Gramsci & Pasolini : récit d'une fraternité

27 novembre 2015


Texte inédit pour le site de Ballast — Semaine Pasolini

Deux com­mu­nistes, tous deux Italiens : un phi­lo­sophe théo­ri­cien et un poète cinéaste. L’un connut le cachot ; l’autre les pro­cès, les plaintes, les scan­dales et la mort vio­lente. Pasolini reven­di­qua à l’en­vi l’hé­ri­tage de Gramsci : retour sur un com­pa­gno­nage. ☰ Par Émile Carme


Il pleut.

Quelques voi­tures sont sta­tion­nées devant l’en­ceinte du cimi­te­ro acat­to­li­co di Roma le cime­tière non catho­lique, c’est-à-dire pro­tes­tant, de la capi­tale ita­lienne. La nuit tombe de tout son poids gris. Antonio Gramsci repose ici, quelque part dans l’une de ces allées. L’humidité colore la végé­ta­tion au gré de ses envies le vert perd de sa cru­di­té, tire au tur­quoise. Un chat che­mine sur les gra­viers, félin souple entre les morts illustres ; des tou­ristes se dis­persent sous leur para­pluie. La tombe est là : des pots de fleurs sur la terre, un arbuste, une stèle por­tant son nom et une urne rec­tan­gu­laire. 1891–1937. Une célèbre pho­to­gra­phie donne à voir Pier Paolo Pasolini debout face à celle-ci, dans un imper­méable clair, le che­veu sombre et soi­gné, les sou­liers cirés elle fut prise en 1970, cinq ans avant son assas­si­nat près de la plage d’Ostie, non loin de Rome.

La révolution terrienne

« La nuit tombe de tout son poids gris. Antonio Gramsci repose ici. »

Gramsci, sept lettres pour un mau­dit. Il n’é­tait d’au­cune race, disait-il, mais son cœur bat­tait en ita­lien. Bossu, ché­tif, l’en­fant de Sardaigne qui étu­dia la phi­lo­lo­gie et la lin­guis­tique fut l’un des piliers du Parti com­mu­niste d’Italie. Créé en 1921, dans les pas de la vic­to­rieuse révo­lu­tion russe et les gra­vats d’une guerre mon­diale, ce der­nier se don­nait pour mis­sion de ren­ver­ser le « pou­voir bour­geois » et d’œu­vrer au « rem­pla­ce­ment du sys­tème capi­ta­liste par la ges­tion col­lec­tive de la pro­duc­tion et de la dis­tri­bu­tion1 ». Le Parti se pen­sait comme la pointe avan­cée du pro­lé­ta­riat conscien­ti­sé, l’ou­til des tra­vailleurs per­met­tant accé­der, enfin, à leur éman­ci­pa­tion. Mussolini obtint les pleins pou­voirs un an plus tard : dans son jour­nal L’Ordine Nuovo, Gramsci le décri­vait comme une figure enflée et gro­tesque « qui s’a­muse à éta­ler sa force et à se mas­tur­ber avec des mots2 », comme un « modèle concen­tré du petit-bour­geois ita­lien, enra­gé, féroce, amal­game de tous les déchets lais­sés sur le sol natio­nal3 ». Élu dépu­té, Gramsci fut ensuite arrê­té, en 1926, par les auto­ri­tés fas­cistes Mussolini aurait décla­ré : « Nous devons empê­cher ce cer­veau de fonc­tion­ner pen­dant vingt ans4. » Le bour­reau échoua : c’est sous les bar­reaux que le jour­na­liste devint l’un des plus impor­tants théo­ri­ciens socia­listes du XXe siècle. Gramsci mou­rut peu après sa libé­ra­tion, épui­sé, bri­sé, malade, au terme d’onze années de déten­tion ; il avait alors qua­rante-six ans ; Pasolini, quinze.

