Pour un féminisme socialiste


Traduction inédite, en français, pour le site de Ballast

Dans ce texte, ini­tia­le­ment paru en langue anglaise en 2014, la fémi­niste et socio­logue amé­ri­caine Johanna Brenner retrace la débâcle néo­li­bé­rale de ces der­nières années, et l’im­pact, aus­si pro­fond que délé­tère, qu’elle eut sur le mou­ve­ment fémi­niste mon­dial. Et en appelle, pour pen­ser de nou­velles alter­na­tives éman­ci­pa­trices et sociales (à même de fédé­rer sur des bases larges et inclu­sives, c’est-à-dire pre­nant en compte, en plus du com­bat de classe, les inéga­li­tés liées à l’eth­nie ou l’o­rien­ta­tion sexuelle), à pui­ser dans la riche et incon­tour­nable tra­di­tion fémi­niste socia­liste et ouvrière. ☰ Par Johanna Brenner


femi5 Plusieurs décen­nies après les jours enivrants du fémi­nisme de la seconde vague [1960–1980, ndlr], aux États-Unis, il est pénible de recon­naître que les heures révo­lu­tion­naires du mou­ve­ment ne sont plus qu’un vague sou­ve­nir. Dans le même temps, des aspects consti­tu­tifs du fémi­nisme libé­ral ont été inté­grés à l’agenda poli­tique de la classe diri­geante. Les idées de ce cou­rant ont été mobi­li­sées sur la base d’une large gamme d’initiatives néo­li­bé­rales — comme l’austérité, les guerres impé­riales ou les réformes struc­tu­relles. Il est évi­dem­ment impor­tant de com­prendre com­ment tout cela s’est pro­duit. Mais cer­taines expli­ca­tions récentes, four­nies par des uni­ver­si­taires fémi­nistes, nous orientent dans une direc­tion mal­heu­reuse. Ces auteur.e.s affirment que le fémi­nisme de la seconde vague, avec sa ten­dance exces­sive à consi­dé­rer les droits légaux et le tra­vail sala­rié comme une voie vers l’égalité, aurait sans le savoir pré­pa­ré le ter­rain pour le néo­li­bé­ra­lisme. Il peut être récon­for­tant de pen­ser que le fémi­nisme radi­cal avait atteint une telle maî­trise sur les résul­tats des luttes — si c’était le cas, nous pour­rions aujourd’hui cor­ri­ger nos erreurs, chan­ger nos idées et recon­qué­rir notre ancrage révolutionnaire.

« Alors que les mili­tants sentent bien que les anciennes manières de faire de la poli­tique à gauche ne fonc­tionnent plus, le fémi­nisme socia­liste peut s’avérer très fructueux. »

Je veux néan­moins défendre une thèse dif­fé­rente : l’intégration par­tielle du fémi­nisme libé­ral à l’ordre éco­no­mique, poli­tique, cultu­rel et social du néo­li­bé­ra­lisme s’explique davan­tage par l’émergence d’un régime d’accumulation du capi­tal qui a fon­ciè­re­ment restruc­tu­ré les éco­no­mies mon­diales, au Nord comme au Sud. Dans les pays du Nord, le début de ce nou­veau régime a été mar­qué par l’offensive des employeurs contre la classe ouvrière, l’État-providence et les ins­ti­tu­tions his­to­riques de défense des ouvriers et des employés : les syn­di­cats et les par­tis sociaux-démo­crates. Cette offen­sive a pro­vo­qué l’avènement du néo­li­bé­ra­lisme et engen­dré une réac­tion aus­si vio­lente que vic­to­rieuse contre les demandes radi­cales des militant.e.s fémi­nistes, anti­ra­cistes, des peuples indi­gènes et des autres. Si le néo­li­bé­ra­lisme a étouf­fé les pro­messes radi­cales du fémi­nisme de la deuxième vague, il a éga­le­ment créé la base maté­rielle pour le renou­vel­le­ment et l’expansion de mou­ve­ments fémi­nistes socia­listes, menés par des femmes issues des classes popu­laires (qu’elles soient employées léga­le­ment, au noir, effec­tuent un tra­vail agri­cole ou non sala­rié). De plus, les dis­cours poli­tiques et les stra­té­gies d’organisation du fémi­nisme socia­liste au XXIe siècle consti­tuent une res­source pour une gauche en dif­fi­cul­té. Alors que les mili­tants sentent bien que les anciennes manières de faire de la poli­tique à gauche ne fonc­tionnent plus et sont en recherche d’alternatives, le fémi­nisme socia­liste peut s’avérer très fructueux.

