États-Unis : les prisonniers face aux catastrophes écologiques

22 mai 2019


Texte inédit pour le site de Ballast

On le sait : les pro­blèmes envi­ron­ne­men­taux frappent davan­tage encore les classes popu­laires et les non-Blancs. Mais on sait peut-être moins que les pri­son­niers sont l’ob­jet d’une expo­si­tion toute par­ti­cu­lière aux catas­trophes natu­relles, aux pol­lu­tions et autres dégra­da­tions sani­taires. Si la ques­tion se pose avec force aux États-Unis, la France n’y échappe bien sûr pas. Capitalisme, sys­tème car­cé­ral et des­truc­tion de la pla­nète : com­ment appré­hen­der cette imbri­ca­tion ? ☰ Par Gwenola Ricordeau et Joël Charbit


Depuis les années 1980, le constat a abon­dam­ment été fait aux États-Unis : on ne peut plus igno­rer l’étendue des injus­tices envi­ron­ne­men­tales, voire du « racisme envi­ron­ne­men­tal » — entendre l’exposition dif­fé­ren­tielle à la pol­lu­tion et aux pro­blèmes envi­ron­ne­men­taux selon les milieux sociaux et la race. Malgré une atten­tion crois­sante des poli­tiques publiques à la « jus­tice envi­ron­ne­men­tale » depuis le milieu des années 1990, l’actualité met régu­liè­re­ment en lumière la manière dont les pro­blèmes envi­ron­ne­men­taux frappent spé­cia­le­ment cer­taines popu­la­tions. Par exemple, les Africains-amé­ri­cains ont été par­ti­cu­liè­re­ment affec­tés par les inon­da­tions qui ont sui­vi l’ouragan Katrina (fin août 2005) à la Nouvelle-Orléans ou par la conta­mi­na­tion de l’eau au plomb à Flint (Michigan).

« Les Africains-amé­ri­cains ont été par­ti­cu­liè­re­ment affec­tés par les inon­da­tions qui ont sui­vi l’ouragan Katrina à la Nouvelle-Orléans. »

À l’automne 2018, une série d’évènements dra­ma­tiques liés aux consé­quences de l’ouragan Florence a illus­tré de quelle façon les pro­blèmes envi­ron­ne­men­taux affectent une frac­tion par­ti­cu­liè­re­ment vul­né­rable de la popu­la­tion : les quelque 2,3 mil­lions de per­sonnes enfer­mées dans les pri­sons et les centres de déten­tion pour étran­gers. L’arrivée de l’ouragan était par­ti­cu­liè­re­ment redou­tée. Le gou­ver­neur de Caroline du Sud, Henry McMaster, a pro­mul­gué un ordre d’évacuation obli­ga­toire à par­tir du mar­di 11 sep­tembre 2018, entraî­nant le départ de la région de plus d’un mil­lion de per­sonnes — dont les patients des hôpi­taux et les per­son­nels des bases mili­taires. Mais le dépar­te­ment cor­rec­tion­nel de Caroline du Sud (SCDC) a refu­sé d’évacuer les pri­son­niers de plu­sieurs éta­blis­se­ments péni­ten­tiaires pour­tant situés dans la zone cou­verte par l’ordre d’évacuation. Celui-ci a jus­ti­fié sa déci­sion en arguant que la pré­sence de mil­liers de pri­son­niers dans des bus sur des routes sur­char­gées posait des risques pour la sécu­ri­té publique : cette déci­sion a sus­ci­té d’autant plus d’inquiétudes que le SCDC est connu pour ses man­que­ments en matière de sécu­ri­té des prisonniers1, et qu’il a inter­dit aux pri­son­niers de sto­cker de l’eau potable en cel­lule — une inter­dic­tion, condam­née par des groupes mili­tants comme Fight Toxic Prisons, qui a pro­vo­qué l’indignation publique. Tandis que les per­son­nels étaient pour la plu­part éva­cués, la polé­mique a gros­si avec la dif­fu­sion par le SCDC, sur son compte Twitter, d’une pho­to­gra­phie de pri­son­niers rem­plis­sant des sacs de sable afin de pro­té­ger la pri­son de l’ouragan.

