George Ciccariello-Maher : « Les Lumières, un mensonge élevé au rang d’universel »


Semaine-débat « Quelle théorie libertaire pour aujourd’hui ? »

George Ciccariello-Maher nous pré­vient tout de go : les pro­pos qu’il va tenir ne vont pas man­quer de « héris­ser quelques poils ». Auteur de l’es­sai We Created Chávez, ensei­gnant à Philadelphie et inter­ve­nant régu­lier sur Al Jazeera, celui qui se posi­tionne à mi-che­min entre l’a­nar­chisme et le com­mu­nisme entend secouer les mou­ve­ments liber­taires contem­po­rains. Ainsi lance-t-il : la reli­gion ne devrait plus être cet enne­mi si sou­vent dénon­cé tout au long de l’his­toire anar­chiste ; la pen­sée issue des Lumières gagne­rait à en rabattre ; le rap­port liber­taire à l’État est à recon­si­dé­rer ; le mot « race » n’est pas un gros mot dès lors qu’il s’a­git d’in­ter­ro­ger les domi­na­tions à l’œuvre au sein de la socié­té. Rien moins.


[lire le pre­mier volet]


Pour que tout soit clair : où vous situez-vous par rap­port au mou­ve­ment anarchiste ?

Je parle en tant que com­pa­gnon de route cri­tique et en tant que per­sonne qui, depuis tou­jours, œuvre en étroite col­la­bo­ra­tion avec les anar­chistes, au sein d’or­ga­ni­sa­tions de toutes ten­dances et dans les luttes de masses, contre la supré­ma­tie blanche, le capi­ta­lisme et l’État. Je me consi­dère comme un anar­chiste par­mi les com­mu­nistes et un com­mu­niste par­mi les anar­chistes — une sorte de rela­tion paral­lac­tique. Le tout dans une pers­pec­tive cri­tique et déco­lo­niale à l’en­droit des deux.

Dans un de vos textes, « Notes Toward a Critique of Imperialism Anarchist », vous aspi­rez à « déco­lo­ni­ser l’a­nar­chisme ». Ce cou­rant s’est pour­tant illus­tré par son anti­co­lo­nia­lisme : qu’en­ten­dez-vous donc par là ?

« Mon objec­tif est de diag­nos­ti­quer les angles morts colo­niaux que l’a­nar­chisme char­rie bien trop souvent. »

Sans cher­cher à renier la réa­li­té his­to­rique de l’an­ti­co­lo­nia­lisme liber­taire, mon objec­tif est de diag­nos­ti­quer les angles morts colo­niaux que l’a­nar­chisme char­rie bien trop sou­vent. Évidemment, le com­mu­nisme ins­ti­tu­tion­nel souffre lui aus­si de sérieux angles morts colo­niaux, qui obéissent à dif­fé­rents para­mètres : il penche, davan­tage que l’a­nar­chisme, vers des concep­tions déter­mi­nistes et linéaires du pro­grès his­to­rique, par exemple. Mais, à cer­tains égards, l’a­nar­chisme est sou­mis à dif­fé­rentes ten­ta­tions : hyper-ratio­na­lisme, laï­cisme dog­ma­tique aux allures par­fois reli­gieuses — il existe une sub­tile étreinte de ces valeurs que nous pour­rions plus géné­ra­le­ment asso­cier au libé­ra­lisme. Les deux tra­di­tions, d’ailleurs, s’a­vèrent sou­vent la proie d’un cer­tain « clas­so-cen­trisme » — qui est lui-même euro­péo­cen­trique et met en lumière leur point aveugle colo­nial : il ne s’a­git pas pour moi de dire que la lec­ture de classes n’a pas d’im­por­tance, bien au contraire, mais que la plu­part des mar­xismes et des anar­chismes uni­ver­sa­lisent un modèle spé­ci­fique que Marx a obser­vé aux ori­gines du capi­ta­lisme, en Angleterre, alors que la struc­ture de classes dans le monde colo­ni­sé et autre­fois colo­ni­sé a tou­jours été très dif­fé­rente. Le monde colo­nial n’a pas géné­ré une simple oppo­si­tion entre pro­lé­ta­riat et bour­geoi­sie, mais plu­tôt, pour reprendre la for­mule d’Aníbal Quijano, une « hété­ro­gé­néi­té struc­tu­relle et his­to­rique », dans laquelle coexistent, entre elles, de mul­tiples et dif­fé­rentes formes de pro­duc­tion — tra­vail sala­rié, rela­tions de type qua­si-féo­dales et escla­vage. À l’é­vi­dence, cette situa­tion induit un tout autre mode de résistance.

