Frédéric Lordon : « Rouler sur le capital » [2/3]


Entretien inédit pour le site de Ballast

C’est là une bien vieille dis­cus­sion que nous avons, dans ce café et ce deuxième volet : prendre le pou­voir ou le déser­ter ? Peut-être est-ce même la ques­tion poli­tique clé, celle qui, des grands épi­sodes révo­lu­tion­naires aux ZAD, tra­vaille tous les par­ti­sans de l’é­man­ci­pa­tion. L’économiste et phi­lo­sophe n’en démord pas : il n’y a jamais que de l’ins­ti­tu­tion. Resterait donc à habi­ter cette ten­sion, à en mode­ler la forme, à la plier aux ambi­tions révo­lu­tion­naires pour affran­chir le grand nombre des poli­tiques du capi­tal. Frédéric Lordon revient sur son sou­tien stra­té­gique et cri­tique à la France insou­mise et ses liens avec la pen­sée liber­taire, pro­ba­ble­ment moins inami­caux que la rumeur ne le dit. Mais voi­là, pose-t-il : pour arra­cher les moyens de pro­duc­tion, ne fau­dra-t-il pas une force orga­ni­sée capable d’af­fron­ter ses si puis­sants déten­teurs, avec fra­cas au besoin ?


[lire le pre­mier volet] [lire en espagnol]


Quand on vous demande com­ment sor­tir du capi­ta­lisme, vous répon­dez : il faut un mou­ve­ment doté d’une « force inédite », une force capable de pro­duire « le grand incen­die ». Vous dénon­cez la « pas­si­vi­té par­le­men­taire » autant que la sédi­tion iso­lée : quels seraient donc les contours de cette force dans la France contemporaine ?

Je n’en ai pas la moindre idée. Je me demande même si on peut répondre ex ante1 à une ques­tion pareille. Je veux dire : le contour exact de la force ne se révèle-t-il pas dans le moment et dans le mou­ve­ment seulement ?

Trotsky avait bien quelques idées : ren­ver­ser le pou­voir cen­tral, s’emparer de l’État, abo­lir la pro­prié­té du sol, répu­dier la dette, natio­na­li­ser à tour de bras et créer une armée pour mater la contre-révolution…

« Il me semble que le réa­lisme élé­men­taire en poli­tique com­mande de voir où est la force, où est la dyna­mique, et d’en prendre acte si on n’est pas capable de faire mieux soi-même. »

Ça, c’est une idée stra­té­gique quant à l’action. Il reste à for­mer l’idée stra­té­gique quant à la com­po­si­tion de classe capable de sou­te­nir l’action. Au reste, cette idée-là, Lénine et Trotsky l’avaient bien un peu ! Je ne sais si c’est une manière de me dédoua­ner à peu de frais d’une carence évi­dente, mais tout de même, la situa­tion de classes contem­po­raine est pas­sa­ble­ment com­pli­quée, et rend spé­cia­le­ment ardu de trou­ver « le » mot d’ordre tran­chant appro­prié à l’époque, tran­chant, c’est-à-dire simple et trans­ver­sal, un équi­valent fonc­tion­nel de « Le pou­voir aux soviets, la terre aux pay­sans, la paix au peuple, le pain aux affa­més » de 1917. Et pour­tant, sans ce germe, il n’y aura pas de précipité.

Votre der­nier article atteste, en creux, un sou­tien à la France insou­mise — ou, plu­tôt, d’une cri­tique des forces qui ne l’ont pas sou­te­nue. On se sou­vient aus­si, au micro de Là-bas si j’y suis, en 2017, de votre appré­cia­tion à l’endroit de Mélenchon, en tant qu’il est por­teur, « pour la pre­mière fois depuis très long­temps, […] d’une dif­fé­rence signi­fi­ca­tive de gauche dans le pay­sage de l’offre poli­tique ». Est-ce un appui au mou­ve­ment pour ce qu’il est ou, plus pro­saï­que­ment, à la force qui se trouve, à ce temps t, avoir la main sur la contes­ta­tion élec­to­rale en France ?

On ne sau­rait mieux for­mu­ler la ques­tion. Il me semble en effet que le réa­lisme élé­men­taire en poli­tique com­mande de voir où est la force, où est la dyna­mique, et d’en prendre acte si on n’est pas capable de faire mieux soi-même. La dyna­mique, évi­dem­ment pas n’importe laquelle : la dyna­mique à gauche. Or, ici, je vois trois choses. La pre­mière, c’est que Mélenchon a réus­si en 2017 ce que tout le monde récla­mait à cor et à cri depuis 30 ans sans y être jamais par­ve­nu (et pour cause : il faut voir qui récla­mait et com­ment, je veux dire avec quelle ligne poli­tique) : à contes­ter l’emprise du FN sur les classes popu­laires, à faire recu­ler l’abstention de ces der­nières pour les rame­ner à gauche, et ceci sans rien perdre sur les autres seg­ments socio­lo­giques de l’électorat puisque le vote FI a été remar­qua­ble­ment trans­classes. Toute posi­tion poli­tique, dans la situa­tion actuelle, qui n’est pas capable de prendre acte de ça me semble nulle et non ave­nue — évi­dem­ment sous réserve de la ques­tion pré­ju­di­cielle de savoir si le jeu électoral‑Ve République a quelque inté­rêt. En tout cas, on en connait par­mi les ini­tia­teurs du « Manifeste pour l’ac­cueil des migrants » qui, voyant là leurs propres cri­tères enfin com­blés, auraient dû en bonne logique mani­fes­ter leur ral­lie­ment — sous toutes les moda­li­tés cri­tiques qui leur conviennent. Mais il y a des défaillances de la logique qui n’en finissent pas de tra­hir les autres logiques.

[Stéphane Burlot | Ballast]