Les craintes sur le trai­te­ment des pri­son­niers en Caroline du Sud durant l’ouragan se sont mal­heu­reu­se­ment avé­rées fon­dées : le 18 sep­tembre, dans le com­té d’Horry, Nicolette Green et Wendy Newton, toutes deux âgées d’une qua­ran­taine d’années, se sont noyées dans le four­gon de police dans lequel elles étaient emme­nées vers un hôpi­tal psy­chia­trique lorsqu’il a été pris dans les inon­da­tions cau­sées par l’ouragan — alors que les deux adjoints du shé­rif qui assu­raient leur trans­port ont réus­si à se sau­ver. Le peu de cas qui est fait de la vie des pri­son­niers lors des catas­trophes natu­relles n’est pas nou­veau, ni les liens qui peuvent être faits entre pri­son et pol­lu­tion. Mais ces évè­ne­ments mettent en lumière des phé­no­mènes que la green cri­mi­no­lo­gy, une pers­pec­tive de recherche essen­tiel­le­ment déve­lop­pée dans l’espace anglo-saxon, s’emploie à ana­ly­ser depuis les années 19902. Ses enjeux scien­ti­fiques et poli­tiques sont sou­li­gnés par l’ampleur des dérè­gle­ments cli­ma­tiques contem­po­rains et l’acuité des ques­tions envi­ron­ne­men­tales. Elle accom­pagne l’émergence d’une cause poli­tique en faveur du droit des pri­son­niers à un envi­ron­ne­ment sain et, en ana­ly­sant les dimen­sions envi­ron­ne­men­tales du sys­tème car­cé­ral, porte sa cri­tique sur l’existence même de celui-ci.

Ouragan Katrina (Robert Galbraith/Reuters/Newscom)

Des catastrophes… naturelles ?

Les per­sonnes incar­cé­rées dans le sud-est des États-Unis redoutent la sai­son des oura­gans, de début juin à fin novembre. Leurs condi­tions de vie se dété­riorent dra­ma­ti­que­ment lors des inon­da­tions qui les accom­pagnent, et il est rare que leurs proches soient tenus infor­més de leur situa­tion. Détaillé par l’UCLA dans son rap­port « Abandoned & Abused », le cas des hommes, des femmes et des mineurs incar­cé­rés à la Orleans Parish Prison durant les inon­da­tions qui ont sui­vi l’ouragan Katrina, en 2005, consti­tue un pré­cé­dent mémo­rable. Il res­semble beau­coup à ce qu’ont vécu les pri­son­niers après l’ouragan Harvey fin août 2017. Parmi les quelque 6 000 pri­son­niers éva­cués de cinq pri­sons, envi­ron 600 ont été trans­fé­rés à la Wallace Pack Unit, qui venait tout juste d’être fer­mée après que les condi­tions de déten­tion ont été jugées incons­ti­tu­tion­nelles. Les 8 000 pri­son­niers qui n’ont pas été éva­cués ont témoi­gné des condi­tions ter­ribles dans les­quels ils ont sur­vé­cu, en par­ti­cu­lier à la pri­son fédé­rale de Beaumont. Ils sont res­tés plu­sieurs jours — voire jusqu’à deux semaines — dans des cel­lules inon­dées, sou­vent par de l’eau souillée, dans une cha­leur hor­rible et sans élec­tri­ci­té, sans nour­ri­ture, sans accès à de l’eau potable et sans pos­si­bi­li­té d’évacuer les excré­ments. Une situa­tion sur laquelle les orga­ni­sa­tions de droits humains, comme le Prison Legal Advocacy Network, ont ten­té d’alerter l’opinion publique.

« Ils sont res­tés plu­sieurs jours — voire jusqu’à deux semaines — dans des cel­lules inon­dées, sou­vent par de l’eau souillée. »

Ces évè­ne­ments ne sont pas iso­lés. À l’instar du peu de pré­pa­ra­tion de la mai­son d’arrêt de San Francisco à l’éventualité d’un trem­ble­ment de terre, ils signalent la vul­né­ra­bi­li­té des ins­ti­tu­tions car­cé­rales aux catas­trophes natu­relles. Mais celles-ci ont une dimen­sion émi­nem­ment sociale : elles illus­trent le trai­te­ment des com­mu­nau­tés les plus mar­gi­na­li­sées par les pou­voirs publics et l’absence, pour les per­sonnes incar­cé­rées, d’une cou­ver­ture garan­tie de leurs besoins élé­men­taires, comme la santé3 ou l’accès à l’eau potable. Ainsi, dans beau­coup d’établissements, en rai­son d’infections bac­té­riennes (cau­sées par un sys­tème des eaux usées défec­tueux ou peu adap­té) ou de la conta­mi­na­tion aux nitrates (en rai­son de la proxi­mi­té avec des exploi­ta­tions agri­coles), l’eau du robi­net est impropre à la consom­ma­tion et les pri­son­niers — comme du reste les per­son­nels — sont loin de pou­voir tou­jours comp­ter sur une dis­tri­bu­tion de bou­teilles d’eau…

