Georges Navel, la liberté sous les ongles

13 mai 2021


Texte inédit pour le site de Ballast

« [T]out le sang de la famille était du sang d’u­sine », écrit Georges Navel dans Travaux, son pre­mier livre. Il le révèle comme auteur au sor­tir de la Seconde Guerre mon­diale : il a 41 ans. Son père était manœuvre dans les hauts-four­neaux, sa mère tra­vaillait aux champs et aux bois ; le fils tou­che­ra à tout : manœuvre, ter­ras­sier, ouvrier, cor­rec­teur, api­cul­teur. Ami de Giono, un temps syn­di­ca­liste et toute sa vie sym­pa­thi­sant com­mu­niste liber­taire, l’é­cri­vain qu’il n’é­tait alors pas encore s’é­tait ren­du en Espagne dans l’es­poir d’ap­puyer la révo­lu­tion anti­fas­ciste. Portrait d’une figure de la lit­té­ra­ture pro­lé­ta­rienne. ☰ Par Roméo Bondon


Il faut ima­gi­ner deux hommes à bicy­clette, tou­ristes en appa­rence, tri­mar­deurs en véri­té. Qu’on se garde de confondre.

Nous sommes en 1939 et deux semaines de congés payés ont été octroyées trois années plus tôt aux tra­vailleurs et aux tra­vailleuses du pays. Parmi eux, donc, deux sai­son­niers qui n’en pro­fi­te­ront guère. Ils viennent de « [s’oc­cu­per] les bras au col­ti­nage des cageots de tomates à Cavaillon » et s’ap­prêtent à « cou­per les lavandes d’un pay­san de Saint-Saturnin-d’Apt1 » dans le Luberon tout proche. L’un s’ap­pelle Georges Navel. Il a 35 ans. Leurs pre­miers tours de roue les ont menés en contre­bas des reliefs, à Sault. Ils ont quelques jours devant eux. Dans leur dos se dresse cet amas cal­caire qu’un poète flo­ren­tin a jugé bon de gra­vir un jour d’a­vril 1336 et qu’on nomme mont Ventoux2. Dans le pro­lon­ge­ment de celui-ci, au-devant, une mon­tagne sem­blable, celle de Lure.

« Syndicaliste quelques années, com­mu­niste-liber­taire sa vie durant, son inves­tis­se­ment poli­tique ne fait aucun doute. Mais réduire ses écrits à cela serait pas­ser à côté de la poé­sie qui s’en dégage. »

Deux jours, cela devrait suf­fire pour sai­sir ce qui se trame par là-bas, en un lieu qui fait grand bruit : Contadour. « Balades, pro­me­nades, longues cau­se­ries, j’a­vais vécu deux jours de fêtes3 », se sou­vien­dra Navel. L’endroit avait de quoi intri­guer. Depuis un jour fameux de 1935 où une marche a conduit une cin­quan­taine de per­sonnes à inves­tir le décor des pre­miers romans de Giono — cette mon­tagne de Lure qui est comme la pro­ta­go­niste de Colline ou Un de Baumugnes —, artistes et paci­fistes s’y ren­contrent chaque été et lisent, conversent, écrivent ou sim­ple­ment s’a­breuvent des ciels plus larges qu’offrent les pays de mon­tagne. Un homme allègre fait ciment : il est à la fois peintre et poète, répond au nom de Lucien Jacques. Mais c’est pour la com­pa­gnie d’un autre que beau­coup se pressent à Contadour. Jean Giono fait ici figure de sage, voire de maître, à faire ou à pen­ser, propre à dis­pen­ser ses « leçons de joie4 ». Lorsque Georges et son ami Pierre — « copain de jeu­nesse, de tri­mard5 » — arrivent à Contadour, Giono n’est pas là. La ren­contre se fera plus tard. « J’étais un ami par­mi ses nom­breux amis6 », dira Navel — rien de plus, rien de moins. De cette ami­tié naî­tra une courte pré­face. Le texte qui pré­cède Chacun son royaume, troi­sième des cinq livres de l’au­teur, se conclut ain­si : « Cette patiente recherche du bon­heur qui est le nôtre nous la voyons ici expri­mée avec une bonne foi tran­quille. C’est un tra­vail de héros grec : nous sommes dans les Travaux et les Jours d’un Hésiode syn­di­ca­liste7. » L’expression fait sou­rire. Elle passe néan­moins à côté de l’essentiel. 

Laborieux, Georges Navel l’é­tait à coup sûr. Syndicaliste quelques années, com­mu­niste liber­taire sa vie durant, son inves­tis­se­ment poli­tique ne fait aucun doute. Mais réduire ses écrits au témoi­gnage de cela serait pas­ser à côté de la poé­sie qui s’en dégage et ferait peu cas de la démarche qui les sous-tendent. Si Giono a cher­ché dans ses pre­miers romans et jus­qu’aux essais d’a­vant-guerre « les gestes pre­miers dans les champs et dans les vil­lages […], dans la cour des fermes ou bien sur la place des vil­lages quand l’a­près-midi d’ar­rière-sai­son est roux et un peu pâteux comme un abri­cot trop mûr8 », Navel a usé de ces mêmes gestes et les a incar­nés avant de les décrire. Tandis que les hommes et les femmes que Giono observe sont selon ses termes des êtres « lim­pides », d’une pure­té pay­sanne qui doit beau­coup aux fan­tasmes de l’é­cri­vain, c’est le mot « lucide » qu’au­rait employé Navel, et qu’on a employé pour lui9. Aussi est-ce un auteur en constant éveil qu’il convient de dépeindre, atten­tif à ses propres actes comme à ceux qu’il par­tage avec sa classe.

