Erich Mühsam : la liberté de chacun par la liberté de tous

22 mars 2017


Texte paru dans le n° 1 de la revue Ballast

« Le pire n’est pas la misère, mais son accep­ta­tion », lan­ça l’homme dont il est ici fait le por­trait. Erich Mühsam, décrit par l’his­to­rien anar­chiste Rudolf Rocker comme « un adver­saire inébran­lable de toute injus­tice et de toute tyran­nie », fut poète et mili­tant : il s’op­po­sa, en tant qu’Allemand, à la Première Guerre mon­diale et ten­ta en vain de fédé­rer l’en­semble des cou­rants socia­listes ; il prit grande part à la révo­lu­tion de son pays, comme liber­taire et com­mu­niste ; il se plut, en par­ti­san de « l’ordre de la liber­té », à refu­ser les oppo­si­tions aux gros sabots — indi­vi­du ou col­lec­tif, liber­té ou éga­li­té — et se méfiait de la pas­sion théo­rique de trop d’in­tel­lec­tuels radi­caux ; il fit, à rebours d’un cer­tain cynisme révo­lu­tion­naire (la fameuse fin et les fameux moyens), de la morale une caté­go­rie cen­trale de la poli­tique ; il s’é­le­va contre le nazisme nais­sant et en paya cruel­le­ment le tri­but. « Le but de mon art est celui-là même auquel s’at­tache ma vie : Lutte ! Révolution ! Égalité ! Liberté ! » ☰ Par Émile Carme


Berlin, 27 février 1933. Des flammes montent dans la nuit tom­bée. Un incen­die dévaste le palais du Reichstag, siège du Parlement alle­mand. Un jeune homme âgé de 24 ans, com­mu­niste hol­lan­dais répon­dant au nom de Marinus van der Lubbe, est aus­si­tôt arrê­té — il sera guillo­ti­né un an plus tard. Geste iso­lé d’un pyro­mane fou ou action poli­tique écha­fau­dée dans l’ombre ? Est-il réel­le­ment cou­pable du crime en ques­tion ? Les auto­ri­tés nazies ont-elles intri­gué et ins­tru­men­ta­li­sé l’accusé ? L’avenir pei­ne­ra à répondre et cer­tains his­to­riens ques­tion­ne­ront le récit offi­ciel, forts d’une décla­ra­tion pour le moins trou­blante : le géné­ral Franz Halder décla­re­ra devant le tri­bu­nal de Nuremberg qu’il enten­dit, lors d’un dîner orga­ni­sé pour célé­brer l’anniversaire d’Adolf Hitler, le com­man­dant en chef de la Luftwaffe, Hermann Göring, s’exclamer : « Le seul à vrai­ment connaître le Reichstag, c’est bien moi ; j’y ai mis le feu ! » La réac­tion du Parti natio­nal-socia­liste ne se fait pas attendre : il accuse les com­mu­nistes alle­mands de com­plo­ter contre la Nation. Hitler, nom­mé chan­ce­lier, il y a un mois de cela, d’un pays meur­tri par la crise éco­no­mique mon­diale, incite aus­si­tôt le pré­sident de la République de Weimar, Paul von Hindenburg, à adop­ter un décret, com­po­sé de six articles, visant à sus­pendre un très grand nombre de liber­tés civiles — la tyran­nie a le don des masques : ledit décret est pré­sen­té comme une mesure de « pro­tec­tion du peuple et de l’État ». Le 23 mars, le chan­ce­lier alle­mand obtien­dra léga­le­ment les pleins pou­voirs — Joseph Goebbels, ministre de la Propagande, aura ain­si le loi­sir de para­der, dans les pages de son Journal : « Maintenant nous sommes les maîtres. »

« Mühsam vivo­tait pour mieux vivre : sans contre­maître ni che­faillon, sans som­ma­tion ni mise en demeure. »