Au sein du fémi­nisme de la seconde vague, le dis­cours poli­tique domi­nant n’était pas un fémi­nisme pro­gres­siste clas­sique — c’est-à-dire un fémi­nisme cher­chant à éli­mi­ner les freins à l’exercice par les femmes de leurs droits indi­vi­duels — mais plu­tôt ce que j’appellerais un fémi­nisme « des droits sociaux1 ». (En dehors des États-Unis, là où il y avait des par­tis de gauche à pro­pre­ment par­ler et où les dis­cours poli­tiques étaient plus ouverts aux mili­tantes fémi­nistes, ce cou­rant pou­vait s’appeler « le fémi­nisme social-démo­crate ».) Les fémi­nistes des droits sociaux par­tagent l’engagement du fémi­nisme pro­gres­siste-libé­ral en faveur des droits indi­vi­duels et de l’égalité des chances, mais elles vont bien plus loin. Elles sou­haitent mettre en place un État éten­du et enga­gé, pour répondre aux pro­blèmes des femmes qui tra­vaillent, pour réduire le far­deau de la double jour­née de tra­vail et pour amé­lio­rer la place des femmes (en par­ti­cu­lier des mères) sur le mar­ché du tra­vail. Des ser­vices publics doivent per­mettre de socia­li­ser les soins à la per­sonne [en anglais, the care] et le domaine des soins doit rele­ver, dans une plus large mesure, d’une res­pon­sa­bi­li­té sociale (par exemple, grâce à des congés paren­taux payés ou à des allo­ca­tions pour les femmes qui s’occupent de membres de leur famille en situa­tion de handicap).

[Image tirée de She’s Beautiful When She’s Angry (Virginia Blaisdell/International Film Circuit)]

Les femmes les plus riches du groupe des cadres forment la base sociale du fémi­nisme pro­gres­siste clas­sique. À l’inverse, le fémi­nisme des droits sociaux se fonde sur la par­tie basse du groupe des cadres — avec, en par­ti­cu­lier, des femmes employées dans l’éducation, les ser­vices sociaux et la san­té. Les femmes qua­li­fiées « de cou­leur » sont plus sus­cep­tibles d’être employées dans ce sec­teur que dans le sec­teur pri­vé. Les mili­tantes syn­di­cales ont aus­si joué un rôle signi­fi­ca­tif dans la conduite et l’organisation du fémi­nisme des droits sociaux. Le moins que l’on puisse dire, c’est que les rela­tions sont ambi­va­lentes entre les femmes en situa­tion de pré­ca­ri­té ou issues des classes popu­laires et les femmes cadres de la classe moyenne, dont le tra­vail consiste à récu­pé­rer et à régu­ler ceux que la socié­té défi­nit comme pro­blé­ma­tiques — les pauvres, les malades, les déviants, les adeptes d’une sexua­li­té mino­ri­taire ou les mal-édu­qués. Ces ten­sions de classe rejaillissent sur les mou­ve­ments fémi­nistes, notam­ment lorsque les mili­tantes des classes moyennes reven­diquent de repré­sen­ter les femmes des classes populaires.

« La manière dont ces dif­fé­rences de classe s’expriment dépend consi­dé­ra­ble­ment d’autres élé­ments d’identification sociale, comme la race/l’ethnie, la sexua­li­té, la natio­na­li­té et la validité. »