La deuxième chose, c’est que Mélenchon, à deux semaines du pre­mier tour, a com­men­cé à semer l’inquiétude sur les mar­chés finan­ciers — où s’est for­mée une « prime de risque Mélenchon » sur les titres de la dette publique fran­çaise. Salvini peut le faire aus­si, ça n’est donc pas une condi­tion suf­fi­sante, mais ça fait au moins une condi­tion néces­saire. Condition de quoi ? De ce que le vrai pou­voir, qui est le pou­voir de la finance, vous iden­ti­fie comme son enne­mi. L’inquiétude de la finance à l’endroit de Salvini n’ira jamais très loin. Elle a com­pris à quoi elle avait fon­da­men­ta­le­ment affaire : à ce mélange de néo­li­bé­ra­lisme et de pro­to-fas­cisme si bien por­té par les temps qui courent — et l’orchestration de la gigan­to­ma­chie2 entre Macron et Salvini, faux enne­mis et vrais sem­blables, est une de ces impos­tures que seule l’immense bêtise édi­to­ria­liste croit devoir sou­te­nir. À cet égard d’ailleurs — et c’est la troi­sième chose —, si l’on étend le péri­mètre des pou­voirs au-delà de la finance, et notam­ment en direc­tion des médias, la haine uni­ver­selle que s’attire la FI me semble un indice encou­ra­geant. Les médias mains­tream, c’est le cana­ri au fond de la mine : des indi­ca­teurs avan­cés. Mais dont les aver­tis­se­ments, pour être conve­na­ble­ment lus, demandent de se sou­ve­nir qu’ils sont des ins­tances de consé­cra­tion néga­tive. C’est vrai d’ailleurs en toutes matières : lit­té­raire, intel­lec­tuelle, et bien sûr poli­tique. L’endossement par ces médias est l’indication la plus sûre de la par­faite inno­cui­té dans le meilleur des cas, de l’irrémédiable nul­li­té dans le pire. Ces médias sont deve­nus des ins­tru­ments de mesure d’une totale fia­bi­li­té : si l’on met de côté le cas du FN, mais tel­le­ment gros­sier qu’il n’est plus dis­cri­mi­nant en rien, il suf­fit de regar­der à l’envers de l’aiguille, à part quoi on n’est jamais trom­pé. Que les médias débordent ain­si d’une haine incoer­cible à l’endroit de la FI, c’est sans doute ce qui peut lui arri­ver de mieux.

« La pré­vi­sible inon­da­tion d’enthousiasme dont la can­di­da­ture de Glucksmann va faire l’objet dit déjà tout ce qu’il y a à en pen­ser. Il les aura tous à ses pieds — onc­tion de l’insignifiance. »

Et la com­pul­sion de détes­ta­tion est telle que tout ce qui de près ou de loin s’assimile à la FI aura droit au même trai­te­ment. Ainsi du Média, qui a fait l’objet d’un accueil exor­bi­té comme on n’en a jamais vu, là où d’habitude la cor­po­ra­tion se répand en « bien­ve­nues » sucrées, et qui n’a plus été ensuite que le centre d’une fixa­tion écu­mante, hys­té­rique. Ainsi tombent les masques, et l’on aper­çoit d’un coup que la « confra­ter­ni­té » jour­na­lis­tique n’était que le vête­ment pré­sen­table des com­pli­ci­tés idéo­lo­giques fon­da­men­tales. Mais on n’a jamais rien à perdre aux épreuves de véri­té. Au moins on sait qui dérange quelque chose et qui ne dérange rien — au demeu­rant, c’était ça aus­si l’une des inten­tions de mes textes sur les appels « cli­mat » et « migrants » : qu’est-ce qu’ils dérangent ? Rien. Les inté­rêts domi­nants sont par­fai­te­ment capables de dis­cri­mi­ner ce qu’ils peuvent tolé­rer, comme agi­ta­tion inof­fen­sive, et ce qui les menace pour de bon. À ce compte, la pré­vi­sible inon­da­tion d’enthousiasme dont la can­di­da­ture de Glucksmann va faire l’objet dans la presse de gauche de droite ou de gauche incer­taine dit déjà tout ce qu’il y a à en pen­ser. Libération, Le Monde, L’Obs, Les Inrocks, Télérama, France Inter, France Culture, Mediapart évi­dem­ment : il les aura tous à ses pieds — onc­tion de l’insignifiance. Dans ces condi­tions, le dégon­dage géné­ra­li­sé dont la FI a été le déclen­cheur ne peut être qu’un signe inté­res­sant. Se faire haïr des mar­chés finan­ciers, se faire haïr de la presse du capi­tal, ce sont des accom­plis­se­ments tout à fait honorables.

Est-ce que ceci suf­fit pour faire une adhé­sion pleine et entière à la FI ? Certainement pas. Pour plu­sieurs rai­sons d’ailleurs. La pre­mière tenant aux incer­ti­tudes qui entourent et la per­sonne (pour ne pas dire la per­son­na­li­té) de son chef et la ligne poli­tique du mou­ve­ment, dont le flot­te­ment pré­sent est visible. On a le sen­ti­ment que la FI n’a pas grand besoin de l’hostilité ambiante : elle est à elle-même son pre­mier risque, et on la sent très capable de s’infliger toute seule de sérieux dom­mages — par­mi les­quels ceux qui tiennent à ses hési­ta­tions stra­té­giques actuelles ne sont pas les moindres. Je passe sur les cri­tiques du popu­lisme de gauche qu’on lui oppose désor­mais presque par réflexe, non pas d’ailleurs que j’épouse cette doc­trine — je sais très bien où sont mes dif­fé­rences —, mais parce que ces cri­tiques sont le plus sou­vent d’une telle mal­hon­nê­te­té intel­lec­tuelle, d’un tel refus de lire ce qui est vrai­ment dit, par­fois capables de telles hon­teuses fabri­ca­tions (très récem­ment, Roger Martelli n’a pas hési­té à lui faire endos­ser par insi­nua­tion le « grand rem­pla­ce­ment »3, c’est dire le point d’aveuglement où peut mener la détes­ta­tion vis­cé­rale), qu’on en reste bras bal­lants. Pourtant, ça n’est pas qu’il n’y a rien à dire.

[Stéphane Burlot | Ballast]

Par exemple, ce n’est que dans des cari­ca­tures du « peuple » que l’opération poli­tique de construc­tion d’un peuple passe par l’exaltation patrio­tarde. À ce compte-là comme on sait : l’original, la copie… La rati­fi­ca­tion de ce que la socio­lo­gie spon­ta­née des édi­to­ria­listes prête au « peuple » est rare­ment une riche idée. Alors où en est vrai­ment la FI ? D’un côté François Ruffin, qui par ailleurs a aus­si ses taches aveugles, sur les ban­lieues notam­ment, avait fait cam­pagne en Picardie contre le FN avec une idée simple et forte : « Votre pro­blème ce ne sont pas les immi­grés, ce sont les action­naires », et ça, ça fait une ligne claire, juste, et gagnante. De l’autre, un « ora­teur » de la FI [allu­sion à Djordje Kuzmanovic, ndlr] s’offusque qu’on ait renon­cé à un défi­lé mili­taire pour com­mé­mo­rer « la vic­toire contre l’Allemagne », et c’est acca­blant. Car on se demande s’il peut y avoir une seule autre chose à com­mé­mo­rer le 11 novembre que la fin de la bou­che­rie. Or la FI, ou plu­tôt son état-major, ne cesse pas de pro­duire une nuée de signaux contra­dic­toires, qui disent la croi­sée des che­mins stra­té­giques et donnent à s’inquiéter que ce ne soit pas le bon qui soit pris.

