Gauguin : colon ou révolutionnaire ?

11 octobre 2017


Texte inédit pour le site de Ballast

Impossible de par­ler de Gauguin en gar­dant son sang-froid, obser­va l’un de ses contem­po­rains : il sus­cite l’a­mour ou l’a­ver­sion. La sor­tie en salles d’un film à sa mémoire — dont il ne sera pas ques­tion ici — a ravi­vé une polé­mique déjà fort bien connue des ini­tiés : si l’artiste est bien le génie que l’on sait, l’homme n’est pas le héros que l’on dit. Pis, il aurait tout du salaud, à la fois pédo­phile et colo­nia­liste. Si la pre­mière accu­sa­tion ne sau­rait faire l’ob­jet d’un débat (Gauguin fut le pre­mier à reven­di­quer de très jeunes par­te­naires), comment entendre que Daniel Guérin, essayiste mar­xiste liber­taire et anti-impé­ria­liste, ait pu, comme d’autres, bros­ser le por­trait d’un peintre « anti­clé­ri­cal, anti­co­lo­nia­liste, paci­fiste, anti­mi­li­ta­riste, anti-ver­saillais, chantre de l’amour libre et de l’émancipation fémi­nine » ? Tentons d’y vois plus clair. ☰ Par Émile Carme


Les années 1890 s’é­tirent et Gauguin, la qua­ran­taine, a der­rière lui une vie de pilo­tin, de mate­lot dans la marine de guerre, d’agent de change, de peintre sans gloire et de bour­lin­gueur aux quatre coins du monde. Il a cinq enfants et une femme, danoise, qu’il lais­se­ra der­rière lui pour s’en aller en Polynésie : une pre­mière fois (deux ans), puis une seconde, de juillet 1895 à sa mort, indi­gente, un jour de mai 1903. Zola vient de publier L’Argent ; les troupes éta­su­niennes font cou­ler le sang indi­gène dans le Dakota ; la Jewish Colonization Association entend aider les juifs d’Europe et d’Asie à fuir les pogroms ; les mineurs de Carmaux se mettent en grève ; l’anarchiste Ravachol chante en mon­tant à la guillo­tine ; la France de la Belle Époque s’entredéchire sur le dos de Dreyfus ; le Bunyoro tient tête aux troupes colo­niales bri­tan­niques ; l’Empire otto­man mas­sacre les Arméniens ; les pre­miers avions s’envolent ; un phy­si­cien découvre la radio­ac­ti­vi­téet Gauguin clame : « L’artiste doit être libre, ou il n’est pas artiste… »

Lisons-le. L’œuvre com­plète autre­ment dit : deux ouvrages auto­bio­gra­phiques (Noa Noa et Avant et après), des articles, des notes, un cahier adres­sé à sa fille Aline. Ainsi que sa cor­res­pon­dance. Il n’est pas ques­tion, s’entend, de réduire l’homme à ses écrits, de croire que ces der­niers diraient tout de leur auteur, épui­se­raient sa pleine véri­té, son âme nue ; il n’en reste pas moins qu’ils nous aiguillent et nous éclairent, donnent à appro­cher, der­rière les pein­tures, ce Français de sang-mêlé fier de ses ori­gines péruviennes.

« Il y a chez Gauguin, dans ce rejet fra­cas­sant de la culture et du construit, l’éloge rous­seauiste de l’état de nature, de l’espace pré-civi­li­sa­tion­nel. »

