Françoise Vergès : « La lutte décoloniale élargit les analyses » [1/2]


Entretien inédit pour le site de Ballast

Nous retrou­vons Françoise Vergès dans un café asso­cia­tif de Besançon. « Je ne rejette ni n’i­do­lâtre l’Europe ou le monde post­co­lo­nial », écri­vait-elle dans l’un de ses pre­miers ouvrages, Mémoire enchaî­née. Celle qui tient l’île de La Réunion, où elle a vécu toute sa jeu­nesse et son ado­les­cence, pour le point de départ de sa pen­sée pré­ci­sait que cette cir­cu­la­tion, entre les espaces et les langues, lui auto­rise « le détour » et l’u­sage des textes comme autant d’ou­tils. Une décen­nie plus tard, elle pré­side le col­lec­tif Décoloniser les Arts et publie l’es­sai-mani­feste Un fémi­nisme déco­lo­nial. Cette pre­mière par­tie s’ap­proche de cet adjec­tif, sou­vent décrié.


Vous res­sai­sis­sez l’en­semble des outils cri­tiques à la lumière de la pers­pec­tive déco­lo­niale : est-ce une bous­sole qui n’indiquerait plus sys­té­ma­ti­que­ment le Nord ?

C’est une bonne image ! Le Sud, ce n’est pas un espace pure­ment géo­gra­phique, mais poli­tique. C’est le pro­duit d’une longue fabri­ca­tion par le Nord et par le sys­tème capi­ta­liste, qui en a fait un espace de vul­né­ra­bi­li­té, à piller et à exploi­ter. Ce qu’on a appe­lé le « Tiers monde » et qu’on appelle main­te­nant le « Sud glo­bal », c’est cette constante divi­sion de l’humanité et de la pla­nète en deux espaces, avec des fron­tières mou­vantes qui dis­tinguent d’un côté les gens qui ont droit à une vie décente, qui ont accès à de l’eau ou de l’air propre, et de l’autre ceux qui n’y ont pas droit. Dans le même temps, on trouve dans ce qu’on appelle le « Nord » (y com­pris en Europe) des espaces construits comme des Suds. Une géo­gra­phie urbaine en enclaves se déve­loppe, et par­tout les classes moyennes et riches se pro­tègent en construi­sant des « gated com­mu­ni­ties ». Leurs membres passent d’une enclave à l’autre, de leur mai­son cli­ma­ti­sée au centre com­mer­cial cli­ma­ti­sé — autant d’espaces entre­te­nus par des femmes et des hommes raci­sés (mais sur­tout des femmes), sur­ex­ploi­tés puis reje­tés dans des quar­tiers excen­trés où l’eau et l’air sont pol­lués. Le confort de quelques-uns est construit sur l’invisibilisation et l’exploitation de plu­sieurs. Et cette construc­tion en enclaves sécu­ri­sées, sur­veillées, inter­dites aux pauvres, est visible y com­pris dans les villes du Sud. Il faut constam­ment affi­ner les car­to­gra­phies que construisent des États auto­ri­taires, le néo­li­bé­ra­lisme et l’impérialisme, mais aus­si inté­grer le fait d’un monde multipolaire.

Comment expli­quer que la ques­tion déco­lo­niale ne soit pas davan­tage inves­tie par les mou­ve­ments de la gauche anti­ca­pi­ta­liste, qui, aujourd’­hui, reven­diquent pour­tant la lutte contre toutes les formes d’oppression ?

« Le Sud, ce n’est pas un espace pure­ment géo­gra­phique, mais poli­tique. C’est le pro­duit d’une longue fabri­ca­tion par le Nord et par le sys­tème capitaliste. »