Vous vous mon­trez très cri­tique à l’en­droit des Lumières, du ratio­na­lisme et du pro­gres­sisme euro­péen. Quelles sont vos prin­ci­pales objections ?

Bien. Commençons par le com­men­ce­ment, vou­lez-vous ? Les soi-disant « Lumières » consti­tuaient tout bon­ne­ment l’en­droit d’un pro­ces­sus his­to­rique mon­dial dont l’en­vers n’é­tait rien d’autre que le géno­cide colo­nial. Mais un élé­ment clé de ce géno­cide était d’ordre épis­té­mo­lo­gique : la des­truc­tion de toutes les formes de pen­sées non enra­ci­nées en Occident. Le soi-disant ratio­na­lisme euro­péen des­dites Lumières s’ancre dans un men­songe ori­gi­nel que l’on a par la suite éri­gé au rang d’u­ni­ver­sel : il exis­te­rait une phi­lo­so­phie qui, tout en pro­ve­nant de l’Europe, serait capable de par­ler de « nulle part », sans lieux par­ti­cu­liers, tout en pou­vant pré­tendre — de façon erro­née, encore une fois — à une vision universelle.

[Police britannique au Kenya, en 1952 : elle traque les révoltés Mau-Mau | DR]

Depuis que l’Europe est cen­sée avoir « décou­vert » cet accès sans inter­mé­diaire à l’u­ni­ver­sel (tout comme elle pré­tend avoir « décou­vert » le « Nouveau » Monde), tous les autres peuples et toutes les autres régions du monde sont per­çus comme les étapes préa­lables d’une pro­gres­sion his­to­rique : ils sont ces « rétro­grades », ces « sau­vages » et ces « bar­bares » aux­quels nous devons appor­ter l’illu­mi­na­tion grâce aux inter­ven­tions impé­riales. Et puisque ce pro­ces­sus de colo­ni­sa­tion trans­pose cette hié­rar­chie jus­qu’au domaine de l’Être lui-même, ce « retard » devient éga­le­ment, et simul­ta­né­ment, un retard de type racial, géné­tique, cultu­rel et civi­li­sa­tion­nel. Nous ne devrions pas aspi­rer à inté­grer de telles erreurs dans nos théo­ries et mou­ve­ments d’é­man­ci­pa­tion. Pourtant, his­to­ri­que­ment, les mou­ve­ments de gauche — anar­chistes ou com­mu­nistes — ont sou­vent esti­mé qu’il était de leur devoir de « civi­li­ser » ou « d’é­du­quer » les masses arriérées.

Dans une confé­rence en France, pour la revue mar­xiste Période, vous expli­quiez que l’a­nar­chisme a deux angles morts : la « race » et la « reli­gion ». Pour ses par­ti­sans, dites-vous, la « race » n’existe pas. Pourquoi la cri­tique de « toutes les formes d’op­pres­sion » — une for­mule que l’on retrouve sou­vent dans les milieux liber­taires — est-elle inop­por­tune à vos yeux ?