En termes de besoins élé­men­taires, les pri­son­niers sont par­fois même pri­vés d’un air sain. Le cas le plus emblé­ma­tique est celui des pri­son­niers de la val­lée de San Joachim (Californie) et de la coc­ci­dioï­do­my­cose, plus connue comme la « fièvre de la val­lée » : une infec­tion pul­mo­naire myco­sique sou­vent bénigne, mais qui peut entraî­ner des séquelles durables et, même, avoir une issue fatale. Comme dans le reste du sud-ouest des États-Unis, la fièvre de la val­lée est endé­mique dans la val­lée de San Joachim. En rai­son des fenêtres sou­vent défec­tueuses et des chan­ge­ments de filtres pas assez fré­quents, les pri­son­niers y sont plus expo­sés que le reste de la popu­la­tion. Au début des années 2010, la mala­die a connu un pic dans les pri­sons de la val­lée de San Joachim (en par­ti­cu­lier la pri­son d’État de Pleasant Valley) ; entre 6 et 9 décès ont été dénom­brés chaque année. Au total, en 2007 et 2015, la mala­die a affec­té envi­ron 3 500 pri­son­niers en Californie et a été fatale pour une cin­quan­taine d’entre eux.

Nouvelle-Orléans, ouragan Katrina (DR)

Prisons et pollutions

Rikers Island, la gigan­tesque mai­son d’arrêt de New York, figure par­mi les pri­sons les plus célèbres des États-Unis. Elle est connue pour les ter­ribles condi­tions de déten­tion aux­quelles sont sou­mis les pri­son­niers, mais aus­si pour ses odeurs pes­ti­len­tielles. Rien de très sur­pre­nant quand on sait qu’elle a été construite sur une ancienne décharge, elle-même venue rem­pla­cer une por­che­rie. Mais les uti­li­sa­tions anté­rieures du site sont en outre sus­pec­tées de n’être pas étran­gères aux can­cers dont sont atteints cer­tains per­son­nels, comme le sou­tiennent les recours juri­diques qu’ils ont entre­pris. Le cas de Rikers Island est loin d’être excep­tion­nel : selon la car­to­gra­phie réa­li­sée par Paige Williams, 589 des 1 821 pri­sons fédé­rales et d’État se trouvent à moins de cinq kilo­mètres et 134 à moins de 1,6 kilo­mètre d’un site inclus dans la National Priorities List (NPL)4 par l’Environnemental Protection Agency (EPA). Certains centres de déten­tion pour per­sonnes dépour­vues d’un titre régu­lier de séjour se trouvent également5 à proxi­mi­té de tels sites. Or le choix du lieu de construc­tion se fait par­fois en toute connais­sance de cause.

« En Californie, les pri­sons sont une source majeure de la pol­lu­tion de l’eau, notam­ment en rai­son de leur sys­tème de rejet des eaux usées. »

Le cas des neuf pri­sons d’État et des quatre pri­sons fédé­rales implan­tées autour de Cañon City (Colorado) est exem­plaire. Surnommé la « Prison Valley »6, cet ensemble d’établissements péni­ten­tiaires dans les­quels sont enfer­més plus de 7 500 pri­son­niers est proche de l’ancienne usine de concen­tra­tion d’u­ra­nium de Cotter, où ont été entre­po­sées plus de 3,5 mil­lions de tonnes de déchets radio­ac­tifs. La conta­mi­na­tion de l’eau entraî­née par des fuites de pro­duits radio­ac­tifs est bien ren­sei­gnée, notam­ment grâce au tra­vail de l’historien Robert Perkinson7. Elle a conduit à l’inscription en 1984 du site sur la NPL, une ins­crip­tion pré­vue pour durer au moins jusqu’en 2027, en dépit des efforts de net­toyage entre­pris. Pourtant, c’est à proxi­mi­té de ce site que la fameuse pri­son de Florence, « l’Alcatraz des rocheuses », a été ouverte en 1994, mal­gré l’étude d’impact envi­ron­ne­men­tal réa­li­sée par l’administration en 1989 qui sou­li­gnait les risques décou­lant de la conta­mi­na­tion de l’Arkansas river, prin­ci­pale ali­men­ta­tion en eau de la pri­son, et mal­gré les mobi­li­sa­tions qui s’opposaient à sa construc­tion. Un autre cas emblé­ma­tique est celui de la pri­son d’État de Fayette (Pennsylvanie), ouverte en 2003 à proxi­mi­té d’une immense décharge de rési­dus miniers, elle-même mise en cause par les habi­tants des envi­rons pour les pro­blèmes res­pi­ra­toires dont ils souf­fraient. Les niveaux anor­ma­le­ment éle­vés de pro­duits toxiques dans le sol et l’eau autour de la pri­son ont depuis été rap­por­tés et un rap­port a sus­pec­té l’exposition aux pous­sières de char­bon d’être res­pon­sable des nom­breux pro­blèmes de san­té, notam­ment res­pi­ra­toires, gas­tro-intes­ti­naux et der­ma­to­lo­giques, rap­por­tés par les prisonniers.