La gauche euro­péenne s’est construite sur le déni pro­gres­sif de la ques­tion colo­niale et de l’impact que pou­vaient avoir le racisme et le colo­nia­lisme sur leurs théo­ries et pra­tiques. Historiquement, très peu de groupes de la gauche euro­péenne se sont radi­ca­le­ment oppo­sés à la colo­ni­sa­tion : la majo­ri­té condam­nait mora­le­ment l’exploitation des popu­la­tions, l’appropriation des terres, etc., mais main­te­nait la ques­tion colo­niale à dis­tance, « là-bas », sans réflé­chir à ce que ça rap­por­tait « ici » — comme si la colo­ni­sa­tion était l’affaire des colons et ne les concer­nait pas. Aussi, beau­coup d’entre eux — et d’entre elles — ont pen­sé qu’une colo­ni­sa­tion était pos­sible si elle était « socia­liste », si elle appli­quait des prin­cipes dits de « civi­li­sa­tion ». Cette gauche ne voyait pas que la liber­té qu’elle reven­di­quait pour « tous » n’était pos­sible que si le colo­nia­lisme et l’impérialisme étaient remis radi­ca­le­ment en cause, qu’elle ne se gagne­rait pas au prix de l’oppression d’autres indi­vi­dus, que l’amélioration des condi­tions de vie conquises chez eux par des luttes ne pou­vait pas signi­fier l’absence de droits ailleurs. Dès le XVIIIe siècle, les révo­lu­tion­naires haï­tiens l’avaient com­pris : l’Europe — y com­pris les mou­ve­ments les plus pro­gres­sistes et les plus radi­caux — ne pou­vait pas igno­rer que l’esclavage colo­nial avait fait du Noir et de l’Africain un être en-deçà de l’humanité. L’Europe capi­ta­liste a été long­temps pro­té­gée de ce qu’elle exter­na­li­sait et, main­te­nant, ça la ravage. Mais, inévi­ta­ble­ment, les idéo­lo­gies racistes qui ont façon­né la légis­la­tion et la vie aux colo­nies devaient reve­nir han­ter l’Europe, devaient conta­mi­ner culture, droit, théo­ries. C’est ce que Césaire a appe­lé le « choc en retour » : ça ne res­te­ra pas là-bas.

La déco­lo­ni­sa­tion, ce n’est pas qu’une ques­tion morale, qu’un argu­ment phi­lo­so­phique : c’est la lutte pour une éman­ci­pa­tion post-raciste, post-sexiste. Car une théo­rie éman­ci­pa­trice n’est pas spon­ta­né­ment anti­ra­ciste : il y a eu — c’est impor­tant de s’en sou­ve­nir — un anti-escla­va­gisme raciste, des abo­li­tion­nistes qui étaient contre l’esclavage mais n’envisageaient pas l’égalité avec les Noir·es, de même qu’il y a un racisme sans race, des racistes qui ne croient pas à l’existence bio­lo­gique de races mais qui croient fer­me­ment au fait que des cultures sont infé­rieures à d’autres. Dans La Question colo­niale dans le mou­ve­ment ouvrier en France, Jacques Le Gall décrit cette évo­lu­tion qui fait pas­ser la classe ouvrière de l’indifférence (elle se concentre d’abord sur son orga­ni­sa­tion face à une ter­rible répres­sion) à l’éveil au com­bat anti­co­lo­nia­liste, pour ensuite pas­ser à un sou­tien de la colo­ni­sa­tion et à un colo­nia­lisme socia­liste diri­gé par de grandes figures aux décla­ra­tions racistes. La plu­part des fémi­nistes fran­çaises ont fait de même. Bien que des figures comme Rosa Luxemburg ou Lénine, des anar­chistes ou des trots­kystes, s’en soient dis­tin­gués, le natio­na­lisme a fini par éloi­gner les classes ouvrières du com­bat anticolonial.

[Aimé Césaire | Denise Colomb]

Longtemps, le camp anti­ca­pi­ta­liste a hié­rar­chi­sé les luttes et négli­gé les ques­tions anti­ra­cistes et fémi­nistes, par exemple, au nom du pri­mat éco­no­mique. Cela évo­lue un peu par­tout, même si des pesan­teurs et des aveu­gle­ments per­sistent. Comment, à son tour, la lutte déco­lo­niale peut-elle évi­ter l’écueil de la hié­rar­chi­sa­tion — le pri­mat de la race ou de la colo­nia­li­té, en l’occurrence ?