« Les mou­ve­ments de gauche ont sou­vent esti­mé qu’il était de leur devoir de civi­li­ser ou d’é­du­quer les masses arriérées. »

Soyons clairs : la race n’existe pas comme phé­no­mène bio­lo­gique mais elle existe bel et bien comme phé­no­mène poli­tique. C’est là un point de départ essen­tiel pour construire une poli­tique révo­lu­tion­naire autour des ques­tions de race ; c’est même un point cen­tral, pour ne pas dire le point cen­tral, du capi­ta­lisme colo­nial mon­dial. La notion de « race » a vu le jour pour dis­qua­li­fier cer­tains peuples de l’hu­ma­ni­té afin de légi­ti­mer la dépos­ses­sion de leurs terres et l’ex­ploi­ta­tion de leur tra­vail — ce n’est pas un hasard si la dis­qua­li­fi­ca­tion raciale a été construite sur le modèle d’une dis­qua­li­fi­ca­tion anté­rieure, reli­gieuse cette fois, qui visait avant tout l’is­lam. La clé est d’a­na­ly­ser concrè­te­ment les struc­tures his­to­riques de domi­na­tion, leur inter­re­la­tion fonc­tion­nelle, puis d’é­la­bo­rer une stra­té­gie révo­lu­tion­naire qui prenne en compte la manière dont l’en­ne­mi fonc­tionne. En ce sens, se pro­non­cer sim­ple­ment contre toutes les oppres­sions est fon­da­men­ta­le­ment pares­seux : cela contourne le tra­vail, pour le moins dif­fi­cile, de l’é­la­bo­ra­tion d’une stra­té­gie. En théo­rie, il existe des élé­ments oppres­sifs du capi­ta­lisme contem­po­rain, qui, même si nous sommes contre, ne sont pas fon­da­men­taux à la sur­vie de ce sys­tème. Nous avons vu le capi­ta­lisme se dépla­cer his­to­ri­que­ment, sur­mon­ter cer­tains élé­ments afin de faci­li­ter et de trans­for­mer l’ac­cu­mu­la­tion, et nous avons vu la race, la classe, le sexe et la sexua­li­té être recon­fi­gu­rés en consé­quence. Si nous négli­geons ces ques­tions, nous cou­rons le risque de nous atta­cher aux demandes que le capi­tal est tout à fait dis­po­sé à concéder.

Nous ne choi­sis­sons pas tou­jours le champ de bataille. Comme je me plais à le dire : le monde que nous vou­lons construire est un monde sans oppres­sions, mais le monde contre lequel nous lut­tons fonc­tionne sur la base de cer­taines oppres­sions plus que d’autres. En pra­tique, lorsque nous ne par­ve­nons pas à com­prendre cette dis­tinc­tion, nous ris­quons de diluer la lutte — en dis­per­sant nos éner­gies et nos efforts dans chaque marche, chaque cam­pagne, chaque oppres­sion — ou, ce qui est pire, mais cou­rant dans les milieux anar­chistes, de se concen­trer, sub­ti­le­ment et taci­te­ment, sur une seule oppres­sion (celle de classe, géné­ra­le­ment) sans pour­tant se l’avouer.

[Des parachutistes français dans les Aurès, le 12 novembre 1954 | Pierre Bonnin | Intercontinentale | AFP]

Que répon­dez-vous à ceux qui vous accusent, en inté­grant la notion de « race », d’embarquer la lutte anti­ca­pi­ta­liste vers de périlleuses ques­tions ethniques ?

Je pense que pour appré­hen­der en pro­fon­deur le capi­ta­lisme, nous devons com­prendre qu’il a tou­jours été un sys­tème mon­dial, colo­nial et racial. Aux États-Unis, par exemple, la classe ouvrière n’a jamais été unie parce que la fonc­tion même de la race est d’empêcher les tra­vailleurs d’é­la­bo­rer cette soli­da­ri­té. Mais cette divi­sion ne repose pas sim­ple­ment sur je ne sais quelle idée mal­fai­sante : elle est fon­dée sur une struc­ture ins­ti­tu­tion­nelle des pri­vi­lèges qui doit être déman­te­lée — et, pour ce faire, il faut d’a­bord com­prendre ladite struc­ture. Le plus dan­ge­reux, à mon avis, c’est d’ap­puyer cette concep­tion étroite et dog­ma­tique de la lutte des classes qui divise nos forces, pour le moins effi­ca­ce­ment, en reje­tant impé­rieu­se­ment l’im­por­tance de toutes ces luttes que la majeure par­tie du monde a à affron­ter au jour le jour. Ce n’est pas une coïn­ci­dence : rares sont les mou­ve­ments révo­lu­tion­naires de masse qui déve­loppent une vision aus­si étroite en dehors de l’aire euro-amé­ri­caine. La meilleure façon pour construire des mou­ve­ments révo­lu­tion­naires forts est de se confron­ter à ces ques­tions dites « de divi­sion ». Et de les sur­mon­ter. À vrai dire, il n’existe pas d’autre voie possible.

