Forough Farrokhzad, une rébellion iranienne


Texte inédit pour le site de Ballast

À l’heure où l’on vient de célé­brer un peu par­tout dans le monde Norouz, le nou­vel an ira­nien, et où l’on apprend qu’une avo­cate ira­nienne, Nasrin Sotoudeh, enfer­mée dans la pri­son d’Evin, près de Téhéran, se voit condam­née à 33 ans de pri­son et 148 coups de fouet pour avoir défen­du des femmes refu­sant de por­ter le voile (ce que le régime a tra­duit par : « inci­ta­tion à la cor­rup­tion et à la pros­ti­tu­tion, troubles à l’ordre public, ras­sem­ble­ment contre le régime, insulte contre l’aya­tol­lah Ali Khamenei, guide suprême »), rap­pe­lons le par­cours d’une liber­taire qui ne se dési­gna jamais comme telle et paya pour­tant au prix cher son désir de liber­té : Forough Farrokhzad. Cinéaste et poé­tesse fémi­niste dis­pa­rue à 32 ans, en 1967. ☰ Par Adeline Baldacchino


Une longue pierre blanche dans un jar­din. Un petit kiosque l’abrite. Les abri­co­tiers sont en fleur et des allées de roses y mènent. Autour de la dalle, hommes et femmes, la main posée sur le gra­nit, semblent psal­mo­dier quelque poème. Le bruit des jets d’eaux masque à peine les piaille­ments des oiseaux. La scène est immé­mo­riale et contem­po­raine. Chaque jour, elle se répète sur la tombe des poètes Hafez et Saadi, à Chiraz, ou Khayyam, à Nichapour. Il importe sans doute, pour prendre la mesure de ce qu’incarne aujourd’hui le des­tin de Forough Farrokhzad, de com­men­cer par l’essentiel : la place de la poé­sie dans la culture iranienne.

« Préserver, sous le cou­vert de la tra­di­tion et des lettres, en appa­rence inno­centes, le bra­sier libertaire. »

On pour­rait glo­ser pen­dant des cen­taines de pages sur le sujet, maintes fois rebat­tu. Qu’il existe une sorte de lien consub­stan­tiel entre la lit­té­ra­ture per­sane et l’ethos ira­nien s’explique pour­tant très sim­ple­ment par l’Histoire. C’est à l’arrivée de l’Islam dans ce qui était alors l’empire perse sas­sa­nide que se cris­tal­lise, entre le VIIIe et le Xsiècle de notre ère, une forme d’aspiration lin­guis­tique à l’indépendance. Elle passe par l’écriture, com­man­di­tée par les vizirs perses des pre­miers gou­ver­neurs arabes, de l’épopée la plus ancienne de l’Iran pré­is­la­mique : le Livre des rois, ou Shahnâmeh. C’est ain­si que la langue perse, le far­si, résiste et sur­vit, entraî­nant même la langue arabe dans un pro­ces­sus dia­lec­tique d’échanges qui les enri­chi­ra toutes deux. Ce per­san, tel que « fixé » par le poète Ferdowsi, consti­tue alors pour quelques siècles la lin­gua fran­ca1 de cet « âge d’or » à la fois intel­lec­tuel, scien­ti­fique et lit­té­raire2. Le per­san « moderne », suc­cé­dant au moyen-perse encore écrit en peh­le­vi, naît en même temps que ses poètes, et les trois noms majeurs de la lit­té­ra­ture ira­nienne — Omar Khayyam (aux XIe-XIIe siècles, si connu pour l’incroyable des­tin de ses qua­trains, les Rubaiyat), puis Saadi (au XIIIe) et Hafez (au XIVe siècle) — deviennent les plus grands repré­sen­tants de son his­toire. Contrairement au vieux fran­çais presque incom­pré­hen­sible pour nous, qui devons « tra­duire » Montaigne, cette langue des poètes per­dure dans sa forme : aujourd’hui encore, tout Iranien, toutes classes sociales confon­dues, connaît par cœur des cen­taines de vers, les­quels agissent presque de manière pro­ver­biale — qu’ils illus­trent la pen­sée, intro­duisent un dis­cours ins­ti­tu­tion­nel ou servent à dire l’amour.