La répres­sion est bru­tale et immé­diate : Erich Mühsam, que Goebbels appelle le « porc de Juif rouge », est arrê­té à son domi­cile ber­li­nois le 28 février. Quelques jours plus tard, c’est au tour du secré­taire géné­ral du Parti com­mu­niste alle­mand, le KPD, d’être inter­pel­lé — il sera dépor­té dix ans plus tard dans le camp de Buchenwald (Hitler en per­sonne don­ne­ra l’ordre de l’exécuter). L’historien bri­tan­nique Allan Merson éva­lue­ra, dans son étude Kommunistischer Widerstand in Nazideutschland, à 150 000 le nombre de com­mu­nistes alle­mands déte­nus sous le régime nazi. Anarchiste et juif, Mühsam ne peut que déplaire au Troisième Reich que les nazis entendent éri­ger pour le mil­lé­naire à venir : leur devise, « Un Peuple, un Empire, un Guide », contre­vient en tout point aux idéaux du mili­tant qu’il est — inter­na­tio­na­liste et farou­che­ment hos­tile au culte de la per­son­na­li­té. On le place en déten­tion pré­ven­tive à la pri­son Lehrter Straße puis le trans­fère, un an plus tard, dans le camp de concen­tra­tion d’Oranienburg, à l’est du pays. À sa femme qui lui rend visite, il pro­met : « Retiens une chose, Zenzl, je ne serais jamais lâche. » L’Histoire, elle, ne l’a pas rete­nu : Erich Mühsam che­mine loin des scènes et du suc­cès, un nom de plus dans l’immense cor­tège des oubliés, ceux que la mémoire prive de médailles et laisse à l’orée des patri­moines col­lec­tifs, ceux que nul, ou presque, ne songe à tra­duire puisqu’ils n’ont pas de lec­teurs, sinon une poi­gnée d’admirateurs ou d’experts.

De la bohème à la guerre

Sa voie sem­blait tra­cée mais Mühsam aima mieux contre­dire le des­tin. Comment ce fils de notable phar­ma­cien for­mé pour le deve­nir à son tour devint-il l’un des acteurs de la Révolution alle­mande de 1918 ? Suivre les pas d’un père auto­ri­taire et bru­tal ? Devenir cet homme qui jamais ne com­prit les rêves ense­ve­lis de son enfant ? Héritage incom­mode pour qui naquit sous une tout autre étoile : sa mère le mit au monde l’année où le pape Léon XIII com­po­sa son ency­clique Quod Apostolici Muneris, dans laquelle il fus­ti­geait, d’une plume fié­vreuse, « la peste » et « le fléau » du socia­lisme ain­si que les « opi­nions mons­trueuses » de ses sec­ta­teurs, ceux-là mêmes qui « souillent toute chair, méprisent toute domi­na­tion et blas­phèment toute majes­té »… Mühsam brû­la son diplôme d’aide-pharmacien et com­men­ça à fré­quen­ter les cercles poé­tiques de la capi­tale alle­mande. Vie d’à‑coups et d’aléas, sans len­de­main, entre milieux liber­taires et caba­rets, poèmes sati­riques et jour­na­lisme poli­tique, mee­tings et voyages en Europe. La police alle­mande le tint à l’œil dès sa vingt-cin­quième année. L’écrit seul manque d’ambition : il fon­da le groupe Action en 1909, à la fois hos­tile à l’Empire alle­mand et à la social-démo­cra­tie, dont il récu­sait, en anar­chiste, les visées éta­tistes. Courir l’existence en bohé­mien. Occuper les marges et les contre-allées. Mühsam vivo­tait pour mieux vivre : sans contre­maître ni che­faillon, sans som­ma­tion ni mise en demeure. Dans un texte paru un an plus tôt, « Bohème », le poète loua les bas-fonds et la lie d’une socié­té qu’il vomis­sait : les vaga­bonds au bord des routes, les putains aux grands rires d’or, les parias et les exclus, les réprou­vés et les canailles, les artistes et les galeux…