1915. La ligne de front est à quelques kilo­mètres, sur l’autre rive de la Moselle. On s’est bat­tu dans la forêt non loin de la mai­son, celle de Maidières, là où treize enfants sont nés et dont Georges est le der­nier. Les hus­sards passent sous les fenêtres depuis plu­sieurs mois et par­fois les che­vaux s’en reviennent sans les hommes. Devant un pru­nier — c’est en mai, des fleurs recouvrent le bois noir et nu — une mère, deux fils et une fille. Jeanne, main droite sur la hanche, visage rond, yeux fron­cés, est la plus grande. La mère a les mains jointes, semble sur le point de se remettre à l’une de ses tâches. René, presque aus­si haut que Jeanne, porte les bottes des cava­liers et tient main gauche un cha­peau de mon­sieur. Georges, le plus jeune et le plus petit, est en che­mise. Main sur la hanche lui aus­si, il a le pan­ta­lon trop court pour rejoindre ses chausses. Les che­veux sont ramas­sés sur le côté : on a pris soin de sa mise pour prendre le cli­ché. Dans quelques jours il rejoin­dra l’Algérie afin de fuir les com­bats. Pour l’heure, il contient l’éner­gie de ses 10 ans. On ne sou­haite pas tirer une image floue.

[André Derain]

En la ville de Pont-à-Mousson, la Moselle incise des roches que l’on dit du Jurassique et des limons char­riés sur des années en tas, que l’en­ten­de­ment sai­sit par mille. De la rivière qui tra­verse la ville, Georges Navel a peu par­lé. Tout juste s’est-il dit sur­pris, un jour de 1915, à consta­ter que sa cou­leur ne chan­geait pas lors­qu’il s’est hasar­dé « au point pro­bable des lignes enne­mies10 » qui s’é­taient fixées sur ses rives. C’est pour­tant sur ces der­nières qu’il a hur­lé une pre­mière fois le 30 octobre 1904, puis ri et pleu­ré bien d’autres encore en un vil­lage tout proche. Celui-là s’ap­pelle Maidières, un bourg qu’on croi­rait hameau. Y vivent le père Pierron et sa mine de cadavre, le Victor à « la décou­pure d’un ter­ras­sier11 » et sa femme, la Favier, qui fait tou­jours bon accueil à l’ar­ri­vant. Les des­crip­tions suc­ces­sives du voi­si­nage, de Travaux à Passages, montrent une atten­tion cir­cu­lant à mesure que sont res­sas­sés les visages scru­tés au temps de l’en­fance. L’année sui­vant la nais­sance de Georges voit une grève secouer la fon­de­rie de Pont-à-Mousson. Ce sera la seule, un échec, dont le père — « droi­ture de citoyen, bon patriote et hon­nête ouvrier12 » — employé en ce lieu comme tant d’hommes à Pont-à-Mousson, ne tire­ra que de la rési­gna­tion. La mous­tache de celui-ci se fronce d’un mau­vais sou­rire quand l’aî­né, Lucien, s’en revient de ses iti­né­rances en tant que ven­deur de jour­naux, sali par les routes mais ragaillar­di par les idées enten­dues. Louise Michel ou Bakounine sont des noms qui sonnent tôt aux oreilles de Georges : Lucien les assène comme des argu­ments au père qui n’y com­prend rien.

« Son temps lui paraît pauvre en évé­ne­ments. Voici pour­tant qu’un conflit mon­dial s’annonce. »

Ainsi le trei­zième et plus petits des Navel glane-t-il les idées du moment dans les dis­cus­sions fami­liales comme sous les tables du café. Poincaré, Briand, loi des Trois ans. Les mots sont ternes, les for­mu­la­tions pataudes pour un enfant qui cherche quelque émo­tion sur les champs de bataille de 1870. Il se lan­guit d’une école qu’il dira avoir « détes­té […] avec la même inten­si­té que tous les lieux où il m’a fal­lu vivre enfer­mé, école, usine, caserne13 ». Son temps lui paraît pauvre en évé­ne­ments. Voici pour­tant qu’un conflit mon­dial s’an­nonce. « La décla­ra­tion de guerre de 1914 me fit l’ef­fet d’une mira­cu­leuse sur­prise14 » et l’en­fant d’al­ler cla­mer la bonne nou­velle au père qui rentre de l’u­sine. On songe à l’é­cri­vain Louis Calaferte. Autre guerre, une manière de l’é­crire bien dif­fé­rente, mais com­mune expé­rience : « Je ne sais pas ce que c’est que la mobi­li­sa­tion géné­rale, mais je suis bien content que ce soit la guerre », dira de 1939 l’au­teur de Septentrion. Puis, reve­nant à la ligne comme si les deux pen­sées n’a­vaient de lien que sur la page : « J’ai onze ans15. » Même âge ou presque et un conflit qui dure pareille­ment. À quelques kilo­mètres du vil­lage, Georges peut entendre les obus et fris­son­ner tan­dis qu’ils explosent. La ligne se rap­proche, puis se fixe non loin. La vie se pour­suit tou­te­fois : « Comme à l’or­di­naire, les tas de fumier le long de la rue fumaient dans la froi­dure16 », et comme à l’or­di­naire on bêche un car­ré de jar­din car « Il faut des pommes de terre, même près du front17 ». Deux frères sont enga­gés, l’en­fant s’in­ter­roge : « Sauf la sau­ve­garde du ter­ri­toire natio­nal, ils n’a­vaient ni biens, ni pro­prié­té à défendre18. » Et Georges d’en tirer les conclu­sions qui conviennent à son âge : « Leur pré­sence à l’ar­mée me don­nait le droit […] d’al­ler prendre quelques poires dans l’en­clos d’un riche pro­prié­taire19. » Si les bom­bar­de­ments sont quo­ti­diens, les civils ne sont pas tou­chés. On pro­pose néan­moins d’emmener les enfants en Algérie pour les mettre à l’a­bri. Georges rem­plit le for­mu­laire sans en tou­cher mot ; le père est contre mais la mère craint les éclats de Shrapnels. Un convoi de la Croix-Rouge embarque le jeune garçon.

L’Algérie, c’est d’a­bord le père.