Lors de son pre­mier séjour à Tahiti, Gauguin s’étonne, auprès de son épouse, que l’on qua­li­fie les Tahitiens de « sau­vages » : c’est qu’« ils chantent, ne volent jamais, ma porte n’est jamais fer­mée, n’assassinent pas ». Il ne tarde pas à reven­di­quer le stig­mate, à s’at­tri­buer cet affront déri­vé du latin, sil­va, forêt, à le retour­ner comme les gants qu’il ne porte plus : sa vie, écrit-il à quelque peintre de sa connais­sance, est désor­mais « celle d’un sau­vage le corps nu ». Il rap­porte, dans les notes qui devien­dront Noa Noa — le texte inté­gral ne paraît qu’en 1966 —, qu’il eut hâte, sitôt arri­vé, de « fuir » Papeete, chef-lieu de l’île, et « ses fonc­tion­naires et ses sol­dats ». Il iro­nise sur « les Européens civi­li­sés » et raconte qu’il s’est lié d’amitié avec ses voi­sins indi­gènes et se nour­rit « comme eux ». Le peintre coupe du bois, chan­tonne, se sent deve­nir un autre homme (« un Maori », va-t-il jusqu’à pré­tendre…) : « Bien détruit en effet tout mon vieux stock de civi­li­sé. » De retour en France, il se dira « plus ins­truit », riche d’un savoir que les siens ne recon­naissent pas comme tel.

Il y a chez Gauguin, dans ce rejet fra­cas­sant de la culture et du construit, l’éloge rous­seauiste de l’état de nature, de l’espace pré-« civi­li­sa­tion­nel ». S’il dit expli­ci­te­ment reje­ter l’exotisme, il n’en recherche pas moins l’authenticité, le noyau que l’on dit « dur » : l’artiste n’entend pas frayer avec les métis et ne cesse de vou­loir « retrou­ver l’ancien foyer », la pure­té poly­né­sienne, l’être ou l’essence d’avant la cor­rup­tion occi­den­tale et moderne. Mythe du « bon sau­vage », dit-on volon­tiers : à rai­son — on trouve même la for­mule, sans iro­nie appa­rente, sous sa plume. Chez Gauguin comme chez Antonin Artaud, plus tard, l’Autre a aus­si, mais pas seule­ment, valeur de rédemp­tion ou de secours — on songe éga­le­ment au nar­ra­teur de La Rencontre de Santa Cruz, dési­rant, dans la boue d’un vil­lage sud-amé­ri­cain ou le corps d’une femme subli­mée pour ce qu’elle aurait d’éternellement « inca », se gué­rir, lui, le « malade de l’Europe malade1 ». Ambiguïté consti­tu­tive de l’admiration du peintre : l’indigène, fût-il loué et sin­cè­re­ment sou­te­nu, demeure pour par­tie l’objet de ses pro­jec­tions — Artaud n’écrivit-il pas qu’il se ren­dit au Mexique afin de cher­cher « une nou­velle idée de l’homme », afin d’y ren­con­trer les rites indiens à ses yeux « ver­tus cura­tives pour l’âme », afin de tou­cher du doigt la part mexi­caine « demeu­rée pure » et épar­gnée du mode de pro­duc­tion capi­ta­liste comme de l’esprit euro­péen2 ?

Femmes de Tahiti, 1891

Lors de son second séjour en Polynésie, Gauguin, dimi­nué par la mala­die — le cœur, la syphi­lis (?), l’estomac, le foie, la vue, l’eczéma, les nau­sées —, écrit : contre l’État (« Tout gou­ver­ne­ment me paraît absurde »), le natio­na­lisme (« Sous le nom de Patrie, les hommes se déchirent pour des inté­rêts, vils, maté­riels »), le culte de la pro­prié­té pri­vée (« que la terre appar­tienne à tous et non à un seul »), les mis­sion­naires (« l’Évangile d’une main, le fusil de l’autre »), le mono­théisme (« Il faut tuer Dieu »), le mariage — une ins­ti­tu­tion mar­chande, ni plus, ni moins — et le sort fait à la femme. Celle-ci devrait, égraine-t-il, avoir le droit de gagner sa vie, d’aimer « qui bon lui semble », de dis­po­ser de son corps ain­si qu’elle l’entend, de se pas­ser des prêtres. Et Gauguin de mettre en garde le pou­voir contre un « sou­lè­ve­ment popu­laire » dès lors qu’il se fait « bour­reau d’une socié­té » (« L’État, c’est nous, c’est-à-dire le peuple, celui qui en fin de compte a tou­jours le des­sus »). Autant de posi­tions qui condui­ront Daniel Guérin, dans les années 1970, à pré­fa­cer une antho­lo­gie du peintre, qu’il tenait pour « tou­jours révo­lu­tion­naire pour notre temps », cer­ti­fiant qu’il « aura com­bat­tu, au ser­vice des autoch­tones et des petits colons, non seule­ment gou­ver­neurs, pro­cu­reurs, sang­sues capi­ta­listes, mais les deux repré­sen­tants carac­té­ris­tiques, aux Marquises, d’une forme de socié­té qui lui était into­lé­rable : le curé et le gen­darme3 ».