Le jeune Mühsam croyait aux poten­tia­li­tés révo­lu­tion­naires du lum­pen­pro­le­ta­riat — ce pro­lé­ta­riat en haillons que Marx décri­vit pour­tant comme capable « des actes de ban­di­tisme les plus cra­pu­leux et de la véna­li­té la plus infâme », et Engels comme une « racaille » on ne peut plus « vénale et tout à fait impor­tune » avec qui nul ouvrier digne de ce nom ne sau­rait s’allier. Mühsam en appe­la, lyrique, aux mau­dits pour lever les voiles vers l’avenir et bâtir, rien moins, une civi­li­sa­tion nou­velle — ceux que Bakounine, l’un de ses modèles, avait nom­més « la fleur du pro­lé­ta­riat » : non pas les ouvriers orga­ni­sés et conscien­ti­sés, mais « cette grande masse, ces mil­lions de non-civi­li­sés, de déshé­ri­tés, de misé­rables et d’analphabètes ». La bohème est plus exi­geante qu’elle n’y paraît, rap­pe­la en sub­stance Mühsam : errer, la plume au bec, ne suf­fit pas… La bohème est une pen­sée, une phi­lo­so­phie, une « pro­prié­té qui prend sa source au plus pro­fond de l’être humain » : le véri­table bohé­mien est un scep­tique radi­cal, un homme affran­chi des conven­tions, un nihi­liste rou­gi au fer russe. Il sillonne dos aux foules, dans la bru­maille et le demi-jour, « mû par le grand déses­poir de ne jamais pou­voir entrer en contact intime avec la majo­ri­té de ses contem­po­rains ». Vague à l’âme des incom­pris. Dandy sans-le-sou et seul contre tous. Spleen du hors-la-loi — le hasard lui tient lieu de car­rière et l’instant d’éternité. Complaisances égo­tistes ? Nombrilisme petit-bour­geois ? Mühsam s’opposait à la for­mu­la­tion la plus indi­vi­dua­liste de la bohème : il ne suf­fit pas d’être libre pour soi, dans le secret d’une man­sarde ou d’un ciel sans pareil : la liber­té est l’affaire de tous et l’homme libre n’aspire qu’à fré­quen­ter ses sem­blables. « J’ai l’intention de consa­crer ma pas­sion révo­lu­tion­naire à la des­truc­tion de la socié­té capi­ta­liste et d’utiliser mon amour pour l’art et le théâtre — je crois le pou­voir —, à faire avan­cer l’esprit révo­lu­tion­naire et à pré­pa­rer l’homme de demain. »

« Il ne suf­fit pas d’être libre pour soi, dans le secret d’une man­sarde ou d’un ciel sans pareil : la liber­té est l’affaire de tous. »

Les mots s’avèrent sou­vent lourds de fard : son quo­ti­dien, à lire son jour­nal intime, se mon­trait moins roman­tique — on y découvre un homme amer à l’idée de n’être pas connu comme écri­vain, écœu­ré par ce réel sor­dide qui entrave ses des­seins, han­té par la mort, souf­frant du manque d’argent, sans femme pour l’aimer, sans toit pour le sécu­ri­ser… Sa plume est noire : de rage et de déses­poir. L’Allemagne décla­ra la guerre à la France le 3 août 1914, les pieds dans le sang encore chaud de Jaurès. La patrie de Mühsam gon­flait le torse et ban­dait armes et dra­peaux : l’enthousiasme natio­nal l’ébranla même quelque peu, aux pre­mières heures du conflit. La fer­veur de ses com­pa­triotes, immense, spon­ta­née et proche de l’i­vresse, sem­bla l’é­mou­voir. Il se res­sai­sit sans tar­der et jugea, a pos­te­rio­ri, son atti­tude « répugnant[e] et impar­don­nable ». Tout en aban­don­nant la publi­ca­tion de sa revue Kain, il pes­ta contre l’in­fa­mie et l’a­bo­mi­na­tion de la guerre et des ins­ti­tu­tions qui la ren­daient pos­sible — guerre dont il fit por­ter la plus grande res­pon­sa­bi­li­té à son pays assoif­fé d’ex­pan­sion­nisme mili­taire. « Tous mes buts sociaux et moraux trouvent leur accom­plis­se­ment dans la paix mon­diale », nota-t-il le 31 août, tan­dis que les troupes fran­co-bri­tan­niques fran­chis­saient la Marne et que les sol­dats alle­mands entraient dans la com­mune picarde de Senlis. L’idée lui vint d’i­ma­gi­ner un front, fon­dé sur des bases larges et non sec­taires, afin de res­sem­bler tous ceux qui s’op­po­saient à la guerre — des anti­mi­li­ta­ristes aux chré­tiens —, « une nou­velle inter­na­tio­nale des tra­vailleurs et des hommes ». Mais com­ment mettre sur pied pareil pro­jet ? Ce fut un échec.