C’est dans ce contexte qu’il faut entendre la voix de Forough Farrokhzad, en ima­gi­nant l’audace excep­tion­nelle qu’il fal­lut à une femme pour oser se mesu­rer à la légende : deve­nir poète, en Iran, c’est tutoyer Dieu, choi­sir une voie secrète, éso­té­rique et donc pro­tec­trice pour por­ter les véri­tés les plus sub­ver­sives. Car la popu­la­ri­té de la poé­sie ira­nienne, nous pou­vons sans grand risque émettre l’hypothèse qu’elle tient d’abord à l’exercice d’un pou­voir sub­til, celui qui consiste à pré­ser­ver, sous le cou­vert de la tra­di­tion et des lettres, en appa­rence inno­centes, le bra­sier liber­taire. Il faut lire l’introduction aux poèmes de Khayyam par Sadegh Hedayat, le plus célèbre roman­cier moder­niste et sur­réa­li­sant de l’Iran contem­po­rain, auteur de La Chouette aveugle et sui­ci­dé en avril 1951 à Paris, pour com­prendre ce que la poé­sie pro­met de liber­té dans une socié­té par ailleurs écar­te­lée par les car­cans tri­baux et reli­gieux. Autour du seul Omar Khayyam3, les thèses les plus folles ont fleu­ri : celui qui n’a jamais ces­sé de chan­ter l’amour des jeunes filles et des jeunes hommes en fleur, celui qui célé­brait l’ivresse à lon­gueur de jours et de nuits, celui qui ren­voyait dos à dos toutes les reli­gions, celui-là fut-il un véri­table athée, pro­té­gé par son ami­tié avec le puis­sant Nizam al-Mulk, grand vizir des sul­tans seld­jou­kides qui lui offrit même l’observatoire d’Ispahan d’où il devait réfor­mer le calen­drier ? Ou bien plu­tôt un mys­tique illu­mi­né qui, par­lant de l’amour humain, ne s’adressait en fait qu’à Dieu — si bien qu’il fau­drait lire toutes ses invo­ca­tions les plus char­nelles comme de simples méta­phores du désir divin, ain­si que le pri­vi­lé­gie la doxa domi­nante ? La ques­tion ne sera jamais tran­chée que par ses lecteurs.

[Clyfford Still, Sans titre, 1960]

Toujours est-il qu’avec les poètes, on ne sait pas, puisque tout est pos­sible, le pre­mier comme le der­nier degré, les pré­ser­vant de fait de l’ire poli­tique et dog­ma­tique. Voici donc ce que repré­sente la poé­sie ira­nienne — ce cou­rant sou­ter­rain mais per­sis­tant de liber­té pos­sible dans un monde sou­mis aux injonc­tions les plus contra­dic­toires, celles de la beau­té et celles du pou­voir, celles de l’amour fou et celles de la chas­te­té, celles de la che­va­le­rie et celles de la sou­mis­sion. Ajoutons que Forough naît à l’heure des grands bou­le­ver­se­ments, le 29 décembre 1934, tout juste un an avant que l’empereur Reza Shah Pahlavi, père du der­nier Shah, offi­cier cosaque deve­nu com­man­dant suprême des forces armées du der­nier sou­ve­rain Qadjar avant d’être lui-même cou­ron­né en 1926, ne don­nât l’ordre de trans­for­mer le nom his­to­rique de la « Perse » en « Iran »4.

« Elle va dou­ble­ment rompre avec la tra­di­tion, à la fois en tant que femme éman­ci­pée, créa­trice à part entière, et en tant qu’elle reven­dique le droit pour la poé­sie de par­ler du quo­ti­dien et de la société. »