« Il semonce, d’une plume sar­cas­tique, l’hypocrite devise répu­bli­caine et iro­nise sur ces civi­li­sés fiers de ne point man­ger de chair humaine. »

Gauguin écrit comme le boxeur qu’il fut à l’occasion, frap­pant dru et sans détour : il jure, dans le cin­quième numé­ro du jour­nal Les Guêpes, que la conquête colo­niale s’apparente à « de la folie bar­bare » (« plan­ter un dra­peau, y ins­tal­ler une admi­nis­tra­tion para­si­taire, entre­te­nue à frais énormes, par et pour la seule gloire de la métro­pole », voi­là bien une « honte ») et inter­pelle ses conci­toyens avec la viva­ci­té qu’on lui connaît : « Oh ! braves gens de la métro­pole, vous ne connais­sez pas ce que c’est un gen­darme aux colo­nies. Venez‑y voir et vous ver­rez un genre d’immondices que vous ne pou­vez pas soup­çon­ner. » Gauguin se décrit, une fois encore, comme « le sau­vage qui hait une civi­li­sa­tion gênante » ; il raille l’administration colo­niale inca­pable de « se dou­ter un ins­tant de la valeur des artistes mar­qui­siens », fus­tige le rôle des mis­sion­naires dans la mise au ban de l’art poly­né­sien et n’hésite pas à les trai­ter de « cadavre[s] » seule­ment bon à tuer au nom de Dieu ; il dit l’élégance, c’est son mot, de la « race » mao­rie et se désole de son extinc­tion du fait de la pré­sence euro­péenne et des mala­dies qu’elle char­rie (Gauguin l’eût lui-même été, conta­gieu­se­ment malade, com­men­te­ront d’aucuns…).

Dans une lettre, adres­sée à deux ins­pec­teurs des colo­nies, le peintre dénonce le sort infli­gé aux indi­gènes et s’en prend au « dégoû­tant spec­tacle d’hommes qui ne sont plus que de la chair à contri­bu­tions de toutes sortes, et à l’arbitraire du gen­darme ». Il semonce, d’une plume sar­cas­tique, l’hypocrite devise répu­bli­caine et iro­nise sur ces civi­li­sés fiers de ne point man­ger de chair humaine mais pour­tant fort bien dis­po­sés, chaque jour et tout à leur égoïsme, à « manger le cœur de [leur] voi­sin ». La cri­tique de la domi­na­tion éta­tique et colo­niale — qu’il lui arrive de dis­so­cier de la colo­nie ordi­naire, enten­due, dans son accep­tion éty­mo­lo­gique, comme simple tra­vail de la terre en contrée loin­taine (c’est ain­si qu’il peut endos­ser, non sans ambi­guï­tés, le terme de « colon » : le bon petit colon du labeur quo­ti­dien face à l’odieux Léviathan colo­nial) — consti­tue un fil rouge de ses der­nières années dans le Pacifique. « Nous autres indi­gènes des Marquises », lance même celui qui, quelques jours avant sa mort, se pré­sente, dans sa cor­res­pon­dance, comme le « défen­seur des indi­gènes ».