Mühsam, tou­jours sous sur­veillance poli­cière, obser­vait avec effroi la mise au pas des élites intel­lec­tuelles et cultu­relles de son pays : les cer­veaux les plus let­trés récla­maient leur part de sang. La paix condamne au désert et à ses cris sans échos. Solitude et afflic­tion. L’anarchiste consi­gna : « Il n’est pas vrai que nos femmes et nos enfants, nos villes et nos champs, aient plus de valeur que ceux des Galiciens, des Caucasiens, des Polonais, des Bosniaques, des habi­tants de Transylvanie, des Wallons, des Français, des Alsaciens, des Égyptiens, des Marocains, des Boers ou des Zoulous. » Au mois de décembre, le dépu­té alle­mand Karl Liebknecht, qui fon­da aux côtés de Rosa Luxemburg la Ligue spar­ta­kiste en 1915, refu­sa de voter les cré­dits de guerre — Mühsam entra alors en contact avec lui pour le féli­ci­ter d’une telle audace. « La guerre ronge mes nerfs tout comme ceux du monde. » Si l’État l’avait sol­li­ci­té pour com­battre au front, Mühsam eût déso­béi : « Tirer sur les tra­vailleurs fran­çais dans l’intérêt des bour­si­co­teurs et des indus­triels alle­mands — Non ! » Une loi, dite du « ser­vice auxi­liaire patrio­tique » et votée par le Reichstag, ren­dit le tra­vail obli­ga­toire aux hommes de 17 à 60 ans : Mühsam, entrant alors dans sa qua­trième décen­nie, refu­sa de s’y confor­mer et, après avoir pris la parole lors d’une grève des usines de muni­tions à Munich, fut arrê­té en avril 1918. Les auto­ri­tés l’assignèrent à rési­dence à Traunstein, en Haute-Bavière. Il en sor­tit six mois plus tard, date à laquelle écla­ta la muti­ne­rie des marins de Kiel, bien réso­lus à ne pas lan­cer leurs cui­ras­sés dans une opé­ra­tion mili­taire inutile et vaine. Un cer­tain Adolf Hitler, capo­ral de 29 ans bles­sé au front par des gaz anglais, était alors en soins à l’hôpital de Pasewalk.

La République des Conseils de Bavière

Le mou­ve­ment de contes­ta­tion allait s’étendre, et l’espérance révo­lu­tion­naire avec… Des Conseils ouvriers et pay­sans se consti­tuèrent à tra­vers toute l’Allemagne. Des sol­dats fra­ter­ni­sèrent avec le peuple insur­gé. On éri­gea le dra­peau rouge au bal­con du châ­teau de la famille impé­riale déchue et Karl Liebknecht pro­cla­ma, mais trop tard, la « République socia­liste libre d’Allemagne » (afin de cou­per l’herbe sous le pied des mar­xistes, le social-démo­crate Philipp Scheidemann pro­cla­ma deux heures plus tôt la « République » — sans épi­thète — d’une fenêtre du palais du Reichstag). Le Kaiser Guillaume II abdi­qua le 9 novembre, avant de s’exiler aux Pays-Bas ; l’armistice fut signé deux jours plus tard entre les Alliés et la nou­velle République alle­mande, dans la forêt de Compiègne. Les quelques mètres car­rés d’un wagon pour mettre un terme à quatre années de guerre… Près de vingt mil­lions d’hu­mains morts1. Et com­bien de ter­ri­toires rava­gés ? D’usines dévas­tées ? De veuves, d’orphelins, de bêtes éven­trées, de gueules cas­sées et de névroses trau­ma­tiques ? Les élites envoient les masses régler leurs affaires dans la chair étale et les tran­chées. Lénine ana­ly­se­ra : « La guerre de 1914–1918 a été de part et d’autre une guerre impé­ria­liste (c’est-à-dire une guerre de conquête, de pillage, de bri­gan­dage), une guerre pour le par­tage du monde, pour la dis­tri­bu­tion et la redis­tri­bu­tion des colo­nies, des zones d’influence du capi­tal finan­cier, etc. »

