Gramsci & Pasolini : récit d’une fraternité


Texte inédit pour le site de Ballast — Semaine Pasolini

Deux com­mu­nistes, tous deux Italiens : un phi­lo­sophe théo­ri­cien et un poète cinéaste. L’un connut le cachot ; l’autre les pro­cès, les plaintes, les scan­dales et la mort vio­lente. Pasolini reven­di­qua à l’en­vi l’hé­ri­tage de Gramsci : retour sur un com­pa­gno­nage. ☰ Par Émile Carme


Il pleut.

Quelques voi­tures sont sta­tion­nées devant l’en­ceinte du cimi­te­ro acat­to­li­co di Roma le cime­tière non catho­lique, c’est-à-dire pro­tes­tant, de la capi­tale ita­lienne. La nuit tombe de tout son poids gris. Antonio Gramsci repose ici, quelque part dans l’une de ces allées. L’humidité colore la végé­ta­tion au gré de ses envies le vert perd de sa cru­di­té, tire au tur­quoise. Un chat che­mine sur les gra­viers, félin souple entre les morts illustres ; des tou­ristes se dis­persent sous leur para­pluie. La tombe est là : des pots de fleurs sur la terre, un arbuste, une stèle por­tant son nom et une urne rec­tan­gu­laire. 1891–1937. Une célèbre pho­to­gra­phie donne à voir Pier Paolo Pasolini debout face à celle-ci, dans un imper­méable clair, le che­veu sombre et soi­gné, les sou­liers cirés elle fut prise en 1970, cinq ans avant son assas­si­nat près de la plage d’Ostie, non loin de Rome.

La révolution terrienne

« La nuit tombe de tout son poids gris. Antonio Gramsci repose ici. »

Gramsci, sept lettres pour un mau­dit. Il n’é­tait d’au­cune race, disait-il, mais son cœur bat­tait en ita­lien. Bossu, ché­tif, l’en­fant de Sardaigne qui étu­dia la phi­lo­lo­gie et la lin­guis­tique fut l’un des piliers du Parti com­mu­niste d’Italie. Créé en 1921, dans les pas de la vic­to­rieuse révo­lu­tion russe et les gra­vats d’une guerre mon­diale, ce der­nier se don­nait pour mis­sion de ren­ver­ser le « pou­voir bour­geois » et d’œu­vrer au « rem­pla­ce­ment du sys­tème capi­ta­liste par la ges­tion col­lec­tive de la pro­duc­tion et de la dis­tri­bu­tion1 ». Le Parti se pen­sait comme la pointe avan­cée du pro­lé­ta­riat conscien­ti­sé, l’ou­til des tra­vailleurs per­met­tant accé­der, enfin, à leur éman­ci­pa­tion. Mussolini obtint les pleins pou­voirs un an plus tard : dans son jour­nal L’Ordine Nuovo, Gramsci le décri­vait comme une figure enflée et gro­tesque « qui s’a­muse à éta­ler sa force et à se mas­tur­ber avec des mots2 », comme un « modèle concen­tré du petit-bour­geois ita­lien, enra­gé, féroce, amal­game de tous les déchets lais­sés sur le sol natio­nal3 ». Élu dépu­té, Gramsci fut ensuite arrê­té, en 1926, par les auto­ri­tés fas­cistes Mussolini aurait décla­ré : « Nous devons empê­cher ce cer­veau de fonc­tion­ner pen­dant vingt ans4. » Le bour­reau échoua : c’est sous les bar­reaux que le jour­na­liste devint l’un des plus impor­tants théo­ri­ciens socia­listes du XXe siècle. Gramsci mou­rut peu après sa libé­ra­tion, épui­sé, bri­sé, malade, au terme d’onze années de déten­tion ; il avait alors qua­rante-six ans ; Pasolini, quinze.