Pour moi, et pour beau­coup d’autres, la lutte déco­lo­niale rend à tous les com­bats leur carac­tère émi­nem­ment mul­ti­di­men­sion­nel. Son objec­tif, c’est d’élargir les ana­lyses. Évidemment, il y a les luttes par­ti­cu­lières et immé­diates, qui concernent des condi­tions de vie insup­por­tables, mais si on veut de la jus­tice sociale, si on veut la libé­ra­tion, il faut qu’on aille plus loin, qu’on voie les choses plus lar­ge­ment, qu’on tire tous les fils et qu’on ques­tionne cette hié­rar­chi­sa­tion. Pour les mou­ve­ments euro­péens, cela implique de s’interroger sur les pro­ces­sus de « blanchiment1 » de leur pen­sée. Car être noir·e, c’est une expé­rience vécue, pas un détail, comme l’a écrit Frantz Fanon et comme l’a­na­lyse plus récem­ment le jeune phi­lo­sophe Norman Ajari dans son ouvrage La Dignité ou la mort. Quand Césaire démis­sionne du PCF en 1956 et qu’il dit : « Vous vou­lez la fra­ter­ni­té, mais tant que vous êtes le grand frère2 », il leur reproche de ne pas réus­sir à com­prendre qu’il est un homme noir, et qu’il ne pour­ra jamais être un com­mu­niste et seule­ment un com­mu­niste, comme eux. Il leur dit, en somme : « Vous ne pou­vez pas conti­nuer à me par­ler de classe ouvrière et de pro­lé­ta­riat sans savoir de qui vous par­lez. Ce pro­lé­ta­riat colo­ni­sé qui est encore plus exploi­té, qu’est-ce que vous en faites ? » Pendant long­temps, on a consi­dé­ré que la déco­lo­ni­sa­tion ne concer­nait que les peuples colo­ni­sés, mais ce qui importe main­te­nant, c’est de savoir com­ment les socié­tés euro­péennes vont se déco­lo­ni­ser, se déra­cia­li­ser, com­ment elles vont com­prendre ce qu’il y a de colo­nial et de racial en elles. La ques­tion se pose y com­pris pour les théo­ries et les luttes : qu’est-ce qui, à chaque fois, a été oublié ? L’an der­nier, pour l’anniversaire de Mai 68, il a fal­lu de nou­veau se battre pour dire com­bien de tra­vailleurs immi­grés avaient par­ti­ci­pé aux luttes — les­quelles n’étaient encore vues que comme celles de la classe ouvrière blanche. Pourquoi ne sait-on pas que ce sont les mineurs maro­cains qui ont pous­sé les com­pa­gnies minières à recon­naître les ques­tions de san­té comme des ques­tions de travail ?

« La fin du sta­tut colo­nial ne met pas fin à une pen­sée, à une idéo­lo­gie, à un par­tage du monde qui se sont éta­blis sur l’idéologie raciale. »

C’est là qu’intervient la notion de colo­nia­li­té3

Elle nous fait com­prendre que la fin du sta­tut colo­nial ne met pas fin à une pen­sée, à une idéo­lo­gie, à un par­tage du monde qui se sont éta­blis sur l’idéologie raciale. Après, quand la phi­lo­sophe argen­tine María Lugones écrit que les théo­ri­ciens oublient que la colo­nia­li­té agit de manière dif­fé­rente pour les hommes et les femmes, elle pointe une limite interne : aucune théo­rie n’échappe par nature aux écueils de la hié­rar­chi­sa­tion ou à l’existence de points aveugles. La pré­sence des femmes, des queers, des trans, nous pousse à inter­ro­ger les théo­ries globalisantes.

Le terme « déco­lo­nial » invite à aban­don­ner le sché­ma colonial/postcolonial qui struc­ture le récit natio­nal, et à pro­po­ser d’autres nar­ra­tions. Mais jusqu’où est-il pos­sible de se défaire d’un modèle — hexa­go­nal, ici — quand on baigne dedans ?