« Rosa Luxemburg, à la tête de la Ligue spar­ta­kiste com­mu­niste, cla­mait que les masses étaient prêtes, prêtes à ren­ver­ser cette République de pacotille. »

Le mou­ve­ment social alle­mand se mon­tra vite divi­sé : d’une part, les sociaux-démo­crates appe­lant à for­mer un nou­veau gou­ver­ne­ment élu au suf­frage uni­ver­sel via une assem­blée consti­tuante ; de l’autre, les spar­ta­kistes et les mili­tants dési­reux de bâtir, sur-le-champ, un authen­tique régime pro­lé­ta­rien sur la base des Conseils ouvriers — en somme et en clair : réforme ou révo­lu­tion ? La prise de pou­voir des bol­che­viks, vieille d’un an seule­ment, occu­pait, avec pas­sion ou épou­vante, tous les esprits… Si Erich Mühsam n’était affi­lié à aucun par­ti, il s’engagea sans délai dans la lutte poli­tique : un tract cosi­gné de sa main récla­ma « la réa­li­sa­tion du socia­lisme » dans une pers­pec­tive révo­lu­tion­naire (« Ce n’est pas le meurtre et l’assassinat, mais la construc­tion et la réa­li­sa­tion. ») ins­tau­rée sur « l’amour de l’humanité ». Il entra dans le Conseil ouvrier révo­lu­tion­naire puis fon­da l’Union des inter­na­tio­na­listes révo­lu­tion­naires. Pendant ce temps, le Berlin ouvrier se sou­le­vait contre la République « bour­geoise », dans l’espoir d’ériger sans plus tar­der un réel gou­ver­ne­ment du peuple, pour le peuple et par le peuple. Des bar­ri­cades se dres­sèrent ici et là. Milliers de mani­fes­tants et de gré­vistes dans les rues. Rosa Luxemburg, à la tête de la Ligue spar­ta­kiste com­mu­niste, cla­mait que les masses étaient prêtes, prêtes à ren­ver­ser cette République de paco­tille, ce pou­voir de pan­tins, pour, enfin, faire de l’Allemagne une véri­table démo­cra­tie popu­laire et révo­lu­tion­naire. L’élan ber­li­nois pous­sa Mühsam à agir plus encore. Le 7 décembre, épau­lé par plu­sieurs cen­taines d’hommes2, il occu­pa, avant d’en être chas­sé, les locaux de la presse capi­ta­liste de Munich. Le socia­liste Kurt Eisner, nou­veau Premier ministre de Bavière, le fit arrê­ter trois jours plus tard, lui et une dizaine de militants.