L'autoportrait au Christ jaune, 1889

Lisons main­te­nant ses bio­graphes. Les faits en plus des dires, donc. L’historien de l’art Henri Perruchot avance dans La Vie de Gauguin, paru en 1961, que l’homme a bel et bien pris « la défense des indi­gènes » et qu’il cher­cha à « entra­ver » les ins­ti­tu­tions colo­niales, entendre les forces de l’ordre et l’Église. Peu de temps après son arri­vée à Tahiti, en 1891, le peintre sou­haite (plus ou moins en vain) apprendre le tahi­tien, loue une case autoch­tone sur la côte sud et « s’assimil» aux us locaux — la popu­la­tion des alen­tours l’a « adop­té », estime l’auteur. Celui que Degas avait sur­nom­mé « le loup maigre sans col­lier » fait savoir, de retour sur l’île, qu’il compte bien y « sculp­ter [s]on tom­beau […] dans le silence des fleurs ». Sans le sou, ou presque, d’humeur par­fois sui­ci­daire (il fait une ten­ta­tive à l’arsenic), assu­rant qu’il est tour à tour un raté et un grand artiste, Gauguin s’indigne lorsqu’il apprend que des amis fran­çais ont lan­cé une péti­tion afin d’obtenir quelque aide de l’État : il rap­pelle alors sa « lutte en dehors de l’officiel ». Deux de ses enfants meurent (il n’a vent que d’un seul décès, rup­ture fami­liale et vifs griefs de son épouse obligent) ; le peintre mange des goyaves ou des cre­vettes d’eau douce que « [s]a vahi­né » pêche, séjourne à l’hôpital, se dit le cœur vide, vend du coprah, fonde son propre jour­nal (quatre pages poly­co­piées, à dire vrai, et vingt-et-un lec­teurs) et prend un pseu­do­nyme tahi­tien. « Quand Gauguin se rend à la ville, nombre de Blancs le regardent avec pitié et mépris. Sous-ali­men­té, mal vêtu, ce bar­bouilleur misé­rable n’est pas des leurs », note l’historien, d’une plume que l’on devine admirative.

« Il incite les Polynésiens à ne pas s’acquitter de leurs taxes et les invite à ne plus sco­la­ri­ser leurs enfants sur les bancs européens. »

À Hiva Oa, aux Marquises — où reposent Gauguin et Brel —, le peintre se lie d’amitié avec Nguyen Van Cam, dit Ky Dong, mili­tant expul­sé d’Indochine par les auto­ri­tés fran­çaises en rai­son de son impli­ca­tion de pre­mier plan dans le mou­ve­ment indé­pen­dan­tiste. Les Marquisiens nomment l’ar­tiste « Koké ». Il achète des litres de rhum et des mouches bour­donnent autour des des­qua­ma­tions puru­lentes qu’il porte à la jambe droite ; il sculpte des femmes nues sur des pan­neaux de bois à l’entrée de sa case, ins­crit « Soyez amou­reuses et vous serez heu­reuses », érige dans son jar­din un totem de prêtre gri­mé en diable, touche l’argent de toiles ven­dues en France, refuse de payer ses impôts et fait un enfant à une dénom­mée Marie-Rose Vaeoho. Gauguin incite en outre les Polynésiens à ne pas s’acquitter de leurs taxes et les invite à ne plus sco­la­ri­ser leurs enfants sur les bancs euro­péens : les rap­ports de l’administration colo­niale indiquent que les écoles catho­liques se vident et que la popu­la­tion fait savoir qu’elle s’acquittera de ses pré­lè­ve­ments une fois que Gauguin en aura fait autant. « L’effectif sco­laire des éta­blis­se­ments de la mis­sion dimi­nue­ra de moi­tié », rap­porte Perruchot. En octobre 1902 — sept mois avant sa mort —, le peintre s’adresse au gou­ver­neur des Établissements fran­çais de l’Océanie afin de s’élever, au nom de tous, contre les taxes et les pro­cès-ver­baux dres­sés en grand nombre. « Gauguin ne déco­lère pas. À tout moment, il inter­vient dans les affaires indi­gènes », pour­suit l’historien.

