Fabienne Lauret : « Une organisation pour se défendre au quotidien »


Entretien inédit pour le site de Ballast

Fabienne Lauret n’a pas 20 ans lorsqu’elle plonge dans la poli­tique en Mai 68 : elle gra­vite autour puis milite dans des groupes révo­lu­tion­naires. Au début des années 1970, elle intègre l’atelier cou­ture de l’usine Renault, à Flins, deve­nant ain­si ouvrière-éta­blie — la pra­tique de « l’établissement » était alors pro­mue par les orga­ni­sa­tions d’influence maoïste, qui inci­taient les intel­lec­tuels, mili­tants et étu­diants à se faire embau­cher comme ouvriers pour par­ta­ger la condi­tion de la classe ouvrière. Syndicaliste à la CFDT (qui, à l’époque, n’avait pas peur du mot « auto­ges­tion »), elle doit se battre à la fois comme ouvrière et fémi­niste — le sexisme sévit au quo­ti­dien dans l’usine. Aujourd’hui retrai­tée, l’adhé­rente à Solidaires et au NPA qu’elle est raconte son par­cours, les condi­tions de tra­vail et de lutte dans un livre inti­tu­lé L’Envers de Flins — Une fémi­niste révo­lu­tion­naire à l’a­te­lier.


Vous par­lez du pro­blème de trans­mis­sion de la mémoire sur l’histoire du syn­di­cat, sur la façon dont se sont construites les luttes et les grèves… Écrire ce livre, était-ce une façon de « faire votre part » ?

C’est l’objectif prin­ci­pal : la trans­mis­sion. Mais aus­si de faire appa­raître des choses qui ont été occul­tées, comme la ques­tion fémi­niste, les vio­lences faites aux femmes dans les entre­prises, le racisme. C’est impor­tant de racon­ter l’histoire de ces grosses entre­prises. Mon livre est per­son­nel mais aus­si géné­rique : les gens sont contents et se retrouvent dans le récit, parce qu’ils l’ont vécu. Il y a peut-être là quelque chose d’universel.

Pouvez-vous reve­nir sur vos pre­miers enga­ge­ments, avant votre entrée à Renault ?

« Les CRS ont affron­té les ouvriers et les étu­diants et il y a eu un gros drame : un jeune lycéen, Gilles Tautin, est mort dans la Seine, noyé. »

Tout a com­men­cé en Mai 68, où j’ai décou­vert les enga­ge­ments révo­lu­tion­naires, la poli­tique — le fémi­nisme est arri­vé peu après, en 1969–70. J’allais avoir 18 ans en juin 1968, j’étais en couple, le lycée (Henri IV) de mon com­pa­gnon avait été occu­pé et moi j’étais au lycée Hélène Boucher (dans le XXe), très strict. Avec d’autres copines, on a vou­lu s’engager dans le mou­ve­ment : on a fait des assem­blées géné­rales, des com­mis­sions, mais la direc­tion a vite fer­mé le lycée. Mes amies se sont éva­po­rées et je me suis retrou­vée au Quartier latin avec mon copain, entre la Sorbonne, les manifs, le lycée Henri IV et toutes les occu­pa­tions. On était assez atti­rés par les groupes révo­lu­tion­naires, notam­ment la Jeunesse com­mu­niste révo­lu­tion­naire (JCR) — l’ancêtre de la Ligue com­mu­niste révo­lu­tion­naire (LCR). Il y avait beau­coup de mee­tings et d’assemblées géné­rales, on aimait bien écou­ter les diri­geants de la JCR par­ler : Daniel Bensaïd, Henri Weber, Isaac Joshua, Henri Maler… On était assez impres­sion­nés. On aimait bien leurs ana­lyses, on avait besoin de savoir et de com­prendre ce qu’il se pas­sait. Tous les jours il y avait des débats, des com­mis­sions, des actions, des manifs. Puis il y a eu la grève géné­rale à par­tir du 13 mai, la grosse manif où les syn­di­cats ont sou­te­nu les étu­diants qui avaient été répri­més et empri­son­nés. Début juin, à Renault Flins, les CRS ont affron­té les ouvriers et les étu­diants — qui avaient été appe­lés pour les sou­te­nir — et il y a eu un gros drame : un jeune lycéen, Gilles Tautin, est mort dans la Seine, noyé. On ne sait pas s’il a été pous­sé par un CRS ; c’était une mort « acci­den­telle », mais qui était quand même due à la vio­lence poli­cière. On s’intéressait aus­si à ce qu’il se pas­sait dans les usines : mon com­pa­gnon était allé à Billancourt, où les étu­diants vou­laient sou­te­nir les ouvriers. Mais ils se sont fait jeter donc il était un peu échau­dé. Puis tout a repris à la suite des accords de Grenelle, et une par­tie des syn­di­cats ont fait reprendre le tra­vail dès la mi-juin.