« La FI, ou plu­tôt son état-major, ne cesse pas de pro­duire une nuée de signaux contra­dic­toires, qui disent la croi­sée des che­mins stra­té­giques et donnent à s’inquiéter que ce ne soit pas le bon qui soit pris. »

Retour donc à cette véri­té de tou­jours que les for­ma­tions poli­tiques ne doivent jamais être lais­sées sans sur­veillance. Ni avant, ni après — l’élection. Encore moins après. À plus forte rai­son quand la FI porte un pro­jet expli­cite de per­tur­ber quelques grands inté­rêts — où réside la consi­dé­ra­tion qu’on lui doit. Or per­tur­ber de grands inté­rêts signi­fie s’apprêter à ren­con­trer de grandes résis­tances. Donc être capable de leur oppo­ser une grande déter­mi­na­tion. Et sinon se trou­ver défait en rase cam­pagne, en très peu de temps d’ailleurs. Et puis quoi ? Et puis fina­le­ment, les ins­ti­tu­tions sont bien confor­tables, et si on n’« y » arrive pas parce que c’est trop dif­fi­cile on se cale­ra dans les fau­teuils moyen­nant quelques com­pro­mis de façade. Je me suis tou­jours deman­dé par exemple si Mélenchon pré­sident ferait sau­ter, comme il l’a par­fois évo­qué, les struc­tures de la pro­prié­té média­tique, ou bien s’il ne serait pas enclin à négo­cier un deal de non-agres­sion, illu­sion d’atermoiement qui serait une ter­rible erreur : avec le retrait de la cir­cu­la­tion inter­na­tio­nale des capi­taux et la défi­nan­cia­ri­sa­tion, la déprivatisation/socialisation des médias est le pré­re­quis sine qua non de toute expé­rience gou­ver­ne­men­tale de gauche. Je crois, ensuite, que j’ai ces­sé de me deman­der si, en matière euro­péenne, il action­ne­rait le plan B après l’échec du plan A, ou s’il ne se conten­te­rait pas de quelques avan­cées cos­mé­tiques afin de don­ner le plan A pour un immense suc­cès et se dis­pen­ser du B. Etc. Tout ceci pour dire que l’essentiel en fait se joue ailleurs : dans les têtes, où il faut impé­ra­ti­ve­ment ins­tal­ler l’idée — contre-intui­tive — qu’à la fin du cycle élec­to­ral (disons après le second tour des légis­la­tives), en fait tout com­mence. On voit tout de suite la dif­fi­cul­té : il s’agit de refaire ni plus ni moins qu’un habi­tus poli­tique, de défaire l’habitus de la pas­si­vi­té, de la dépos­ses­sion élec­to­rale, pour lui sub­sti­tuer un habi­tus de l’intervention popu­laire « per­ma­nente ». Un gou­ver­ne­ment déci­dé à bous­cu­ler les inté­rêts domi­nants n’a aucune chance s’il n’est pas appuyé par une rue puissante.

Sous réserve de savoir « si le jeu électoral‑Ve publique a quelque inté­rêt », nous disiez-vous tout à l’heure. Mais jus­te­ment : pour­quoi croire que ce jeu en vaut la peine ? Des liber­taires ou des com­mu­nistes balaient d’un revers de la main le champ par­le­men­taire, tenu pour intrin­sè­que­ment verrouillé…

Parce que je per­siste à consi­dé­rer que les deux exer­cices ont du sens : celui d’une pen­sée stra­té­gique dans les ins­ti­tu­tions du capi­ta­lo-par­le­men­ta­risme, comme dirait Badiou, et celui d’une pen­sée qui envi­sage au contraire de les faire sau­ter. Les deux exer­cices ont du sens car ils appar­tiennent à des tem­po­ra­li­tés dif­fé­rentes, et qu’il est dif­fi­cile de renon­cer à ce qui peut être fait là, tout de suite, même si on en connaît les limites, mais au moins sans avoir à attendre « la révo­lu­tion » ou, comme dit aus­si Badiou… la sor­tie du néo­li­thique. Par consé­quent, la pen­sée de la sor­tie du cadre « régule » la pen­sée de l’opération dans le cadre, à laquelle elle four­nit des aver­tis­se­ments plus qu’utiles, mais ne l’invalide pas en tant que telle : car ces deux registres appar­tiennent fina­le­ment à des plans stra­té­giques dif­fé­rents, hété­ro­gènes — ce qui n’empêche pas qu’il faille être très atten­tif à ces conjonc­tures par­ti­cu­lières où le second plan se déverse sans crier gare dans le pre­mier, où la logique du « hors-cadre » fait bru­ta­le­ment effrac­tion dans le cadre. En tout cas, il faut com­prendre la puis­sance de l’attracteur élec­to­ral. Et com­prendre aus­si que cette attrac­tion n’est pas tota­le­ment éga­rée. Comprendre la puis­sance de l’attracteur parce qu’il est assez logique que les indi­vi­dus voient dans le pou­voir poli­tique et la prise de l’État le débou­ché évident d’une aspi­ra­tion poli­tique : par la sai­sie d’un ins­tru­ment de trans­for­ma­tion. C’est ici, bien sûr, que la pen­sée mar­xiste aver­tit, à rai­son, de l’illusion qui tient à une idée de l’État « ins­tru­ment neutre », indif­fé­rem­ment offert à tous les pro­jets de trans­for­ma­tion. C’est une erreur typique de la pen­sée héroïque-indi­vi­dua­liste de pen­ser que le grand homme mis à la tête de l’État devient ipso fac­to le maître de l’instrument-État. Comme si la struc­ture n’avait pas son épais­seur et sa vie propre.

[Stéphane Burlot | Ballast]

Et cepen­dant l’illusion de la conquête élec­to­rale de l’État n’est pas entiè­re­ment illu­soire quand elle voit, au moins intui­ti­ve­ment, que face aux puis­sances macro­sco­piques du capi­tal qui mettent l’entièreté de la socié­té sous coupe réglée, on n’opposera jamais qu’une autre puis­sance macro­sco­pique. Et que, pour toutes ses tares, la seule qui soit consti­tuée, dis­po­nible, c’est celle de l’État. Voilà, c’est un argu­ment prag­ma­tique d’échelle. Je veux bien tout ce qu’on veut : contour­ner les élec­tions, l’État, mais je demande alors qu’on me montre la puis­sance macro­sco­pique alter­na­tive capable de faire le tra­vail. Le tra­vail de rou­ler sur le capi­tal. Ça n’est pas la peine de m’opposer que l’État est tel­le­ment colo­ni­sé par les hommes du capi­tal qu’il est deve­nu État-du-capi­tal. Non pas que la chose ne soit pas ten­dan­ciel­le­ment vraie aujourd’hui. Mais parce qu’elle ne fait pas une véri­té d’essence, je veux dire pas une véri­té pure — même dans le capi­ta­lisme. Ici : ava­lanche d’objections, de contre-objec­tions à leur oppo­ser. Je m’arrête, c’est une dis­cus­sion tel­le­ment vaste qu’il est impos­sible de l’avoir maintenant.