L’entre-deux-guerres ira­nien consti­tue une période fas­ci­nante — la recherche déses­pé­rée d’un équi­libre des pou­voirs entre les puis­sances du Grand jeu (bri­tan­nique et sovié­tique), et l’ouverture du pays sur une moder­ni­té très lar­ge­ment impor­tée de l’Occident pro­voquent des chan­ge­ments de socié­té majeurs. L’âge légal du mariage des filles est repous­sé de 13 à 15 ans (por­té à 18 ans en 1974, il allait recu­ler à 9 ans après la révo­lu­tion isla­mique, pour être fina­le­ment fixé à… 13 ans en 2002), l’école obli­ga­toire devient mixte en 1936 et les femmes entrent à l’université de Téhéran cette même année, tan­dis que le port du voile leur est inter­dit, comme celui des habits reli­gieux pour les hommes dans l’espace public ! Le droit d’être élues et de voter leur sera accor­dé en 1963, quatre ans avant la dis­pa­ri­tion de Forough, tan­dis que la poly­ga­mie est dras­ti­que­ment limi­tée par une loi de 1967 (impo­sant aux hommes de recueillir le consen­te­ment de leur pre­mière épouse pour contrac­ter un deuxième mariage). C’est pour­tant dans ces mêmes années 1960 que Forough Farrokhzad va devoir payer au prix le plus cher — celui de l’abandon, du clas­sique reproche de folie et d’hystérie, et sur­tout au prix de la perte de tout contact avec son fils — le goût d’une liber­té qu’elle croyait avoir eu le droit d’acquérir, pour elle et pour toutes les femmes.

Mais d’où vient, d’abord, celle qui va dou­ble­ment rompre avec la tra­di­tion, à la fois en tant que femme éman­ci­pée, créa­trice à part entière, et en tant qu’elle reven­dique le droit pour la poé­sie de par­ler du quo­ti­dien et de la socié­té, de la misère exté­rieure autant que de la dou­leur inté­rieure ? Elle est née à Téhéran, deuxième fille d’une famille de sept enfants. On dit son enfance heu­reuse, et ses lettres en gardent la trace, mal­gré la vio­lence d’un père offi­cier de l’armée impé­riale, « en charge des pro­prié­tés royales dans le nord de l’Iran, [qui] avait trans­for­mé sa mai­son en caserne : dis­ci­pline de fer, exer­cices obli­ga­toires, tra­vaux impo­sés et châ­ti­ments cor­po­rels très sévères5» La petite fille est de tem­pé­ra­ment rebelle et casse-cou ; on lui reproche déjà de se com­por­ter « comme un gar­çon » : mon­ter sur les arbres et les murs, se battre phy­si­que­ment, contes­ter vigou­reu­se­ment les ordres. Elle vit dans une mai­son au cœur d’un vieux jar­din de Téhéran, passe des vacances au bord de la mer Caspienne et des forêts du Mazandaran, où elle vit au contact quo­ti­dien de la nature, des fleurs et des ani­maux. Ses proches racontent qu’elle déve­loppe très tôt un désir d’autonomie, mélange de rêve­rie roman­tique et de réa­lisme farouche : sa sœur se sou­vien­dra qu’elle rêvait, par les nuits claires pas­sées sur le toit de la mai­son, d’accéder aux étoiles, « mais pour les rame­ner sur terre et en faire des col­liers» Complétons le por­trait : che­veux courts et bou­clés, grands yeux noirs, une voix éton­nante et hyp­no­tique dont par­le­ra son fils adop­tif, Hossein Mansouri, recueilli suite au tour­nage de son film au sein d’une com­mu­nau­té de lépreux, La Maison est noire6.

[Clyfford Still, PH-950, 1950]

La jeune femme finit son lycée puis entre­prend trois années d’études tech­niques et artis­tiques dans une école d’art. C’est à l’âge de 16 ans qu’intervient l’événement le plus mar­quant de sa vie, dont les réper­cus­sions auront des retom­bées sur toute son exis­tence. L’amour et le chaos ne sont jamais très loin l’un de l’autre. Tombée éper­du­ment amou­reuse d’un cou­sin âgé de douze ans de plus qu’elle, Parviz Chapour, plus tard cari­ca­tu­riste célèbre, qui vient alors tout juste de finir des études de droit, elle se bat pour obte­nir un mariage qui doit lui per­mettre d’échapper à sa famille. Ses parents y sont hos­tiles et l’enthousiasme de Parviz lui-même semble curieu­se­ment mesu­ré. Tandis que les négo­cia­tions s’éternisent pour des rai­sons maté­rielles, Forough com­mence à écrire, dans un style élé­giaque ins­pi­ré de la grande tra­di­tion per­sane mais déjà réso­lu­ment fou­gueux et plus auda­cieux que sa famille ne s’y atten­dait. Deux ans plus tard, à peine mariée et fina­le­ment ins­tal­lée dans le sud de l’Iran, elle publie un pre­mier texte éro­tique qui fait scan­dale, « Le péché » : « J’ai péché, péché dans le plai­sir / dans des bras chauds et enflam­més. / J’ai péché, péché dans des bras de fer, dans des bras brû­lants et ran­cu­niers. […] L’envie a enflam­mé son regard, / le vin rouge a dan­sé dans le verre, / et sur le lit doux, mon corps / ivre de volup­tés sur sa poi­trine a trem­blé. »