Une mani­fes­ta­tion de tra­vailleurs for­ça tou­te­fois le ministre à reve­nir sur sa déci­sion — ils furent libé­rés et l’anarchiste évo­qua, dans son jour­nal, « l’exultation le soir même lorsque nous sommes appa­rus […] et avons par­lé à la foule ». Le gou­ver­ne­ment social-démo­crate don­na l’ordre d’écraser sans répit aucun la contes­ta­tion, en fai­sant appel aux Corps francs — une milice para­mi­li­taire sur laquelle Hitler eut, plus tard, l’heur de comp­ter. Rosa Luxemburg fut jetée, une balle dans la tête, dans les eaux du Landwehrkanal le 15 jan­vier (Mühsam écri­vit un poème pour saluer la mémoire de celle qui mou­rut « pour le pro­lé­ta­riat »). Quatre jours plus tard, le régime orga­ni­sa des élec­tions, pour la pre­mière fois depuis le ren­ver­se­ment du Kaiser : le Parti social-démo­crate l’emporta, avec 37,9 % des votes. La for­ma­tion catho­lique arri­va en seconde posi­tion, avec 19,7 %, devant les libé­raux, avec 18,6 %. Les conser­va­teurs recueillirent 10 % des suf­frages, les socia­listes indé­pen­dants 7, 6 % et, enfin, la droite patro­nale 4,4 %. Le Parti com­mu­niste et les anar­chistes n’avaient pas tenu à par­ti­ci­per au pro­ces­sus élec­to­ral. Les urnes par­lèrent sans ambages : les élec­teurs accor­dèrent leur confiance au pou­voir tran­si­tion­nel en place. Munich, le fief de Mühsam, ne bais­sa pour­tant pas les bras : le 16 février, des mil­liers de Bavarois mani­fes­tèrent dans la ville, dra­peaux rouges au poing et aux murs, aux cris de « Ne vous lais­sez pas repré­sen­ter par des bavards, le peuple se gou­verne lui-même dans ses Conseils ! ». Et Mühsam d’exiger en vain de Kurt Eisner qu’il nouât des contacts avec la Russie soviétique.

Le 21, deux balles ter­ras­sèrent ce der­nier. Le coup, mor­tel, fut por­té par un étu­diant natio­na­liste, le comte Arco-Valley, proche d’une socié­té secrète et sec­taire, arya­niste, anti­sé­mite et anti­ré­pu­bli­caine (socié­té qui fut du reste l’une des ins­pi­ra­tions du nazisme). Mühsam fit savoir que cet assas­si­nat fai­sait par­tie d’un plan plus vaste : abattre les lea­ders répu­bli­cains et révo­lu­tion­naires de Bavière — dont, de fait, Mühsam lui-même. Et si Eisner fut loin d’être aus­si radi­cal que cer­tains l’eussent vou­lu, son exé­cu­tion le trans­for­ma aus­si­tôt, en tant que Premier ministre de la République de Bavière, en mar­tyr du peuple : « C’étaient pré­ci­sé­ment les com­bat­tants du pro­lé­ta­riat qui avaient lut­té le plus farou­che­ment contre sa poli­tique qui mani­fes­taient le désir de ven­geance le plus aigu », écri­vit le poète anar­chiste. Cent mille per­sonnes se mas­sèrent à ses funé­railles. S’ensuivirent d’intenses et hou­leux débats sur la nature du régime bava­rois et la voie à prendre — d’autant qu’au même moment s’élevait une République des Conseils en Hongrie. Mühsam écri­vit, dans les colonnes de Kain, qu’il fal­lait « ser­rer la contre-révo­lu­tion à la gorge » et ne pas craindre la fer­me­té : expro­pria­tion de la grande pro­prié­té fon­cière, des­ti­tu­tion de leur fonc­tion de tous les col­la­bo­ra­teurs de l’ancien régime poli­tique, inter­dic­tion pour la presse capi­ta­liste d’« empoi­son­ner les âmes et [d’]inciter au meurtre »… L’écrivain en appe­la même à la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat. Formule assez sin­gu­lière sous la plume d’un liber­taire — en plus d’être équi­voque et désor­mais illi­sible, XXe siècle oblige.