Un essayiste fran­çais, Pierre Tevanian, a cri­ti­qué le fait que l’a­théisme soit « deve­nu l’o­pium du peuple de gauche ». Il blâme aus­si ceux qui, dans la gauche radi­cale, tronquent la célèbre cita­tion de Marx à pro­pos de « l’o­pium du peuple » et méprisent les croyants : il les accuse de faire diver­sion, par anti­clé­ri­ca­lisme bour­geois. Vous par­ta­gez ce point de vue ?

« Nous nous men­tons à nous-mêmes si nous pen­sons que nous pou­vons nous mettre en mou­ve­ment sur la seule base d’une ratio­na­li­té froide et calculatrice. »

Oui, abso­lu­ment. Le sécu­la­risme est deve­nu un dogme puis­sant et cer­taines per­sonnes, par­mi les plus reli­gieuses au monde, prient aujourd’­hui face à l’au­tel de la ratio­na­li­té plu­tôt que — comme Marx l’au­rait sou­hai­té — de tendre à abo­lir ces fétiches. Gardez en mémoire que Marx n’a­vait pas à l’es­prit de pro­fes­ser un vul­gaire sécu­la­risme, mais bien de mon­trer de quelle façon le capi­ta­lisme — l’une des forces les plus radi­ca­le­ment sécu­lières de l’his­toire humaine — est lui-même construit sur un fétiche et un opium de la mar­chan­dise. Plus impor­tant encore : il a insis­té sur le fait que la reli­gion est le « cœur d’un monde sans cœur ». Autrement dit, elle pos­sède une dimen­sion sub­jec­tive impor­tante, dont nous devons nous sai­sir afin de défi­nir les luttes en mou­ve­ment. N’oubliez pas non plus que c’est Engels en per­sonne qui a insis­té sur le fait qu’il était néces­saire de mettre en avant les inté­rêts des masses « sous un dégui­se­ment reli­gieux », comme une sorte de mythe révo­lu­tion­naire. Ce n’est pas un hasard, une fois de plus, si les pen­seurs — anar­chistes et mar­xistes — qui ont cher­ché à construire des mou­ve­ments de masse authen­ti­que­ment révo­lu­tion­naires, où la reli­gion se trou­vait être une force puis­sante, l’ont fait non pas via un sécu­la­risme rigide mais en refor­mu­lant les posi­tions sub­jec­tives des gens eux-mêmes. Ainsi du com­mu­niste péru­vien José Carlos Mariátegui, qui a appe­lé à un mar­xisme spi­ri­tua­li­sé. De nom­breux révo­lu­tion­naires à tra­vers le monde ont éga­le­ment fait ce tra­vail dif­fi­cile qu’est la tra­duc­tion des théo­ries révo­lu­tion­naires inven­tées en Europe dans des termes capables de « s’emparer des masses » (deve­nant ain­si une véri­table « force maté­rielle »).

Mais ce refus de ne voir dans la reli­gion qu’un sys­tème d’op­pres­sion, comme le pense majo­ri­tai­re­ment la tra­di­tion anar­chiste1, est-ce d’ordre stra­té­gique (ral­lier les fidèles, d’où qu’ils viennent, au socia­lisme) ou croyez-vous qu’il est des ver­tus éman­ci­pa­trices inhé­rentes à la foi ?