Vous avez même adhé­ré à la JCR !

On a adhé­ré à la JCR du comi­té du Ve et VIe arron­dis­se­ment le 12 juin, oui, jour où de Gaulle a dis­sous toutes les orga­ni­sa­tions révo­lu­tion­naires lors de la deuxième phase plus ten­due et d’un rela­tif recul du mou­ve­ment. À la ren­trée de sep­tembre, on a par­ti­ci­pé aux Comités d’action lycéens (CAL) et aux comi­tés d’action de quar­tiers. Dans cette orga­ni­sa­tion révo­lu­tion­naire, il y avait déjà des débats qui ont sus­ci­té des frac­tions. J’étais plu­tôt atti­rée par une ten­dance plus ouverte, beau­coup plus large, plus uni­taire. La grosse diver­gence concer­nait l’Union sovié­tique : mon orga­ni­sa­tion, Révolution!, trou­vait que ce n’était plus un État ouvrier socia­liste mais un État bour­geois. Plus tard, les JCR se sont trans­for­mées en la Ligue com­mu­niste pour deve­nir un vrai par­ti, pas seule­ment une orga­ni­sa­tion de jeu­nesse. Il y a eu une scis­sion, des diver­gences — qui main­te­nant semblent un peu dépas­sées — sur des ques­tions d’analyse poli­tique inter­na­tio­nale et sur les pra­tiques concrètes. Après 1968, le mou­ve­ment ne s’est pas arrê­té, il y a eu une sorte de traî­née de poudre qui a duré près de 10 ans : il y avait des grèves, et les mou­ve­ments des immi­grés, des femmes et des éco­lo­gistes ont com­men­cé à prendre de l’ampleur. C’était l’époque de Lip [1973], du Larzac, des pay­sans qui se révoltaient.

[Renault Flins, Mai 68 | DR]

Quels ont été vos pre­miers pas dans le mou­ve­ment féministe ?

En 1969, je devais pas­ser mon bac, mais très vite la direc­tion du lycée a appris que j’étais en couple. Elle était très sévère : il ne fal­lait pas être avec les gar­çons, ne pas par­ler avec eux (il y avait peu de lycées mixtes), on devait por­ter des blouses, ne pas mettre de talons, de pan­ta­lons, ne pas se maquiller — il y avait beau­coup d’interdits. La direc­tion m’a dit d’aller révi­ser mon bac à la mai­son. J’ai eu mon bac lit­té­raire en 1969, j’ai fait une année de fac en phi­lo et une autre en his­toire, mais je n’ai pas obte­nu grand-chose car je mili­tais tout le temps. Le mou­ve­ment fémi­niste s’est déve­lop­pé notam­ment avec des assem­blées géné­rales aux Beaux-Arts en 1970, où j’allais sou­vent. En 1968, les femmes étaient très pré­sentes mais n’étaient pas lea­ders, elles n’étaient pas en tête de manifs, ce n’était pas elles qu’on inter­vie­wait, qui pre­naient la parole dans les mee­tings. Il y a eu cette prise de conscience sur laquelle des reven­di­ca­tions de liber­té se sont gref­fées ; ça a bous­cu­lé les choses dans mon orga­ni­sa­tion et dans les couples, dont le mien. On pas­sait aus­si notre temps à mili­ter soit dans les CAL, les facs ou les comi­tés d’action de quar­tier, les comi­tés Vietnam.