La manière dont ces dif­fé­rences de classe s’expriment dépend consi­dé­ra­ble­ment d’autres élé­ments d’identification sociale, comme la race/l’ethnie, la sexua­li­té, la natio­na­li­té et la vali­di­té. Les pra­tiques mili­tantes des fémi­nistes de la classe moyenne varient éga­le­ment énor­mé­ment en fonc­tion du degré de mili­tan­tisme, d’auto-organisation et du poids poli­tique des femmes des classes popu­laires. Un exemple démontre avec force cette dyna­mique dans la pre­mière moi­tié des années 1970. Dans le contexte du mou­ve­ment des Noirs pour la jus­tice éco­no­mique, mené par les ouvriers et les employés noirs ain­si que par le mou­ve­ment pour les droits sociaux — la frange ouvrière-fémi­niste du mou­ve­ment des droits civiques —, les fémi­nistes socia­listes ont adop­té un pro­gramme vision­naire et ras­sem­bleur d’expansion du sou­tien public aux tra­vaux de soin à la per­sonne. En 1971, une coa­li­tion de fémi­nistes et d’organisations en faveur des droits civiques a ain­si pu obte­nir une légis­la­tion qui devait faire de la gar­de­rie un ser­vice finan­cé par l’État, pro­po­sé à tous les enfants qui en auraient besoin. Bien que, de façon indé­niable, les fémi­nistes voyaient dans cette mesure un élé­ment cru­cial pour l’emploi des femmes, elles n’en ont pas pour autant res­treint le béné­fice aux mères effec­tuant un tra­vail sala­rié. Le pro­gramme com­pre­nait des ser­vices médi­caux, ali­men­taires et nutri­tion­nels pour les enfants de la petite enfance à l’âge de qua­torze ans. Ces pres­ta­tions devaient être pro­po­sées à des tarifs pro­gres­sifs. Le Président Nixon a oppo­sé son véto à la pro­po­si­tion de loi, mais l’organisation autour du pro­jet s’est pour­sui­vie tout au long des années 1970.

L’Organisation natio­nale des droits sociaux [National Welfare Rights Organization — NWRO] a sti­mu­lé et nour­ri les réflexions du fémi­nisme socia­liste. Le plus inté­res­sant en ce qui concerne la NWRO, c’est sa capa­ci­té à conci­lier des reven­di­ca­tions que les phi­lo­sophes, les avo­cats et les uni­ver­si­taires ont ten­dance à mettre en concur­rence. En deux mots, l’organisation a abo­li la dis­tinc­tion entre les demandes for­mu­lées en termes de « besoins » et celles for­mu­lées en termes de « droits ». Les dis­cours poli­tiques « mater­na­listes » sont typiques des demandes en termes de besoins — ceux qui les pro­pagent s’appuient sur les besoins des enfants et reven­diquent la capa­ci­té exclu­sive de leur mère à y répondre. À l’inverse, la volon­té de mettre en place des pra­tiques pro­fes­sion­nelles indif­fé­rentes au genre ou un égal accès à la for­ma­tion pro­fes­sion­nelle repré­sente, par excel­lence, une demande en termes de droits, insis­tant sur l’extension aux femmes de droits déjà garan­tis aux hommes.

[Poor People's Campaign 1968, The National Welfare Rights Organisation (photo de the Jack Rottier Collection)]

La NWRO a pris posi­tion en faveur d’un reve­nu mini­mum uni­ver­sel garan­ti pour les mères éle­vant seules leurs enfants. Selon l’organisation, les femmes en situa­tion de pré­ca­ri­té doivent être lais­sées libres en matière d’éducation ; elles sont, elles-mêmes, les seules auto­ri­tés légi­times pour déter­mi­ner les besoins de leurs enfants. Elles doivent rece­voir un sou­tien éco­no­mique et béné­fi­cier de ser­vices sociaux, qu’elles soient mères au foyer ou exercent un tra­vail sala­rié. Les militant.e.s des droits sociaux ont éga­le­ment cri­ti­qué le fait que les pro­grammes de lutte contre la pau­vre­té orientent sys­té­ma­ti­que­ment les mères seules vers des for­ma­tions pour des emplois tra­di­tion­nel­le­ment fémi­nins, fai­ble­ment payés, en tant qu’employées de bureau. Finalement, ils-elles asso­cient leur reven­di­ca­tion (que la mater­ni­té soit recon­nue comme un tra­vail digne de valeur) à celle de l’autonomie finan­cière des femmes et au droit des mères à se déter­mi­ner libre­ment, en matière de choix édu­ca­tifs. Ce posi­tion­ne­ment poli­tique reliant les droits indi­vi­duels et la réponse aux besoins s’est éga­le­ment reflé­té dans la remise en ques­tion appor­tée par les femmes de cou­leur au mou­ve­ment pro-choix. Alors que les ailes radi­cales et libé­rales du mou­ve­ment fémi­niste se concen­traient sur le droit des femmes à dis­po­ser de leur corps — et sur le droit de refu­ser la mater­ni­té —, les femmes pauvres de cou­leur subis­saient une attaque d’une nature dif­fé­rente : la sté­ri­li­sa­tion for­cée dans les hôpi­taux publics où elles accou­chaient. Parallèlement, le mou­ve­ment des droits sociaux s’occupait d’organiser les femmes pauvres, et en par­ti­cu­lier les femmes noires, pour faire face au déni­gre­ment de leur mater­ni­té et à la stig­ma­ti­sa­tion de leur sexualité.