Je pense que la reli­gion — tout comme le ratio­na­lisme — peut être un dogme répres­sif autant qu’une fenêtre ouvrant, de façon libé­ra­trice, vers un monde dif­fé­rent. Je crois que le monde uni­ver­sel que nous espé­rons construire peut accueillir les deux en même temps (même si je suis d’ac­cord avec Marx lors­qu’il explique que la véri­table mesure de notre suc­cès sera l’in­va­li­da­tion de cer­taines formes de foi : celles qui se déve­loppent exis­ten­tiel­le­ment au sein d’ins­ti­tu­tions sociales malades, à com­men­cer par le capi­ta­lisme colo­nial). Cependant, c’est le pire des pré­ju­gés issus des Lumières qui assure que nous ne sommes que des acteurs ration­nels purs : en toute logique, c’est aus­si le fon­de­ment de l’é­co­no­mie néo­clas­sique, l’ho­mo eco­no­mi­cus. Nous sommes en réa­li­té mus par bien des choses : l’a­mour, les dési­rs incons­cients, l’hé­roïsme et une foi abso­lu­ment irra­tion­nelle pour un monde meilleur. Nous nous men­tons à nous-mêmes si nous pen­sons que nous pou­vons — nous et les masses — nous mettre en mou­ve­ment sur la seule base d’une ratio­na­li­té froide et cal­cu­la­trice. Tous les révo­lu­tion­naires authen­tiques sont capables de construire un pont entre l’en­droit où les gens se trouvent et celui vers où nous nous diri­geons — et ce pont est celui qui implique néces­sai­re­ment une foi zélée, et même fana­tique, en l’humanité.

[Guerre d'Algérie | ALMAS | SIPA]

Un édi­teur anar­chiste fran­çais, Les édi­tions liber­taires, estime que « cri­ti­quer l’is­lam [par exemple], en France, est le devoir de tous les esprits libres et de tous les révo­lu­tion­naires ». Et com­pare l’obs­cu­ran­tisme reli­gieux, qui touche prin­ci­pa­le­ment les femmes et les homo­sexuels, au fas­cisme : est-ce à vos yeux une posi­tion islamophobe ?

Je trouve cela très révé­la­teur que, en me posant cette ques­tion, vous ayez tenu à pré­ci­ser « par exemple ». Parce que, dans le moment actuel, l’is­lam ne peut pas être consi­dé­ré comme un simple exemple par­mi d’autres. Concernant cette phrase, nous avons là une mani­fes­ta­tion concrète des limites — et même des dan­gers — de l’op­po­si­tion équi­table à toutes les oppres­sions. Sans par­ler de son laï­cisme vul­gaire et exa­cer­bé. Prétendre qu’at­ta­quer l’is­lam en France, en 2015, ça a le même conte­nu et la même signi­fi­ca­tion que d’at­ta­quer, par exemple, le chris­tia­nisme, en 2015 et tou­jours en France, c’est une posi­tion tout à fait stu­pide et pué­rile. C’est s’a­veu­gler soi-même et refu­ser de voir le monde tel qu’il est. Ironiquement, pour des per­sonnes qui aspirent à célé­brer la rai­son, c’est le comble de l’obs­cu­ran­tisme ! C’était clair, bien sûr, avec Charlie Hebdo. Leur volon­té d’at­ta­quer, eux aus­si, toutes les reli­gions était une cou­ver­ture pour la plus vile isla­mo­pho­bie. L’islamophobie est indé­fen­dable, quel que soit le moment (sur­tout depuis que l’Europe s’est construite sur celle-ci, à par­tir du XIIe siècle), mais la bran­dir actuel­le­ment, ce n’est, ni plus ni moins, que de la par­ti­ci­pa­tion active et volon­taire à l’im­pé­ria­lisme et la guerre. Que cer­tains uti­lisent l’ex­pres­sion « isla­mo­fas­cisme » pour dis­si­mu­ler cette posi­tion pré­sente à mes yeux moins d’in­té­rêt : ce n’est qu’une bête et méchante ten­ta­tive atta­quer l’is­lam, en usant d’un terme euro­péen afin de dépla­cer l’ac­cu­sa­tion (celle d’un crime pour­tant spé­ci­fi­que­ment euro­péen : le fas­cisme) vers on ne sait quel « ailleurs »… C’est un terme tout à fait vide de sens : il atteste de la bêtise de qui l’emploie sitôt prononcé.