Il s’est enga­gé dans les bataillons d’Afrique après la défaite de 1870, en est reve­nu fier des galons acquis. « Il me disait des mots en arabe, me pro­met­tait d’é­crire à Abd el-Kader qui m’en­ver­rait un che­val pom­me­lé20. » S’ajoute à ces pro­messes une culture colo­niale quo­ti­dienne : à l’u­sine des Forges, on che­mine du hall du Tonkin à celui du Maroc ; dans les jour­naux illus­trés, les explo­ra­teurs font encore feuille­ton. Forts de ces images, Georges est sur­pris par ce qu’il trouve à son arri­vée. S’il n’ac­corde qu’une phrase à cet épi­sode dans Travaux, il en fera un récit détaillé dans son der­nier ouvrage, Passages. À Philippeville21 où le convoi débarque, c’est la bonne socié­té colo­niale qui fait accueil — quatre années aupa­ra­vant, une grève dans la ville avait vu s’a­gi­ter pour la pre­mière fois le dra­peau vert frap­pé d’un crois­sant. C’est auprès d’un pay­san dau­phi­nois arri­vé voi­ci trente ans pour culti­ver les terres expro­priées, à Yusuf22, dans ce que l’ad­mi­nis­tra­tion fran­çaise appelle alors le Constantinois, que Georges séjourne. Son sou­ve­nir le mar­que­ra dura­ble­ment : pen­dant des années il sou­hai­te­ra retrou­ver la lumière de l’Algérie. Mais la famille quitte Maidières pour Lyon, et voi­ci que Georges les rejoint. Cette ville nou­velle, qu’il décri­ra sou­vent comme « acide », sera pour lui tuté­laire : il y appren­dra un métier et s’a­breu­ve­ra de politique.

[André Derain]

1934. Des doigts ger­cés par le froid se sai­sissent de jan­vier et un scan­dale éclot de l’empoignade. Un gou­ver­ne­ment démis­sionne et ceux qui forment le sui­vant limogent un pré­fet de police. Février s’ouvre sur une émeute en plein Paris que d’au­cuns disent fas­ciste et se clôt sur l’u­nion des for­ma­tions de gauche. Aussi, on enterre la mère à Lunéville, on convie le père à Lyon pour que ses jours finissent tranquilles. Là, devant une tapis­se­rie de feuilles, ce der­nier s’ap­puie sur une canne. Les mous­taches tombent comme s’af­faissent les épaules. À sa droite, sa fille Marguerite est un peu raide, les bras nus. À sa gauche, éloi­gné d’un pas de plus, se tient Georges, dont la pré­sence sou­lage le vieux plus qu’un mor­ceau de bois. Il a revê­tu le pan­ta­lon de la ter­rasse ou du bâti­ment, porte un tri­cot large et éva­sé. Des frusques dans les­quelles on l’i­ma­gine à l’aise, plus que dans l’u­ni­forme qui lui grat­tait la peau quelques semaines plus tôt.

« On dis­cute de la Révolution russe, de l’in­sur­rec­tion spar­ta­kiste à Berlin, et Georges lit abon­dam­ment la lit­té­ra­ture anarchiste. »

« J’étais sans révolte, bien adap­té à la condi­tion ouvrière, heu­reux de deve­nir fort ou heu­reux de deve­nir habile23. » Un bon­heur tout rela­tif à son igno­rance, encore, des struc­tures sociales qui condi­tionnent ce pro­lé­ta­riat auquel il appar­tient. Très vite, Lucien se charge de décil­ler le regard de son cadet. Ce sont « ces années ardentes de 1919, 1920, 1921, où bol­che­viks et liber­taires se sen­taient frères d’as­pi­ra­tions et d’i­dées24 ». Mais le déses­poir accom­pagne la conscience de classe : « Je ne pou­vais plus vivre dans la véri­té du monde que Lucien me révé­lait25. » Alors un voyage en guise d’é­chap­pée et c’est l’Algérie, dont le sou­ve­nir est encore mar­quant, qui s’offre comme hori­zon. Mais la route de Georges s’ar­rête, comme à maintes reprises, avant le lieu pré­vu. Une bles­sure le cloue deux mois dans un hôpi­tal de Marseille où il apprend la fin de la guerre. Il rentre à Lyon et s’a­donne de plus bel à ses acti­vi­tés, dans l’a­te­lier comme en dehors. Il apprend le métier d’a­jus­teur et fré­quente assi­du­ment l’Union des syn­di­cats du Rhône qui lui donne une image tout autre du pro­lé­ta­riat. Si les hommes embau­chés à Pont-à-Mousson lui sem­blaient autant d’es­claves, « les ouvriers de la grande ville pou­vaient se défendre, s’u­nir, for­mer une force26 » — et Georges de s’é­pa­nouir auprès d’eux. À l’Union, il suit les cau­se­ries après la jour­née de tra­vail. Il a alors 14 ans. Une inter­ven­tion sur Fernand Pelloutier l’im­pres­sionne, les dis­cus­sions sur Francisco Ferrer et les anar­chistes espa­gnols le pas­sionnent. Parmi les sen­si­bi­li­tés repré­sen­tées, ce sont les groupes liber­taires qui l’at­tirent plus sûre­ment — c’est der­rière le dra­peau noir qu’il défile le 1er mai 1919. On dis­cute de la Révolution russe, de l’in­sur­rec­tion spar­ta­kiste à Berlin, et Georges lit abon­dam­ment la lit­té­ra­ture anar­chiste, comme dix ans plus tard, déçu quelque peu par la pra­tique liber­taire, il dira lire « Marx et la lit­té­ra­ture mar­xiste pour [se] réin­té­grer consciem­ment au milieu révo­lu­tion­naire27 ». Si la poli­tique le sui­vra jus­qu’à sa mort, au seuil du siècle sui­vant, Navel avoue­ra ne s’être « jamais gué­ri de 191928 ».