Comment êtes-vous entrée à Renault Flins, du coup ?

« En 1968 les femmes étaient très pré­sentes mais n’étaient pas lea­ders, elles n’étaient pas en tête de manifs, ce n’était pas elles qu’on inter­vie­wait, qui pre­naient la parole dans les meetings. »

En 1968, on avait été impres­sion­nés par ce qu’il se pas­sait à Flins. C’était une usine moins tenue par les syn­di­cats qu’à Billancourt. La CGT et la CFDT étaient presque à éga­li­té, et il y avait eu des affron­te­ments vio­lents puisque les CRS avaient viré les gré­vistes qui occu­paient l’usine — qu’ils ont reprise après. Dans mon orga­ni­sa­tion Révolution! — qui s’est trans­for­mée en Organisation com­mu­niste des tra­vailleurs (OCT) —, cer­tains disaient qu’il fal­lait aller dans les entre­prises. Il y avait peu d’ouvriers dans l’organisation et on n’allait pas attendre 20 ans avant de recru­ter des gens ! Alors il fal­lait y aller. Mon com­pa­gnon m’a pro­po­sé de nous éta­blir à Flins dans les Yvelines. J’ai été d’accord et mes parents ne m’ont rien dit, si ce n’est « C’est ton choix ». On a réa­li­sé que cette usine de 10 000 tra­vailleurs, essen­tiel­le­ment fran­çais en 1968, avait chan­gé en 1970. Avec le boom des ventes de voi­tures, Renault avait dou­blé en deux ans cet effec­tif par la mise en place des horaires en 2 x 81 et par l’embauche mas­sive de nou­veaux sala­riées venant d’Afrique du Nord : des Maghrébins — des Marocains peu alpha­bé­ti­sés en majo­ri­té, des Algériens, des Tunisiens — puis des Sénégalais et des Maliens. Il y a eu jusqu’à cin­quante natio­na­li­tés dif­fé­rentes à Flins. Pour inté­grer l’usine, il nous fal­lait d’abord nous construire un pas­sé ouvrier. On s’est donc fait embau­cher dans dif­fé­rentes usines alen­tour puis je suis ren­trée le 3 mai 1972 à Renault Flins. On était tout un groupe d’é­ta­blis dans le coin (dans d’autres usines, dans les quar­tiers, l’ha­bi­tat), dont quatre à Renault Flins.

Quels enjeux fémi­nistes spé­ci­fiques au monde du tra­vail sont alors appa­rus à vos yeux ?

Les spé­ci­fi­ci­tés, on ne les voit pas tout de suite : il faut s’adapter et regar­der. La par­ti­cu­la­ri­té des usines de l’automobile, c’est qu’il y a très peu de femmes (envi­ron 10 %). Les ouvrières majo­ri­taires sur les 2 400 femmes étaient sur­tout concen­trées à l’atelier de cou­ture des sièges : on était envi­ron 550 femmes, un tiers en horaire nor­mal et deux tiers en 2 x 8. On nous donne un métier dit « fémi­nin » (méca­ni­cienne en cou­ture), les chefs sont des hommes et on est trai­tées comme des gamines. Le pre­mier fait sexiste que j’ai remar­qué à l’usine, c’est lors de la fête des Mères : les mères ont reçu du CE [Comité d’en­tre­prise], géré alors par la CGT, un tablier de cui­sine et une manique pour ser­vir les plats. Même si j’é­tais cho­quée, je n’ai trop rien dit ; c’était mon pre­mier mois de tra­vail. Mais notre orga­ni­sa­tion a fait un tract humo­ris­tique contre la CGT sur la façon dont ils trai­taient les femmes : « Voyez comme ils vous consi­dèrent, comme si vous étiez là pour ser­vir à la mai­son, pour être la boniche ! » ; ça a eu son petit effet… L’année d’après, ils ont offert une potiche ! C’était une sym­bo­li­sa­tion du machisme, donc on a recom­men­cé. Quelque temps après je me suis ren­du compte que l’atelier de la cou­ture était appe­lé le « parc à moules » par les hommes, c’était assez déva­lo­ri­sant. L’atelier était en plus très excen­tré. J’ai posé plu­sieurs fois la ques­tion de cette loca­li­sa­tion, comme s’il fal­lait pro­té­ger les hommes des femmes ou les femmes des hommes. Cela n’était même pas pra­tique tech­ni­que­ment, car on cou­sait les housses au deuxième étage, les­quelles étaient redes­cen­dues au rez-de-chaus­sée pour être mises sur les sièges, et ensuite remon­tées au pre­mier étage en chaîne sel­le­rie. On n’a jamais vrai­ment su pourquoi…