C’est en 1948 que le poète dit avoir décou­vert Antonio Gramsci, par sa pen­sée et ses écrits. « Il me per­met­tait de faire le point sur ma situa­tion per­son­nelle5 », confia-t-il à Jean Duflot, dans un livre d’en­tre­tiens. Il put à son contact appro­cher l’im­por­tance de la pay­san­ne­rie dans le pro­ces­sus révo­lu­tion­naire « La réso­nance de Gramsci en moi fut déci­sive6. » Sa vie durant, l’é­cri­vain-cinéaste ne ces­sa de témoi­gner l’at­ta­che­ment qu’il por­tait aux espaces ruraux : il per­ce­vait dans les luttes agri­coles, anciennes, les traits saillants de la jus­tice et de la digni­té ; il en tirait une nos­tal­gie du com­bat et recon­nais­sait que son adhé­sion au PCI, le par­ti de feu Gramsci, fut pro­ba­ble­ment déter­mi­née par ce qu’il vit, jeune, de la résis­tance des pay­sans du Frioul, une région à l’est de l’Italie, contre les pro­prié­taires ter­riens. Face à la mytho­lo­gie ouvrié­riste et urbaine chère à bien des milieux mar­xistes (le glo­rieux Prolétaire d’u­sine, fier de bronze, poing ser­ré, regard rivé sur l’ho­ri­zon ; l’ou­vrier moderne en pos­ses­sion des armes qui « met­tront à mort7 » la bour­geoi­sie, jurait le Manifeste), Pasolini réha­bi­li­ta la figure du pay­san, des gens de la terre et des cam­pagnes. Les faits appuyaient ses affects, pen­sait-il, à voir les sou­bas­se­ments des insur­rec­tions révo­lu­tion­naires du XXe siècle : la Russie, l’Algérie et Cuba s’a­vé­raient des nations agraires bien plus qu’in­dus­trielles. L’Italie, expli­quait-il, non­obs­tant le « déve­lop­pe­ment » à bride abat­tue du néo­ca­pi­ta­lisme, demeu­rait, dans son âme, ses racoins et ses plis, un ter­ri­toire rural. « Peu à peu, avoua-t-il, cet atta­che­ment est deve­nu idéo­lo­gie8 » ; le tiers-monde était à ses yeux encore capable, face au déchaî­ne­ment tech­no­lo­gique et mar­chand, de main­te­nir alerte le bra­sier de la contes­ta­tion — il vouait ain­si à l’Inde comme à la Syrie « un amour de ter­rien irré­duc­tible9 ».

[Mario Giacomelli]

Dans son ouvrage Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte, Karl Marx théo­ri­sa l’im­pos­si­bi­li­té que la pay­san­ne­rie avait à se consti­tuer en tant que classe : « Les pay­sans par­cel­laires consti­tuent une masse énorme dont les membres vivent tous dans la même situa­tion, mais sans être unis les uns aux autres par des rap­ports variés. Leur mode de pro­duc­tion les isole les uns des autres, au lieu de les ame­ner à des rela­tions réci­proques10. » Le pay­san, enra­ci­né dans son sol et sou­mis à la pro­prié­té indi­vi­duelle dès lors qu’il est pro­prié­taire, se ral­lie aux puis­sants et aux forces de l’an­cien monde. « L’influence poli­tique des pay­sans par­cel­laires, assu­rait Marx, trouve, par consé­quent, son ultime expres­sion dans la subor­di­na­tion de la socié­té au pou­voir exé­cu­tif11. » Antonio Gramsci esti­mait qu’il n’y a « que deux forces sociales essen­tiel­le­ment natio­nales et por­teuses d’a­ve­nir : le pro­lé­ta­riat et la pay­san­ne­rie12 ». C’est la recon­nais­sance de cette force, comme levier d’af­fran­chis­se­ment, qui sai­sit le jeune Pasolini. Dans son article « La lutte agraire en Italie », publié dans le second volume de ses Écrits poli­tiques, le lea­der du PCI rap­pe­lait l’im­por­tance capi­tale qu’il y avait à lier classe ouvrière et pay­san­ne­rie : « Le pro­blème de la terre, c’est le pro­blème de la révo­lu­tion13 ». Et Gramsci d’ex­hor­ter les com­mu­nistes à ne jamais oublier la place des pay­sans dans la lutte.