Cette année est sui­vi d’un ter­rible contre-coup. La pos­si­bi­li­té de la révo­lu­tion s’é­loigne et le tra­vail à l’u­sine se fait plus rude dès lors qu’en échap­per devient illu­soire. Un soir, Georges se jette dans le Rhône, dérive avec le fleuve puis se relève, de l’eau jus­qu’à mi-corps. Il doit repar­tir ou la gri­saille de la ville enva­hi­ra son être tout entier : « Quitter la vie, c’est un acte sérieux29. » Aussi lui faut-il attendre encore, repous­ser tou­jours cette mort avec laquelle il vivra constam­ment. C’est d’a­bord la cam­pagne qui l’ac­cueille, où il se fait vacher pour quelques semaines, lisant Stirner et les indi­vi­dua­listes durant son temps libre. Là, il recon­naît, stoïque, que « le com­mu­nisme-liber­taire est une uto­pie30 » mais n’a­ban­donne pas ses prin­cipes pour autant : la fré­quen­ta­tion des indi­vi­dua­listes, au-delà de leurs écrits, à Lyon, Paris et à plu­sieurs reprises dans la colo­nie liber­taire de Bascon, dans l’Aisne, l’in­fluence mais ne le convainc pas tout à fait — « Ça n’a­vait rien à voir avec la trans­for­ma­tion de la socié­té31 », dira-t-il plus tard de ces expé­riences liber­taires. Sa décep­tion le mène en Algérie, où il retourne enfin. Georges veut être ber­ger près de Yusuf, mais la misère est telle qu’il ne peut s’y résoudre. Il s’embauche à la ville, dans un ate­lier de répa­ra­tion, s’en détourne bien vite : « Dans les pays de soleil, c’é­tait encore plus dur d’être enfer­mé32. » Il ne ces­se­ra pas de cher­cher ce soleil, par la suite, dans ses tâches suc­ces­sives ou une fois celles-ci ache­vées. Soleil des Halles de Paris, à midi, après une mâti­née enfer­mé sous terre ; soleil sur la route, qu’il s’a­gisse de cueillir pêches et cerises ou de ratis­ser le sel près de Hyères ; soleil en Espagne ou à Nice, soleil près de Die où il fini­ra sa vie à l’au­tomne 1993. Aussi est-ce la mort dans l’âme qu’il retrouve l’u­sine à son retour d’Algérie, à Lyon, Paris et jus­qu’à Pont-à-Mousson, dans les pas des frères et du père. S’il rêve sa jeu­nesse durant de s’embarquer pour des terres loin­taines, s’employer sur un bateau plu­tôt qu’en ville, Georges voya­ge­ra fina­le­ment peu. Le sud de la France sera pour lui tous les pays jamais entrevus.

[André Derain]

Une excep­tion tou­te­fois. À deux reprises Georges tra­verse les Pyrénées pour suivre un élan révo­lu­tion­naire ou insur­rec­tion­nel. En 1925, d’a­bord. Le Maroc, que se par­tagent la France et l’Espagne, est secoué depuis quatre ans par les assauts de tri­bus ber­bères qui, après avoir mis en déroute la puis­sance colo­niale à Anoual, ont décré­té la nais­sance de la République du Rif dans la région mon­ta­gneuse du même nom. Tandis qu’en métro­pole, un gou­ver­ne­ment de socia­listes et de radi­caux fait bloc contre les insur­gés, le récent Parti com­mu­niste mène, selon l’his­to­rien Claude Liauzu, « la pre­mière grande cam­pagne anti­co­lo­nia­liste de l’his­toire de France33 ». Nul doute que Navel lit la presse, entend ses cama­rades échan­ger sur la situa­tion. On dit que quelques Européens s’en­gagent avec les Rifains. Il n’en faut pas plus pour déci­der le jeune homme que l’a­ven­ture aiguillonne — il le confir­me­ra ain­si dans un entre­tien : « [C]’était pas la cause maro­caine… j’a­vais une sorte de vision sten­dha­lienne, j’a­vais com­pris des trucs, vivre pour l’éner­gie34… » Un plan sitôt s’é­la­bore : « Mon pro­jet était de fran­chir sans pas­se­port la fron­tière espa­gnole pour m’en­ga­ger au Tercio et arri­ver au Maroc, de déser­ter pour pas­ser du côté des tri­bus insou­mises35. » Le train qui l’emporte longe la Méditerranée jus­qu’à Perpignan, d’où il compte atteindre à pied la fron­tière en gra­vis­sant pour la pre­mière fois cette mon­tagne qu’il dit « de velours sombre36 ». Dans une auberge on lui pro­pose de rejoindre un groupe d’ou­vriers fores­tiers. Voilà qu’il accepte : il ne ver­ra jamais le Maroc.

« Il élève des poules, cultive, écrit. Il est alors encar­té au PC, sou­cieux de l’or­ga­ni­sa­tion du mou­ve­ment révolutionnaire. »