Vous déplo­rez un cer­tain « for­ma­lisme » anar­chiste quant à la ques­tion de l’État : son obses­sion à le détruire. Êtes-vous d’ac­cord avec Noam Chomsky lors­qu’il dit que celui-ci est deve­nu, para­doxa­le­ment et en dépit de sa vio­lence intrin­sèque, un outil de défense contre la mon­dia­li­sa­tion et la folie de la finance transnationale ?

« Brandir l’is­la­mo­pho­bie, actuel­le­ment, ce n’est, ni plus ni moins, que de la par­ti­ci­pa­tion active et volon­taire à l’im­pé­ria­lisme et la guerre. »

Il y a beau­coup de choses, dans le monde, que l’on appelle « État » : ils fonc­tionnent de manière très dif­fé­rente et visent des objec­tifs dif­fé­rents. Ils repré­sentent tous, sans doute, des dan­gers simi­laires, mais pour­quoi les réduire à n’être qu’une seule et unique chose ? Sans comp­ter qu’il existe tout un tas d’autres ins­ti­tu­tions qui pré­sentent les mêmes dan­gers. Ma pré­oc­cu­pa­tion est avant tout d’é­lar­gir la ques­tion, de dépas­ser l’é­qua­tion for­ma­liste État = État. Je pré­fère me concen­trer sur le conte­nu de l’ins­ti­tu­tion en ques­tion et me deman­der : que fait-il ? Par exemple, le sys­tème mondial/global colo­nial induit des fonc­tions très dif­fé­rentes entre les États du centre (c’est-à-dire riches et domi­nants) et ceux, par oppo­si­tion, que l’on place à la « péri­phé­rie ». Une fois que nous ouvrons cet espace concep­tuel, nous conti­nuons de nous oppo­ser à la plu­part des États — que cela soit clair —, mais nous déve­lop­pons dans le même temps une posi­tion plus souple afin sai­sir l’im­por­tance de cer­taines ins­ti­tu­tions, dans cer­tains endroits, dans le cadre de nos luttes. Plus impor­tant encore : nous ne sommes plus aveu­glés par l’op­po­si­tion obses­sion­nelle à l’État, comme s’il s’a­gis­sait de quelque force talis­ma­nique, et nous pou­vons, dès lors et de manière plus radi­cale, mettre l’an­tié­ta­tisme en rela­tion avec l’an­ti­co­lo­nia­lisme (plu­tôt que de sim­ple­ment dénon­cer les aspects « natio­na­listes » de nombre de luttes décoloniales).

Vous avez cri­ti­qué les anar­chistes véné­zué­liens qui ont contes­té le régime de Chávez. On peut l’es­ti­mer ou recon­naître cer­taines de ses réa­li­sa­tions, mais pou­vez-vous vrai­ment deman­der à un anar­chiste d’ap­pré­cier un mili­taire éta­tiste, qui mobi­lise le Christ et s’af­fiche aux côtés de Castro et d’Ahmadinejad ?

Je n’at­ten­drais jamais d’un anar­chiste qu’il célèbre aveu­glé­ment un gou­ver­ne­ment, et encore moins un État, mais tout anar­chiste digne de ce nom doit cher­cher à construire des mou­ve­ments révo­lu­tion­naires de masse au lieu de se réfu­gier dans des sectes minus­cules, qui passent plus de temps à se plaindre qu’à construire. En ce sens, cer­tains anar­chistes véné­zué­liens — sur­tout ceux qui gra­vitent autour d’El Libertario — mécon­naissent com­plè­te­ment l’Histoire du Venezuela et la nature du pro­ces­sus boli­va­rien (qui a tou­jours été bien plus qu’un lea­der indi­vi­duel ou qu’un État). Floués par leur propre ori­gine de classe et leur milieu ain­si que par quelques-unes des erreurs for­ma­listes dont j’ai par­lé pré­cé­dem­ment, ces anar­chistes sont inca­pables de voir au-delà de la figure de Chávez, de son uni­forme et de son gou­ver­ne­ment ; ils sont inca­pables de voir l’es­sor par­ti­cu­liè­re­ment puis­sant des mou­ve­ments révo­lu­tion­naires auto­nomes popu­laires. Dans la pra­tique, ils ne sont pas des anar­chistes mais la pire sorte de libé­raux issus de la classe moyenne. Ils ont même tra­hi ceux qui lut­taient contre les élé­ments bureau­cra­tiques et réac­tion­naires du gou­ver­ne­ment. Il y a, cepen­dant, d’autres anar­chistes véné­zué­liens, qui ont une bien meilleure com­pré­hen­sion de ce qu’est un pro­ces­sus révo­lu­tion­naire, et qui, par consé­quent, sans célé­brer aveu­glé­ment le gou­ver­ne­ment boli­va­rien, par­viennent à com­prendre qu’ils doivent com­men­cer à lut­ter à par­tir des masses.