Contre l’indépendance

« Les enne­mis de l’é­man­ci­pa­tion aiment à pui­ser, faute de pen­ser, chez leurs enne­mis avec l’as­su­rance satis­faite de qui fait les poches d’un cadavre. »

L’autre élé­ment-force dont Pasolini recon­nut l’in­fluence fut la fonc­tion que Gramsci allouait aux pen­seurs. Grâce à son com­pa­triote empri­son­né, il put appré­hen­der « la posi­tion de l’in­tel­lec­tuel — petit-bour­geois d’o­ri­gine ou d’a­dop­tion — entre le Parti et les masses, véri­table che­ville média­trice des classes14 ». Gramsci légua aux géné­ra­tions sui­vantes nombre de concepts, dont cer­tains pas­sèrent dans le champ lexi­cal poli­tique ordi­naire, au point, comme celui d’« hégé­mo­nie », d’être inves­tis par ceux qu’il eût com­bat­tu de son vivant : la bour­geoi­sie (Nicolas Sarkozy) et la contre-révo­lu­tion (Patrick Buisson, Éric Zemmour) d’au­cuns évo­quèrent même « un gram­scisme de droite ». Un clas­sique : les enne­mis de l’é­man­ci­pa­tion aiment à pui­ser, faute de pen­ser, chez leurs enne­mis avec l’as­su­rance satis­faite de qui fait les poches d’un cadavre. Passons. « Guerre de posi­tion », « césa­risme », « socié­té civile », « bloc his­to­rique », « sens com­mun », « jour­na­lisme inté­gral », « intel­lec­tuel orga­nique »… Autant de notions à même de ravi­tailler la pen­sée cri­tique et, dans le cas de Pasolini, de struc­tu­rer sa posi­tion dans l’es­pace social. Gramsci esti­mait, dans ses Cahiers de pri­son, que tout homme même le plus « manuel »  fait usage de son intel­lect et qu’il n’existe dès lors pas de « non-intel­lec­tuels ». L’intellectuel n’est pas un être éthé­ré, pro­duc­teur hors-sol d’in­for­ma­tions théo­riques, flot­tant dans quelque ciel des idées par son seul savoir ; il est par­tie pre­nante des flux his­to­riques, éco­no­miques et sociaux. L’intellectuel, avan­çait Gramsci, doit « se mêler acti­ve­ment à la vie pra­tique, comme un construc­teur, un orga­ni­sa­teur, un per­sua­deur per­ma­nent15 ».

L’intellectuel gram­scien tra­vaille à la révo­lu­tion : pas seule­ment par la parole en la sou­te­nant, en l’ap­pe­lant de ses vœux , mais par l’im­pli­ca­tion per­son­nelle, logis­tique, pra­tique. Il n’est pas seule­ment un « allié », il ne pro­digue pas ses conseils à dis­tance, un pied dedans et l’autre à l’a­bri, choyant son recul, arguant l’am­pli­tude ; il ne redoute pas l’empiétement de son « indé­pen­dance », plonge les mains dans le cam­bouis du Parti, tient sa place, son poste — des décen­nies plus tard, le phi­lo­sophe Daniel Bensaïd raille­ra la figure de « l’é­ter­nel franc-tireur, qui se croit libre sous pré­texte qu’il fait cava­lier seul16 ». Pasolini se mon­tra moins tran­ché : il assu­ma sa posi­tion de « com­pa­gnon de route » du Parti (tout en ayant été exclu, du fait de ses rela­tions homo­sexuelles, en 1949), esquis­sant une zone moins rigide, plus oblique, à che­val, refu­sant conco­mi­tam­ment le désen­ga­ge­ment boud­dhiste et les pos­tures d’in­dé­pen­dance (« Je n’aime pas non plus la posi­tion de ceux qui se pro­clament (hypo­cri­te­ment) indé­pen­dants17 », lan­ça-t-il dans son article « Contre la ter­reur ») aus­si bien que la mise au pas et la tutelle. Communiste, oui, plei­ne­ment (« Seul le com­mu­nisme est en mesure de four­nir une nou­velle vraie culture18 », esti­mait-il dans sa jeu­nesse), mais sans avoir de comptes à rendre aux ins­tances et aux auto­ri­tés par­ti­daires. Dans ses entre­tiens avec Jean Duflot, parus en 1970, Pasolini rap­pe­la qu’il avait tou­jours été un mar­xiste cri­tique, « extrê­me­ment cri­tique à l’é­gard des com­mu­nistes offi­ciels, par­ti­cu­liè­re­ment à l’é­gard du PCI ». Il mul­ti­plia ain­si les adver­saires, de tous bords, et les fronts poli­tiques et idéo­lo­giques, tenant à sou­li­gner qu’il appar­te­nait à « une mino­ri­té située en dehors du Parti, depuis [s]on pre­mier ouvrage de poé­sie, Les Cendres de Gramsci19. » L’un des bio­graphes de Pasolini, Enzo Siciliano, fera men­tion des rap­ports « incer­tains, secrè­te­ment hos­tiles20 » entre l’ar­tiste et l’or­ga­ni­sa­tion mili­tante même si, dans ses Écrits cor­saires, le pre­mier dit de la seconde qu’elle était un pays propre au sein d’un autre, sale, un espace huma­niste et intel­li­gent encer­clé par la bêtise et la consom­ma­tion. En sep­tembre 1975, peu avant son assas­si­nat, il ébau­cha dans ses Lettres luthé­riennes un pro­jet de réforme poli­tique, tou­chant prin­ci­pa­le­ment à l’é­du­ca­tion et la culture, et, le même mois, par­ti­ci­pa à la Fédération des jeunes du PCI.