L’Espagne une seconde fois, en 1936. Lors, « il ne s’a­gis­sait pas d’un voyage mais d’al­ler là-bas pour prendre part aux com­bats sur les bar­ri­cades37 ». C’est que des géné­raux ont prê­té ser­ment pour ren­ver­ser le Frente popu­lar nou­vel­le­ment élu et que cela pro­duit des sou­lè­ve­ments en nombre dans la pénin­sule. Georges, lui, vit depuis une année dans un domaine recu­lé du Var, près de Sainte-Maxime où sa com­pagne l’a rejoint. Il élève des poules, cultive, écrit. Il est alors encar­té au PC, sou­cieux de l’or­ga­ni­sa­tion du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire. S’il a tâté de l’u­ni­forme une pre­mière fois quelques années aupa­ra­vant, c’é­tait contre son gré : insou­mis depuis l’ap­pel de sa classe d’âge, il s’est ren­du en 1933 après plu­sieurs années dans l’illé­ga­li­té. L’armée, la guerre, il n’en veut pas. Mais à l’é­coute des nou­velles il n’hé­site aucu­ne­ment — l’en­jeu est tout autre : « Il y a un pays où on fait la révo­lu­tion : c’est l’Espagne. Un où elle semble être faite : c’est la Russie. Je sens qu’il est de mon devoir d’al­ler là où elle com­mence, d’être par­ti­ci­pant et témoin de l’é­vé­ne­ment38. » Il connaît le milieu anar­chiste, en a côtoyé de nom­breux sym­pa­thi­sants venus faire une sai­son de tra­vail en France. Il par­vient à fran­chir la fron­tière et on le conduit à la capi­tale cata­lane. « Mon impres­sion : Barcelone, c’était vivant, exal­tant même. Il fai­sait chaud, tout le monde se par­lait, les gens dor­maient peu. On avait plu­tôt une impres­sion de joie, de fête. Dans les rues de la ville, on brû­lait un peu d’essence, par plai­sir. Des voi­tures sillon­naient Barcelone avec des gars juchés sur les mar­che­pieds en levant le poing ou en agi­tant un dra­peau noir et rouge. Il res­tait encore des chi­canes, des restes de bar­ri­cades. On ne sen­tait aucune ter­reur ambiante39. » Il condense ain­si son res­sen­ti : « L’événement n’ap­pa­raît pas dans les choses : il est sur les visages40. » On se rap­pelle alors l’en­fant ennuyé d’une époque sans remous. Peut-être Georges s’en sou­vient-il lui aus­si au moment de se por­ter volon­taire — « On était dans l’Histoire41 », ose­ra-t-il ajou­ter. Après quelques jours à Barcelone, le moment vient de choi­sir des com­pa­gnons et une des­ti­na­tion : ce sera Saragosse avec les anar­chistes de la CNT, dans une colonne qui porte le nom d’un cama­rade mort aux pre­miers jours du coup d’État. Bien vite les man­que­ments sautent aux yeux du jeune enga­gé : la nour­ri­ture est dif­fi­cile à trou­ver, les musettes sont déses­pé­ré­ment vides de muni­tions, les com­man­de­ments n’ar­rivent pas. La désor­ga­ni­sa­tion règne et Navel regrette qu’il n’y ait pas de « théo­rie liber­taire de l’ar­mée42 », seule­ment des prin­cipes vagues et peu opé­rants dans les situa­tions qu’il est ame­né à tra­ver­ser. On va de vil­lage en vil­lage, on entend les obus qui s’é­grainent, quelques fusillades. Impossible d’y com­prendre quelque chose. Une inso­la­tion affai­blit sou­dain Navel, avant qu’une gas­trite ne le ren­voie vers l’ar­rière. Il n’en revien­dra pas. Après un mois et demi en Espagne il quitte défi­ni­ti­ve­ment le pays, contrit : « Mal en point mais non bles­sé, les remords ou les tour­ments de conscience m’a­gitent, j’é­chappe au dan­ger avec trop de sou­la­ge­ment43 ». De retour en France, l’ex­pé­ri­men­ta­tion par­ti­sane s’a­chève. Il démis­sionne du PC et reprend les routes.

1937. Voici qu’on fête, espla­nade des Invalides, les « Arts et Techniques appli­quées à la vie moderne ». Des pavillons se dressent — miracle qui tient à une cohorte de manœuvres — et deux bâti­ments, vastes et neufs, enserrent les trois-cent vingt-quatre mètre de fer­raille qui font phare et ville en même temps. L’un est sur­mon­té d’un aigle sombre, l’autre d’un couple peu vêtu, tenant fau­cille et mar­teau. Et donc les manœuvres pour les bâtir. On voit quatre ter­ras­siers à leur tâche sur l’es­pla­nade. Des poutres, des piliers, des échelles et une brouette pour cadre et per­son­nages. Chacun porte le gilet, deux ont une veste en sur­plus, et les mêmes sont coif­fés d’une cas­quette. Georges, le plus grand d’entre tous, a les manches rele­vées et le front décou­vert. Dans ses mains, le bois sec d’une pelle. De ces mains, de ces cama­rades et de cette pelle il tient jour­nal. Il en fera un menu récit qu’on lira bien­tôt dans les pages d’une fameuse revue lit­té­raire puis, quelques années plus tard, dans celle d’une livre à son nom.

[André Derain]

Si les der­niers mots de Travaux montrent un homme « mora­le­ment […] d’ac­cord avec [sa] classe44 », Georges ne par­vient pas à tra­vailler enfer­mé avec ses cama­rades ouvriers, comme il l’a fait un temps chez Berliet à Vénissieux ou chez Citroën à Saint-Ouen. Dès que l’u­sine vibre trop dans le corps de Georges un désir d’ex­té­rieur le prend, désir qu’ac­com­pagne une dure mélan­co­lie — il par­le­ra ain­si fré­quem­ment de « tris­tesse ouvrière » ou d’« angoisse ouvrière » pour qua­li­fier ce sen­ti­ment qu’il per­çoit éga­le­ment chez autrui. Entre 1920 et 1940, il manie ain­si la pioche comme ter­ras­sier et le râteau dans les salins, use de ses mains pour cueillir des fruits et de la serpe pour cou­per la lavande, il œuvre à Paris auprès des peintres en bâti­ment ou à Nice en com­pa­gnies de jar­di­niers. En somme, il vaga­bonde et aime cela : « Vagabond, c’é­tait un terme de louange. Tous nous avions lu Gorki, Panaït, London45 », déclare-t-il — tous, c’est-à-dire ceux qui, comme lui, traînent leurs semelles sur les routes pour tra­vailler à l’air libre. On les nomme en ce temps-là « trimardeurs ».

