Promenade à travers la foire coloniale de Vincennes — par Daniel Guérin


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Nous retra­cions dans nos pages l’en­ga­ge­ment de Daniel Guérin : « 1927. Daniel Guérin décou­vrit la Syrie, alors sous man­dat fran­çais depuis sept ans. Le jeune homme avait 23 ans. Je vis à l’œuvre les colo­nia­listes, mili­taires, civils, ecclé­sias­tiques, leur racisme, leur bru­ta­li­té, leur cynisme, leur fatui­té, leur sot­tise, écri­vit-il plus tard dans Ci-gît le colo­nia­lisme. Il fit la connais­sance de natio­na­listes arabes puis se ren­dit en Indochine. […] Il ne put sup­por­ter de voir les colons dans les rues, sang­sues agrip­pées aux flancs de ce pays qui ne leur appar­te­nait pas mais dont ils se croyaient pour­tant les maîtres. Il ren­con­tra le lea­der natio­na­liste Huyng Thuc Khang et n’oublia jamais cette entre­vue : tout Blanc qu’il fut, l’indépendantiste le trai­ta comme un frère. » Rentré à Paris en 1931, le mili­tant doit faire face à cet autre pan de la réa­li­té colo­niale : l’Exposition colo­niale se tient dans le bois de Vincennes. Dans ce court texte écrit dans les colonnes du Cri du peuple1, Guérin s’en prend à l’exo­tisme affi­ché qui cache la main­mise des empires indus­triels ; avec les sur­réa­listes de l’é­poque, il dis­tri­bua le tract « Ne visi­tez pas l’Exposition colo­niale »2. Aux détours des stands et des pavillons, un appel à l’é­man­ci­pa­tion des colonisés.


Dans les pre­miers jours de mai, la Foire colo­niale de Vincennes va ouvrir ses portes. Les der­niers ouvriers qui, pen­dant des mois, ont édi­fié ces palais de car­ton-pâte, de leurs bras et de leur sueur, lais­se­ront la place. Et la meute des jour­na­listes, des thu­ri­fé­raires de l’im­pé­ria­lisme, des snobs bour­geois, des badauds, se pâme­ront devant les réa­li­sa­tions de Lyautey l’Africain. On oublie­ra les mil­lions et les mil­lions arra­chés aux mal­heu­reux contri­buables indi­gènes pour l’é­di­fi­ca­tion de cette luxueuse fan­tai­sie. Il y aura des illu­mi­na­tions, des attrac­tions, un petit che­min de fer comme celui du Jardin d’Acclimatation, des par­ties sur le lac, des nègres authen­tiques (oui, ma chère !), des hommes-che­vaux tirant des pousse-pousse3. Et pour soixante sous on fera, comme l’an­nonce l’al­lé­chante publi­ci­té du Peuple, un vrai voyage autour du monde. Mais on oublie­ra le revers de la médaille, les san­glantes conquêtes colo­niales, la domi­na­tion main­te­nue à coups de bottes, à coups de trique, à coups de bombes, l’ex­pro­pria­tion des fel­lahs, les mono­poles de l’al­cool et de l’o­pium, le tra­vail for­cé. Aux efforts déses­pé­rés des peuples sous le joug pour recon­qué­rir leur liber­té, l’im­pé­ria­lisme répond par la pro­vo­ca­tion : il expose orgueilleu­se­ment, aux portes de Paris, les richesses de SON « Empire ». Face aux convoi­tises des impé­ria­lismes rivaux, ita­lien et alle­mand, il étale (un nou­veau car­nage dût-il en résul­ter) sa for­mi­dable part de butin. À l’in­té­rieur de l’en­ceinte cir­cu­laire en palis­sade, ce n’est encore qu’un immense chan­tier. Mais on y res­pire déjà l’at­mo­sphère colo­nia­liste, arti­fi­ciel­le­ment trans­por­tée dans ce pauvre bois de Vincennes, aux mar­ron­niers inno­cents. Les bars des alen­tours s’ap­pellent : Au Petit Colonial, Bar des Colonies. Tout à l’heure, devant le temple d’Angkor, une brute colo­niale, rageuse comme si elle était là-bas, nous fera cir­cu­ler. Un gra­dé maro­cain, armé d’un bâton, fait res­pec­ter la consigne. Et, domi­nant le tout, une immense tour, de style baroque, porte les noms des hommes de l’im­pé­ria­lisme : Marchand, Lyautey, Mangin, Gouraud.