« Celle qui écrit s’avoue de chair et d’os, de plai­sir et de peur, ne cher­chant pas à s’abriter der­rière quelque dis­cours mystique. »

Ses trois pre­miers recueils, La Captive, Le Mur et La Rébellion, déve­loppent une veine inti­miste et vigou­reuse à la fois, fidèle aux grandes thé­ma­tiques amou­reuses de la poé­sie clas­sique per­sane et pour­tant par­fai­te­ment ori­gi­nale en ce qu’elle vise un réel désor­mais incar­né. Celle qui écrit s’avoue de chair et d’os, de plai­sir et de peur, ne cher­chant pas à s’abriter der­rière quelque dis­cours mys­tique. Elle choque la bonne socié­té qu’affole cette affir­ma­tion d’individualité, qui plus est fémi­nine, dans un monde lit­té­raire encore clos. Elle trans­forme, ain­si que le note son tra­duc­teur Jalal Alavinia, la femme jusque-là objet de l’amour en sujet de l’amour, une amante à la hau­teur de l’homme qu’elle aime et désire autant qu’il la désire. En outre, elle tend à « inver­ser le rap­port entre la lumière et les ténèbres dans la pen­sée pré­is­la­mique des Iraniens, notam­ment celle de Mani. Si Mani place le com­bat entre la lumière de l’esprit et les ténèbres de la matière ou la pri­son du corps au centre de sa dra­ma­tur­gie, Forough sou­haite libé­rer la lumière du corps de l’esprit téné­breux des conven­tions sociales7. » Poète des sens et de la rela­tion hommes-femmes, de l’ardeur et des replis de la chair, elle s’inscrit défi­ni­ti­ve­ment dans l’avant-garde.

Forough mesure très tôt que son des­tin sera d’écrire, ses lettres en témoignent dès l’âge de 20 ans, mais aus­si qu’elle ne choi­si­ra pas la solu­tion de faci­li­té. « Je crois qu’il faut expri­mer ses sen­ti­ments sans aucune forme de res­tric­tion. En prin­cipe, on ne peut fixer de limite à l’art, sinon il perd son âme. C’est en sui­vant ce prin­cipe que j’écris des poèmes. J’ai beau­coup de mal, en tant que femme, à gar­der espoir dans cette socié­té cor­rom­pue. J’ai consa­cré ma vie à l’art et je peux même dire que je l’ai sacri­fiée pour l’art. » Dans la même lettre, inti­tu­lée « Autoportrait de jeu­nesse », elle loue Hafez, la poé­sie éro­tique de Pierre Louÿs et Baudelaire, mais, sur­tout, elle aspire à l’égalité des droits entre femmes et hommes : « Je suis tout à fait consciente des souf­frances de mes sœurs dans ce pays à cause de l’injustice des hommes et j’emploie mon art en par­tie pour expri­mer leurs dou­leurs et leurs peines. […] je sou­haite que les hommes ira­niens renoncent à leur égoïsme et laissent les femmes culti­ver leurs talents et leurs goûts. » Elle ne dira pas, jusqu’au bout du che­min de croix qui s’annonce, autre chose.