« Dès que l’u­sine vibre trop dans le corps de Georges un désir d’ex­té­rieur le prend, désir qu’ac­com­pagne une dure mélancolie. »

« Le tri­mar­deur moderne était le dému­ni qui, n’appartenant à aucune cause, trans­for­mait sa dépos­ses­sion en intel­li­gence du réel et vie libre46 . » Le terme n’a­vait pas ce lustre au siècle pré­cé­dent, mais un exi­lé polo­nais s’en est empa­ré entre temps, inti­tu­lant un jour­nal à ce titre. Né comme le Lorrain sur les rives d’un cours d’eau — fleuve et non rivière, celui-ci s’ap­pe­lant Vistule —, Mécislas Golberg n’est cer­tai­ne­ment pas incon­nu de Navel. Pierre Aubéry, bio­graphe de l’un et ami de l’autre s’en est entre­te­nu à coup sûr avec Georges. Ainsi Golberg repre­nait-il à son compte les théo­ries de Bakounine sur celles et ceux qui, plus bas que pro­lé­taires, ne peuvent pas même pré­tendre à l’emploi sala­rié. On ima­gine Georges sen­sible à de telles son­ge­ries, les repre­nant volon­tiers : « Si le pro­lé­taire est l’homme qui, ne pos­sé­dant rien, loue son tra­vail, il existe encore une classe en des­sous même au para­dis de l’a­ve­nir : c’est l’homme qui ne peut plus rien louer47. » Ainsi l’i­mage du tri­mar­deur a‑t-elle évo­lué sous la plume de Golberg : « L’activiste était deve­nu écri­vain et le tri­mard une uto­pie poé­tique autant que poli­tique48 », dira de ce der­nier la cher­cheuse en lit­té­ra­ture Catherine Coquio. On note un che­mi­ne­ment pareil pour Georges, qui le confirme après être reve­nu sur ces enga­ge­ments poli­tiques suc­ces­sifs aux côtés des mili­tants anar­chistes : « Je me suis dit que j’é­tais davan­tage écri­vain que mili­tant49. »

Aussi s’a­git-il d’é­crire, de d’é­crire les gestes des tra­vaux entre­pris. À mesure qu’il vieillit, les mots s’en­tre­choquent de plus en plus dans la tête de Georges et jusque sur une feuille. Ce sont d’a­bord de brefs poèmes. L’un d’eux trouve une place en 1925 dans la revue Manomètre, « revue cos­mo­po­lite à 300 exem­plaires50 » dont il connaît le prin­ci­pal arti­san, le doc­teur Émile Malespine. Y col­la­borent les avant-garde you­go­slaves, russes et polo­naise, ain­si que les sur­réa­listes et dadaïstes Tzara, Soupault ou Péret. Puis c’est la NRF qui l’ac­cueille en 1933 — de la poé­sie encore, mais pré­cé­dée d’un récit qui contient tous les thèmes à venir. Depuis les pre­miers vers lyon­nais, Navel a vécu. « Je falotte51 », psal­mo­diait-il en 1925 ; « Le monde n’a pas besoin de poète », écri­ra-t-il huit ans plus tard avant de conclure de la tâche d’é­crire : « Il ne s’a­git pas de tuer le temps52. » Georges a décou­vert la poé­sie avec Verlaine, s’est dit han­té par Rilke un temps et mar­qué par Rimbaud. Il se sou­vien­dra de ses pre­miers élans : « Il m’im­por­tait de tra­duire mon aven­ture à Nice, celle d’un état d’exal­ta­tion et d’eu­pho­rie, état culti­vé par la marche noc­turne, les veilles, une sorte d’ef­fort vers la voyance, l’é­tat de la plus grande récep­ti­vi­té53. » Bien vite, il ne s’a­gi­ra plus seule­ment d’ac­cueillir l’illu­mi­na­tion dans le dérè­gle­ment de tous les sens, mais plu­tôt de s’ac­cor­der au monde et à ce qu’on en fait, et ce jusque dans les choses les plus cou­tu­mières. Cela a été dit ailleurs : l’é­cri­ture de Navel est celle d’un éveil tra­vaillé, d’une rigou­reuse atten­tion54. Il l’a affir­mé lui-même, et peut-être mieux : « Je me suis dit que j’al­lais deve­nir atten­tif à ce que je fai­sais. Je vou­lais trou­ver un accord dans le réel. Le manie­ment de l’at­ten­tion inté­rieure retour­née sur l’ou­til, sur la pelle, sur la pioche, m’ont per­mis de décou­vrir un mer­veilleux moyen d’illu­mi­na­tion55. »

[André Derain]

Lorsque la seconde expé­rience espa­gnole prend fin, Georges s’est remis à écrire sous l’im­pul­sion d’un phi­lo­sophe alle­mand qui pren­dra la natio­na­li­té fran­çaise, Bernard Groethuysen et de sa femme Alix Guillain, une com­mu­niste belge. Il ne ces­se­ra d’é­chan­ger avec le pre­mier, cor­res­pon­dance qui sera publiée sous le beau titre de Sable et limon. « Ce témoin que les croyants trouvent en Dieu, je lui avais décou­vert un rival en ren­con­trant le phi­lo­sophe56. » L’homme ouvre à Georges le milieu des revues lit­té­raires et lui fait ren­con­trer Jean Paulhan qui dirige alors la NRF, men­suel où l’on croise à cette période les textes de Gide, Malraux, Cocteau, Claudel. Mais il ne suf­fit pas de connaître celles et ceux qui animent la lit­té­ra­ture d’une époque pour y contri­buer. Aussi Groethuysen et Guillain incitent-ils Georges à mettre en récit ses expé­riences labo­rieuses. « Je me suis mis à écrire sans trop savoir ce que je dirais57 », se sou­vien­dra-t-il. Un pre­mier ouvrage est pro­po­sé à l’é­di­tion, ouvrage que l’on refuse. Impression de l’au­teur : « Je me sen­tais un peu comme une botte de poi­reaux19. » Il remise ses envies lit­té­raires. La poé­sie n’a plus cours dans le corps de l’é­cri­vain, une morne dépres­sion le guette : « Il faut de la folie pour peindre, écrire ou des­si­ner, orner son esprit, alors que d’un moment à l’autre une balle ou les gaz, ou bien volon­tai­re­ment la corde, peuvent mettre fin à de si nobles efforts58. »

« Il prête main forte à la Résistance quand il le peut et devient api­cul­teur, métier auquel il ne connaît rien — mais qu’importe ! »