Un gen­darme met à l’amende des Polynésiens pour des chants qu’ils n’auraient pas dû chan­ter puis en sanc­tionnent d’autres, accu­sés d’ébriété ; Gauguin plaide l’affaire, se rend à la gen­dar­me­rie, tonne, crache du sang, écrit au juge, dénonce la ter­reur exer­cée par les gen­darmes, écrit à Paris… Un agent porte plainte pour dif­fa­ma­tion ; fin mars 1903, Gauguin est condam­né à trois mois de pri­son — l’intéressé rap­porte, dans sa cor­res­pon­dance : « Si nous sommes vain­queurs, la lutte aura été belle et j’aurai fait une grande œuvre aux Marquises. Beaucoup d’iniquités seront abo­lies, et cela vaut la peine de souf­frir pour cela. Je suis par terre, mais pas encore vain­cu. L’indien qui sou­rit dans le sup­plice est-il vain­cu ? Décidément le sau­vage est meilleur que nous. » Il meurt quelques semaines plus tard, avant d’avoir effec­tué sa peine. Tioka, l’un de ses amis mar­qui­siens, grave son nom sur un bloc de basalte qu’il dépose sur sa tombe après avoir enduit la dépouille de monoï et l’a­voir coif­fée de fleurs : « Le Blanc est mort. »

Te Tamari No Atua, Nativité (Le Fils de Dieu), 1896

Lisons l’anthropologue Bengt Danielsson, auteur, en 19644, de l’ouvrage, cri­tique, Gauguin à Tahiti et aux îles Marquises. Le peintre, déçu et écœu­ré par les trois pre­miers mois pas­sés à Papeete — Tahiti res­semble à ce qu’il a quit­té et la bonne socié­té colo­niale, qu’il a fré­quen­tée dans l’espoir de trou­ver des clients afin de gagner son pain, n’a pas dai­gné inté­grer cet excen­trique et bour­ru badi­geon­neur qui fraie avec les filles de joie, les marins, les indi­gènes et les domes­tiques —, part en quête des « vrais » Polynésiens : il fiche le camp, loue une hutte en bam­bou, achète de quoi se nour­rir à un Chinois, peint, fume, compte le peu de sous qu’il lui reste puis se convainc qu’il est en mesure de bri­guer le poste vacant de magis­trat pour y remé­dier : refus caté­go­rique du gou­ver­neur. Cinq cents per­sonnes vivent ici ; on le décrit seul, son cer­veau en vase clos. Gauguin se docu­mente sur la culture des peuples que l’on ne disait pas encore « pre­miers », lit État de la socié­té tahi­tienne à l’arrivée des Européens, réa­lise quelques com­mandes, se prend de pas­sion pour la cos­mo­go­nie océa­nienne, guette le cour­rier, tra­vaille dix jours durant comme gar­dien de meubles pour un colon et une tren­taine de francs, songe à l’exposition qu’il mon­te­ra à son retour, se marie avec une ado­les­cente qu’une Polynésienne lui « donne » selon l’usage : le voi­ci amou­reux, heu­reux. Elle prend plu­sieurs amants et lui ne semble pas en prendre ombrage (« Le jour où son hon­neur ne sera plus pla­cé au-des­sous du nom­bril, [la femme] sera libre », écrit-il) ; elle tombe enceinte et ne garde pas le fœtus5. Retour en France — deux ans — puis à Tahiti : Gauguin loue une terre à un colon, fait construire une case ovale, informe sa femme poly­né­sienne de son retour (elle s’est rema­riée en son absence) ; celle-ci s’empresse de le rejoindre mais le quitte une semaine plus tard, effrayée par les bou­tons qui couvrent son corps.