« Déplacer la res­pon­sa­bi­li­té de ces soins du plan indi­vi­duel vers le plan social exi­geait alors, et exige tou­jours aujourd’hui, de redis­tri­buer la richesse du capi­tal vers les travailleurs. »

En inté­grant les idées des mili­tantes de cou­leur issues des classes popu­laires, les fémi­nistes socia­listes ont construit un dis­cours poli­tique autour du « droit à l’enfantement » qui va au-delà du droit des femmes à dis­po­ser de leur corps. Le droit à l’enfantement inclut le droit à être mère et à éle­ver des enfants dans la digni­té et la san­té, dans un quar­tier sûr, avec un reve­nu et un loge­ment appro­priés. Cette palette des droits entou­rant l’enfantement des­sine un pro­gramme de réformes non réfor­mistes. Certaines demandes peuvent être por­tées et conquises dans un sys­tème capi­ta­liste — par exemple, l’interdiction des sté­ri­li­sa­tions racistes ou des dis­cri­mi­na­tions à l’encontre des mères les­biennes —, mais une adop­tion en bloc du pro­gramme serait incom­pa­tible avec ce mode de pro­duc­tion. À cet égard, les reven­di­ca­tions autour du droit à l’enfantement arti­culent le fémi­nisme à la lutte contre le capi­ta­lisme. À son apo­gée, le fémi­nisme de la seconde vague s’est pro­non­cé en faveur de la socia­li­sa­tion des soins à la per­sonne. Déplacer la res­pon­sa­bi­li­té de ces soins du plan indi­vi­duel vers le plan social exi­geait alors, et exige tou­jours aujourd’hui, de redis­tri­buer la richesse du capi­tal vers les travailleurs.

Une res­pon­sa­bi­li­té sociale pour les soins à la per­sonne néces­site l’accroissement des biens publics, qui, à son tour, requiert la taxa­tion de la richesse et des pro­fits. Indemniser les tra­vailleurs-ses pour le temps pas­sé à des acti­vi­tés de soins (comme c’est le cas avec le congé paren­tal) revient à accroître la part des allo­ca­tions payées, au détri­ment de la part de pro­fits pos­sibles. De plus, exi­ger (léga­le­ment ou par contrat) que les entre­prises amé­nagent ou rému­nèrent le temps pas­sé à des soins à la per­sonne à l’extérieur du tra­vail implique de s’immiscer dans le contrôle exer­cé par l’employeur sur le lieu de tra­vail, et pro­voque des résis­tances dans le sec­teur pri­vé — où les emplois conti­nuent à être orga­ni­sés comme si les tra­vailleurs-ses ne pre­nait pas en charge les soins. En d’autres termes, socia­li­ser les soins à la per­sonne exige de s’at­ta­quer au pou­voir capi­ta­liste de classe. C’est ici que s’effondre le fémi­nisme des droits sociaux du XXe siècle. S’attaquer au pou­voir capi­ta­liste de classe exi­geait que s’établît un mou­ve­ment de rup­ture sociale large, mili­tant — un front anti­ca­pi­ta­liste qui aurait relié fémi­nisme, anti-racisme, droits des gays et des immi­grés aux luttes des syn­di­cats et des tra­vailleurs. Au lieu de cela, on vit plu­tôt émer­ger des syn­di­cats bureau­cra­tiques, sclé­ro­sés, orga­ni­sés par inté­rêts sec­to­riels et n’ayant ni l’envie ni la capa­ci­té de construire quelque mou­ve­ment que ce soit.

[All India Democratic Women's Association, mai 2014 (Altaf Qadri/AP)]

C’est dans les années 1970, pré­ci­sé­ment au plus fort du fémi­nisme des droits sociaux, que le raz-de-marée de la restruc­tu­ra­tion capi­ta­liste a défer­lé, inau­gu­rant une ère nou­velle d’offensive contre la classe ouvrière (qui avait peu de moyens de se défendre). Comme les popu­la­tions se déme­naient pour sur­vivre dans le nou­vel ordre mon­dial, comme les capa­ci­tés d’action et les soli­da­ri­tés col­lec­tives s’éloignaient, comme la concur­rence et l’insécurité mon­taient d’un cran, comme le cha­cun-pour-soi deve­nait la règle, la porte était grande ouverte pour que les idées néo­li­bé­rales deviennent hégé­mo­niques. Coincées entre une classe ouvrière démo­bi­li­sée et un par­ti démo­crate sub­mer­gé par le néo­li­bé­ra­lisme, les fémi­nistes des droits sociaux issues de la classe moyenne ont com­men­cé à s’adapter aux réa­li­tés poli­tiques exis­tantes. Par exemple, en délais­sant la doc­trine du « et l’un, et l’autre », prô­née par la NWRO, les mili­tantes de la classe moyenne ont aban­don­né le dis­cours mater­na­liste — « les jeunes enfants ont besoin d’être auprès de leur mère » —, qui, bien que pro­blé­ma­tique, avait par­ti­ci­pé à leur défense du reve­nu des mères isolées.

