en ont les moyens. Car le gel des coti­sa­tions, la com­pres­sion conti­nue de la masse sala­riale, le chô­mage et les nom­breux cadeaux de l’État aux entre­prises en termes de coti­sa­tions patro­nales fini­ront par mettre à terre l’as­su­rance mala­die, au béné­fice des mutuelles qui auront la part belle. Mais le prix de celles-ci ayant voca­tion à explo­ser, seuls ceux qui pour­ront dans l’a­ve­nir s’en payer une de qua­li­té auront un accès satis­fai­sant aux soins. L’avènement de la Sécurité sociale a per­mis une éga­li­té d’ac­cès aux soins jamais éga­lée dans l’Histoire — ni même dans aucun autre pays dans le monde. Le capi­tal, par trop obnu­bi­lé par ses pro­fits, n’a jamais su assu­rer cor­rec­te­ment une mis­sion de ser­vice public, que ce soit la san­té, la vieillesse ou les trans­ports. Que les méde­cins ne se fassent plus d’illu­sions : la sécu­ri­té de l’emploi et la liber­té d’exer­cice dont ils dis­posent en France seront sans tar­der balayées quand les mutuelles et les cli­niques sou­mises aux objec­tifs action­na­riaux de ren­ta­bi­li­té seront reines. Les patients n’au­ront pro­ba­ble­ment plus le choix de leur méde­cins ; les mutuelles les diri­ge­ront vers ceux avec qui elles auront pas­sé des contrats aux prix qui leur convien­dront. Et l’é­thique médi­cale telle que nous la connais­sons sera un loin­tain sou­ve­nir, et se ver­ra tota­le­ment redéfinie.

En réa­li­té, accu­ser les méde­cins pour leurs man­que­ments, ou même les agents des admi­nis­tra­tions hos­pi­ta­lières, n’a pas vrai­ment de sens dans la mesure où ceux-ci — qui, pour la plu­part, ignorent ce qui se joue depuis des années au niveau euro­péen — ne font que ten­ter de faire sur­vivre leurs ser­vices ou leurs hôpi­taux. Les hommes ne sont que le fruit des struc­tures dans les­quelles ils évo­luent. Le ser­ment d’Hippocrate nous dit : « Au moment d’être admis à exer­cer la méde­cine, je pro­mets et je jure d’être fidèle aux lois de l’hon­neur et de la pro­bi­té. Mon pre­mier sou­ci sera de réta­blir, de pré­ser­ver ou de pro­mou­voir la san­té dans tous ses élé­ments, phy­siques et men­taux, indi­vi­duels et sociaux. […] J’informerai les patients des déci­sions envi­sa­gées, de leurs rai­sons et de leurs consé­quences. Je ne trom­pe­rai jamais leur confiance et n’ex­ploi­te­rai pas le pou­voir héri­té des cir­cons­tances pour for­cer les consciences. Je don­ne­rai mes soins à l’in­di­gent et à qui­conque me le deman­de­ra. Je ne me lais­se­rai pas influen­cer par la soif du gain ou la recherche de la gloire. […] Je ferai tout pour sou­la­ger les souf­frances. Je ne pro­lon­ge­rai pas abu­si­ve­ment les ago­nies. Je ne pro­vo­que­rai jamais la mort déli­bé­ré­ment. Je pré­ser­ve­rai l’in­dé­pen­dance néces­saire à l’ac­com­plis­se­ment de ma mis­sion. […] Que les hommes et mes confrères m’ac­cordent leur estime si je suis fidèle à mes pro­messes ; que je sois désho­no­ré et mépri­sé si j’y manque18. » Combien d’entre nous ont été ame­nés, consciem­ment ou non, à tra­hir ce ser­ment suite aux injonc­tions qui sont, in fine, celles du capital ?


Toutes les pho­to­gra­phies sont de Sarah Kilani


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  1. L’enjeu de la coti­sa­tion sociale, Christine Jakse, Éditions du Croquant, 2012.[]
  2. Loi n° 2003–1199 du 18 décembre 2003 de finan­ce­ment de la sécu­ri­té sociale pour 2004.[]
  3. « La tari­fi­ca­tion à l’activité (réforme de l’allocation de res­sources des éta­blis­se­ments de san­té), pré­sen­ta­tion des grandes lignes de la réforme », p. 27. Document réa­li­sé par toute l’équipe de la Mission T2A sous la coor­di­na­tion de Christophe Andréoletti.[]
  4. « Violation du secret médi­cal : des sous-trai­tants pri­vés ont accès aux dos­siers des patients dans les hôpi­taux », Le Canard enchaî­né, 2 octobre 2013.[]
  5. Intervention du Docteur Jean-Jacques Tanquerel, GLIERES, 1er juin 2014.[]
  6. Témoignage d’un ancien consul­tant pour Altao et du Docteur Tanquerel, docu­men­taire « Cash inves­ti­ga­tion – Santé : la loi du mar­ché », dif­fu­sé sur France 2 en 2015.[]
  7. https://www.cnil.fr/sites/default/files/typo/document/D2013-037_MED_CH_ST_MALO.pdf[]
  8. http://www.snphar.com/data/upload/files/plainte%20penale%2001_10_13.pdf.pdf[]
  9. « Le Havre : une infir­mière de l’hôpital se sui­cide, après avoir mis en cause ses condi­tions de tra­vail dans une lettre », France Info.fr, juin 2016.[]
  10. « Burn-out des pro­fes­sion­nels de san­té : « Si nous aban­don­nons, qui va nous rem­pla­cer ? »20 minutes, février 2014.[]
  11. « Internes en méde­cine : Gardes, Astreintes et Temps de tra­vail », étude de l’ISNIH. 2012–2013.[]
  12. https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000030295642&categorieLien=id[]
  13. Cité dans La Tribune, 28 avril 2009, page 2.[]
  14. « Réforme hos­pi­ta­lière : le décret est publié, feu vert pour les GHT », Le Quotidien du Médecin, mars 2016.[]
  15. « Hôpitaux. La refonte cas­se­ra bien plus que des vitres »Humanité dimanche, juin 2016.[]
  16. « 22.000 postes sup­pri­més dans les hôpi­taux d’ici fin 2017 », L’Obs, mars 2015.[]
  17. « Les coti­sa­tions sociales en sept ques­tions », entre­tien avec Christine Jakse, Réseau sala­riat, novembre 2015.[]
  18. Voir la ver­sion com­plète ici : https://www.conseil-national.medecin.fr/le-serment-d-hippocrate-1311.[]

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