« Il fiche le camp, loue une hutte en bam­bou, achète de quoi se nour­rir à un Chinois, peint, fume, compte le peu de sous qu’il lui reste. »

Le peintre se lie avec une autre ado­les­cente, souffre du manque d’argent et de plaies pro­fondes, se fait enga­ger comme pro­fes­seur de des­sin par un avo­cat, devient père — quelques jours seule­ment puisque le nou­veau-né, une fille, perd la vie —, boîte, marche sur une canne, se vêt comme les indi­gènes et, en 1898, songe à occu­per le poste, lui aus­si vacant, de secré­taire-tré­so­rier de la Caisse agri­cole : refus, dere­chef, mais, pris de pitié, le res­pon­sable lui offre un poste de des­si­na­teur au ser­vice des Travaux publics de Papeete. Sa femme, enceinte, le quitte pour retour­ner vivre chez elle ; il quitte, lui, son emploi quelques mois plus tard et rejoint celle qui accouche d’un petit Émile. En 1900, Gauguin accepte de prendre la direc­tion du pério­dique Les Guêpes, bien que farou­che­ment catho­lique, et ren­floue les caisses pour n’avoir pas à se faire sau­ter la sienne, toute pleine de mor­phine : le besoin d’argent, écrit l’anthropologue, le condui­sit sans doute à ne pas croire tou­jours à « ce qu’il disait et écri­vait ».

Gauguin part aux Marquises. Sa femme n’entend pas l’y suivre et garde l’enfant auprès d’elle. Il ren­contre, on l’a dit, le mili­tant indé­pen­dan­tiste Ky Dong dès son arri­vée, fait bâtir une mai­son sur un ter­rain appar­te­nant à la mis­sion catho­lique (il floue, pour l’occasion, l’évêque en se fai­sant pas­ser pour homme de foi puis s’ins­pire de ses traits pour le sculp­ter en diable), abreuve le tout-venant, affiche des pho­tos por­no­gra­phiques aux murs de son logis, se met en couple, contemple les corps tatoués des vieillards, caresse son chien et son chat et joue à l’har­mo­nium. Confirmation de Danielsson : Gauguin « porte un coup encore plus rude à la mis­sion » catho­lique en per­tur­bant la ren­trée sco­laire. Le peintre va à la ren­contre des familles indi­gènes, un code civil fran­çais à la main, afin de leur prou­ver qu’ils n’ont pas à y pla­cer leur pro­gé­ni­ture. On dénom­bre­ra 50 % des ins­crits en moins. La prise de posi­tion anti­co­lo­nia­liste de Gauguin est, juge l’anthropologue, « très nette et claire et il n’y a aucune rai­son de dou­ter de sa sin­cé­ri­té » ; il n’en demeure pas moins que le peintre ne fut pas, à ses yeux, l’an­gé­lique défen­seur de la veuve et l’or­phe­lin poly­né­siens, celui que l’eth­no­graphe et poète Victor Segalen vit et dépeint dans les pages de son Hommage à Gauguin, comme celui qui « avait pris le par­ti mao­ri » et était « aimé des indi­gènes6 ».