L’implantation de nom­breuses pri­sons dans des zones où la san­té des pri­son­niers est sus­cep­tible d’être mise en dan­ger témoigne de l’in­dif­fé­rence vis-à-vis du sort des pri­son­niers, comme l’illustre l’exemple des pri­sons de la val­lée enfié­vrée de San Joachim. L’État de Californie a conti­nué d’y bâtir des pri­sons mal­gré des rap­ports alar­mants sur la qua­li­té de l’air depuis le milieu des années 1990. La construc­tion de nom­breux éta­blis­se­ments péni­ten­tiaires sur des sites dan­ge­reux relève sou­vent de la volon­té de recon­ver­tir, après leur fer­me­ture, des sites indus­triels ou miniers et d’anciennes bases mili­taires, notam­ment parce que les muni­ci­pa­li­tés espèrent ain­si aug­men­ter leurs recettes et amé­lio­rer l’économie locale par la créa­tion d’emplois. Cela s’est avé­ré un mirage, pour l’essentiel, comme Ruth Wilson Gilmore8 l’a mon­tré dans le cas de la Californie où moins d’un cin­quième des emplois géné­rés par les nou­velles pri­sons sont reve­nus aux habi­tants. Mais l’implantation de nou­veaux éta­blis­se­ments péni­ten­tiaires a été d’autant mieux accueillie que la pri­son a long­temps été pen­sée comme une acti­vi­té propre, géné­rant peu de déchets, à l’inverse des indus­tries, des mines et des bases mili­taires qu’elle rem­place sou­vent. Comme le note Christie9, « elle est [même] per­çue comme puri­fi­ca­trice puisqu’elle débar­rasse le sys­tème social de ses élé­ments indé­si­rables [les pri­son­niers] ». En concen­trant sur une sur­face limi­tée un grand nombre de per­sonnes (sou­vent supé­rieur à celui pour lequel elle a été conçue), une pri­son est pour­tant un défi en terme envi­ron­ne­men­tal, en rai­son, sur­tout, des risques induits de gas­pillage (en par­ti­cu­lier ali­men­taires). Outre les retom­bées éco­no­miques limi­tées, les dété­rio­ra­tions envi­ron­ne­men­tales asso­ciées aux pri­sons ain­si que leurs effets sur la san­té des pri­son­niers, des per­son­nels, mais aus­si des habi­tants, sont de plus en plus recon­nus. En Californie, les pri­sons sont ain­si une source majeure de la pol­lu­tion de l’eau, du fait, notam­ment, de leur sys­tème de rejet des eaux usées. Cette situa­tion a été offi­ciel­le­ment recon­nue dès 2006 par le gou­ver­neur de l’État, Arnold Schwarzenegger — dans sa décla­ra­tion d’urgence concer­nant la sur­po­pu­la­tion car­cé­rale, il a men­tion­né la pol­lu­tion que la pri­son fai­sait peser sur l’environnement.