Il faut être atten­tif aux formes de lutte qui se déve­loppent et qui s’écartent du modèle ver­ti­cal ou des injonc­tions à la repré­sen­ta­tion et à la légi­ti­ma­tion impo­sées par l’idéologie libé­rale et mas­cu­line. On a trop long­temps consi­dé­ré ces modèles comme étant les seuls à être effi­caces ; or, d’autres sont expé­ri­men­tés : le Chiapas, les ZAD, Black Lives Matter… Ayant moi-même reçu une édu­ca­tion sco­laire fran­çaise banale et post­co­lo­niale (n’apprenant rien sur mon pays mais tout sur la France), et étant en même temps plon­gée quo­ti­dien­ne­ment dans les luttes de résis­tance, il m’est deve­nu impos­sible d’évoquer la France sans aus­si­tôt pen­ser « État » et ses ins­ti­tu­tions dis­ci­pli­naires — armée, police, tri­bu­nal, école. Ce qui m’intéresse, c’est le moment où des peuples, des groupes rompent avec ce modèle hexa­go­nal et bas­culent dans l’inconnu. Je pense d’abord aux mar­ronnes et mar­rons, ces femmes et hommes qui quittent la plan­ta­tion et s’enfuient pour éta­blir des com­mu­nau­tés, bri­sant ain­si la natu­ra­li­sa­tion de la ser­vi­tude : oui, la liber­té est pos­sible, mais celle que nous construi­sons ici, dans les mon­tagnes ! Le peuple fran­çais a aus­si opé­ré cette bas­cule quand, alors que la royau­té avait été pen­dant des siècles aus­si natu­relle que le jour et la nuit, il vote la mort du roi. L’insurrection des esclaves à Saint-Domingue est de cet ordre éga­le­ment, car elle débouche sur la créa­tion de la République d’Haïti, le 1er jan­vier 1804, deux ans après que Napoléon a réta­bli l’esclavage dans les autres colo­nies fran­çaises. Bien sûr — et mal­heu­reu­se­ment —, ces moments d’élaboration du pré­sent et de construc­tion d’un futur qui advient et qui s’élance ont sou­vent fini par imi­ter ce qu’ils refu­saient. Mais ce refus du même, cette fuite loin de la norme, est inspirante.

[Manon Oeuvrard | Ballast]

Vous repre­nez à votre compte la remarque de l’écrivain réunion­nais Carpanin Marimoutou quand il affirme : « Ces pays, ces îles [comme La Réunion], ne sont pas encore tout à fait des pays, ils sont encore trop mar­qués par la colo­ni­sa­tion. » Quelles sont ces « marques » qui empêchent de vivre chez soi ?

La colo­ni­sa­tion pro­duit des effets sur l’habitat, c’est-à-dire sur la pos­si­bi­li­té d’« habi­ter » son pays, de s’y sen­tir chez soi. Car le pay­sage lui-même est façon­né par le colo­nia­lisme : les routes et les villes sont bâties pour répondre à des besoins éco­no­miques et mili­taires, la nature est remo­de­lée pour la pro­duc­tion agri­cole dont a besoin le pays colo­ni­sa­teur, etc. La déco­lo­ni­sa­tion, comme moment de réap­pro­pria­tion de leurs terres par celles et ceux qui en ont été dépos­sé­dés, se pour­suit dans les pays « déco­lo­ni­sés ». À La Réunion, des lieux se construisent où l’on plante d’anciens légumes, où le res­pect de la nature est pri­mor­dial, où les liens entre humains, plantes, ani­maux, terre, air et eau sont retis­sés. Mais le pou­voir d’État conti­nue d’entraver ce désir de s’approprier l’île comme un espace à habi­ter plei­ne­ment, joyeu­se­ment — et ce avec la com­pli­ci­té d’une caste locale qui pro­fite des prébendes.

« La France est lit­té­ra­le­ment une créa­tion de son empire colo­nial », écri­vez-vous en réfé­rence à Fanon. La France n’est pour­tant pas une enti­té homo­gène aux contours pré­cis : pour­quoi ne pas dire le « capi­tal français » ?

« La ques­tion des inéga­li­tés et de l’exploitation doit être au cœur de l’analyse. Le capi­ta­lisme peut tout à fait vou­loir le Tout-monde, si le Tout-monde est consommateur. »

Car il ne s’agit pas sim­ple­ment du Capital. La France, ce sont des idées, des images, des réfé­rences, qui la consti­tuent comme sin­gu­lière et dif­fé­rente dans la tête des Français·es. Quand j’écris « la France est lit­té­ra­le­ment une créa­tion de son empire colo­nial », je parle d’une idée hégé­mo­nique de la France qui se choi­sit des figures réac­tion­naires et colo­niales comme emblèmes — et non des femmes révo­lu­tion­naires, des com­mu­nardes ou des résis­tantes au racisme. N’entreront au pan­théon natio­nal que les figures qui ont été soi­gneu­se­ment blan­chies et débar­ras­sées de toute réfé­rence révo­lu­tion­naire, qui sont désor­mais conformes aux normes de la bien­séance bour­geoise. Sans par­ler des figures noires, asia­tiques, arabes, révo­lu­tion­naires ou anti­co­lo­nia­listes, sauf au prix d’un pro­fond blan­chi­ment ! La France qui est la créa­tion de son empire colo­nial, c’est celle qui ne s’est tou­jours pas déco­lo­ni­sée et déracialisée.