Paysannes bretonnes, 1894

Lisons l’u­ni­ver­si­taire fran­çais Alain Buisine qui, dans son ouvrage inache­vé Passion de Gauguin, paru en 2012, conteste l’i­mage d’un « anar­chiste géné­reux anti­co­lo­nia­liste » soli­daire des indi­gènes et rap­pelle son racisme à l’en­droit des Chinois. Lisons David Sweetman, cri­tique d’art bri­tan­nique et auteur de la bio­gra­phie Les Vies de Gauguin, somme de six cents pages parue au mitan des années 1990. « Paria social » à Papeete et ama­teur de sexe tari­fé, le peintre est tour à tour décrit comme soli­taire, arro­gant, luna­tique, gra­ba­taire, anar­chiste, traîne-misère et buveur d’ab­sinthe. L’auteur s’é­lève tou­te­fois contre l’i­dée d’un Gauguin colo­nia­liste, patriar­cal et tou­riste sexuel : sem­blable des­crip­tion n’est, à ses yeux, pos­sible qu’à la condi­tion de faire « abs­trac­tion de la pro­fon­deur de la pen­sée » de l’ar­tiste. L’homme a su voir la com­plexi­té d’une culture ébré­chée par l’im­pé­ria­lisme et par­vint à « ouvr[ir] les yeux des Européens » sur l’art non-occi­den­tal : Sweetman assure qu’il convient de « le lave[r] de tout soup­çon de colo­nia­lisme pri­maire ». Lisons le jour­na­liste et écri­vain fran­çais Jean-Luc Coatalem, qui publia en 2001 l’en­quête Je suis dans les mers du Sud : un récit sur les traces de Gauguin. Obsédé par l’argent, ou plu­tôt le manque de ce der­nier, oui ; syphi­li­tique d’a­vant Tahiti, cer­tai­ne­ment ; liber­taire, mar­gi­nal, égoïste, déter­mi­né, tout cela à l’é­vi­dence ; « enne­mi de Dieu et de tout ce qui est hon­nête », en sus, consi­gna sans rire et de son vivant l’un des pères de la congré­ga­tion. Lisons le géo­graphe Jean-François Staszak, auteur de Géographies de Gauguin : nul ne peut nier que l’an­cien com­pa­gnon de Van Gogh évo­lua, de son pre­mier séjour friand d’exo­tisme à son impli­ca­tion finale dans la vie locale aux côtés des plus humbles ; colon, il le fut de fac­to, mais un colon qui « se dresse contre le pou­voir en pre­nant la défense des indi­gènes pour le sort des­quels il était hor­ri­fié » : « Il ne sup­porte plus l’ar­bi­traire et la médio­cri­té du pou­voir, il pousse les indi­gènes à la rébel­lion. » Lisons enfin Gauguin aux Marquises de la repor­ter et docu­men­ta­riste Laure-Dominique Agniel, paru en 2016 : une défense franche et fer­vente de l’ar­tiste : l’an­ti­co­lo­nia­lisme est « un com­bat qu’il mène­ra avec force et convic­tion » à la fin de sa vie ; il n’é­tait en réa­li­té pas atteint de syphi­lis (une his­to­rienne amé­ri­caine, avance-t-elle, l’eût démon­tré il y a peu après avoir fait ana­ly­ser les dents retrou­vées du peintre7), pas plus qu’il n’é­tait ivrogne (exa­men de ses notes de courses à l’ap­pui) ; pédo­phile, il le fut comme l’é­poque l’é­tait, « puisque toutes les jeunes filles poly­né­siennes étaient en ménage dès leur puber­té ».

« Les plus farouches par­ti­sans du peintre ont en effet cou­tume d’in­vo­quer les us locaux et la pré­co­ci­té des rela­tions sexuelles en Polynésie. »

Arrêtons-nous sur ce der­nier point, et non des moindres, que le Code pénal fran­çais défi­nit pré­sen­te­ment comme « le fait, par un majeur, d’exer­cer sans vio­lence, contrainte, menace ni sur­prise une atteinte sexuelle sur la per­sonne d’un mineur de quinze ans8 ». Trois de ses com­pagnes avaient treize et qua­torze ans — nul mys­tère en la matière, Gauguin le consigne sans fard aucun (Le Monde a récem­ment déplo­ré « le silence des bio­gra­phies9 » : il suf­fi­rait pour­tant de les lire). Les plus farouches par­ti­sans du peintre ont en effet cou­tume d’in­vo­quer les us locaux et la pré­co­ci­té des rela­tions sexuelles en Polynésie (la reine de Tahiti, Pomaré IV, fut mariée à dix ans et Gauguin, qui jura aimer d’a­mour au moins l’une d’elles, obtint l’a­val des proches, quand ce ne furent pas ces der­niers qui lui pro­po­sèrent l’une des leurs) et l’ac­teur Vincent Cassel, redou­tant l’a­na­chro­nisme, jus­ti­fie ain­si pareille union : « Treize ans à l’é­poque, c’est peut-être pas treize ans aujourd’­hui… » L’un des bio­graphes du peintre est même allé plus loin : « Les Maories sont com­plè­te­ment for­mées cinq ou six ans plus tôt que les femmes des régions tem­pé­rées10. » La ques­tion se pose tou­te­fois d’ap­pré­hen­der cette rela­tion (ses « épouses-enfants », écrit Sweetman) dans le contexte his­to­rique d’a­lors, à savoir colo­nial. L’historien com­mu­niste Alain Ruscio éclaire cet angle mort avec Le Credo de l’homme blanc, publié en 2002 : le colon vivant avec une indi­gène s’a­vère dou­ble­ment sei­gneur et les ter­ri­toires colo­ni­sés garan­tissent « la satis­fac­tion de cer­tains rêves qui auraient été inavouables en métro­pole ». La rela­tion entre un homme blanc d’âge avan­cé et une très jeune fille est ain­si « extrê­me­ment fré­quente » dans la lit­té­ra­ture colo­niale, note l’his­to­rien : untel reven­dique la conquête d’une bédouine de treize ans, tel autre, capi­taine, se féli­cite de la pos­ses­sion d’une vierge de qua­torze ans — en Indochine, assure quelque écri­vain oublié, « une petite Annamite de treize ans est une femme depuis bien long­temps » et « ce qui serait un grand crime peut-être » en France ne l’est pas en ces terres où il est « tout natu­rel de les prendre » au sor­tir de l’en­fance. Et Ruscio d’a­jou­ter Gauguin à sa liste.