Lucy Nicholson | Reuters

Inaction, instrumentalisation et mise à profit

Outre des choix de sites dan­ge­reux, la mise en dan­ger des pri­son­niers résulte par­fois de l’inaction des auto­ri­tés péni­ten­tiaires. C’est par exemple le cas dans le sud du pays, au Texas, durant les épi­sodes cani­cu­laires. Depuis plu­sieurs années, la cam­pagne natio­nale #StopTheHeat dénonce les consé­quences par­ti­cu­liè­re­ment dra­ma­tiques des tem­pé­ra­tures extrêmes qui règnent en déten­tion durant ces épi­sodes : depuis 1998, la cha­leur est res­pon­sable d’au moins 23 décès de pri­son­niers, dont 10 au cours du seul été 2011. Les pri­son­niers et les orga­ni­sa­tions enga­gés dans cette cam­pagne demandent entre autres choses la cli­ma­ti­sa­tion des déten­tions, encore exceptionnelle10. Une déci­sion de jus­tice en 2016 a fina­le­ment contraint le dépar­te­ment de la jus­tice pénale du Texas à prendre cette mesure, alors qu’ils s’y sont long­temps oppo­sés en pré­tex­tant de son coût.

« Des entre­prises ont recours à l’écoblanchiment (green­wa­shing) tout en tirant béné­fice de l’emploi de pri­son­niers fai­ble­ment payés. »

La dif­fé­rence entre inac­tion et ins­tru­men­ta­li­sa­tion par les auto­ri­tés car­cé­rales des condi­tions cli­ma­tiques à des fins puni­tives est par­fois ténue. En la matière, le dépar­te­ment de la jus­tice pénale du Texas a sou­vent été mis en cause. En mai 2018, Keith Milo Cole a par exemple dénon­cé la mise en dan­ger des pri­son­niers de la Wallace Pack Unit par une déci­sion de confi­ne­ment alors que la tem­pé­ra­ture s’élevait à 37 °C et que la dis­tri­bu­tion de l’eau était inadap­tée. Jason Renard Walker, l’un des orga­ni­sa­teurs de la grève natio­nale des pri­son­niers de 201811, a éga­le­ment décrit les usages puni­tifs de la cani­cule par l’administration de la pri­son de Telford — les pri­son­niers se plai­gnant de la cha­leur étaient expo­sés de force aux plus fortes tem­pé­ra­tures. Les évè­ne­ments cli­ma­tiques extrêmes (épi­sodes cani­cu­laires comme vagues de froid), les catas­trophes natu­relles ou la pol­lu­tion des sites où sont implan­tées les pri­sons affectent évi­dem­ment les condi­tions de tra­vail et la san­té des per­son­nels, mais ils peuvent éga­le­ment être ins­tru­men­ta­li­sés afin de consti­tuer de nou­veaux moyens de contrôle et de dis­ci­pline des pri­son­niers en rai­son de la dépen­dance dans laquelle ceux-ci sont pla­cés, comme ce fut le cas durant les grèves de 2016 et 2018.

Alors que les pro­blèmes envi­ron­ne­men­taux touchent spé­ci­fi­que­ment les pri­son­niers, ceux-ci sont éga­le­ment uti­li­sés comme main‑d’œuvre face aux catas­trophes natu­relles : ain­si des incen­dies en Californie ou des marées rouges en Floride. Dans d’autres confi­gu­ra­tions, des entre­prises ont recours à l’écoblanchiment (green­wa­shing) tout en tirant béné­fice de l’emploi de pri­son­niers fai­ble­ment payés (entre 0,23 et 2 $ de l’heure), aux­quels le droit du tra­vail ne s’applique pas et qui n’ont pas le droit de se syn­di­quer. Les stra­té­gies de mar­ke­ting envi­ron­ne­men­tal que mobi­lisent des grands groupes comme McDonalds, l’opérateur télé­pho­nique AT&T ou encore Walmart contrastent avec leur large recours au tra­vail de pri­son­niers. Par ailleurs, les pré­oc­cu­pa­tions gou­ver­ne­men­tales en matière envi­ron­ne­men­tale consti­tuent le ter­rain sur lequel s’exprime un nou­veau dis­cours réfor­ma­teur pro­mou­vant les « pri­sons vertes ». Depuis 2003, l’Evergreen State College et les ser­vices cor­rec­tion­nels de l’État de Washington ont mis en place, avec le Sustainabiliy in Prisons Project, des pro­grammes d’éducation envi­ron­ne­men­tale à des­ti­na­tion des pri­son­niers, des for­ma­tions à l’horticulture, des actions liées au recy­clage des déchets ou des ins­tal­la­tions de ruches. Yvonne Jewkes et Dominique Moran12 ont sou­li­gné que si ces pro­grammes béné­fi­cient à cer­tains pri­son­niers, ils contri­buent éga­le­ment à repro­duire le sys­tème d’incarcération de masse éta­su­nien tout en pas­sant lar­ge­ment sous silence les dégâts humains, sociaux et envi­ron­ne­men­taux qu’il cause — et en entre­te­nant le mythe de sa perfectibilité.