Vous aimez mobi­li­ser Fanon, on l’a vu, et avez ren­con­tré Césaire à la fin de sa vie : deux réfé­rences majeures pour l’histoire des mou­ve­ments anti­ra­cistes. D’autres puisent volon­tiers dans les luttes afro-amé­ri­caines. Mais pour­quoi cette omis­sion col­lec­tive des pen­seurs de la créo­li­té, de Glissant, Condé ou Chamoiseau ?

La théo­rie de la Relation4 de Glissant est très impor­tante, mais elle ne rap­porte pas suf­fi­sam­ment la ques­tion raciale et colo­niale au capi­ta­lisme et à l’impérialisme. À mon sens, la ques­tion des inéga­li­tés et de l’exploitation doit être au cœur de l’analyse. Le capi­ta­lisme peut tout à fait vou­loir le « Tout-monde », si le « Tout-monde » est consom­ma­teur. Ce concept me semble négli­ger le fait qu’il y a d’énormes inté­rêts à ce qu’il n’advienne pas qui sont en jeu. Bien sûr, on peut consi­dé­rer qu’il s’agit d’un hori­zon du pos­sible et qu’il faut lut­ter pour cela. Mais on peut aus­si obser­ver la force de l’idéologie néo­li­bé­rale qui pro­duit conti­nuel­le­ment des mar­chan­dises toutes plus sédui­santes les unes que les autres, et qui sug­gère — comme le disait Thatcher — que la socié­té n’existe pas et qu’il n’y a que des indi­vi­dus. Aujourd’hui, des gou­ver­ne­ments peuvent par­fai­te­ment reje­ter l’occidentalisme et pro­mou­voir une dif­fé­rence cultu­relle forte tout en appli­quant une poli­tique néo­li­bé­rale. C’est que la colo­ni­sa­tion ne s’effectue plus seule­ment sur le modèle de la colo­nia­li­té du pou­voir : elle passe aus­si par cette idéo­lo­gie qui, pour s’étendre, ne requiert pas que vous appre­niez la langue impé­riale et que vous vous assi­mi­liez, mais que vous vous sou­met­tiez à des objec­tifs éco­no­miques (avec les pro­ces­sus de genre et de race qui les accompagnent).

[Édouard Glissant, 2005 | DR]

Vous avez gran­di dans une famille de mili­tants et d’é­lus com­mu­nistes très actifs. Quel rôle joue cette filia­tion poli­tique dans les ana­lyses que vous pro­po­sez aujourd’hui ?