Votre ouvrage On achève bien les Grecs a don­né à voir les cri­tiques impla­cables que vous avez for­mu­lées à l’endroit de Podemos et de Syriza. La France insou­mise serait donc en mesure de résis­ter davan­tage à l’Union euro­péenne et aux poli­tiques du capital ?

« Iglesias s’est affa­lé depuis l’été 2015, avouant qu’il ne ferait pas grand-chose de plus que pour­suivre un pro­gramme social-démo­crate des plus clas­siques — com­prendre : des plus molasses. »

Un peu quand même, j’espère. Syriza, l’affaire était enten­due dès le début. Sans la moindre vel­léi­té de tenir le rap­port de force par une menace cré­dible de sor­tie de l’euro, et avec pour toute res­source de comp­ter sur le bon vou­loir démo­cra­tique de l’UE — il fal­lait être vrai­ment cin­glé, ou com­plè­te­ment duplice —, le gou­ver­ne­ment Tsipras ne pou­vait que finir pié­ti­né. Podemos, c’est encore plus simple. Iglesias s’est affa­lé depuis l’été 2015, avouant qu’il ne ferait pas grand-chose de plus que pour­suivre un pro­gramme social-démo­crate des plus clas­siques — com­prendre : des plus molasses. Quant à la ques­tion de l’euro, elle a déjà été for­mel­le­ment éva­cuée : on ne se don­ne­ra même pas la peine d’un simu­lacre à la Tsipras, c’est-à-dire on deman­de­ra poli­ment, on s’entendra dire non, et ça ira très bien comme ça. Peut-être même d’ailleurs qu’on ne deman­de­ra rien. Procédons par com­pa­rai­sons homo­gènes : les inten­tions de papier de la FI sont dès le départ beau­coup plus fermes que celles de Syriza ou Podemos, notam­ment, mais pas seule­ment, dans la confron­ta­tion euro­péenne. Et ceci n’est pas rien. La ques­tion, bien sûr, c’est : qu’est-ce qui reste des inten­tions dans la pra­tique du pou­voir ? Je viens de dire ce que j’en pen­sais, ou plu­tôt ce que je redou­tais. Mais comme on n’en fini­ra jamais de son­der les cœurs et les reins ou de lire le marc de café pour se faire une idée de la fer­me­té « réelle » des lea­ders poli­tiques pro­pul­sés au pou­voir, il faut plu­tôt faire pivo­ter la ques­tion de « ce qu’il est per­mis d’espérer ».

Dont la réponse réside non pas dans l’idiosyncrasie4 cachée de quelques indi­vi­dus mais dans une confi­gu­ra­tion : celle que la rue for­me­ra, ou pas, avec un gou­ver­ne­ment de gauche, celle qu’un gou­ver­ne­ment de gauche lais­se­ra, ou pas, la rue for­mer avec lui. Avec/contre évi­dem­ment. À cet égard d’ailleurs, il n’est pas illé­gi­time de se deman­der ce que ça don­ne­rait la police-jus­tice de Mélenchon face à des mou­ve­ments sociaux un peu éner­vés. Aussi bien sa per­son­na­li­té que les ins­ti­tu­tions de la Ve ne portent pas à la tolé­rance aux contra­rié­tés. Or c’est bien de cela qu’il s’agirait : de nouer le bon rap­port avec la rue comme puis­sance de contra­rié­té, avec tout ce que ceci sup­pose d’affranchissement d’avec les formes ritua­li­sées, embau­mées, impuis­santes, de la mani­fes­ta­tion Bastille-Nation. Je dis « la rue » mais je pense aus­si aux occu­pa­tions d’usines, de bâti­ments vides, de nou­velles zones d’expérimentation, aux prises de pou­voir sur le ter­rain, à toutes ces formes d’action qui font la puis­sance d’un débor­de­ment, et pour finir d’un rap­port de force glo­bal dans la société.

[Stéphane Burlot | Ballast]

Tout ça fait donc un tableau contras­té. Mais, en défi­ni­tive, de même qu’on « fait » avec les res­sources pas­sion­nelles que nous offre la conjonc­ture, on fait avec ses res­sources par­ti­daires. Sauf concep­tion angé­lique, ou tota­le­ment égo­cen­trique, de la poli­tique, il y a peu de chances qu’il se trouve une conjonc­ture où les unes et les autres nous conviennent par­fai­te­ment. Mais voi­là, c’est ça qui est sur la table. Ça déter­mine une atti­tude — quelque part entre l’inconditionnalité et le mépris ou le refus outra­gé de tout ce qui n’est pas exac­te­ment soi. La pre­mière est dan­ge­reuse, mais les seconds sont déso­lants. Ne pas faire droit à la consi­dé­ra­tion élé­men­taire que mérite une force exis­tante, quand tout a à ce point inexis­té à gauche depuis si long­temps, c’est de la jouis­sance de, et dans, l’impuissance.

« Un nombre rela­ti­ve­ment res­treint d’in­di­vi­dus, mais extrê­me­ment déter­mi­nés, peuvent mettre à genoux une socié­té entière », avez-vous décla­ré un jour. Du blan­quisme à Action directe, les socié­tés ont pour­tant tenu. À quoi songiez-vous ?

« On ne trans­forme pas les rap­ports sociaux en s’y sous­trayant à quelques-uns. Un îlot anti­ca­pi­ta­liste ne sup­prime pas le capi­ta­lisme : il y laisse tous les conti­nen­taux. »

C’est une idée très pré­sente dans mon esprit, mais dont je ne fais abso­lu­ment rien ! Politiquement par­lant, je veux dire. Je ne crois pas du tout à la pos­si­bi­li­té blan­quiste. La créa­tion du chaos dans l’espoir de défaire les ancrages, rou­vrir des degrés de liber­té et rendre pos­sible de recon­fi­gu­rer me semble une idée stra­té­gique lar­ge­ment illu­soire. On pense aux Démons de Dostoïevski, et on sait com­ment ça se ter­mine. En fait cette évo­ca­tion n’est pour moi que l’objet d’une médi­ta­tion théo­rique sans consé­quence. Mais il est vrai que j’éprouve assez vive­ment ce sen­ti­ment d’ambivalence que m’inspire l’ordre social : à la fois très solide, pesant, écra­sant même, et simul­ta­né­ment très fra­gile, sus­cep­tible d’être désta­bi­li­sé par fort peu de chose. Fort peu de chose mais qui por­te­rait — là, le Comité invi­sible a assu­ré­ment per­çu un truc — sur la conti­nui­té des flux. Les lieux névral­giques de la sta­bi­li­té sociale sont moins à situer à l’Élysée que dans les don­nées les plus pro­saïques sous les­quelles s’organisent les cir­cu­la­tions de la vie maté­rielle. Il suf­fit de voir ce que « peuvent » trois cen­ti­mètres de neige en ban­lieue pari­sienne. Alors un petit groupe de per­sonnes déter­mi­nées qui vou­draient se faire l’équivalent fonc­tion­nel de la neige…

Vous avan­cez que « la poli­tique, la vraie, ça se fait par le grand nombre », donc par l’organisation, donc par un refus de l’horizontalité totale, donc par la cap­ture et la dépos­ses­sion. Dans En quel temps vivons-nous ?, Rancière pose, comme alter­na­tives, les « oasis » et les « îles ». Bâtir une com­mu­nau­té anti­ca­pi­ta­liste en marge du sys­tème, est-ce vrai­ment de la « fausse » politique ?