[Clyfford Still, Sans titre, 1948-1949]

Car, alors qu’elle croyait pou­voir, en se mariant avec un homme qu’elle trou­vait drôle et char­mant, culti­vé et intel­li­gent, trou­ver la liber­té, elle s’aperçoit vite qu’il va lui fal­loir déchan­ter. Parviz est conven­tion­nel et timo­ré, ne semble pas prendre le par­ti de sa femme qu’on accuse de débauche quand ses pre­miers textes sont publiés. Bien vite, leur vie conju­gale l’étouffe. Elle demande le divorce. Parviz, avec lequel elle res­te­ra pour­tant tou­jours en contact, lui inflige la pire des repré­sailles : il obtient la garde exclu­sive de leur fils, qui a trois ans en 1955, et lui inter­dit même de le voir. Elle l’at­ten­dra quel­que­fois à la sor­tie de l’é­cole pour l’ob­ser­ver en cachette, ne par­ve­nant jamais à réta­blir le contact. Cette bles­sure la marque défi­ni­ti­ve­ment au fer rouge de l’in­jus­tice et de l’ar­bi­traire abso­lu. Le pou­voir illi­mi­té de l’homme, d’a­bord le père, puis le mari, la confrontent à la soli­tude abso­lue de la femme qui refuse d’ab­di­quer devant l’ul­ti­ma­tum patriar­cal : l’art ou l’a­mour, le public ou l’in­time, la parole ou le silence, l’é­cri­ture ou la vie. Elle, qui veut abso­lu­ment les deux, en sor­ti­ra muti­lée en tant que mère, plus puis­sante mais plus déchi­rée en tant qu’ar­tiste. Le témoi­gnage du jeune gar­çon qui devien­dra peintre, inter­ro­gé plus tard, est poi­gnant 8 : « Je l’ai ren­con­trée très peu, quand j’étais très petit. […] C’est comme si vous deman­diez à quelqu’un qui a vécu dans un désert de vous par­ler de la mer… »

« La soli­tude abso­lue de la femme qui refuse d’ab­di­quer devant l’ul­ti­ma­tum patriar­cal : l’art ou l’a­mour, le public ou l’in­time, la parole ou le silence, l’é­cri­ture ou la vie. »

À par­tir de 1955, Forough mul­ti­plie les voyages et les pro­jets artis­tiques, par­ti­cipe aux répé­ti­tions de la pièce de Garcia Lorca, Noces de sang, qui doit être tra­duite et mise en scène par Ahmad Shamlou, l’autre grand nom de la poé­sie contem­po­raine ira­nienne, avec Sohrab Sepehri, dédie pour­tant encore un recueil de poèmes à Parviz, puis par­court pen­dant un an l’Europe, d’Allemagne en Italie, et publie à son retour nou­velles et sou­ve­nirs de voyage. En 1958, c’est la ren­contre avec le deuxième grand amour de sa vie, Ebrahim Golestan, écri­vain, cinéaste et pro­duc­teur avec qui elle tra­vaille­ra et vivra sans doute en union libre jusqu’à l’accident de 1967. Tandis qu’elle suit une for­ma­tion au ciné­ma et tra­vaille avec lui sur ses pre­miers films, elle éla­bore le grand recueil de sa matu­ri­té, Une autre nais­sance. Elle y assume la double dimen­sion, à la fois inti­miste et uni­ver­selle, d’une poé­sie en prise sur l’époque et la socié­té. On y trouve le magni­fique « Le vent nous empor­te­ra », qui devait don­ner son titre au film épo­nyme d’Abbas Kiarostami, mais l’amour et le sens du tra­gique y côtoient désor­mais un regard pro­pre­ment ciné­ma­to­gra­phique : « La vie c’est peut-être une rue sans fin où / passe tous les jours une femme avec son panier. / La vie c’est peut-être une corde / avec laquelle un homme se pend à un arbre. […] La vie c’est peut-être allu­mer une ciga­rette / à un moment d’assoupissement entre deux étreintes. »