C’est en 1948 que le poète dit avoir décou­vert Antonio Gramsci, par sa pen­sée et ses écrits. « Il me per­met­tait de faire le point sur ma situa­tion per­son­nelle5 », confia-t-il à Jean Duflot, dans un livre d’en­tre­tiens. Il put à son contact appro­cher l’im­por­tance de la pay­san­ne­rie dans le pro­ces­sus révo­lu­tion­naire « La réso­nance de Gramsci en moi fut déci­sive6. » Sa vie durant, l’é­cri­vain-cinéaste ne ces­sa de témoi­gner l’at­ta­che­ment qu’il por­tait aux espaces ruraux : il per­ce­vait dans les luttes agri­coles, anciennes, les traits saillants de la jus­tice et de la digni­té ; il en tirait une nos­tal­gie du com­bat et recon­nais­sait que son adhé­sion au PCI, le par­ti de feu Gramsci, fut pro­ba­ble­ment déter­mi­née par ce qu’il vit, jeune, de la résis­tance des pay­sans du Frioul, une région à l’est de l’Italie, contre les pro­prié­taires ter­riens. Face à la mytho­lo­gie ouvrié­riste et urbaine chère à bien des milieux mar­xistes (le glo­rieux Prolétaire d’u­sine, fier de bronze, poing ser­ré, regard rivé sur l’ho­ri­zon ; l’ou­vrier moderne en pos­ses­sion des armes qui « met­tront à mort7 » la bour­geoi­sie, jurait le Manifeste), Pasolini réha­bi­li­ta la figure du pay­san, des gens de la terre et des cam­pagnes. Les faits appuyaient ses affects, pen­sait-il, à voir les sou­bas­se­ments des insur­rec­tions révo­lu­tion­naires du XXe siècle : la Russie, l’Algérie et Cuba s’a­vé­raient des nations agraires bien plus qu’in­dus­trielles. L’Italie, expli­quait-il, non­obs­tant le « déve­lop­pe­ment » à bride abat­tue du néo­ca­pi­ta­lisme, demeu­rait, dans son âme, ses racoins et ses plis, un ter­ri­toire rural. « Peu à peu, avoua-t-il, cet atta­che­ment est deve­nu idéo­lo­gie8 » ; le tiers-monde était à ses yeux encore capable, face au déchaî­ne­ment tech­no­lo­gique et mar­chand, de main­te­nir alerte le bra­sier de la contes­ta­tion — il vouait ain­si à l’Inde comme à la Syrie « un amour de ter­rien irré­duc­tible9 ».

[Mario Giacomelli]

Dans son ouvrage Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte, Karl Marx théo­ri­sa l’im­pos­si­bi­li­té que la pay­san­ne­rie avait à se consti­tuer en tant que classe : « Les pay­sans par­cel­laires consti­tuent une masse énorme dont les membres vivent tous dans la même situa­tion, mais sans être unis les uns aux autres par des rap­ports variés. Leur mode de pro­duc­tion les isole les uns des autres, au lieu de les ame­ner à des rela­tions réci­proques10. » Le pay­san, enra­ci­né dans son sol et sou­mis à la pro­prié­té indi­vi­duelle dès lors qu’il est pro­prié­taire, se ral­lie aux puis­sants et aux forces de l’an­cien monde. « L’influence poli­tique des pay­sans par­cel­laires, assu­rait Marx, trouve, par consé­quent, son ultime expres­sion dans la subor­di­na­tion de la socié­té au pou­voir exé­cu­tif11. » Antonio Gramsci esti­mait qu’il n’y a « que deux forces sociales essen­tiel­le­ment natio­nales et por­teuses d’a­ve­nir : le pro­lé­ta­riat et la pay­san­ne­rie12 ». C’est la recon­nais­sance de cette force, comme levier d’af­fran­chis­se­ment, qui sai­sit le jeune Pasolini. Dans son article « La lutte agraire en Italie », publié dans le second volume de ses Écrits poli­tiques, le lea­der du PCI rap­pe­lait l’im­por­tance capi­tale qu’il y avait à lier classe ouvrière et pay­san­ne­rie : « Le pro­blème de la terre, c’est le pro­blème de la révo­lu­tion13 ». Et Gramsci d’ex­hor­ter les com­mu­nistes à ne jamais oublier la place des pay­sans dans la lutte.