Non, mais ça n’est que l’amorce de la « vraie » — qui est en effet celle du grand nombre. La poli­tique d’émancipation (je dois dire que je com­mence à man­quer d’enthousiasme pour ce concept qui devient pas­sa­ble­ment insi­pide à force d’avoir été mâchon­né, moi com­pris), c’est celle qui vise la trans­for­ma­tion de tous les rap­ports sociaux où se trouvent ins­crites les formes variées de la domi­na­tion. Mais il suf­fit de for­mu­ler le pro­blème en ces termes pour aus­si­tôt aper­ce­voir qu’il est d’échelle macro­sco­pique. On ne trans­forme pas les rap­ports sociaux en s’y sous­trayant à quelques-uns : on ne réa­lise par-là qu’une sous­trac­tion micro­sco­pique. Un îlot anti­ca­pi­ta­liste ne sup­prime pas le capi­ta­lisme : il y laisse tous les « conti­nen­taux ». Pour autant, il démontre le mou­ve­ment en mar­chant. Ce qui est d’une ines­ti­mable uti­li­té. À la condi­tion bien sûr de pré­pa­rer un retour vers le conti­nent : la géné­ra­li­sa­tion. Si l’isolat n’est pas por­teur de cette logique du retour, il reste pré-poli­tique — au sens que nous don­nons ici à ce terme, car bien sûr en soi il est une poli­tique. Le capi­ta­lisme pour­ra même se payer le luxe sym­bo­lique de la tolé­rance plu­ra­liste tant qu’il per­ce­vra que quelques défec­teurs ne lui font fina­le­ment aucun tort véri­table. En revanche il prend les choses très au sérieux quand, comme ce fut le cas avec Lip en 1973, son pro­tec­teur éta­tique se met à redou­ter que tout ça finisse par « véro­ler tout le corps social et éco­no­mique », ain­si que l’aurait dit aima­ble­ment Giscard à ce moment-là. Donc un iso­lat, oui, pour culti­ver le bacille. Mais après il faut que ça se répande.

[Stéphane Burlot | Ballast]

Mais je me méfie aus­si des espoirs incon­si­dé­rés dans les iso­lats qui sont des dyna­miques fra­giles, pré­ca­ri­sées par le fait de ne pas tou­jours por­ter avec elles leurs propres condi­tions de pos­si­bi­li­té — par exemple ça n’est pas simple d’être un iso­lat anti­ca­pi­ta­liste au milieu de l’adversité capi­ta­liste —, mais aus­si réver­sibles. Les défec­tions indi­vi­duelles sont-elles le pro­duit de bifur­ca­tions pro­fondes ou d’un mau­vais moment qui fait faire — tem­po­rai­re­ment — de néces­si­té ver­tu ? Par exemple, Pepita Ould-Ahmed a mon­tré com­bien les clubs de troc argen­tins, qui n’étaient pas avares de ron­flants dis­cours alter-moné­taires, voyaient en réa­li­té leurs effec­tifs fluc­tuer en par­faite cor­ré­la­tion avec la conjonc­ture et, notam­ment, refluer dès que celle-ci s’améliorait. Je ne dis pas que ceci fait un modèle géné­ral ou des­sine quelque fata­li­té. Il reste que la via­bi­li­té d’un « autre monde », quelle que soit la varié­té interne qu’on aspire à lui don­ner, passe néces­sai­re­ment par quelque conso­li­da­tion macro­sco­pique — donc par le grand nombre. Abolir la pro­prié­té pri­vée des moyens de pro­duc­tion, c’est-à-dire la pos­si­bi­li­té que le petit nombre mette la main sur les outils du grand, ça ne se fera pas à coup d’isolats. Le droit, c’est de la macro-politique.

En plus de cette appré­cia­tion poli­tique, stra­té­gique, existe-t-il chez vous un juge­ment d’ordre moral ? En gros, trou­ver éli­tiste ou égoïste celui ou celle qui dirait « Les masses sont alié­nées, les gens sont des abru­tis devant leur télé, je fais séces­sion, je me tire du régime capitaliste ! ».

« L’époque regorge d’expériences pas­sion­nantes de toutes sortes et de toutes échelles. Et par­mi les plus connues : le Chiapas, le Rojava. »

Certainement pas, en tout cas pour ce qui est de la déci­sion de séces­sion soli­taire. Ce qui en revanche, dans le cas que vous me sou­met­tez, appel­le­rait à coup sûr du juge­ment de ma part, ce serait la par­tie de la pro­po­si­tion « les gens sont des abru­tis devant leur télé », énon­cé carac­té­ris­tique de l’extrême gauche morale qui, sous ce rap­port, ne vaut pas mieux que la gauche morale tout court : même sen­ti­ment d’exem­pla­ri­té, même mépris pour tout ce qui est jugé ne pas être à sa hau­teur, même inca­pa­ci­té à com­prendre — qui n’est pas une sur­prise quand on voit par­fois les inca­pa­ci­tés à sim­ple­ment lire. Et, ici, pour com­prendre ce que signi­fie com­prendre, il faut sans doute ren­voyer, de nou­veau, à La Misère du monde, et à un texte mer­veilleux où Bourdieu donne à voir son spi­no­zisme comme nulle part ailleurs — il s’intitule… « Comprendre ».

En cher­chant les expé­riences poli­tiques qui ont votre faveur, au XXe siècle, nous n’avons trou­vé que deux cas : les Soviets des pre­miers temps, avant cap­ta­tion bol­che­vik, et la paren­thèse auto­ges­tion­naire de Lip — que vous venez jus­te­ment d’é­vo­quer. Autrement dit, des expé­riences sou­vent pri­sées par ces liber­taires que vous secouez dans Imperium ! On sait votre regard ambi­va­lent à leur endroit, tein­té d’« admi­ra­tion » et de « sérieux désac­cords » : quelles seraient les condi­tions d’une alliance durable ?