[Renault Flins, années 1960 | DR]

Vous poin­tez ces horaires déca­lés en 2 x 8 comme des condi­tions pro­pices à ren­for­cer la double jour­née de tra­vail exer­cée par les femmes : dans quel sens ?

La vie quo­ti­dienne rend beau­coup compte de la vie au tra­vail. Il y a une inter­ac­tion entre ce qui se fait à la mai­son et la vie à l’usine. Quand on est d’équipe du matin, on rentre assez tôt l’après-midi et les femmes — sou­vent mariées — font le ménage, les courses, le repas­sage, s’occupent des gamins. Ce n’était pas le cas pour les hommes. Par contre, pour la garde des enfants, il y avait plus sou­vent un par­tage. Quand mari et femme tra­vaillaient à Renault en 2 x 8, c’était sou­vent en alter­né. Ils se voyaient très peu, mais les enfants n’allaient pas en gar­de­rie, ça fai­sait des éco­no­mies et les parents s’occupaient d’eux.

Vous avez par­ti­ci­pé à la construc­tion d’un Mouvement pour la liber­té de l’avortement et de la contra­cep­tion (MLAC) à Flins…

Dès 1973, le mou­ve­ment fémi­niste vou­lait une nou­velle loi qui décri­mi­na­li­se­rait l’avortement inter­dit par la loi de 1920. On a obte­nu la loi Veil en 1975 mais elle n’était pas par­faite, parce qu’il fal­lait que l’avortement soit aus­si rem­bour­sé comme un acte médi­cal. On avait des contacts avec des méde­cins de la région qui pra­ti­quaient l’avortement de manière clan­des­tine mais sécu­ri­sée. J’ai été sol­li­ci­tée plu­sieurs fois dans mon ate­lier par des femmes qui vou­laient avor­ter. Le diri­geant his­to­rique de la CFDT de Flins, Paul Rousselin, est par­ti momen­ta­né­ment quand on a créé un comi­té MLAC local avec la CFDT, car il le refu­sait per­son­nel­le­ment, étant un catho­lique de gauche2.

En 1983, vous avez rejoint le CE, au sein duquel vous avez tra­vaillé pen­dant plu­sieurs années : quelles pra­tiques avez-vous ten­té de mettre en œuvre ?

« On démonte toute une struc­ture de la socié­té quand on dénonce le machisme. »