Contre l’indépendance

« Les enne­mis de l’é­man­ci­pa­tion aiment à pui­ser, faute de pen­ser, chez leurs enne­mis avec l’as­su­rance satis­faite de qui fait les poches d’un cadavre. »

L’autre élé­ment-force dont Pasolini recon­nut l’in­fluence fut la fonc­tion que Gramsci allouait aux pen­seurs. Grâce à son com­pa­triote empri­son­né, il put appré­hen­der « la posi­tion de l’in­tel­lec­tuel — petit-bour­geois d’o­ri­gine ou d’a­dop­tion — entre le Parti et les masses, véri­table che­ville média­trice des classes14 ». Gramsci légua aux géné­ra­tions sui­vantes nombre de concepts, dont cer­tains pas­sèrent dans le champ lexi­cal poli­tique ordi­naire, au point, comme celui d’« hégé­mo­nie », d’être inves­tis par ceux qu’il eût com­bat­tu de son vivant : la bour­geoi­sie (Nicolas Sarkozy) et la contre-révo­lu­tion (Patrick Buisson, Éric Zemmour) d’au­cuns évo­quèrent même « un gram­scisme de droite ». Un clas­sique : les enne­mis de l’é­man­ci­pa­tion aiment à pui­ser, faute de pen­ser, chez leurs enne­mis avec l’as­su­rance satis­faite de qui fait les poches d’un cadavre. Passons. « Guerre de posi­tion », « césa­risme », « socié­té civile », « bloc his­to­rique », « sens com­mun », « jour­na­lisme inté­gral », « intel­lec­tuel orga­nique »… Autant de notions à même de ravi­tailler la pen­sée cri­tique et, dans le cas de Pasolini, de struc­tu­rer sa posi­tion dans l’es­pace social. Gramsci esti­mait, dans ses Cahiers de pri­son, que tout homme même le plus « manuel »  fait usage de son intel­lect et qu’il n’existe dès lors pas de « non-intel­lec­tuels ». L’intellectuel n’est pas un être éthé­ré, pro­duc­teur hors-sol d’in­for­ma­tions théo­riques, flot­tant dans quelque ciel des idées par son seul savoir ; il est par­tie pre­nante des flux his­to­riques, éco­no­miques et sociaux. L’intellectuel, avan­çait Gramsci, doit « se mêler acti­ve­ment à la vie pra­tique, comme un construc­teur, un orga­ni­sa­teur, un per­sua­deur per­ma­nent15 ».

L’intellectuel gram­scien tra­vaille à la révo­lu­tion : pas seule­ment par la parole en la sou­te­nant, en l’ap­pe­lant de ses vœux , mais par l’im­pli­ca­tion per­son­nelle, logis­tique, pra­tique. Il n’est pas seule­ment un « allié », il ne pro­digue pas ses conseils à dis­tance, un pied dedans et l’autre à l’a­bri, choyant son recul, arguant l’am­pli­tude ; il ne redoute pas l’empiétement de son « indé­pen­dance », plonge les mains dans le cam­bouis du Parti, tient sa place, son poste — des décen­nies plus tard, le phi­lo­sophe Daniel Bensaïd raille­ra la figure de « l’é­ter­nel franc-tireur, qui se croit libre sous pré­texte qu’il fait cava­lier seul16 ». Pasolini se mon­tra moins tran­ché : il assu­ma sa posi­tion de « com­pa­gnon de route » du Parti (tout en ayant été exclu, du fait de ses rela­tions homo­sexuelles, en 1949), esquis­sant une zone moins rigide, plus oblique, à che­val, refu­sant conco­mi­tam­ment le désen­ga­ge­ment boud­dhiste et les pos­tures d’in­dé­pen­dance (« Je n’aime pas non plus la posi­tion de ceux qui se pro­clament (hypo­cri­te­ment) indé­pen­dants17 », lan­ça-t-il dans son article « Contre la ter­reur ») aus­si bien que la mise au pas et la tutelle. Communiste, oui, plei­ne­ment (« Seul le com­mu­nisme est en mesure de four­nir une nou­velle vraie culture18 », esti­mait-il dans sa jeu­nesse), mais sans avoir de comptes à rendre aux ins­tances et aux auto­ri­tés par­ti­daires. Dans ses entre­tiens avec Jean Duflot, parus en 1970, Pasolini rap­pe­la qu’il avait tou­jours été un mar­xiste cri­tique, « extrê­me­ment cri­tique à l’é­gard des com­mu­nistes offi­ciels, par­ti­cu­liè­re­ment à l’é­gard du PCI ». Il mul­ti­plia ain­si les adver­saires, de tous bords, et les fronts poli­tiques et idéo­lo­giques, tenant à sou­li­gner qu’il appar­te­nait à « une mino­ri­té située en dehors du Parti, depuis [s]on pre­mier ouvrage de poé­sie, Les Cendres de Gramsci19. » L’un des bio­graphes de Pasolini, Enzo Siciliano, fera men­tion des rap­ports « incer­tains, secrè­te­ment hos­tiles20 » entre l’ar­tiste et l’or­ga­ni­sa­tion mili­tante même si, dans ses Écrits cor­saires, le pre­mier dit de la seconde qu’elle était un pays propre au sein d’un autre, sale, un espace huma­niste et intel­li­gent encer­clé par la bêtise et la consom­ma­tion. En sep­tembre 1975, peu avant son assas­si­nat, il ébau­cha dans ses Lettres luthé­riennes un pro­jet de réforme poli­tique, tou­chant prin­ci­pa­le­ment à l’é­du­ca­tion et la culture, et, le même mois, par­ti­ci­pa à la Fédération des jeunes du PCI.