[Mario Giacomelli]

Dans une inter­view à laquelle il avait répon­du en 1966, en vers, Pasolini énon­çait la place pri­vi­lé­giée qu’il accor­dait à l’ac­tion. Jeter son corps dans la lutte. Mesurer la valeur d’une poé­sie à l’aune du mou­ve­ment. Son affec­tion pour les figures du Christ de saint Paul, bien qu’il fût athée, a sans doute par­tie liée avec cet impé­ra­tif de pen­sée-action : leur Verbe vou­lait l’é­lan ; leurs voix ouvrirent leur temps. Quelques mois avant sa mort, il déco­cha ses der­nières flèches, comme il le fit toute sa vie, dans une tri­bune mena­çante, qui, selon cer­tains, serait à l’o­ri­gine de son exé­cu­tion : « Je le sais parce que je suis un intel­lec­tuel, un écri­vain, qui s’ef­force de suivre tout ce qui se passe, de connaître tout ce que l’on écrit à ce pro­pos, d’i­ma­gi­ner tout ce que l’on ne sait pas ou que l’on tait ; qui met en rela­tion des faits même éloi­gnés, qui ras­semble les mor­ceaux désor­ga­ni­sés et frag­men­taires de toute une situa­tion poli­tique cohé­rente et qui réta­blit la logique là où semblent régner l’ar­bi­traire, la folie et le mys­tère21. » Trop artiste pour être fin orga­ni­sa­teur, sans doute, trop poète pour être homme d’ap­pa­reil, cer­tai­ne­ment, trop grand brû­lé pour être grand stra­tège, bien sûr, trop seul pour être bon sol­dat, à l’é­vi­dence, Pasolini n’en empoi­gna pas moins son temps au col. Gramsci jurait haïr les indif­fé­rents, les exté­rieurs à la Cité, les froids témoins pieds au bal­con et les assis dans leurs tours tout d’i­voire pla­quées ; « un homme, écri­vit-il, ne peut vivre véri­ta­ble­ment sans être citoyen et sans résis­ter22 ». Contre l’in­no­cence comme refuge, Gramsci récla­mait des comptes à cha­cun ; Pier Paolo Pasolini, à n’en pas dou­ter, fit hon­neur à son aïeul : quelques heures avant de tom­ber, le corps écor­ché sous la nuit, il confiait lors d’un entre­tien : « Le refus a tou­jours consti­tué un geste essen­tiel. […] Le petit nombre d’hommes qui ont fait l’Histoire sont ceux qui ont dit non, jamais les cour­ti­sans et les valets des car­di­naux. Pour être effi­cace, le refus doit être grand23 ».