J’en avais un peu marre de la cou­ture (qui allait aus­si dis­pa­raître), je vou­lais chan­ger de métier. La CFDT a gagné les élec­tions au CE et on m’a pro­po­sé un poste car il y avait besoin de ren­for­cer les effec­tifs (la CGT était pré­cé­dem­ment hégé­mo­nique au CE). Ils m’ont embau­chée à la dis­co­thèque. Je n’y connais­sais pas grand-chose mais je me suis assez vite for­mée ! Je suis fina­le­ment deve­nue dis­co­thé­caire-biblio­thé­caire et ani­ma­trice cultu­relle. La CFDT vou­lait chan­ger plein de choses. On a créé une média­thèque, fait des ani­ma­tions cultu­relles — notam­ment autour des droits des femmes —, orga­ni­sé des ren­contres, des enquêtes sur la double jour­née de tra­vail des femmes, des spec­tacles d’humour fémi­niste, des expo­si­tions. On a essayé de trans­for­mer la fête des Mères — c’est dif­fi­cile de la sup­pri­mer car elle est très ancrée dans les entre­prises. On a vou­lu faire pas­ser des idées et chan­ger les cadeaux pour ne pas ren­voyer les femmes uni­que­ment à leur rôle ména­ger. Pour nous, la culture est était un moyen d’émancipation. La ges­tion CFDT a duré dix ans, puis FO est deve­nu majo­ri­taire et ils ont tout remis comme avant. Maintenant, la plu­part des CE sont deve­nus de vraies bou­tiques qui redis­tri­buent l’argent et font la même chose que les expos de pro­duits dans les grandes sur­faces. C’est deve­nu très consu­mé­riste… Alors qu’à la base ça devait être un moyen d’éducation popu­laire et cultu­relle. C’est à ce poste que j’ai subi du har­cè­le­ment moral et anti-syn­di­cal de la part de FO, patron du CE, allant jusqu’à la mise à pied ! Une ges­tion par les syn­di­cats peut être dan­ge­reuse s’il n’y pas de contrôle des salarié·es. Aujourd’hui, le har­cè­le­ment moral est deve­nu une tech­nique de mana­ge­ment pour se débar­ras­ser de cer­taines per­sonnes et réduire les effectifs.

Vous consa­crez d’ailleurs tout un cha­pitre au har­cè­le­ment sexuel sur le lieu de tra­vail. Quel rôle doivent jouer les syn­di­cats dans ce combat ?

Je me suis ren­du compte assez tard de ce pro­blème, ça n’était pas si visible que ça. Avec le mou­ve­ment MeToo, ça a res­sur­gi : il y a beau­coup de témoi­gnages mais, au final, peu de femmes vont devant les tri­bu­naux. Ce sont des com­bats qui touchent à l’intime, ce n’est pas pareil que de se battre pour une aug­men­ta­tion de salaire. On démonte toute une struc­ture de la socié­té quand on dénonce le machisme. Ça n’est pas plus facile aujourd’hui, il y a des retours de bâtons, des machos qui s’organisent, mais je ne déses­père pas. Il faut conti­nuer à dénon­cer. Il faut une prise de conscience via une édu­ca­tion syn­di­cale faite auprès des hommes et des sub­ven­tions pour les asso­cia­tions de sou­tien aux femmes. Suite à un cas de har­cè­le­ment sexuel assez grave en 1999, avec notre com­mis­sion femmes CFDT de l’usine nous avons orga­ni­sé un stage avec des délé­gués hommes de la CFDT et de l’Association contre les vio­lences faites aux femmes au tra­vail (AVFT). Ils ne s’en ren­daient même pas compte, ils étaient épous­tou­flés de voir ce qu’il se pas­sait. Ça a été super, il y a eu un pro­grès énorme. Mais après, c’est retom­bé : si on ne main­tient pas l’éducation et le tra­vail sur ces points, on retombe dans le quo­ti­dien. Ça meurt, ça s’enfouit et ça s’oublie. Les vio­lences sexuelles ont lieu en entre­prise mais aus­si à la mai­son. Tout part de l’éducation, car c’est un mal qui se trans­met. Peu de femmes peuvent agir, car elles ne sont pas assez sou­te­nues. C’est le rôle des syn­di­cats, qui com­mencent à le prendre en compte, mais ce n’est tou­jours pas une prio­ri­té alors même que cela fait par­tie des condi­tions de tra­vail ! C’est pour ça que le mou­ve­ment fémi­niste doit exis­ter, se ren­for­cer et être auto­nome, non dépen­dant des par­tis et des syn­di­cats. C’est impor­tant que les femmes s’organisent elles-mêmes. L’AVFT est la seule asso­cia­tion dans ce domaine, elle est donc sub­mer­gée de bou­lot. Ses sub­ven­tions ont été bais­sées de moi­tié et il y a de moins en moins de Planning fami­lial dans les villes…

[Renault Flins, 1975 | DR]

Sans l’avoir vécu direc­te­ment, vous avez été témoin du racisme, très pré­sent à l’usine. Il n’y avait donc pas d’unité des tra­vailleurs, comme on peut par­fois le croire, ou plu­tôt en rêver ?