[Mario Giacomelli]

Dans une inter­view à laquelle il avait répon­du en 1966, en vers, Pasolini énon­çait la place pri­vi­lé­giée qu’il accor­dait à l’ac­tion. Jeter son corps dans la lutte. Mesurer la valeur d’une poé­sie à l’aune du mou­ve­ment. Son affec­tion pour les figures du Christ de saint Paul, bien qu’il fût athée, a sans doute par­tie liée avec cet impé­ra­tif de pen­sée-action : leur Verbe vou­lait l’é­lan ; leurs voix ouvrirent leur temps. Quelques mois avant sa mort, il déco­cha ses der­nières flèches, comme il le fit toute sa vie, dans une tri­bune mena­çante, qui, selon cer­tains, serait à l’o­ri­gine de son exé­cu­tion : « Je le sais parce que je suis un intel­lec­tuel, un écri­vain, qui s’ef­force de suivre tout ce qui se passe, de connaître tout ce que l’on écrit à ce pro­pos, d’i­ma­gi­ner tout ce que l’on ne sait pas ou que l’on tait ; qui met en rela­tion des faits même éloi­gnés, qui ras­semble les mor­ceaux désor­ga­ni­sés et frag­men­taires de toute une situa­tion poli­tique cohé­rente et qui réta­blit la logique là où semblent régner l’ar­bi­traire, la folie et le mys­tère21. » Trop artiste pour être fin orga­ni­sa­teur, sans doute, trop poète pour être homme d’ap­pa­reil, cer­tai­ne­ment, trop grand brû­lé pour être grand stra­tège, bien sûr, trop seul pour être bon sol­dat, à l’é­vi­dence, Pasolini n’en empoi­gna pas moins son temps au col. Gramsci jurait haïr les indif­fé­rents, les exté­rieurs à la Cité, les froids témoins pieds au bal­con et les assis dans leurs tours tout d’i­voire pla­quées ; « un homme, écri­vit-il, ne peut vivre véri­ta­ble­ment sans être citoyen et sans résis­ter22 ». Contre l’in­no­cence comme refuge, Gramsci récla­mait des comptes à cha­cun ; Pier Paolo Pasolini, à n’en pas dou­ter, fit hon­neur à son aïeul : quelques heures avant de tom­ber, le corps écor­ché sous la nuit, il confiait lors d’un entre­tien : « Le refus a tou­jours consti­tué un geste essen­tiel. […] Le petit nombre d’hommes qui ont fait l’Histoire sont ceux qui ont dit non, jamais les cour­ti­sans et les valets des car­di­naux. Pour être effi­cace, le refus doit être grand23 ».