Des cendres et un chiffon

« Trop artiste pour être fin orga­ni­sa­teur, sans doute, trop poète pour être homme d’ap­pa­reil, cer­tai­ne­ment, trop grand brû­lé pour être grand stra­tège, bien sûr, trop seul pour être bon sol­dat, à l’évidence. »

L’ouvrage Le Ceneri di Gramsci parut treize années avant que le poète ne se fît pho­to­gra­phier devant la tombe du phi­lo­sophe mar­xiste. « Un chif­fon rouge, comme celui / noué au cou des par­ti­sans / et, près de l’urne, sur le sol cen­dré, / deux géra­niums, d’un rouge dif­fé­rent. / Te voi­ci donc, ban­ni, en ta grâce sévère, / non catho­lique, enre­gis­tré par­mi ces morts / étran­gers24 ». On aura recon­nu la des­crip­tion de la tombe. L’esprit du phi­lo­sophe, notait-il, demeure sur terre auprès des gens libres. Pasolini s’a­dres­sa direc­te­ment à Gramsci, le tutoyant, lui confiant la ten­sion qui l’ha­bi­tait : l’a­mour de ce monde qu’il haïs­sait. La vie, dehors, à l’ex­té­rieur des enceintes de ce cime­tière, n’é­tait que « sur­vie ». Dans d’autres vers qui com­posent ce recueil, Pasolini revint sur son enfance  les murs de chaux, les olives que l’on ven­dait, les gosses aux culottes abî­mées, le bourg sous le vent. Plus loin, il avan­çait que Marx et Gramsci « vivaient dans le vif de [s]es expé­riences ». Paysages et sen­ti­ments se frottent, s’es­quintent, s’en­châssent joie et désert, rives et bles­sure. Et, pour clore le livre, il loro ros­so strac­cio di spe­ran­za : « leur rouge chif­fon d’es­pé­rance ». Dans un appen­dice, paru en guise d’in­tro­duc­tion à son antho­lo­gie Poesie, il pré­ci­sa : « Ce qui me pous­sa à deve­nir com­mu­niste, ce fut une lutte de jour­na­liers friou­lans contre de grands pro­prié­taires ter­riens, sitôt la guerre ache­vée […]. Je fus du côté des jour­na­liers. Puis je me mis à lire Marx et Gramsci25. »

Moins expli­ci­te­ment énon­cée, une incli­na­tion com­mune au réa­lisme se détache de l’œuvre des deux hommes : dans ses Cahiers de pri­son, Gramsci exhor­tait à voir le pré­sent tel qu’il est ; dans ses Lettres luthé­riennes, Pasolini assu­rait qu’il « faut tou­jours par­ler et agir en fonc­tion du concret26 » et ne jamais deve­nir l’« enne­mi de la réa­li­té27 ». Une méfiance à l’en­droit d’un mar­xisme à qui l’on nie­rait toute plas­ti­ci­té, aus­si : Gramsci n’en­ten­dait pas consen­tir à l’en­tiè­re­té du cahier des charges du révo­lu­tion­naire alle­mand et poin­tait le posi­ti­visme28 dog­ma­tique et l’ob­ses­sion des « stades de déve­lop­pe­ment » de cer­taines franges mar­xistes29 ; Pasolini reje­tait « l’illu­sion du temps » mar­xiste (qu’il com­pa­rait, en des termes simi­laires à ceux de Camus dans L’Homme révol­té, à une vision bour­geoise du monde), comme si l’a­ve­nir était, par quelque loi méca­nique, por­teur de pro­grès. Notons, enfin, un fort pen­chant par­ta­gé à se méfier du seul prisme éco­no­mique et à tenir la culture pour déter­mi­nante (même si Gramsci sous-esti­ma l’im­pact à venir de la com­mu­ni­ca­tion « par­lée », quand Pasolini mar­te­la son rejet de la télé­vi­sion comme dis­po­si­tif d’embrigadement).