L’unité des tra­vailleurs n’existe pas en tant que telle quand cha­cun est à son poste de tra­vail : elle existe quand il y a des luttes. Très vite, les immi­grés se sont révol­tés et j’ai par­ti­ci­pé à une des pre­mières grèves des tra­vailleurs immi­grés en chaîne, en avril 1973. J’étais la seule femme alors qu’on était toutes concer­nées : les ouvriers deman­daient des aug­men­ta­tions de salaire, la baisse des cadences, et les femmes de la cou­ture le deman­daient aus­si. Ce jour-là, elles ne sont pas sor­ties en grève ; moi, c’était ma pre­mière grève. Quand je suis reve­nue, ça a été la douche froide. J’entendais des bruits cir­cu­ler, j’étais celle qui fri­co­tait avec les étran­gers. Il y avait assez sou­vent des paroles racistes de la part des femmes : comme quoi les immi­grés n’étaient pas comme nous, qu’ils étaient dan­ge­reux… À par­tir du moment où j’ai fait cette grève en 1973, j’ai été sol­li­ci­tée par les syn­di­cats pour être délé­guée. Il n’y avait pas beau­coup de femmes : quelques-unes à la CGT et aucune à la CFDT. Grâce à mon man­dat syn­di­cal, j’ai pu me dépla­cer dans l’usine et davan­tage me rendre compte du racisme. Les ouvriers se plai­gnaient du racisme des chefs, il y avait eu des affron­te­ments avec la maî­trise à ce sujet. Il y a aus­si eu l’histoire des « rayures » racistes : les syn­di­cats ont vou­lu pré­sen­ter des ouvriers immi­grés com­ba­tifs aux élec­tions, mais tous les can­di­dats avec un nom à conso­nance étran­gère — magh­ré­bins, séné­ga­lais, por­tu­gais — ont été rayés et n’ont donc pas été élus. On a deman­dé l’annulation des élec­tions et il y en a eu de nou­velles. Mais il a fal­lu attendre les années 1980 pour avoir une loi per­met­tant de ne vali­der les rayures sur les listes élec­to­rales dans les entre­prises qu’au-delà de 15 % de votants. En 1973, ça n’était pas le cas à Flins ; 400 ou 500 rayures avaient suf­fi. C’était le fait de cer­tains cadres et peut-être aus­si d’ouvriers pro­fes­sion­nels enrô­lés dans un comi­té de défense de Renault sur le mode des comi­tés de défense de la République — des offi­cines assez fascisantes.

Vous avez une fois affir­mé que vous étiez ren­trée à Renault Flins en tant que « révo­lu­tion­naire qui vou­lait être dans le syn­di­cat » et que vous êtes deve­nue « syn­di­ca­liste révo­lu­tion­naire » : qu’entendez-vous par là ?

« Ce n’est pas le syn­di­cat qui fera la révo­lu­tion. Mais le syn­di­ca­lisme est indis­pen­sable dans les entreprises. »