Je ne vou­drais pas trop lais­ser le sen­ti­ment qu’à part les Soviets et Lip, rien !, et qu’il n’y a que deux gre­lots dans ma tête. L’époque regorge d’expériences pas­sion­nantes de toutes sortes et de toutes échelles. Et par­mi les plus connues : le Chiapas, le Rojava. Pour le coup, là on est dans la macro­sco­pie. Sans aucun para­doxe, j’y vois des confir­ma­tions de mon point de vue : dans l’un et l’autre cas nous avons affaire à des struc­tures ins­ti­tu­tion­nelles (qui pour­rait nier que le Chiapas et le Rojava sont des ensembles ins­ti­tu­tion­nels ?) archi­tec­tu­rant des com­mu­nau­tés poli­tiques, et pou­vant à ce titre être dites de nature fon­da­men­ta­le­ment, c’est-à-dire concep­tuel­le­ment, éta­tique, mais sous des formes qui les dif­fé­ren­cient du tout au tout d’avec les nôtres. C’est exac­te­ment ce qu’essayait de dire Imperium. Par construc­tion (je dirais presque : par concept du concept), le concept excède radi­ca­le­ment les par­ti­cu­liers qu’il sub­sume5 et ne se laisse réduire à aucun d’eux — sauf à n’être qu’une simple déno­mi­na­tion, ou bien une caté­go­rie taxi­no­mique, mais pas un concept. Ainsi le concept d’État n’est-il livré par aucun des États contem­po­rains, qui n’en sont que des réa­li­sa­tions par­ti­cu­lières, ni en fait par aucun État empi­rique his­to­rique. Il n’y a donc aucun para­doxe à sou­te­nir la nature éta­tique du Chiapas ou du Rojava. Mais c’est sans doute un effet de ma mau­vaise nature uni­ver­si­taire que cette obs­ti­na­tion concep­tuelle quand, ici, l’es­sen­tiel est ailleurs : au Chiapas, au Rojava, il se passe ce petit miracle : quelque chose d’autre.

[Stéphane Burlot | Ballast]

En tout cas, pour ce qui est de vos condi­tions d’« alliance », le préa­lable à toute dis­cus­sion pos­sible, c’est que ce qui est écrit soit lu ! Imperium mul­ti­pliait les aver­tis­se­ments de lec­ture tout à fait expli­cites : « Attention, ceci est une théo­rie posi­tive6 de l’État ; faire une théo­rie posi­tive n’est pas faire une apo­lo­gie, ni pro­cé­der à une réha­bi­li­ta­tion. » Tout était écrit. Rien n’a été lu. Enfin par cer­taines caté­go­ries de lec­teurs. Mais c’est ça le pro­blème de la « pen­sée mili­tante ». Ça n’est pas une pen­sée qui cherche à pen­ser, c’est une pen­sée qui ne cherche qu’à recon­fir­mer. En ce sens, elle est — lit­té­ra­le­ment — inamo­vible : inca­pable de dépla­ce­ment. Or pen­ser, c’est se dépla­cer ; et, symé­tri­que­ment, tra­vailler (dans la théo­rie, le ciné­ma, la lit­té­ra­ture, le théâtre, etc.) c’est pro­duire des effets de dépla­ce­ments — d’abord en soi, en espé­rant qu’ils se feront sen­tir sur les autres. Mais quid si les sujets de la récep­tion ont déci­dé de ne pas bou­ger ? C’est ma pho­bie du mono­ïdéisme : l’inamovible. Or les idées ne bougent que les unes par les autres, dans leur ten­sion réci­proque. Il en faut donc au moins deux. Exemple : les ins­ti­tu­tions — encore et tou­jours. Les ins­ti­tu­tions, 1) c’est la merde, mais 2) de quelque manière, nous sommes condam­nés à vivre dans un envi­ron­ne­ment ins­ti­tu­tion­nel. J’habite ce lieu. Qui m’expose d’ailleurs à être incom­pris de tous les côtés. Cependant, pour ne pas avoir l’air de rechu­ter dans mes tra­vers, je m’empresse d’a­jou­ter que tout ça est loin de n’être qu’un pro­blème concep­tuel : c’est un pro­blème poli­tique pra­tique. Ne pas com­prendre le fait ins­ti­tu­tion­nel, c’est s’ex­po­ser à le voir resur­gir, pos­si­ble­ment sous des formes détes­tables, alors qu’on croyait s’en être débarrassé.

Dans Maintenant, le Comité invi­sible avance que ce n’est pas de votre « faute » si vous n’êtes pas en mesure de pen­ser une révo­lu­tion sans ins­ti­tu­tion. Cette diver­gence fon­da­men­tale a‑t-elle par­tie liée avec une diver­gence anthro­po­lo­gique, à savoir ce que vous nom­mez dans Les Affects de la poli­tique votre « réa­lisme anthro­po­lo­gique cri­tique » ?

« Les anthro­po­lo­gies qui, quelles que soient leurs rai­sons, font l’impasse sur la vio­lence m’ont tou­jours sem­blé nulles et non avenues. »

C’est sans doute un trait de com­plexion, que j’aime à fré­quen­ter des bords répu­tés incom­pa­tibles. Mais au moment de faire mes syn­thèses, je ne prends pas tout indis­tinc­te­ment. Le legs de l’Autonomie ita­lienne, la reprise situ d’une ana­lyse de la crise exhaus­sée dans le plan de la cri­tique des formes contem­po­raines de l’existence — le seul qui soit à la hau­teur de la situa­tion pré­sente —, le doigt d’honneur per­ma­nent aux ins­ti­tu­tions, et puis aus­si un cer­tain air intel­lec­tuel et poli­tique, c’est ce que je prends dans le Comité invi­sible. Maintenant, ce que je ne prends pas : la mécon­nais­sance du nombre, c’est-à-dire de ce qu’une trans­for­ma­tion révo­lu­tion­naire ne peut pas être une affaire réser­vée à des vir­tuoses (mais à ce sujet, il faut être hon­nêtes : ils se sont sen­si­ble­ment dépla­cés), la croyance que la vie col­lec­tive défaite de toute forme ins­ti­tu­tion­nelle est une pos­si­bi­li­té. La ques­tion anthro­po­lo­gique-ins­ti­tu­tion­nelle est à coup sûr notre ligne de par­tage des eaux. L’anthropologie liber­taire, à laquelle peu ou prou le Comité invi­sible s’affilie, pense avoir posé quelque chose avec le refus de l’anthropologie hob­be­sienne, requa­li­fiée comme pré­texte théo­rique, fausse néces­si­té ins­tru­men­ta­li­sée en vue de la domi­na­tion d’État. Mais c’est très insuf­fi­sant si, comme c’est le plus sou­vent le cas, n’y est sub­sti­tuée que l’anthropologie com­plé­men­taire, symé­trique inverse, de l’Homme être coopé­ra­tif « par nature », en tout cas libé­ré de son « indi­vi­dua­lisme pos­ses­sif », comme dit Macpherson, et au cœur duquel la vio­lence n’est pas un pro­blème fon­da­men­tal. Or, pour ma part, je crois le contraire. C’est d’ailleurs presque une ques­tion de logique : le contraire de la pro­po­si­tion « l’Homme est tou­jours A » n’est pas « l’Homme n’est jamais A » mais « il est des cas où l’Homme est non‑A ». Ce qui n’exclut pas qu’il soit A dans d’autres cas. On a com­pris : ici « A » = « violent ». Je crois que la vio­lence est l’une des don­nées essen­tielles du réa­lisme anthro­po­lo­gique. Les anthro­po­lo­gies qui, quelles que soient leurs rai­sons, font l’impasse sur la vio­lence m’ont tou­jours sem­blé nulles et non ave­nues. On se demande par­fois si les anthro­po­logues liber­taires ont lu un peu de lit­té­ra­ture et, si oui, ce qu’ils en ont fait. Parce que toute la lit­té­ra­ture ne parle que de ça : de la dis­con­ve­nance pas­sion­nelle. Il faut un gros moral pour faire l’impasse sur un mas­sif aus­si énorme, si uni­ver­sel­le­ment raconté.