Car c’est aus­si l’époque où Forough, tra­ver­sée de ten­sions contra­dic­toires et sujette à des crises de déses­poir, tente à trois reprises de se sui­ci­der. Elle s’enferme de longues heures pour pleu­rer, ne sup­porte pas l’absence de son fils, se heurte sans cesse au mur des conven­tions sociales. Les témoins et amis parlent d’un « état men­tal dis­con­ti­nu », d’alternance de périodes d’euphorie légère et d’explosions de ter­reur ou de cha­grin9. À 27 ans, elle écrit à Golestan, « j’ai le sen­ti­ment que ma vie est fou­tue… », et un peu plus tard, « par­mi tous ces gens dif­fé­rents, je me sens tel­le­ment seule que ma gorge risque de se déchi­rer en san­glots. Le sen­ti­ment d’être hors du monde est en train de m’étouffer », tout en conti­nuant d’aspirer fol­le­ment à la joie de créer : « L’art, c’est l’amour le plus puis­sant et il per­met à l’homme d’atteindre son entière exis­tence à condi­tion qu’il se sou­mette entiè­re­ment à lui10. » En 1962, elle semble cepen­dant à nou­veau hap­pée par sa curio­si­té pour le monde et déter­mi­née à faire œuvre, dans tous les domaines et bien au-delà de la poé­sie : c’est elle qui va tour­ner La Maison est noire, un docu­men­taire excep­tion­nel sur la lépro­se­rie de Tabriz.

[Clyfford Still]

De cette ren­contre avec la véri­table misère, elle tire des conclu­sions uni­ver­selles sur la soli­tude de l’humain, la fer­me­ture des socié­tés closes sur elles-mêmes, le désir éper­du de vivre mal­gré tout. Surtout, elle revient de ce tour­nage avec le petit gar­çon qui répond, à la ques­tion d’un maître lui deman­dant de « nom­mer des jolies choses » au cœur de ce vil­lage han­té par la lai­deur et la déchéance phy­sique : « la lune, le soleil, les fleurs, le jeu. » Tout ce qui l’a elle-même sau­vée. Hossein, qui a 6 ans, devient son fils adop­tif en 1962. L’année sui­vante, elle tra­vaille à un film « sur la vie réelle d’une femme ira­nienne » dont elle aurait rédi­gé le scé­na­rio (de mille pages !), elle joue dans des films de Golestan, dans une pièce de Pirandello. Son docu­men­taire reçoit un prix en Allemagne et elle est désor­mais recon­nue en Iran comme à l’étranger : l’UNESCO lui consacre un film et, en 1965, le réa­li­sa­teur ita­lien Bernardo Bertolucci fait le voyage en Iran pour tour­ner un film qui lui aurait été consa­cré — il en reste au moins quelques images d’un entre­tien où elle reven­dique pour les intel­lec­tuels la res­pon­sa­bi­li­té du « pro­grès spi­ri­tuel » qu’ils doivent s’efforcer d’apporter à la socié­té. Elle assume désor­mais une posi­tion de pré­cur­seure de la Nouvelle Vague et peut s’en­ga­ger dans de mul­tiples pro­jets sans plus tenir compte des cri­tiques acerbes et des remarques déso­bli­geantes qui conti­nuent d’af­fluer. La cara­pace qu’elle s’est inven­tée ne la pro­tège pas tout à fait mais la ren­force dans son désir d’al­ler au bout de son des­tin créateur.

« La poé­sie est pour moi une chose sérieuse, une res­pon­sa­bi­li­té, une réponse à la vie. »

Sans cesse avide de nou­velles expé­riences, pas­sion­née de théâtre, elle s’apprête à jouer dans du Tchékhov et à tra­duire du Brecht. Interviewée au prin­temps 1964, elle donne un très bel entre­tien sur la poé­sie, née de la vie et de l’observation, fenêtre qui s’ouvre sur le monde exté­rieur, « moyen pour com­mu­ni­quer avec l’existence dans un sens large », faite pour apprendre à voir ce que l’on n’avait pas vu, « résul­tant des sen­sa­tions et des per­cep­tions entraî­nées et diri­gées par la pen­sée » — car elle défend une poé­sie de conte­nu, dont le seul objet n’est cer­tai­ne­ment pas la beau­té de la forme. « La poé­sie est pour moi une chose sérieuse, une res­pon­sa­bi­li­té, une réponse à la vie. […] Je crois [qu’il faut] être poète en tous les ins­tants de la vie. » Ses longs poèmes du der­nier recueil, Croyons à l’approche de la sai­son froide, consti­tuent autant de chants de ten­dresse par­cou­rus de fré­mis­se­ments d’an­goisse : il y est ques­tion de « l’accouplement des fleurs » et de « la paroi de fémi­ni­té de la terre », mais aus­si de la police et des abat­toirs, de la « corde lâche de la jus­tice » et du « fou­lard noir de la loi ».