[Un soldat vietnamien agitant un drapeau au sommet d'un poste de commandement français, le 7 mai 1954 | AFP]

En termes de poli­tique étran­gère, la ques­tion est très grave. La géo­po­li­tique mon­diale amène bien sou­vent d’é­tranges com­pa­gnons de lit, en par­ti­cu­lier lorsque le pétrole est en jeu. Bien sûr, j’au­rais pré­fé­ré que le gou­ver­ne­ment véné­zué­lien fasse les choses dif­fé­rem­ment (sur­tout s’il est pos­sible de main­te­nir des par­te­na­riats inter­na­tio­naux et le prix du pétrole sans ces alliances), mais j’ai la chance de ne pas être res­pon­sable de la poli­tique étran­gère du gou­ver­ne­ment ! Mais ici, ce qui est inté­res­sant, c’est que cer­tains de ceux qui se plaignent de ces alliances peu recom­man­dables ont, vis-à-vis de l’is­lam, une posi­tion qui est exac­te­ment la même que celle de Sarkozy. Les par­te­na­riats que le Venezuela noue avec ces hor­ribles lea­ders inter­na­tio­naux s’en­tendent dans le cadre du cal­cul stra­té­gique et de la real­po­li­tik, mais ceux de la « gauche » isla­mo­phobe sont des par­te­na­riats de prin­cipe, conclus en pleine volonté !

Vous sem­blez par­ti­cu­liè­re­ment ins­pi­ré par le tra­vail de Fanon : que peut-il appor­ter de spé­ci­fique au mou­ve­ment d’é­man­ci­pa­tion contemporain ?

À mes yeux, Fanon est pro­ba­ble­ment le pen­seur révo­lu­tion­naire le plus impor­tant du siècle der­nier. Notamment parce qu’il four­nit, jus­te­ment, une approche anti-for­ma­liste, radi­ca­le­ment dia­lec­tique et déco­lo­niale du chan­ge­ment révo­lu­tion­naire. Il est l’un des meilleurs théo­ri­ciens du colo­nia­lisme et des ques­tions raciales ; il se déplace habi­le­ment à tra­vers les élé­ments les plus impor­tants de la pen­sée euro­péenne du XXe siècle (le mar­xisme, la psy­cha­na­lyse, la phé­no­mé­no­lo­gie) pour éla­bo­rer une approche révo­lu­tion­naire capable de pen­ser un chan­ge­ment glo­bal — en inté­grant les ensei­gne­ments théo­riques tout en reje­tant impi­toya­ble­ment ceux qui, par­mi eux, nous entravent. Nous sommes loin d’en avoir fini avec cette entre­prise radi­cale qu’est la déco­lo­ni­sa­tion, sans par­ler du fait que l’im­mi­gra­tion a implan­té la lutte déco­lo­niale en plein cœur de l’Europe (c’est une sorte d’ef­fet boo­me­rang géant) : la per­ti­nence des mou­ve­ments déco­lo­niaux — et, par là même, des théo­ries de Fanon — ne pour­ra que s’accroître dans les années qui viennent.


[lire le troi­sième et der­nier volet]


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  1. À quelques excep­tions près : son­geons à Hakim Bey, Ellul et l’a­nar­chisme chré­tien.
Ballast

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