Puis vient à Georges l’i­dée d’une sin­gu­lière méthode : prê­ter atten­tion, plus que de cou­tume et gar­der l’é­veil tout au long du jour, jusque dans les choses les plus com­munes. Qu’il s’a­gisse de saler une soupe, raser des joues pour­tant glabres ou sar­cler une culture, « c’est de la pré­sence de ces gestes ména­gers que je tirais songes ou réflexion59 ». Si la pra­tique trouve ses pre­miers linéa­ments deux ou trois années avant-guerre, ça n’est qu’à par­tir de 1942 que Georges s’a­donne tout à fait à l’é­cri­ture. Il a pas­sé les pre­miers mois du conflit en Lorraine, dans la DCA60, avant d’être affec­té dans une usine. La débâcle l’an­née sui­vante le conduit dans le Var où sa femme et leurs jumeaux le rejoignent. Il prête main forte à la Résistance quand il le peut et devient api­cul­teur, métier auquel il ne connaît rien — mais qu’im­porte ! « [L]e rucher m’oc­cu­pait plus l’es­prit que les mains. Il me res­tait beau­coup de temps pour tra­vailler notre grand jar­din ou reve­nir à la plume, à mes cahiers61. »

1980. 1981. L’âge fait tache sur le front, celui-là plus vaste un peu chaque année. La main tient une plume — main unique dès lors que seul per­siste le métier d’é­crire. Autour, une pièce que le noir et blanc rend secon­daire. On y devine une fraî­cheur de vieilles pierres alors même que, tout au sud d’un pla­teau cal­caire où la Résistance s’est fait un nom, l’é­té est syno­nyme de four­naise. En ce lieu, pen­ché sur une feuille, Georges seule­ment, de face ou de pro­fil selon le cli­ché. Les mots qui s’ac­cu­mulent sur la page dif­fèrent peu de ceux déjà mis bout à bout. L’agencement, néan­moins, en renou­vèle la teneur. On le per­ce­vra dans dix années, lors­qu’ils seront impri­més sur de nom­breux feuillets, ceux-là ras­sem­blés, reliés puis col­lés sur une tranche de car­ton beige. Ce sera le der­nier ouvrage ayant pour en-tête le nom de Navel.

[André Derain]

Un pre­mier livre paraît enfin et Georges a 41 ans. Les retours sont bons, les ventes pas mau­vaises et on pressent l’au­teur pour le Goncourt. Alors que cer­tains intriguent dans les cafés pari­siens pour gagner des voix, Georges s’oc­cupe de ses abeilles, tâche à laquelle il a pris goût et qu’il pour­sui­vra pen­dant dix ans encore. Dès lors il ne cesse d’é­crire — écrire ou plu­tôt réécrire une exis­tence qui aurait pris fin avec les années 1940, fai­sant dire à l’é­di­teur Maurice Nadeau que Georges Navel est « un auteur si peu auteur qu’il remet sans le vou­loir les pieds dans les pas de son pre­mier livre : Travaux62 ». C’est qu’on peine à trou­ver la caté­go­rie adé­quate pour par­ler de cet homme-là. Après l’u­sine et le tri­mard, l’a­pi­cul­ture et l’é­crit, Georges est embau­ché dans plu­sieurs rédac­tions par­mi les­quelles L’Humanité en tant que cor­rec­teur d’im­pri­me­rie, métier dont il s’ac­quit­te­ra jus­qu’à sa retraite au début des années 1970.

« Alors que cer­tains intriguent dans les cafés pari­siens pour gagner des voix, Georges s’oc­cupe de ses abeilles. »

S’il a pris, alors, ses dis­tances avec le mili­tan­tisme, la poli­tique ne le quitte pas pour autant. Il signe avec Sarraute, Sartre, Glissant ou Guérin le Manifeste des 121 en faveur de l’in­sou­mis­sion pen­dant la guerre d’Algérie. Il revien­dra sur cette période dans ses échanges avec le poète liber­taire Claude Kottelanne, cor­rec­teur pour L’Humanité lui aus­si. Georges n’est pas des plus à l’aise par­mi ses nou­veaux col­lègues : « Il n’est pas bon d’a­voir écrit quand on est cor­rec­teur, on passe pour poète63 ». On ima­gine l’é­cri­vain appli­quer aux épreuves qu’on lui four­nit ce qu’il a mis en œuvre dans ses propres textes : « [C]hoisir tou­jours le mot le plus humble ; ne pas avoir de sou­ci de style. Considérer l’é­cri­ture uni­que­ment comme une sté­no­gra­phie57. » Servir la parole par des signes, voi­ci ce qu’a pu recher­cher Navel : « J’écrivais parce qu’au fond j’é­tais bègue3 », affir­me­ra-t-il, expli­quant ain­si son attrait pour la cor­res­pon­dance, ajou­tant que « ma com­mu­ni­ca­tion la plus natu­relle, c’est une lettre adres­sée à quel­qu’un3. » En somme, se des­sine une pra­tique de la lit­té­ra­ture qui ne peut s’en­vi­sa­ger qu’ac­com­pa­gné : « Hors de l’a­mi­tié, je suis sans res­sources pour com­mu­ni­quer64. »

Aussi un dia­logue ami­cal peut-il don­ner matière à conclusion.

Claude Kottelanne a mis en évi­dence une mau­vaise manière de lire son ami : pas­se­ront à côté de Travaux — et des textes sui­vants — celles et ceux qui « ne retien­dront de ce récit que sa chaîne auto­bio­gra­phique, que son sup­port tem­po­rel65. » En cela il suit Georges, leurs mots dans un même sillage, ce der­nier pré­fé­rant entre toute démarche celle lais­sant place au « recul de la large esquisse qui ne s’en­combre pas trop de la marche des faits et des chro­no­lo­gies66 ». Reculer, donc, dans le temps comme en soi, pour déli­vrer les sou­ve­nirs remâ­chés, les faits trop connus, en une ébauche tou­jours nou­velle, à reprendre continuellement.