« S’attaquer au pou­voir capi­ta­liste de classe exi­geait que s’établît un mou­ve­ment de rup­ture sociale large, mili­tant — un front anti­ca­pi­ta­liste qui aurait relié fémi­nisme, anti-racisme, droits des gays et des immi­grés aux luttes des syn­di­cats et des travailleurs. »

Puis elles ont adop­té des dis­cours néo­li­bé­raux, face aux attaques bipar­ti­sanes selon les­quelles l’État-providence encou­ra­ge­rait la dépen­dance. Les mili­tantes ont embras­sé l’idée que le sala­riat était la condi­tion de l’autonomie, bien que, à l’évidence, le tra­vail pré­caire, sous-payé, pro­po­sé à la masse des mères iso­lées ne per­met­tait pas de vivre digne­ment, bien que les allo­ca­tions de garde d’enfants (pro­po­sées aux plus dému­nies) étaient insuf­fi­santes pour une garde de qua­li­té, bien que les pro­grammes de garde après l’école pour les enfants plus âgés étaient inabor­dables. En d’autres termes, le fémi­nisme des droits sociaux de la deuxième vague n’a pas tant été coop­té qu’il a été mar­gi­na­li­sé. Et dans le contexte de pareille défaite, c’est sans sur­prise si les idées fémi­nistes libé­rales ne sont pas seule­ment dépla­cées vers le centre de l’échiquier poli­tique mais ont trou­vé à s’intégrer à un régime néo­li­bé­ral dont l’hégémonie était gran­dis­sante. L’ironie, c’est que, tan­dis que les mili­tantes issues des classes moyennes se dépla­çaient vers la droite, les fémi­nistes des classes popu­laires, sur­tout dans les syn­di­cats comp­tant beau­coup ou une majo­ri­té de femmes, obte­naient de réels suc­cès. Elles ont aug­men­té la repré­sen­ta­ti­vi­té des femmes dans les rôles diri­geants, pous­sé leurs syn­di­cats à sou­te­nir les mobi­li­sa­tions poli­tiques en faveur de la léga­li­sa­tion de l’avortement (par exemple, la cam­pagne « pro-mariage, pro-choix » de la CLUW), se sont oppo­sées à la dis­cri­mi­na­tion des per­sonnes LGBT et ont exi­gé que le dia­logue social intègre à son ordre du jour le « à tra­vail égal, salaire égal » ou encore l’indemnisation du congé paren­tal. Cependant, ces réus­sites ont été vidées de leur conte­nu alors que les syn­di­cats ont rapi­de­ment per­du du ter­rain, même à la table des négociations.

Il est ins­truc­tif de retra­cer cette his­toire. Le fémi­nisme et les autres mou­ve­ments de lutte contre l’oppression doivent for­mer un mou­ve­ment trans­ver­sal aux classes sociales et, à ce titre, poser la ques­tion : « Qui aura l’hégémonie à l’intérieur de ces mou­ve­ments ? » À qui appar­tiennent les visions du monde fon­dant les exi­gences du mou­ve­ment, com­ment celles-ci devront-elles être arti­cu­lées et jus­ti­fiées, et com­ment le mou­ve­ment lui-même sera-t-il orga­ni­sé ? En temps nor­mal, la réponse à ces ques­tions est : la classe moyenne. Cependant, de la même manière qu’il y a eu un mou­ve­ment de radi­ca­li­sa­tion au sein du fémi­nisme de la seconde vague, quand des membres des classes popu­laires entrent sur la scène poli­tique, les rap­ports de pou­voir dans les mou­ve­ments sociaux peuvent se dépla­cer. Au XXIe siècle, les femmes sont mon­tées sur la scène poli­tique mon­diale au sein d’une éton­nante varié­té de mou­ve­ments. Dans les pays du Sud, alors que les femmes se font évin­cer, sont employées dans des tra­vaux pré­caires, mènent leur foyer et se battent pour sur­vivre dans des cam­pe­ments infor­mels ou des bidon­villes, elles ne par­ti­cipent pas seule­ment de façon cru­ciale aux mou­ve­ments pour un socia­lisme du XXIe siècle, elles bâtissent éga­le­ment des pro­jets d’organisation éma­nant de la base, qui remettent en cause les formes patriar­cales d’organisation, de direc­tion et de revendications.