Des cendres et un chiffon

« Trop artiste pour être fin orga­ni­sa­teur, sans doute, trop poète pour être homme d’ap­pa­reil, cer­tai­ne­ment, trop grand brû­lé pour être grand stra­tège, bien sûr, trop seul pour être bon sol­dat, à l’évidence. »

L’ouvrage Le Ceneri di Gramsci parut treize années avant que le poète ne se fît pho­to­gra­phier devant la tombe du phi­lo­sophe mar­xiste. « Un chif­fon rouge, comme celui / noué au cou des par­ti­sans / et, près de l’urne, sur le sol cen­dré, / deux géra­niums, d’un rouge dif­fé­rent. / Te voi­ci donc, ban­ni, en ta grâce sévère, / non catho­lique, enre­gis­tré par­mi ces morts / étran­gers24 ». On aura recon­nu la des­crip­tion de la tombe. L’esprit du phi­lo­sophe, notait-il, demeure sur terre auprès des gens libres. Pasolini s’a­dres­sa direc­te­ment à Gramsci, le tutoyant, lui confiant la ten­sion qui l’ha­bi­tait : l’a­mour de ce monde qu’il haïs­sait. La vie, dehors, à l’ex­té­rieur des enceintes de ce cime­tière, n’é­tait que « sur­vie ». Dans d’autres vers qui com­posent ce recueil, Pasolini revint sur son enfance  les murs de chaux, les olives que l’on ven­dait, les gosses aux culottes abî­mées, le bourg sous le vent. Plus loin, il avan­çait que Marx et Gramsci « vivaient dans le vif de [s]es expé­riences ». Paysages et sen­ti­ments se frottent, s’es­quintent, s’en­châssent joie et désert, rives et bles­sure. Et, pour clore le livre, il loro ros­so strac­cio di spe­ran­za : « leur rouge chif­fon d’es­pé­rance ». Dans un appen­dice, paru en guise d’in­tro­duc­tion à son antho­lo­gie Poesie, il pré­ci­sa : « Ce qui me pous­sa à deve­nir com­mu­niste, ce fut une lutte de jour­na­liers friou­lans contre de grands pro­prié­taires ter­riens, sitôt la guerre ache­vée […]. Je fus du côté des jour­na­liers. Puis je me mis à lire Marx et Gramsci25. »

Moins expli­ci­te­ment énon­cée, une incli­na­tion com­mune au réa­lisme se détache de l’œuvre des deux hommes : dans ses Cahiers de pri­son, Gramsci exhor­tait à voir le pré­sent tel qu’il est ; dans ses Lettres luthé­riennes, Pasolini assu­rait qu’il « faut tou­jours par­ler et agir en fonc­tion du concret26 » et ne jamais deve­nir l’« enne­mi de la réa­li­té27 ». Une méfiance à l’en­droit d’un mar­xisme à qui l’on nie­rait toute plas­ti­ci­té, aus­si : Gramsci n’en­ten­dait pas consen­tir à l’en­tiè­re­té du cahier des charges du révo­lu­tion­naire alle­mand et poin­tait le posi­ti­visme28 dog­ma­tique et l’ob­ses­sion des « stades de déve­lop­pe­ment » de cer­taines franges marxistes29 ; Pasolini reje­tait « l’illu­sion du temps » mar­xiste (qu’il com­pa­rait, en des termes simi­laires à ceux de Camus dans L’Homme révol­té, à une vision bour­geoise du monde), comme si l’a­ve­nir était, par quelque loi méca­nique, por­teur de pro­grès. Notons, enfin, un fort pen­chant par­ta­gé à se méfier du seul prisme éco­no­mique et à tenir la culture pour déter­mi­nante (même si Gramsci sous-esti­ma l’im­pact à venir de la com­mu­ni­ca­tion « par­lée », quand Pasolini mar­te­la son rejet de la télé­vi­sion comme dis­po­si­tif d’embrigadement).