« On oublie­ra le revers de la médaille, les san­glantes conquêtes colo­niales, la domi­na­tion main­te­nue à coups de bottes, à coups de trique, à coups de bombes, l’ex­pro­pria­tion des fel­lahs, les mono­poles de l’al­cool et de l’o­pium, le tra­vail for­cé. »

Face à cet admi­rable Angkor Vat, qui n’a rien per­du à être ain­si trans­plan­té, un édi­fice sur­mon­té d’une immense croix, se dresse, inso­lent. Les mis­sion­naires catho­liques, fidèles auxi­liaires du colo­nia­lisme, sont en bonne place. Dans le pavillon du Congo belge, un avion, flam­bant neuf, attend. Probable que ses bombes sont prêtes. Rien ne manque. Rien, si ce n’est la guillo­tine. Mais sans doute, d’i­ci l’i­nau­gu­ra­tion, sor­ti­ra-t-elle de cet amas de caisses, qu’on n’a pas eu le temps d’ou­vrir… Sur une ter­rasse, des gars bron­zés, en pan­ta­lon rouge, battent la semelle, gre­lot­tant sous la neige fon­due de ce vilain dimanche pari­sien. C’est la garde bey­li­cale, arri­vée la veille de Tunisie, encore ahu­rie par ce voyage, demain simple attrac­tion entre les attrac­tions. Un peu plus loin, ce sont les petits tirailleurs ton­ki­nois, qui sou­rient de toutes leurs dents laquées. Un ouvrier a aban­don­né sa tâche, s’est assis à côté de l’un d’eux, tente de lui par­ler de l’ad­ver­saire com­mun. Mais la dif­fé­rence de langue leur inter­dit de se com­prendre ; et c’est seule­ment par le regard, par le geste qu’ils fra­ter­nisent… Ailleurs, c’est un Cambodgien, habi­tué à expo­ser sa chair nue au soleil, qui, vêtu d’un sale bour­ge­ron, lave son linge en cla­quant des dents.

Au vil­lage nègre, humbles paillotes au bord d’un bas­sin sans eau, il n’y a pas encore d’ha­bi­tants. Eux aus­si, sans doute, ne sont pas sor­tis des caisses. Mais leur tour vien­dra. Et, sur la ter­rasse de café qui domine ce faux coin d’Afrique, des élé­gantes vien­dront savou­rer des cock­tails, en les lor­gnant. Même retard, même soli­tude au pavillon de la Guyane : qu’at­tend-on pour y ins­tal­ler d’au­then­tiques forçats ?

Exposition coloniale, Paris, 1931. Jean (Marie) Ribéry - CC BY-SA 3.0

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Cette Exposition est bien une foire. Le capi­ta­lisme n’ac­com­plit pas de gestes dés­in­té­res­sés. Ce n’est pas pour offrir aux Parisiens un voyage autour du monde qu’il a défon­cé le bois de Vincennes : mais pour faire des affaires. Il ne recule pas même devant la pro­fa­na­tion. Cette petite mos­quée, au mina­ret élan­cé, n’est qu’une bou­tique de l’Amer Picon ; cet édi­fice mau­resque fait illu­sion, mais c’est un temple dédié à la Thomson-Houston. Saviez-vous, dirait Le Peuple à ses lec­teurs, que Félix Potin, Rodi, Corcellet, étaient les joyaux de notre Empire ? En face du pavillon de l’Algérie, un grand écri­teau annonce : chez Jenny. Serait-ce un mau­vais lieu ? Le luxueux palais de la Compagnie du canal de Suez achève de don­ner à cette démons­tra­tion colo­nia­liste son véri­table sens. Partout, des ébauches de bars, de cafés, de simples bis­trots. Des res­tau­rants affichent déjà des cartes pro­met­teuses. En s’en met­tant plein le ventre, on oublie­ra Yen Bay ou le bom­bar­de­ment de Damas. Derrière Angkor (pas très loin des mis­sion­naires), des mon­tagnes russes per­met­tront aux ama­teurs de sen­sa­tions ver­ti­gi­neuses de se satisfaire.