Prisonniers évacués suite à l'ouragan Katrina (Mario Tama/Getty)

Recours judiciaires et luttes politiques

Les ques­tions envi­ron­ne­men­tales et de pol­lu­tion sont au cœur de nom­breux recours judi­ciaires entre­pris par des per­son­nels ou des pri­son­niers, cer­tains cou­ron­nés de suc­cès. Par exemple, l’exposition de pri­son­niers à la fumée de ciga­rette et à l’amiante a été recon­nue (sous cer­taines condi­tions) comme une vio­la­tion du hui­tième amen­de­ment de la Constitution, qui inter­dit les « puni­tions cruelles et inha­bi­tuelles ». Dans le cas de l’exposition au risque de fièvre de la val­lée, Arjang Panah a été dédom­ma­gé de 425 000 $ en 2012 pour le risque qu’il a encou­ru durant son incar­cé­ra­tion à la Taft Correctional ins­ti­tu­tion. Ces vic­toires judi­ciaires laissent néan­moins dans l’ombre l’ampleur des risques col­lec­tifs aux­quels sont sou­mis les pri­son­niers : les groupes eth­niques sont inéga­le­ment expo­sés à ladite fièvre, qui touche davan­tage les Philippins et, dans une moindre mesure, les Noirs. Or la plainte contre l’État de Californie dépo­sée par Towery Desai — un homme noir pla­cé dans la pri­son où le taux de conta­mi­na­tion était le plus fort — n’a à ce jour abou­ti à aucune condam­na­tion. De plus, le trai­te­ment de ces recours se carac­té­rise par son extrême len­teur. C’est en 2016, au terme d’une bataille de près de 10 ans, qu’un juge fédé­ral a enfin ordon­né au dépar­te­ment de la jus­tice pénale du Texas de four­nir aux pri­son­niers de la Wallace Pack Unit, pour l’essentiel âgés et/ou en situa­tion de han­di­cap, de l’eau non pol­luée à l’arsenic.

« Qu’elles ciblent l’incarcération de masse ou le prin­cipe même de la pri­son, ces mobi­li­sa­tions tendent à incor­po­rer dans leur cri­tique cette dimen­sion écologique. »

Si elle est l’objet d’une conflic­tua­li­té crois­sante, la poli­ti­sa­tion sous l’angle envi­ron­ne­men­tal de la ques­tion car­cé­rale n’est pas tout à fait nou­velle. Dès 2007, PLN a publié « Prison Drinking Water and Wastewater Pollution Threaten Environmental Safety Nationwide », un rap­port détaillé de l’exposition des pri­son­niers à la pol­lu­tion. Depuis, plu­sieurs recherches sont venues com­plé­ter ces don­nées, comme celle du Prison Ecology Project ou l’étude « America’s Toxic Prisons », menée conjoin­te­ment par le média Truthout et l’institut Earth Island. Ces exper­tises cri­tiques ali­mentent en retour les mobi­li­sa­tions contem­po­raines. Qu’elles ciblent l’incarcération de masse ou le prin­cipe même de la pri­son, ces mobi­li­sa­tions tendent à incor­po­rer dans leur cri­tique cette dimen­sion éco­lo­gique, en sou­li­gnant que la noci­vi­té sociale de la pri­son est ren­for­cée par les risques éco­lo­giques qu’elle secrète. Dans le champ scien­ti­fique, cer­tains tra­vaux issus de la green cri­mi­no­lo­gy adoptent éga­le­ment un posi­tion­ne­ment abo­li­tion­niste à par­tir de la mise en évi­dence d’un lien struc­tu­rel entre sys­tème car­cé­ral, capi­ta­lisme, des­truc­tion des res­sources et expo­si­tion sys­té­ma­tiques des pri­son­niers aux dan­gers environnementaux13. Ces orga­ni­sa­tions et cam­pagnes pointent notam­ment le fait que si la construc­tion d’une nou­velle pri­son requiert de sou­mettre un rap­port sur l’impact envi­ron­ne­men­tal à l’EPA, celui-ci n’a aucun pou­voir pour s’opposer aux usages des ter­rains. Elles pressent éga­le­ment cette agence d’inclure la situa­tion des pri­son­niers dans son plan d’action Environmental Justice 2020. En effet, les pri­son­niers ne figurent aujourd’hui pas par­mi les groupes qui, en rai­son de leur vul­né­ra­bi­li­té ou de leurs faibles res­sources, doivent rece­voir une atten­tion par­ti­cu­lière. Le stig­mate de « popu­la­tion dan­ge­reuse », voire de « popu­la­tion déchet », prend le pas sur toute autre forme d’identification — mais aus­si de traitement.