C’est tou­jours dif­fi­cile de par­ler de soi sans fard, sans la ten­ta­tion de se pré­sen­ter sous le meilleur jour. J’ai gran­di avec une pro­pa­gande raciste autour de mon père et n’importe quoi autour « des Vergès », une enti­té uni­forme sans aucune sin­gu­la­ri­té. Et ça conti­nue. Je dirais sim­ple­ment que gran­dir dans une atmo­sphère quo­ti­dienne de lutte et de résis­tance, de soli­da­ri­té et de géné­ro­si­té du peuple réunion­nais a été pour moi fon­da­men­tal. J’ai une grande dette envers toutes les per­sonnes que j’ai connues et envers mes parents : si tôt, ils m’ont don­né et trans­mis des outils d’analyse — même si, par­fois, il m’a fal­lu du temps pour bien les com­prendre. Ce qui était inté­res­sant, à La Réunion, c’était de voir le poids de l’époque colo­niale et la recon­fi­gu­ra­tion des choses après la fin du sta­tut colo­nial. Car l’État fran­çais a main­te­nu la colo­nia­li­té de son pou­voir, alors que, pour la socié­té fran­çaise, le colo­nia­lisme avait dis­pa­ru avec la fin de la guerre d’Algérie en 1962. L’État agis­sait sur deux fronts : d’un côté, il répri­mait tous les mou­ve­ments qui vou­laient la fin de la colo­nia­li­té répu­bli­caine, et de l’autre, il offrait « la consom­ma­tion » et les béné­fices de la sou­mis­sion à la France. C’était très impor­tant de répri­mer, d’installer de la peur et du confor­misme, mais aus­si de faire entre­voir tous les béné­fices de l’assimilation — un pas­se­port fran­çais, la pro­tec­tion contre d’autres puis­sances, évi­ter la misère des pays indé­pen­dants alen­tour, etc. La pro­pa­gande à ce sujet a été très impor­tante (et l’est tou­jours). Mais le capi­ta­lisme fran­çais se trans­forme dans les années 1950, et la France se demande quel rôle vont jouer ces ter­ri­toires « d’outre-mer » dans cette nou­velle confi­gu­ra­tion, et com­ment elle va pou­voir conti­nuer à en tirer des béné­fices. Ce ne sont plus le sucre ou la banane qui vont consti­tuer la base de l’exploitation. La grande dis­tri­bu­tion entre en scène, avec le déman­tè­le­ment des indus­tries locales. Il s’agit d’offrir aux grandes socié­tés de dis­tri­bu­tion fran­çaise et aux grandes com­pa­gnies de nou­veaux débou­chés, un mar­ché cap­tif, car, dans le même temps, les quelques rela­tions éco­no­miques avec les pays voi­sins se restreignent. Pour pen­ser la situa­tion post­co­lo­niale, on ne peut donc pas négli­ger les recon­fi­gu­ra­tions du capi­ta­lisme. L’économie néo­li­bé­rale s’est aujourd’hui impo­sée par­tout ; c’est une forme de colo­ni­sa­tion de la pen­sée autour du mot­to « Il n’y a pas d’alternative » et de modèles de déve­lop­pe­ment — extrac­ti­visme, consom­ma­tion, des­truc­tion de la pla­nète. S’attaquer au capi­ta­lisme racial est une ques­tion décoloniale.

Vous rap­pe­lez, dans L’Homme pré­da­teur, que l’esclavagisme « a accom­pa­gné le monde moderne, l’émergence de la consom­ma­tion de masse, la trans­for­ma­tion du goût et des usages, l’accès à de nou­veaux pro­duits de consom­ma­tion comme le sucre, le tabac, le café, le cho­co­lat »…

« Beaucoup de Français me disaient que leurs ancêtres n’ayant été ni négriers ni pro­prié­taires d’esclave, ils ne voyaient pas bien en quoi cela les concer­nait directement. »

Des his­to­riens de la classe ouvrière anglaise et nord-amé­ri­caine ont étu­dié com­ment l’arrivée et la dif­fu­sion du tabac, du sucre et du café ou du thé en Europe ont contri­bué à faire sup­por­ter l’exploitation, com­ment celle-ci a été en quelque sorte « adou­cie » — tous ces ingré­dients per­met­tant de mieux sou­te­nir le rythme de la jour­née de tra­vail. Ils parlent alors de « paci­fi­ca­tion » de la classe ouvrière. Dès que ces pro­duits ont été acces­sibles à un large public et non pas seule­ment réser­vés à une élite, ils ont fait par­tie de la vie quo­ti­dienne. Leur consom­ma­tion a ins­tal­lé dans la socié­té toute une série de cou­tumes, d’habitudes, de mœurs — comme l’ouverture de café-tabac, la consom­ma­tion de pâtis­se­ries, les boîtes de cho­co­lats en cadeau, etc. — qui ont péné­tré très pro­fon­dé­ment la vie cultu­relle et sociale des euro­péens. Mais la dis­tance créée entre pro­duc­tion et consom­ma­tion a contri­bué à rendre invi­sible les lieux d’où venaient ces pro­duits direc­te­ment issus de l’esclavage.