« Plus de foire impé­ria­liste, plus de chi­qué, mais le vrai voyage autour du monde, mais l’oc­ca­sion de se mieux connaître, de faire tom­ber les bar­rières et les pré­ven­tions absurdes qui séparent les races. »

Des jeux pour le peuple. Il faut bien atti­rer l’hon­nête « popu­lo » à la Foire impé­ria­liste. D’un bout à l’autre du bois de Vincennes, le même chi­qué. Chiqué, ces énormes salles d’ex­po­si­tion en fer­raille et car­ton-pâte, ces fausses pagodes, ces faux palais mau­resques, ces bas­tions rouge-pourpre qui veulent sym­bo­li­ser la bar­ba­rie nègre, et ces têtes de bêtes à corne, juchées au som­met d’une colonne : tout ce qu’on a trou­vé pour faire connaître aux Français le pays de leurs frères mal­gaches. Ce voyage autour du monde n’est qu’un voyage au maga­sin des acces­soires. Deux excep­tions : une recons­ti­tu­tion fidèle et émou­vante des vieux souks de Tunis : ruelles voû­tées, avec leurs petites bou­tiques, leurs humbles mina­rets, le tout décré­pit, bigar­ré, désor­don­né, vrai. Et la splen­deur d’Angkor. Mais la leçon qui s’en dégage est loin d’être une leçon de colo­nia­lisme. Les souks de Tunis nous font aimer le peuple char­mant qui les a faits et qui y vit, sou­hai­ter le départ de l’é­tran­ger qui les pro­fane quand il ne les attaque pas à coups de pioche. Le vieux temple khmer rap­pelle magni­fi­que­ment aux pré­ten­dus « civi­li­sa­teurs » l’an­tique civi­li­sa­tion des peuples sous leur joug.

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Ah ! la belle Exposition que nous ferons au bois de Vincennes, le jour où les tra­vailleurs de chez nous et les peuples « colo­niaux » seront maîtres de leurs des­tins ! Plus de foire impé­ria­liste, plus de chi­qué, mais le vrai voyage autour du monde, mais l’oc­ca­sion de se mieux connaître, de faire tom­ber les bar­rières et les pré­ven­tions absurdes qui séparent les races. Nous confron­te­rons nos peaux. Et fra­ter­ni­se­rons sans arrière-pen­sée, comme tout à l’heure, à l’ombre de cette pagode, l’es­sayaient le gars du bâti­ment et le petit Tonkinois…


Bannière : cette exhi­bi­tion de Kanak à Paris en 1889 fut la pre­mière d’une longue série (Rouen, Marseille, Nogent-sur Marne…), qui s’a­che­va en marge de l’Exposition colo­niale de 1931, au Bois de Vincennes, par une exhi­bi­tion de « sau­vages canaques » au Jardin d’Acclimatation.

Archives retrou­vées par Luc Nemeth.


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  1. Le Cri du Peuple, n° 71, 22/4/1931, pp. 1–2.
  2. Le tract « Ne visi­tez pas l’Exposition colo­niale » est repro­duit et com­men­té in Tracts sur­réa­listes et décla­ra­tions col­lec­tives, 1922–1939, tome 1, Paris, Le Terrain Vague, 1980, pp. 194–195 et 451–452.
  3. Un quart d’heure de pousse coû­te­ra 5 fr. !

REBONDS

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