Habitée, enga­gée, por­tée par un appé­tit féroce de vivre qui lui per­met­tait d’af­fron­ter l’ef­froi (« Je viens du milieu des racines des plantes car­ni­vores / et mon cer­veau déborde tou­jours du cri de la panique / d’un papillon cru­ci­fié dans un cahier »), elle vivait enfin comme elle l’avait tou­jours vou­lu quand, ren­trant d’un déjeu­ner avec sa mère, le 13 février 1967, à 16h30, le véhi­cule qu’elle conduit, au nord de Téhéran, fait une sor­tie de route. Éjectée, bles­sée à la tête, elle s’éteint sur la route de l’hôpital Reza Pahlavi, à 32 ans.

« […] la voix, la voix, la voix, seule la voix demeure.
Dans le pays des nains, les cri­tères de la mesure
Ont tou­jours tour­né sur le paral­lèle de zéro degré.
Pourquoi m’arrêterais-je ?
J’obéis à quatre éléments,
Et la rédac­tion du règle­ment de mon cœur
Ne relève pas du pou­voir local des aveugles.
[…]
Ma lignée des fleurs m’a enga­gée à vivre,
La lignée des fleurs, vous connais­sez11 ? »


Illustration de ban­nière : Clyfford Still


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  1. Se dit d’une langue véhi­cu­laire uti­li­sée par un groupe de per­sonnes de langues mater­nelles diverses.[]
  2. Voir notam­ment le pas­sion­nant Lost Enlightenment — Central Asia’s Golden Age from the Arab Conquest to Tamerlane de S. Frederick Starr, paru en 2015 à Princeton University Press.[]
  3. Héros du somp­tueux Samarcande d’Amin Maalouf.[]
  4. Ce chan­ge­ment a encore tout récem­ment don­né lieu à l’une des iné­nar­rables polé­miques autour de Bernard-Henry Lévy, lequel décla­rait dans un livre et à la télé­vi­sion, en avril 2018, qu’il aurait été moti­vé par le désir de conten­ter l’Allemagne nazie, sou­cieuse de faire des Iraniens les « Aryens de l’Est ». Cette asser­tion sur un éven­tuel rap­pro­che­ment idéo­lo­gique avec les nazis a été lar­ge­ment démen­tie depuis par de nom­breux his­to­riens, qui rap­pellent com­ment la langue far­sie avait tou­jours pré­ser­vé le nom d’Iran depuis les Achéménides, l’usage de la « Perse » étant plu­tôt des­ti­né aux com­mu­ni­ca­tions avec l’Europe.[]
  5. Introduction de Jalal Alavinia au très com­plet volume de Poèmes, 1954–1967, pré­fa­cé par Christian Jambet aux édi­tions des Lettres per­sanes.[]
  6. Voir La Nuit lumi­neuse, qui ras­semble tous ses écrits autres que poé­tiques, aux Lettres per­sanes, y com­pris le scé­na­rio du film, la cor­res­pon­dance, des articles, nou­velles et entre­tiens[]
  7. Introduction aux Poèmes.[]
  8. Dans La Nuit lumi­neuse.[]
  9. Mehdi Akavan Salès raconte son arri­vée au stu­dio Golestan dans La Nuit lumi­neuse.[]
  10. La Nuit lumi­neuse.[]
  11. Derniers vers de « Seule la voix demeure », Poèmes.[]

REBONDS

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☰ Lire notre entre­tien avec Shiva Mahbobi : « Iran — Nous vou­lons des droits égaux ! », juin 2018
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☰ Lire notre entre­tien avec Reza Afchar Naderi : « Ici, la poé­sie est cou­pée de l’homme », jan­vier 2016
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Adeline Baldacchino

Elle essaie de mener une vie poétique. A un faible pour les inclassables et les oubliés, les aventuriers et les polygraphes. On peut suivre ses publications sur http://abalda.tumblr.com.

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