Les révo­lu­tion­naires de l’époque n’étaient pas très à l’aise avec les syn­di­cats. Pour Révolution!, le syn­di­cat était un outil d’organisation de la classe ouvrière, une tri­bune impor­tante pour nous. Quand on est ren­trés à la CFDT, tout le monde savait qui on était. À la CGT ça n’a pas été dit : c’était plus com­pli­qué car le Parti com­mu­niste était encore assez hégé­mo­nique, donc un adhé­rent d’une orga­ni­sa­tion révo­lu­tion­naire se fai­sait expul­ser ou n’était pas repré­sen­té les années sui­vantes. On est ren­trés à Renault en tant que révo­lu­tion­naires parce qu’en 68 ça avait échoué : on avait remué beau­coup de choses mais pas pris le pou­voir. On pen­sait que Mai 68 était une répé­ti­tion géné­rale, qu’il fal­lait attendre pour construire un vrai par­ti implan­té dans la classe ouvrière, qui pour­rait diri­ger la lutte pour faire la révo­lu­tion. On a assez vite déchan­té ! On a vu que c’était bien plus com­pli­qué que ça de convaincre les gens. Mais j’ai tou­jours gar­dé les mêmes idées révo­lu­tion­naires : chan­ger la socié­té, chan­ger le monde. Seulement, aujourd’hui, une asso­cia­tion comme Attac me convient mieux. Quand on est ren­trés à Flins, on était d’abord révo­lu­tion­naires et syn­di­ca­listes, mais je suis deve­nue syn­di­ca­liste révo­lu­tion­naire : j’ai chan­gé mon optique sur les par­tis révo­lu­tion­naires, ce n’est plus for­cé­ment un outil adapté.

Ce chan­ge­ment de pers­pec­tive vous conduit à pen­ser que c’est davan­tage par le syn­di­cat qu’il faut agir ?

Non, ce n’est pas le syn­di­cat qui fera la révo­lu­tion. Mais le syn­di­ca­lisme est indis­pen­sable dans les entre­prises. Il faut s’organiser face au patron, dépo­ser des reven­di­ca­tions, faire un tra­vail sur le ter­rain, sur les condi­tions de tra­vail, la vie en géné­ral, l’évolution sala­riale, la san­té, etc., tout en ayant une vision de trans­for­ma­tion sociale du monde. On ne peut pas faire des grands dis­cours sans tra­vail concret. Pour l’instant, le seul outil est le syn­di­cat, même si ce n’est pas par­fait. Il peut y avoir, quand il le faut, des comi­tés de lutte, d’action, mais ça ne dure pas. Il faut une orga­ni­sa­tion struc­tu­rée, démo­cra­tique, qui ana­lyse et pro­pose des objec­tifs, des alter­na­tives. Ce n’est pas seule­ment l’addition de plu­sieurs comi­tés dans les entre­prises qui va chan­ger fon­da­men­ta­le­ment la donne. Aujourd’hui, on voit bien qu’avec les gilets jaunes, il n’y a pas de syn­di­cat (même s’il y a des syn­di­ca­listes) et les gens s’organisent quand même. C’est un peu brouillon, au départ, mais au moins ils s’expriment et agissent. Pour la révolte, il n’y a pas besoin de syn­di­cat, mais une fois que la révolte s’éteint il faut une orga­ni­sa­tion struc­tu­rée. On appelle ça syn­di­cat, fédé­ra­tion, auto­ges­tion, peu importe : il faut une orga­ni­sa­tion pour se défendre au quotidien.

[Renault Flins, années 1970 | DR]

Dans les années 1980 la CFDT entame un tour­nant : aban­don de toute réfé­rence anti­ca­pi­ta­liste et auto­ges­tion­naire, ali­gne­ment sur le « réfor­misme » social-démo­crate. Comment cette évo­lu­tion était per­çue par la base ?