*

Antonio Gramsci osait rêver d’une « socié­té réglée », le com­mu­nisme enten­du, chez lui, comme la liber­té par l’hu­ma­ni­té gagnée —, dans un futur plus ou moins chif­frable ; Pasolini étouf­fait, à la fin de sa vie, sous « l’en­fer » de ce pré­sent mar­chand, la vue voi­lée par la mélan­co­lie et la nos­tal­gie d’un monde per­du. L’un mou­rut dans sa qua­trième décen­nie ; l’autre dans la sui­vante. L’un connut le cachot ; l’autre les pro­cès, les plaintes, les scan­dales et la mort vio­lente. Mais les morts vivent tant que les vivants saluent les morts. La pluie conti­nue de tom­ber sur la tombe. Le cime­tière ferme ses portes. Dehors, Rome bruit, voi­tures et pas­sants filant dans le siècle hagard.


Photographie de ban­nière : Pasolini devant la tombe de Gramsci, en 1970 (DR)
Photographie de vignette : Mario Giacomelli


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  1. « Thèses sur la tac­tique du Parti com­mu­niste d’Italie », Amadeo Bordiga et Umberto Terracini, jan­vier 1922.
  2. A. Gramsci, Écrits poli­tiques, tome II, « Subversion réac­tion­naire », Gallimard, 1975, p. 125.
  3. A. Gramsci, L’Ordine Nuovo, n° 1, mars 1924 (tra­duc­tion pour le pré­sent article : Luis Dapelo).
  4. « Per vent’anni dob­bia­mo impe­dire a ques­to cer­vel­lo di fun­zio­nare », voir G. Fiori, Vita di Antonio Gramsci, Laterza, 2003.
  5. Entretiens avec Pier Paolo Pasolini, avec Jean Duflot, Pierre Belfond, 1970, p. 20.
  6. Ibid.
  7. Marx & Engels, Manifeste du Parti com­mu­niste, Librio, 2007, p. 34.
  8. Entretiens avec Pier Paolo Pasolini, avec Jean Duflot, op. cit., p. 22.
  9. Ibid.
  10. K. Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, GF Flammarion, 2007, p. 190.
  11. Ibid., p. 191.
  12. A. Gramsci, « La lutte agraire en Italie », octobre 1926.
  13. A. Gramsci, Écrits poli­tiques, tome II, op. cit, p. 159.
  14. Entretiens avec Pier Paolo Pasolini, avec Jean Duflot, op. cit., p. 20.
  15. Troisième sec­tion du dou­zième cahier des Cahiers de pri­son, tome III, Gallimard.
  16. D. Bensaïd, Une lente impa­tience, Stock, 2004, p. 26.
  17. P. P. Pasolini, « Contre la ter­reur », Contre la télé­vi­sion et autres textes sur la poli­tique et la socié­té, Les Solitaires intem­pes­tifs, 2003, p. 60.
  18. P. P. Pasolini, dans Libertà, 26 jan­vier 1947.
  19. Entretiens avec Pier Paolo Pasolini, avec Jean Duflot, op. cit., p. 83.
  20. E. Siciliano, Pasolini, une vie, Éditions de la dif­fé­rence, 1984, p. 404.
  21. P. P. Pasolini, « Le roman des mas­sacres », Corriere del­la sera, 14 novembre 1974.
  22. A. Gramsci, Pourquoi je hais l’indifférence, Payot Rivages, 2012, p. 55.
  23. P. P. Pasolini, Colombo & Ferretti, L’Ultima inter­vis­ta di Pasolini, Allia, 2014, p. 9.
  24.  P. P. Pasolini, Poésies, Nrf Gallimard, 2009, p. 25.
  25. Ibid., pp. 296–297.
  26. P. P. Pasolini, Lettres luthé­riennes, Seuil, 2000, p. 21.
  27. Ibid., p. 12.
  28. Qui, rap­pe­lons-le en deux mots, étu­die phi­lo­so­phi­que­ment l’his­toire du monde par « états », étapes et marches de pro­gres­sion, afin d’en pro­po­ser une hié­rar­chie et, sur­tout, une fina­li­té.
  29. Condamnant comme « arrié­rées » les socié­tés pré-capi­ta­listes, c’est-à-dire inaptes à ren­ver­ser la bour­geoi­sie.

REBONDS

☰ Lire notre article « Pasolini, par-delà les détour­ne­ments », Julie Paquette, novembre 2015

Émile Carme

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