Quand j’étais au Comité pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage, beau­coup de Français me disaient que leurs ancêtres n’ayant été ni négriers ni pro­prié­taires d’esclave, ils ne voyaient pas bien en quoi cela les concer­nait direc­te­ment. J’ai alors beau­coup réflé­chi : je devais trou­ver com­ment leur faire com­prendre que toute la socié­té avait béné­fi­cié de l’esclavagisme, même indi­rec­te­ment (on pour­rait déjà par­ler du déve­lop­pe­ment d’industries néces­saires au com­merce mari­time d’êtres humains — voile, bois, blé, por­ce­laine, armes, tis­sus — et donc du déve­lop­pe­ment indus­triel des arrière-pays de ports négriers). J’ai ini­tié des visites gui­dées au Louvre : j’ai pro­po­sé des par­cours autour de la pré­sence de l’esclavage dans les col­lec­tions de ce musée qui est le plus grand, le plus beau, le plus visi­té de France. Mon pro­jet n’était pas d’aller cher­cher des tableaux repré­sen­tant des esclaves, parce que je savais qu’il y en avait très peu — les esclaves appa­raissent mas­si­ve­ment dans l’iconographie avec l’émergence du mou­ve­ment abo­li­tion­niste anglais —, mais de trou­ver par exemple le pre­mier tableau d’un homme fumant une pipe. Il s’agissait de voir à quel moment, pour un bour­geois ou un aris­to­crate, le fait de fumer était deve­nu par­tie inté­grante de la repré­sen­ta­tion de soi (et de la repré­sen­ta­tion mas­cu­line, en par­ti­cu­lier, puisque le tabac est deve­nu exclu­si­ve­ment mas­cu­lin en Europe, alors même qu’il n’y avait aucune rai­son natu­relle à cela). À par­tir de là, ce que je mon­trais, c’est que même si, bien sûr, tous les Français n’avaient pas été négriers ou pos­ses­seurs d’esclaves, tous avaient fumé du tabac, tous avaient consom­mé du sucre et du café, tous avaient por­té du coton, etc. Il s’agissait de com­prendre com­ment la socié­té était prise dans ces réseaux de consom­ma­tion mis en place par le capi­ta­lisme, ren­dant aveugle aux condi­tions de pro­duc­tion, com­ment le consen­te­ment était construit à tra­vers la consom­ma­tion — ce qui a des réso­nances pour aujourd’hui.

[Manon Oeuvrard | Ballast]

Comme titu­laire de la chaire « Global South », vous aviez le sou­ci d’ouvrir des ate­liers et des sémi­naires acces­sibles à des per­sonnes qui ne fré­quen­taient pas l’université. L’université Décolonisons les Arts, que vous pré­si­dez, s’inscrit dans ce sillon. Les arts sont aus­si lar­ge­ment « colo­ni­sés » que l’Histoire ?

Le col­lec­tif Décoloniser les Arts est né à la suite de deux évé­ne­ments. D’une part, après la per­for­mance Exhibit B d’un artiste sud-afri­cain blanc qui avait mis en scène des actrices et acteurs noir·es dans des tableaux vivants — escla­vage, zoos humains. Il y a eu à Paris des pro­tes­ta­tions, des ana­lyses sur la « liber­té » de la créa­tion artis­tique, qu’il conve­nait d’interroger. D’autre part, une amie qui tra­vaille dans le monde de l’art avait subi des attaques sexistes et racistes très vio­lentes de la part d’un col­lègue. On s’est dit qu’il fal­lait qu’on fasse entrer ces ques­tions dans ce monde cultu­rel, qui jouit d’une image extrê­me­ment pro­gres­siste. Une fois le col­lec­tif créé fin 2015, on a mon­tré que toutes les ins­ti­tu­tions artis­tiques étaient diri­gées par des hommes blancs de plus de 50 ans et que les seules per­sonnes raci­sées y tra­vaillant étaient les femmes de ménage ou les vigiles. On a reçu des témoi­gnages d’hommes et de femmes racisé·es qui tra­vaillent dans le ciné­ma, dans le théâtre, dans la danse, dans la musique, qui mon­traient que des bar­rières exis­taient par­tout. Mais on veut aller plus loin : on veut com­prendre com­ment les arts ont eux aus­si été péné­trés d’une forme de colo­nia­li­té. Au-delà de la ques­tion des postes, de la repré­sen­ta­tion sur la scène, on vou­lait ima­gi­ner ce que serait une déco­lo­ni­sa­tion des arts. De là notre volon­té de créer une uni­ver­si­té. On ne fait pas des cours d’histoire — même alter­na­tive — de l’art, mais on prend telle cita­tion de Césaire, par exemple, et on se demande ce qu’elle nous apporte, com­ment elle résonne. Cela per­met de ren­for­cer l’autonomie, de rendre plus fortes les per­sonnes qui par­ti­cipent, plus confiantes en elles-mêmes, et donc moins vul­né­rables aux attaques constantes des institutions.