Abolitionnistes et éco­lo­gistes font de plus en plus fré­quem­ment cause com­mune, comme le montrent les nom­breuses cam­pagnes menées par Fight Toxic Prisons avec l’Abolitionist Law Center. Les ren­contres que FTP orga­nise chaque année depuis 2016 et qui réunissent plu­sieurs cen­taines de participant·e·s témoignent du dyna­misme de ces mobi­li­sa­tions. Le mou­ve­ment contre le pro­jet de construc­tion d’une nou­velle pri­son fédé­rale dans le com­té de Letcher (Kentucky) est un exemple récent de conver­gence entre luttes abo­li­tion­nistes et éco­lo­gistes. Non seule­ment les oppo­sants sou­hai­te­raient voir employée autre­ment la somme colos­sale (plus de 440 mil­lions de dol­lars) allouée au pro­jet, mais ils dénoncent éga­le­ment son implan­ta­tion à proxi­mi­té des forêts de Lilley Cornett. Prévue pour 1 200 pri­son­niers, la pri­son risque de por­ter atteinte à cet espace de près de 300 hec­tares répu­té pour la richesse de sa bio­di­ver­si­té et connu pour abri­ter plu­sieurs espèces mena­cées. De plus, le site rete­nu est celui d’une ancienne mine de char­bon qui a d’ores et déjà pol­lué le bas­sin de la rivière Kentucky et a ren­du l’eau imbu­vable en aval. Le site choi­si fait craindre des pro­blèmes médi­caux pour les pri­son­niers, à l’instar de ceux obser­vés à la pri­son de Fayette.

Californie, août 2006 (AP Photo/Rich Pedroncelli)

De l’autre côté de l’Atlantique

Les défis cli­ma­tiques et envi­ron­ne­men­taux posés par les pri­sons sont plus limi­tés en France. Mais en France aus­si, les pri­son­niers souffrent par­ti­cu­liè­re­ment des épi­sodes cani­cu­laires. Au cœur de l’été 2018, quatre pri­son­niers de la mai­son d’arrêt de Villepinte ont ain­si dénon­cé, dans une vidéo sor­tie clan­des­ti­ne­ment de l’établissement, les consé­quences des effets conju­gués de la cani­cule, de la sur-occu­pa­tion des cel­lules et de la mau­vaise cir­cu­la­tion de l’air en rai­son de vitres en plexi­glas. En France aus­si, les pri­sons pol­luent. En décembre 2018, la mai­son cen­trale de Clairvaux a ain­si été épin­glée pour le rejet de ses eaux usées dans un affluent de l’Aube. En France aus­si, les pri­sons ne sont pas épar­gnées par les catas­trophes natu­relles, comme l’ont illus­tré les éva­cua­tions, suite à leur inon­da­tion, des pri­sons d’Arles en 2003, de Draguignan en 2010 et d’Orléans-Saran en 2016. L’évacuation de cette der­nière, deux ans seule­ment après son ouver­ture, a ravi­vé les polé­miques qu’avait sus­ci­tées sa construc­tion dans une zone inon­dable. Ces évè­ne­ments nour­rissent les argu­men­taires oppo­sés à la construc­tion de nou­velles pri­sons dans des zones à risque, en par­ti­cu­lier les zones inon­dables : son­geons à Lutterbach, en Alsace.

« En décembre 2018, la mai­son cen­trale de Clairvaux a été épin­glée pour le rejet de ses eaux usées dans un affluent de l’Aube. »