[Women March at a Convention, 1977 (DR)]

Dans les pays du Nord, ces pro­jets issus de la base ont inté­gré de nou­velles formes d’organisation de tra­vailleurs (telles que le mou­ve­ment des tra­vailleurs domes­tiques), repo­sant sur la capa­ci­té à mobi­li­ser les membres et à construire des alliances au sein des com­mu­nau­tés. Bien qu’ils ne soient pas par­faits, bien sûr, ces dif­fé­rents pro­jets fémi­nistes socia­listes, au Nord comme au Sud, dans les com­mu­nau­tés ou sur le lieu de tra­vail, pro­posent dans leur aspect le plus posi­tif de nou­veaux dis­cours sur l’égalité de genre, de nou­veaux modes d’organisation et de nou­velles visions de la démo­cra­tie par­ti­ci­pa­tive. L’engagement des fémi­nistes socia­listes en faveur de l’auto-gestion les amènent à sou­te­nir des struc­tures orga­ni­sa­tion­nelles non hié­rar­chiques et démo­cra­tiques et, de ce fait, plus inclu­sives. L’attention à l’intersectionnalité comme guide, tant du pro­gramme que du dis­cours poli­tique — dans les demandes que le mou­ve­ment for­mule et le lan­gage qui les exprime —, ouvre un ter­rain sur lequel les grands cli­vages sociaux peuvent être sur­mon­tés davan­tage que reproduits.

Comprendre de quelle manière le lieu de tra­vail, le foyer et la com­mu­nau­té sont reliés mène à des modes d’organisation plus effi­caces et à une plus grande ouver­ture à des stra­té­gies de coa­li­tion, en tis­sant des liens entre ce qui est sou­vent vu comme des sujets ou des luttes dif­fé­rentes et cloi­son­nées. La vision fémi­niste socia­liste de l’aptitude à diri­ger et de son déve­lop­pe­ment encou­rage les capa­ci­tés des mili­tantes à s’engager dans le pro­ces­sus de déci­sion démo­cra­tique et dans la col­lec­ti­vi­té. La recon­nais­sance du fait que l’affectif, les émo­tions et la sexua­li­té sont tou­jours pré­sents et façonnent les rela­tions sociales encou­rage la réflexi­vi­té des mili­tantes, l’empathie et le res­pect pour des manières dif­fé­rentes d’être au monde. Si nous devons construire un socia­lisme du XXIe siècle, il est alors temps de se pen­cher sur le fémi­nisme socia­liste des XX et XXIe siècles, et de dépla­cer sa théo­rie et ses pra­tiques des marges vers le centre de la gauche radicale.


Texte adap­té de Socialist Studies, Vol 10, No 1 (2014), publié en anglais dans la revue Jacobin en août 2014 (sous le titre « The Promise of Socialist Feminism »), et tra­duit pour Ballast, avec l’ai­mable auto­ri­sa­tion de Johanna Brenner, par Jeanne Chevalier et Vidal Cuervo.

Photographie de ban­nière : Getty Images 


image_pdf
  1. Choix de tra­duc­tion pour « social-wel­fare femi­nism ».[]

REBONDS

☰ Lire notre article « Voile — halte à l’hys­té­rie natio­nale », Émile Carme, mars 2015
☰ Lire notre entre­tien avec Angela Davis, « Nos luttes mûrissent, gran­dissent », mars 2015 (paru en novembre dans le n° 1 de la revue papier)
☰ Lire notre article « Rosa Luxemburg, une vie », mars 2015
☰ Lire notre entre­tien avec Clémentine Autain, « Rendre au fémi­nisme son tran­chant », février 2015

Johanna Brenner

Féministe et sociologue américaine ; elle a publié, en 2000, l'essai « Women and the politics of class ».

Découvrir d'autres articles de



Nous sommes un collectif entièrement militant et bénévole, qui refuse la publicité. Vous pouvez nous soutenir (frais, matériel, reportages, etc.) par un don ponctuel ou régulier.