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Nous n’en ferons pas l’exem­plaire et probe rebelle liber­taire évo­qué par Guérin ; nous n’en ferons pas le relai fidèle de sa grand-mère, la fémi­niste socia­liste Flora Tristan ; nous n’en ferons pas, non plus, le porte-voix zélé de l’Empire. L’affaire est fâcheuse, par trop entre­la­cée. L’unité de Paul Gauguin a tout d’une apo­rie : homme de son temps social et pré­cur­seur, domi­nant et insur­gé, maître et misérable.


Portait de Gauguin : (DR), 1883


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  1. Max-Pol Fouchet, La Rencontre de Santa Cruz, Paris, Grasset, 1976.[]
  2. Antonin Artaud, Messages révo­lu­tion­naires, Gallimard, 1971.[]
  3. Paul Gauguin, Oviri — Écrits d’un sau­vage, Gallimard, 1974.[]
  4. En langue sué­doise ; 1975 en langue fran­çaise.[]
  5. Charles F. Stuckey conteste l’a­vor­te­ment dans Gauguin, Paris, Éditions de la Réunion des musées natio­naux, 1989.[]
  6. Victor Segalen, Hommage à Gauguin, l’in­sur­gé des Marquises, Magellan & Cie, 2003.[]
  7. Caroline Boyle Turner, auteure de Paul Gauguin & les Marquises, un para­dis retrou­vé ? (2016) : « Après avoir trou­vé son ADN, je vou­lais aller un peu plus loin et savoir ce qu’il en était réel­le­ment de cette mala­die de la syphi­lis qu’on lui attri­buait. À cette époque il y avait deux médi­ca­ments pour trai­ter la syphi­lis : l’arsenic et le mer­cure, deux métaux lourds qui res­tent sur les dents. Après des exa­mens menés par des scien­ti­fiques de Chicago, aucune trace de ces deux métaux n’a pu être détec­tée sur les dents. Or, dans son puits, on a décou­vert beau­coup d’autres médi­ca­ments tels que du baume du tigre pour les maux de tête, des médi­ca­ments pour ses pro­blèmes de peau avec plaies ouvertes, d’autres pour l’estomac. Cela veut dire, soit qu’il n’était pas atteint de syphi­lis comme on le dit, soit qu’il l’avait mais ne se soi­gnait pas, ce qui serait très éton­nant. »[]
  8. Article 227–25 du Code pénal.[]
  9. Philippe Dagen, « L’obsession de Gauguin pour les jeunes vahi­nés crée le malaise », Le Monde, 9 octobre 2017.[]
  10. Henri Perruchot, La Vie de Gauguin, Paris, Hachette, 1961.[]

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