*

Antonio Gramsci osait rêver d’une « socié­té réglée », le com­mu­nisme enten­du, chez lui, comme la liber­té par l’hu­ma­ni­té gagnée —, dans un futur plus ou moins chif­frable ; Pasolini étouf­fait, à la fin de sa vie, sous « l’en­fer » de ce pré­sent mar­chand, la vue voi­lée par la mélan­co­lie et la nos­tal­gie d’un monde per­du. L’un mou­rut dans sa qua­trième décen­nie ; l’autre dans la sui­vante. L’un connut le cachot ; l’autre les pro­cès, les plaintes, les scan­dales et la mort vio­lente. Mais les morts vivent tant que les vivants saluent les morts. La pluie conti­nue de tom­ber sur la tombe. Le cime­tière ferme ses portes. Dehors, Rome bruit, voi­tures et pas­sants filant dans le siècle hagard.


Photographie de ban­nière : Pasolini devant la tombe de Gramsci, en 1970 (DR)
Photographie de vignette : Mario Giacomelli


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  1. « Thèses sur la tac­tique du Parti com­mu­niste d’Italie », Amadeo Bordiga et Umberto Terracini, jan­vier 1922.[]
  2. A. Gramsci, Écrits poli­tiques, tome II, « Subversion réac­tion­naire », Gallimard, 1975, p. 125.[]
  3. A. Gramsci, L’Ordine Nuovo, n° 1, mars 1924 (tra­duc­tion pour le pré­sent article : Luis Dapelo).[]
  4. « Per vent’anni dob­bia­mo impe­dire a ques­to cer­vel­lo di fun­zio­nare », voir G. Fiori, Vita di Antonio Gramsci, Laterza, 2003.[]
  5. Entretiens avec Pier Paolo Pasolini, avec Jean Duflot, Pierre Belfond, 1970, p. 20.[]
  6. Ibid.[]
  7. Marx & Engels, Manifeste du Parti com­mu­niste, Librio, 2007, p. 34.[]
  8. Entretiens avec Pier Paolo Pasolini, avec Jean Duflot, op. cit., p. 22.[]
  9. Ibid.[]
  10. K. Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, GF Flammarion, 2007, p. 190.[]
  11. Ibid., p. 191.[]
  12. A. Gramsci, « La lutte agraire en Italie », octobre 1926.[]
  13. A. Gramsci, Écrits poli­tiques, tome II, op. cit, p. 159.[]
  14. Entretiens avec Pier Paolo Pasolini, avec Jean Duflot, op. cit., p. 20.[]
  15. Troisième sec­tion du dou­zième cahier des Cahiers de pri­son, tome III, Gallimard.[]
  16. D. Bensaïd, Une lente impa­tience, Stock, 2004, p. 26.[]
  17. P. P. Pasolini, « Contre la ter­reur », Contre la télé­vi­sion et autres textes sur la poli­tique et la socié­té, Les Solitaires intem­pes­tifs, 2003, p. 60.[]
  18. P. P. Pasolini, dans Libertà, 26 jan­vier 1947.[]
  19. Entretiens avec Pier Paolo Pasolini, avec Jean Duflot, op. cit., p. 83.[]
  20. E. Siciliano, Pasolini, une vie, Éditions de la dif­fé­rence, 1984, p. 404.[]
  21. P. P. Pasolini, « Le roman des mas­sacres », Corriere del­la sera, 14 novembre 1974.[]
  22. A. Gramsci, Pourquoi je hais l’indifférence, Payot Rivages, 2012, p. 55.[]
  23. P. P. Pasolini, Colombo & Ferretti, L’Ultima inter­vis­ta di Pasolini, Allia, 2014, p. 9.[]
  24. P. P. Pasolini, Poésies, Nrf Gallimard, 2009, p. 25.[]
  25. Ibid., pp. 296–297.[]
  26. P. P. Pasolini, Lettres luthé­riennes, Seuil, 2000, p. 21.[]
  27. Ibid., p. 12.[]
  28. Qui, rap­pe­lons-le en deux mots, étu­die phi­lo­so­phi­que­ment l’his­toire du monde par « états », étapes et marches de pro­gres­sion, afin d’en pro­po­ser une hié­rar­chie et, sur­tout, une fina­li­té.[]
  29. Condamnant comme « arrié­rées » les socié­tés pré-capi­ta­listes, c’est-à-dire inaptes à ren­ver­ser la bour­geoi­sie.[]

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