Et cette men­tion « cri­tique », que vous ajou­tez à « réa­lisme anthropologique » ?

C’est pour en faire autre chose que ce qu’il est d’habitude, à savoir une machine à rati­fier l’ordre des choses. En réa­li­té le pro­blème du choc des anthro­po­lo­gies hémi­plé­giques — à ma gauche « l’Homme bon », à ma droite « l’Homme méchant » — est d’une telle absur­di­té qu’on se demande ce qui rend impos­sible à ce point d’en aper­ce­voir l’évidente solu­tion : « l’Homme » est capable de l’un comme de l’autre, et la seule ques­tion inté­res­sante, là encore, est celle des formes ins­ti­tu­tion­nelles qui orga­nisent la vie col­lec­tive, et qui se dif­fé­ren­cient selon leurs pro­prié­tés à acti­ver davan­tage l’une ou l’autre des pos­si­bi­li­tés de « l’Homme » : la pos­si­bi­li­té vio­lente ou la pos­si­bi­li­té coopé­ra­tive. Tout ça est très som­maire, et il y aurait beau­coup à dire pour pré­ci­ser les contours concep­tuels de cette enti­té hau­te­ment pro­blé­ma­tique — l’« Homme » (qui, bien sûr, n’existe pas). Mais c’est peut-être déjà suf­fi­sant pour déter­mi­ner les termes d’une alter­na­tive : ou bien la condi­tion humaine n’en a jamais fini avec la dis­con­ve­nance pas­sion­nelle et alors il faut lui trou­ver des solu­tions d’accommodation, les­quelles ne peuvent consis­ter qu’en quelque forme de média­tion, au sens le plus géné­ral du terme, c’est-à-dire d’institution : une ins­ti­tu­tion, c’est une média­tion, quelque chose qui média­tise et informe les rap­ports inter-humains ; ou bien la conve­nance est garan­tie par la bonne nature humaine et alors, évi­dem­ment, on peut se pas­ser de tout. On a com­pris où j’étais. J’y suis même plu­tôt deux fois qu’une.

[Stéphane Burlot | Ballast]

C’est-à-dire ?

Ma thèse est que, par ins­ti­tu­tion, il faut com­prendre géné­ri­que­ment l’opération de la puis­sance du col­lec­tif. Du col­lec­tif et non de la col­lec­tion. Car en termes spi­no­zistes le col­lec­tif est un mode, il est/a donc une puis­sance, et cette puis­sance s’exerce néces­sai­re­ment. Évidemment pour accé­der à cette concep­tion de l’institution, il faut en aban­don­ner les défi­ni­tions par osten­sion : « l’institution, c’est ça », et l’on montre du doigt une ins­ti­tu­tion par­ti­cu­lière, le feu rouge, l’État fran­çais, la Sécurité sociale, etc. Mais c’est tou­jours la même erreur : l’échec de la concep­tua­li­sa­tion par obnu­bi­la­tion sur un par­ti­cu­lier. Un cas d’institution bouche l’horizon, sature nos affec­ta­bi­li­tés pré­sentes, et nous en fai­sons l’ins­ti­tu­tion. Mais c’est juste une infla­tion-trans­fi­gu­ra­tion de notre affect, pas un concept. Avec l’institution comme mani­fes­ta­tion de la puis­sance du col­lec­tif, on com­mence à avoir un concept. Évidemment un concept très sous-déter­mi­né — mais comme tous les concepts. Auquel il fau­dra ajou­ter beau­coup de choses (par­ti­cu­lières) pour lui faire rejoindre des cas empi­riques (par­ti­cu­liers). Mais qui per­met au moins de com­prendre que, si par ins­ti­tu­tion il faut com­prendre l’effet de la puis­sance du col­lec­tif telle qu’elle s’exerce néces­sai­re­ment, s’il faut com­prendre que le fait ins­ti­tu­tion­nel est le mode d’existence même du col­lec­tif en tant que col­lec­tif, alors l’idée de la vie sans ins­ti­tu­tion appa­raît pour ce qu’elle est : une pure chi­mère, et même une contra­dic­tion dans les termes. « De l’institution » se recrée­ra néces­sai­re­ment car néces­sai­re­ment la puis­sance du col­lec­tif s’exerce ; le col­lec­tif n’existe pas autre­ment que dans les mani­fes­ta­tions de sa puis­sance, dont il ne sau­rait en aucun cas être sépa­ré. Mais il est vrai qu’il faut avoir l’œil pour savoir recon­naître là où il y a bel et bien « de l’institution » quand nous avons l’habitude de la voir sous cer­taines formes par­ti­cu­lières seule­ment, et croyons au sur­plus que ces formes par­ti­cu­lières épuisent le concept géné­ral. Et de nou­veau : si la vie sans ins­ti­tu­tion n’existe pas, la ques­tion inté­res­sante est celle des formes, celle des « bonnes » ins­ti­tu­tions. En tout cas, il s’en suit qu’à mes yeux une phi­lo­so­phie de la des­ti­tu­tion qui croi­rait pou­voir sus­pendre com­plè­te­ment et indé­fi­ni­ment la ré-ins­ti­tu­tion fait fon­da­men­ta­le­ment fausse route.

« La poli­tique dans les ins­ti­tu­tions rend bête », dites-vous — tout en ne croyant, donc, qu’à l’éternel retour du pro­ces­sus ins­ti­tu­tion­nel. Sommes-nous condam­nés à vivre sous le régime infi­ni de la débilité ?