La par­ti­cu­la­ri­té chez Renault Flins est qu’on était dans une CFDT assez à gauche et auto­ges­tion­naire. On retrou­vait des gens d’extrême gauche, du Parti socia­liste uni­fié (PSU), de l’Organisation com­mu­niste des tra­vailleurs, de la Ligue com­mu­niste, de Lutte ouvrière, d’anciens maoïstes… La sec­tion syn­di­cale de Renault Flins fai­sait par­tie du syn­di­cat de la métal­lur­gie pari­sienne, qui était sur des bases auto­ges­tion­naires. Il y a eu assez long­temps une forte oppo­si­tion dans la CFDT à cette nou­velle réorien­ta­tion, por­tée par Edmond Maire puis Nicole Notat. La CFDT de Renault Flins a tenu jusqu’en 2015. Les anciens sont par­tis, il n’y a pas eu de trans­mis­sion. Ils sont ren­trés dans le rang, ils n’ont pas appe­lé à la grève contre la loi Travail en 2016. Il y a eu un rou­leau-com­pres­seur idéo­lo­gique et média­tique pour dire qu’il fal­lait un syn­di­ca­lisme à l’allemande ou à la nor­dique : que le syn­di­cat soit une assu­rance — on paie une coti­sa­tion et, en échange, on a la cer­ti­tude d’être défen­du indi­vi­duel­le­ment et d’avoir des avan­tages comme une mutuelle. Mais on voit bien que ça ne marche pas tant que ça parce qu’il n’y a pas la même his­toire du syn­di­ca­lisme en France et en Allemagne.

Un syn­di­cat davan­tage vu comme un pres­ta­taire de ser­vices que comme un outil de lutte…

« Depuis quinze ans, on a eu plein de défaites : les retraites, la perte de droits, la pré­ca­ri­té, l’intérim, la désindustrialisation. »

Tout à fait. Un syn­di­cat de négo­cia­tion, voire de coges­tion. La CFDT a beau­coup de voix, mais ce n’est pas parce qu’on est majo­ri­taire qu’on a rai­son. Ce type de syn­di­cat ne marche pas si on veut se défendre et chan­ger pro­fon­dé­ment les choses.

Mais, plus géné­ra­le­ment, les syn­di­cats ne sont-ils pas moins com­ba­tifs qu’avant ?

Je ne dirais pas que la com­ba­ti­vi­té n’est plus là. Je suis à Solidaires : Sud est un syn­di­cat très com­ba­tif mais mino­ri­taire. À la CGT il y a plein de gens com­ba­tifs, mais il y a des direc­tions syn­di­cales qui ont le pou­voir. On met tout le monde dans le même panier mais il y a des dif­fé­rences, ne serait-ce que loca­le­ment. La CFDT est pas­sée de l’autre côté : elle est qua­si­ment deve­nue le bras droit des patrons. L’origine de notre syn­di­ca­lisme est celle du com­bat, de la remise en cause du capi­ta­lisme. C’était le sens de la Charte d’Amiens. Mais la com­ba­ti­vi­té s’est aus­si émous­sée chez les salarié·es. Depuis quinze ans, on a eu plein de défaites : les retraites, la perte de droits, la pré­ca­ri­té, l’intérim, la dés­in­dus­tria­li­sa­tion. On a été décons­truits, il y a une grande souf­france. Mais les syn­di­cats ne sont pas des magi­ciens, ils sont faits de salarié·es, de tra­vailleurs et tra­vailleuses. Les gens accusent le coup, on voit beau­coup de rési­gna­tion qui se trans­forme en déses­pé­rance — burn-out, dépres­sions, sui­cides, mala­dies, can­cers — et en grosse colère non maî­tri­sable. Les gros bas­tions éco­no­miques ont été déman­te­lés avec la mon­dia­li­sa­tion libé­rale. Dans l’automobile, il y a moi­tié moins d’effectifs en France qu’il y a vingt ans. Les voi­tures sont fabri­quées à l’étranger et c’est tou­jours la recherche du pro­fit maxi­mum des patrons : ils ont un pou­voir des­truc­teur. La cause est là.


Photographie de ban­nière : usine de fabri­ca­tion de chaus­sures, par Urban requiem | Flickr


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  1. Système d’or­ga­ni­sa­tion d’ho­raires de tra­vail qui consiste à faire tour­ner par rou­le­ment de huit heures consé­cu­tives deux équipes sur un même poste pour per­mettre un fonc­tion­ne­ment durant les seize heures d’une jour­née.[]
  2. La CFDT était née d’une scis­sion de la CFTC en 1964.[]

REBONDS

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