Le trai­te­ment des pri­son­niers lors des catas­trophes natu­relles est loin d’être irré­pro­chable : c’est ce que met en évi­dence une plainte exa­mi­née par le tri­bu­nal admi­nis­tra­tif puis le Conseil d’État concer­nant l’absence de mise à l’abri des biens des per­sonnes déte­nues au cours de l’évacuation de la pri­son de Draguignan, en 2010. Enfin, en France aus­si, la sous-trai­tance en milieu car­cé­ral attire les entre­prises du green busi­ness. L’une des plus célèbres, le fabri­quant d’enveloppes Pocheco, mise en lumière par le docu­men­taire Demain, recourt à des tra­vailleurs incar­cé­rés payés moins de 2 euros de l’heure… ce qui cadre assez mal avec son mar­ke­ting éco­lo­gique et social. Ces exemples sug­gèrent que la cause poli­tique qui lie cri­tique de l’institution car­cé­rale et ques­tions envi­ron­ne­men­tales n’a aucune rai­son de res­ter une spé­ci­fi­ci­té éta­su­nienne. Si les ana­lyses de la green cri­mi­no­lo­gy res­tent, dans l’espace fran­co­phone, lar­ge­ment can­ton­nées aux champs aca­dé­miques, c’est sur le ter­rain des luttes qu’on observe le déve­lop­pe­ment de telles pré­oc­cu­pa­tions. Les militant·e·s opposé·e·s à la construc­tion d’une méga-pri­son à Haren, en péri­phé­rie de Bruxelles, ont ain­si fait de la zone arable mena­cée par le pro­jet une « Zone à défendre » depuis 2014. Leur mobi­li­sa­tion dénonce aus­si bien la catas­trophe envi­ron­ne­men­tale que consti­tue­rait la construc­tion de la pri­son que le « désastre car­cé­ral » lui-même.

Avec plus de 5 000 pri­sons et 2,3 mil­lions de prisonnier·e·s aux États-Unis, avec près de 200 pri­sons et 71 000 prisonnier·e·s en France, ce « désastre car­cé­ral » est déjà en cours. La des­truc­tion de l’environnement qui l’accompagne est long­temps res­tée dans l’ombre ; il est peu pro­bable que la seule pro­mo­tion des « pri­sons vertes » puisse la limi­ter. Le désastre éco­lo­gique est lui aus­si en cours. Comme le sug­gèrent de nom­breux pri­son­niers poli­tiques issus des luttes radi­cales pour l’environnement aux États-Unis, il n’est pas sûr qu’on puisse l’arrêter sans tran­cher le nœud qui lie capi­ta­lisme, pri­son et des­truc­tion de la planète.


Photographie de ban­nière : Travis Long | The News & Observer | AP


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  1. Quelques mois aupa­ra­vant, la len­teur de l’intervention des per­son­nels durant l’émeute du 15 avril à la Lee Correctional Institution a été mise en cause dans le décès de sept pri­son­niers. Voir notam­ment l’article de l’historienne Heather Ann Thompson, « How a South Carolina Prison Riot Really Went Down ».
  2. Voir notam­ment : Michael J. Lynch, « The Greening of Criminology : A Perspective for the 1990s », The Critical Criminologist, 1990, 2(3), 3–12.
  3. Dans de nom­breuses pri­sons, les soins médi­caux sont payants.
  4. Liste de près de 1 400 sites où sont entre­po­sés des déchets dan­ge­reux.
  5. Par exemple, la construc­tion du Northwest Detention Center, à Tacoma (État de Washington), pré­vu pour accueillir plus de 1 500 per­sonnes, a débu­té en 2003 alors que le site été consi­dé­ré comme hau­te­ment toxique par l’EPA depuis long­temps.
  6. Voir le docu­men­taire Prison Valley de David Dufresne et Philippe Brault (2009).
  7. Robert Perkinson, 1994, « Shackled Justice : Florence Federal Penitentiary and the New Politics of Punishment », Social Justice, 21, 3, 117–132.
  8. Ruth Wilson Gilmore, 2007, Golden Gulag. Prisons, Surplus, Crisis and Opposition in Globalizing California, Berkeley, University of California Press.
  9. Nils Christie, 2003 [1993], L’Industrie de la puni­tion — Prison et poli­tique pénale en Occident, Paris, Autrement.
  10. En 2013, seules 21 pri­sons sur 111 étaient tota­le­ment cli­ma­ti­sées.
  11. Voir Joël Charbit, Gwenola Ricordeau, « La grève des pri­son­niers aux États-Unis », 2018.
  12. Yvonne Jewkes, Dominique Moran, 2015, « The para­dox of the ‘green’ pri­son : sus­tai­ning the envi­ron­ment or sus­tai­ning the penal com­plex ? », Theoretical Criminology, 19, 4, 451–469.
  13. Voir par exemple : Saed, 2012, « Prison abo­li­tion as an eco­so­cia­list struggle », Capitalism Nature Socialism, 23, 1, 451–469.

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