« Croyez-vous que les pro­prié­taires pri­vés les ren­dront de bonne grâce ? Croyez-vous que les tenants du capi­tal lais­se­ront défaire sans réac­tion leur forme de vie ? »

Oui ! (rires) Mais en espé­rant trou­ver une ligne de débi­li­té ten­dan­ciel­le­ment décrois­sante. Et en nous effor­çant entre temps de fuir les ins­ti­tu­tions comme nous pou­vons, éva­sion tou­jours dif­fi­cile, et incom­plète, mais ce n’est pas une rai­son pour ne pas la culti­ver autant qu’il est en nous. En sachant aus­si que l’Éden a‑institutionnel n’existe pas, sinon comme terme asymp­to­tique7.

Vous l’a­vez redit : vous repro­chez à la gauche radi­cale de ne pas assez pen­ser la ques­tion de la vio­lence. L’écologiste éta­sunien Murray Bookchin avan­çait qu’il était pos­sible de résoudre cette his­toire en « vidant », c’est son mot, l’État, en le ren­dant indé­si­rable par un lent pro­ces­sus — paral­lèle à la vie éta­tique — de construc­tion d’un mou­ve­ment révo­lu­tion­naire de masse, par la base et un réseau de com­munes. À la fin de quoi, un grand coup de pied pour­rait le faire s’écrouler. Que pen­sez-vous de ce « vide » à constituer ?

La même chose que des phi­lo­so­phies de la des­ti­tu­tion et d’un modèle de la défec­tion géné­ra­li­sée, qui lais­se­rait der­rière elle des villes admi­nis­tra­tives fan­tômes, des cités éta­tiques Potemkine, déser­tées, évi­dées, inutiles, en attente de la der­nière chi­que­naude qui met­tra tout à terre. Mais, sauf retour géné­ra­li­sé à l’économie pota­gère auto­suf­fi­sante, je ne peux pas y croire. À un moment il faut remettre la main sur les moyens de pro­duc­tion. Croyez-vous que les pro­prié­taires pri­vés les ren­dront de bonne grâce ? Croyez-vous que les tenants du capi­tal lais­se­ront défaire sans réac­tion leur forme de vie ? Ne croyez-vous pas qu’ils dis­posent de moyens et de res­sources immenses qu’ils jet­te­ront jusqu’à la der­nière dans la bataille ? Ce sera donc soit les iso­lats, soit la gigan­to­ma­chie révo­lu­tion­naire. Je vois deux cas de grande tran­si­tion « à froid » : soit quand l’ordre social a ces­sé d’être légi­time jusque dans la tête de ses « élites » et que celles-ci aban­donnent de le défendre — exemple, l’URSS, mais on voit aus­si ce qui a sui­vi, qui n’a pas été spé­cia­le­ment buco­lique ; soit, comme le rap­pelle fort bien Gelderloos, quand l’Histoire occulte oppor­tu­né­ment des actions vio­lentes qui ont pré­pa­ré les condi­tions de suc­cès des stra­té­gies dites non-vio­lentes — et alors celles-ci peuvent rafler la mise sym­bo­lique. Hors de ces confi­gu­ra­tions, et peut-être quelques autres, les ordres de domi­na­tion tombent rare­ment sans quelque fracas.

L’une de vos pro­po­si­tions poli­tiques, en plus de sou­te­nir le salaire à vie théo­ri­sé par Bernard Friot, est la réha­bi­li­ta­tion de la République sociale comme « démo­cra­tie totale » et « unique lieu de la gauche ». Mais que peut donc encore « la Sociale » quand « la République » a, depuis si long­temps, frayé avec les puissants ?

D’une cer­taine manière, j’ai déjà répon­du à cette ques­tion : un signi­fiant iso­lé ne dit rien. Il ne signi­fie que ren­du à l’ensemble énon­cia­tif dans lequel il prend place. Quand Badiou relève le signi­fiant « com­mu­nisme », c’est en le réin­ves­tis­sant à neuf, c’est-à-dire en lui adjoi­gnant un ensemble (impo­sant) d’énoncés com­plé­men­taires. Faute de quoi « com­mu­nisme » reste pris dans le sys­tème énon­cia­tif « gou­lag, sta­li­nisme, livre noir, etc. ». Que le mot « République » ait été affreu­se­ment abî­mé ne signi­fie pas qu’il ne puisse être res­tau­ré, à l’image de « com­mu­nisme ». Mais pour ce faire, en effet, il va fal­loir l’extraire sévè­re­ment de l’ensemble « laï­ci­té, police répu­bli­caine, ter­ri­toires per­dus ». Du reste, je n’entretiens vis-à-vis de lui qu’un rap­port tout à fait prag­ma­tique et ins­tru­men­tal. S’il par­vient à pro­duire de nou­veau quelque chose avec « sociale », « 1848 » et « la Commune », c’est par­fait. C’est ce levier-là que j’ai cher­ché à faire jouer. Si l’Histoire offre de la res­source ima­gi­naire, on aurait tort de ne pas s’en ser­vir. On voit alors si ça a de l’effet. Et sinon, autre chose.


[lire le troi­sième et der­nier volet]


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  1. Au préa­lable.[]
  2. Combat des géants contre les dieux.[]
  3. « Imaginer que la détes­ta­tion du eux est à même d’instituer un peuple en acteur poli­tique majeur est une faute. À ce jeu, on nour­rit l’idée qu’il suf­fi­rait de chan­ger les hommes, à la limite de pro­cé­der au grand rem­pla­ce­ment, pour retrou­ver des dyna­miques ver­tueuses. »[]
  4. Caractères propres au com­por­te­ment d’un indi­vi­du par­ti­cu­lier, per­son­na­li­té psy­chique indi­vi­duelle.[]
  5. Penser le par­ti­cu­lier sous le géné­ral (un indi­vi­du sous une espèce, une espèce sous un genre), consi­dé­rer un fait comme com­pris sous une loi.[]
  6. Qui peut être posé, qui est de la nature du fait ou se fonde sur les faits.[]
  7. Se dit d’une chose vers laquelle on tend sans par­ve­nir à l’at­teindre.[]

REBONDS

☰ Lire notre article « Le muni­ci­pa­lisme liber­taire : qu’est-ce donc ? », Elias Boisjean, sep­tembre 2018
☰ Lire notre entre­tien avec Benoît Borrits : « Casser le car­can de la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive », sep­tembre 2018
☰ Lire notre article « Le salaire à vie : qu’est-ce donc ? », Léonard Perrin, mars 2018
☰ Lire notre entre­tien avec Arnaud Tomès et Philippe Caumières : « Castoriadis — La démo­cra­tie ne se limite pas au dépôt d’un bul­le­tin dans une urne », jan­vier 2018
☰ Lire notre entre­tien avec Danièle Obono : « Il faut tou­jours être dans le mou­ve­ment de masse », juillet 2017
☰ Lire notre entre­tien avec Olivier Besancenot : « Le récit natio­nal est une impos­ture », octobre 2016


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