Les pho­to­gra­phies décrites sont réunies dans l’ou­vrage col­lec­tif Georges Navel ou la seconde vue, Le Temps qu’il fait, 1982.


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  1. Georges Navel, « Les ren­contre de Contadour », dans l’ou­vrage col­lec­tif Georges Navel ou la seconde vue, Le Temps qu’il fait, 1982.[]
  2. Pétrarque, L’Ascension du mont Ventoux, Sillage, 2011.[]
  3. Ibid.[][][]
  4. Jean-Yves Laurichesse, « La joie à l’é­preuve de l’his­toire : Giono ou le maître désen­chan­té », dans Cristina Noacco (dir.), Figures du maître : De l’au­to­ri­té à l’au­to­no­mie, Presses uni­ver­si­taires de Rennes, 2013.[]
  5. Lettre à Claude Kottelanne, 12 novembre 1971, dans L’Écriture et la vie, Les Éditions liber­taires, 2003, p. 194.[]
  6. « Jean Giono », dans Georges Navel, op. cit.[]
  7. Georges Navel, Chacun son royaume, Gallimard, 1960.[]
  8. Jean Giono, Les Vraies richesses (1936), Grasset, 2002, p. 77.[]
  9. Voir à ce pro­pos les contri­bu­tions de Gérard Meudal, Philippe Petit et Yves Lévy dans Georges Navel, op. cit.[]
  10. Georges Navel, Parcours, Gallimard, 1950, p. 59.[]
  11. Georges Navel, Passages, Gallimard, 1991, p. 13.[]
  12. Passages, p. 31.[]
  13. Georges Navel, Travaux (1945), Folio, 1995, p. 36.[]
  14. Parcours, p. 44.[]
  15. Louis Calaferte, C’est la guerre, Gallimard, 1993, p. 13.[]
  16. Parcours, p. 51.[]
  17. Passages, p. 93.[]
  18. Passages, p. 80.[]
  19. Ibid.[][]
  20. Travaux, p. 22.[]
  21. Aujourd’hui Skikda.[]
  22. Aujourd’hui Aïn El Assel.[]
  23. Travaux, p. 45.[]
  24. Georges Navel, « Zola chez les ouvriers », dans Georges Navel, op. cit.[]
  25. Travaux, p. 47.[]
  26. Parcours, p. 83.[]
  27. Chacun son royaume, p. 284.[]
  28. Travaux, p. 50.[]
  29. Travaux, p. 59.[]
  30. Parcours, p. 113.[]
  31. « Une aven­ture espa­gnole. Entretien avec Georges Navel », dans L’Écriture et la vie, op. cit., p. 156.[]
  32. Travaux, p. 61.[]
  33. Claude Liauzu, Histoire de l’an­ti­co­lo­nia­lisme en France (2007), Pluriel, 2012, p. 267.[]
  34. « Les len­de­mains d’Octobre : la jeu­nesse ouvrière fran­çaise entre le bol­che­visme et la mar­gi­na­li­té. Entretien avec Maurice Jacquer et Georges Navel », Les Révoltes Logiques, n° 1, 1975, p. 92.[]
  35. Parcours, p. 132.[]
  36. Parcours, p. 134.[]
  37. « Des briques dans la ciel bleu. Entretien avec Georges Navel », Les Révoltes Logiques, n° 14–15, 1981, p. 77.[]
  38. Ibid., p. 78.[]
  39. « Une aven­ture espa­gnole », op. cit., p. 164.[]
  40. Parcours, p. 189.[]
  41. « Une aven­ture espa­gnole », op. cit., p. 167.[]
  42. Ibid, p. 170.[]
  43. Parcours, p. 211.[]
  44. Travaux, p. 247.[]
  45. Parcours, p. 149.[]
  46. Catherine Coquio, « Un tri­mar­deur au sana en 1907. Mécislas Golberg, science de demain et science du mou­rant », Tumultes, vol. 36, n° 1, 2011, p. 191.[]
  47. Chacun son royaume, p. 287.[]
  48. Catherine Coquio, art. cit., p. 191.[]
  49. « Une aven­ture espa­gnole », art. cit., p. 175.[]
  50. Lettre à Claude Kottelanne, 28 février 1972, dans L’écriture et la vie, op. cit., p. 202.[]
  51. Georges Navel, « Messe », paru dans le numé­ro 8 de la revue Manomètre, repro­duit dans Georges Navel, op. cit.[]
  52. Contribution de Georges Navel sous le nom de Philippe Latour au « Tableau de poé­sie » de la NRF, n° 240, 1933, repro­duit dans Georges Navel, op. cit.[]
  53. Lettre à Claude Kottelanne, 28 février 1972, dans L’écriture et la vie, op. cit., p. 205.[]
  54. Voir Arlette Grumo, « Le tra­vail de la main à plume », dans L’écriture et la vie, op. cit.[]
  55. Georges Navel, « Le tra­vail d’é­crire », Georges Navel, op. cit.[]
  56. Chacun son royaume, p. 278.[]
  57. « Le tra­vail d’é­crire ».[][]
  58. Chacun son royaume, p. 288.[]
  59. Travaux, p. 208.[]
  60. « Défense contre les aéro­nefs » ou « défense contre avions », sigle de la défense anti-aérienne.[]
  61. Chacun son royaume, p. 320.[]
  62. Maurice Nadeau, « L’exemple de Georges Navel », dans Georges Navel, op. cit.[]
  63. Lettre à Claude Kottelanne, 1er juin 1991, dans L’écriture et la vie, op. cit., p. 224.[]
  64. Lettre à Paul Géraldy, citée par Pierre Aubéry, « Georges Navel et l’art d’é­crire », dans Georges Navel, op. cit.[]
  65. Claude Kottelanne, « Préface à Travaux, pour un disque mort-né », dans L’écriture et la vie, op. cit., p. 183.[]
  66. Sable et limon, p. 399.[]

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