Vous faites le choix d’aborder ces sujets par la voie du sen­sible. Cette manière d’incarner, de don­ner corps à votre objet, est-ce ce qui fai­sait défaut à la lutte décoloniale ?

Il y a sou­vent un côté trop sco­laire de la lutte : il faut don­ner des leçons. J’ai été une élève très indis­ci­pli­née, je ne pou­vais pas sup­por­ter les salles de classe ; pour­tant, j’adorais lire et apprendre. Je m’asseyais tou­jours à côté de la fenêtre pour pou­voir regar­der dehors. J’aime cette anec­dote du poète Tagore qui raconte l’histoire d’un petit gar­çon qui voit à la récréa­tion son copain se faire punir par le maître parce qu’il est mon­té dans un arbre ; or, l’après-midi même, il a une classe de bota­nique — où on lui apprend les arbres, mais seule­ment à par­tir des livres d’école, c’est-à-dire dans des pages faites avec le bois des arbres ! L’apprentissage est com­plè­te­ment déta­ché du sen­ti­ment, du sen­suel. C’est impor­tant de réap­prendre à tra­vailler avec les sens. Ça fait éga­le­ment par­tie de l’idée déco­lo­niale : dans les socié­tés occi­den­tales, le regard est com­plè­te­ment pri­vi­lé­gié par rap­port aux autres sens. Il faut réap­prendre à écou­ter, à tou­cher, à sen­tir. Et à le faire ensemble, collectivement.


[lire le second volet]


Photographie de ban­nière : Mémorial de l’a­bo­li­tion de l’es­cla­vage, Nantes
Portrait de Françoise Vergès : Cyrille Choupas


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  1. Il s’agit de la ten­dance à éva­cuer, dans les dis­cours et les pra­tiques poli­tique et uni­ver­si­taire, les réflexions liées aux inéga­li­tés de race. Le concept d’« inter­sec­tion­na­li­té » a subi ce pro­ces­sus de blan­chi­ment, deve­nant un outil théo­rique uti­li­sé dans la pen­sée fémi­niste hégé­mo­nique alors même que sa créa­trice, Kimberley Crenshaw, l’avait déve­lop­pé dans le contexte afri­cain-amé­ri­cain.
  2. « Inventons le mot : c’est du fra­ter­na­lisme. Car il s’agit bel et bien d’un frère, d’un grand frère qui, imbu de sa supé­rio­ri­té et sûr de son expé­rience, vous prend la main (d’une main hélas ! par­fois rude) pour vous conduire sur la route où il sait se trou­ver la Raison et le Progrès. Or c’est très exac­te­ment ce dont nous ne vou­lons pas. Ce dont nous ne vou­lons plus. » Aimé Césaire, Lettre à Maurice Thorez, 1956.
  3. La notion de « colo­nia­li­té du pou­voir » a été déve­lop­pée dans les années 1990 par le socio­logue péru­vien Aníbal Quijano : « C’est ain­si que la race, à la fois mode et résul­tat de la domi­na­tion colo­niale moderne, a impré­gné tous les champs du pou­voir capi­ta­liste mon­dial. Autrement dit, la colo­nia­li­té s’est consti­tuée dans la matrice de ce pou­voir, capi­ta­liste, colonial/moderne et euro­cen­tré. Cette colo­nia­li­té du pou­voir s’est avé­rée plus durable et plus enra­ci­née que le colo­nia­lisme au sein duquel il a été engen­dré, et qu’il a aidé à s’imposer mon­dia­le­ment. »
  4. Glissant, dans un entre­tien au Monde, la défi­nit ain­si : « Nous devons construire une per­son­na­li­té instable, mou­vante, créa­trice, au car­re­four de soi et des autres. Une Identité-rela­tion. C’est une expé­rience très inté­res­sante, car on se croit géné­ra­le­ment auto­ri­sé à par­ler à l’autre du point de vue d’une iden­ti­té fixe. Bien défi­nie. Pure. […] Maintenant, c’est impos­sible, même pour les anciens colo­ni­sés qui tentent de se rac­cro­cher à leur pas­sé ou leur eth­nie. Et cela nous rem­plit de craintes et de trem­ble­ments de par­ler sans cer­ti­tude, mais nous enri­chit consi­dé­ra­ble­ment. »

REBONDS

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