« L’écrivain en appe­la même à la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat. Formule assez sin­gu­lière sous la plume d’un libertaire. »

Qu’est-ce à dire ? Dans son ouvrage La Lutte des classes en France, Marx l’avait défi­nie « comme point de tran­si­tion néces­saire pour arri­ver à la sup­pres­sion des dif­fé­rences de classe en géné­ral ». En d’autres termes : comme une étape, tem­po­raire mais néan­moins indis­pen­sable, où le pou­voir éta­tique appar­tien­drait aux tra­vailleurs orga­ni­sés afin de mener à bien le ren­ver­se­ment de la bour­geoi­sie capi­ta­liste et d’assurer, in fine, l’avènement du com­mu­nisme, c’est-à-dire d’une socié­té sans classes3. Engels ajou­tait pour sa part : « Regardez la Commune de Paris. C’était la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat. » Une posi­tion réfu­tée par Bakounine dans plu­sieurs de ses textes : le pou­voir d’État étant ce qu’il est, les ouvriers devien­dront sans tar­der, fussent-ils dotés des meilleures inten­tions, des oli­garques et des ins­tru­ments de la réac­tion — aucun groupe, même tran­si­toire, ne doit s’accaparer le pou­voir puisque ce der­nier, avan­çait l’anarchiste russe, doit être pure­ment et sim­ple­ment détruit, et l’État avec lui.

Une motion fut dépo­sée par Mühsam le 28 février afin de pro­cla­mer la République des Conseils de Bavière : la pro­po­si­tion fut reje­tée à 234 voix contre 70, jugeant le pro­jet par trop pré­ma­tu­ré (un avis par­ta­gé par Gustav Landauer, mili­tant, pen­seur et ami du poète). Une foule ouvrière se pres­sa au bas des locaux et contes­ta la déci­sion du Congrès. « On sen­tait dans la popu­la­tion une grosse fer­men­ta­tion. L’idée d’une République des Conseils était popu­laire jusque dans les milieux ouvriers de la droite socia­liste », esti­mait Mühsam. Les tra­vailleurs d’Augsbour se mirent d’ailleurs en grève et récla­mèrent son avè­ne­ment. « L’idée que le sou­hait le plus brû­lant du pro­lé­ta­riat était sur le point de s’accomplir fit battre mon cœur. » Si les mili­tants com­mu­nistes conti­nuaient de désap­prou­ver la mise en place d’un tel régime, à leurs yeux trop pré­coce et hâtive (et dif­fi­ci­le­ment com­pa­tible, au regard de la pré­sence anar­chiste des meneurs, avec l’orthodoxie du Parti com­mu­niste…), Landauer finit par se ral­lier à Mühsam et tous deux furent char­gés de rédi­ger un mani­feste visant à annon­cer la consti­tu­tion d’un nou­veau gou­ver­ne­ment — Mühsam tenait impé­ra­ti­ve­ment à y inté­grer des com­mu­nistes et mili­tait pour la créa­tion d’une Armée rouge afin de défendre le nou­veau pou­voir contre tous les enne­mis du peuple. La République des Conseils de Bavière fut donc pro­cla­mée le 7 avril 1919, avec à sa tête le dra­ma­turge liber­taire Ernst Toller, âgé de 26 ans. Gustav Landauer fut nom­mé com­mis­saire à l’Instruction publique et Mühsam, qui ne tenait pas à occu­per un poste de pre­mier plan, fut char­gé, dans le cadre des Affaires étran­gères, des rela­tions avec la Russie et la Hongrie (Mühsam n’avait jamais aimé la posi­tion de chef : les trônes servent seule­ment à être ren­ver­sés — même s’il jus­ti­fia la néces­si­té des capi­taines de navire comme des pré­si­dents de séance lors des réunions).

Adolf Hitler racon­ta plus tard dans Mein Kampf qu’il écha­fau­dait alors « des plans sans nombre » pour prendre une part active à la vie poli­tique de son temps. « La mort d’Eisner, com­men­ta le futur lea­der nazi, ne fit qu’accélérer l’évolution et condui­sit fina­le­ment à la dic­ta­ture des soviets, pour mieux dire, à une sou­ve­rai­ne­té pas­sa­gère des Juifs, ce qui avait été ori­gi­nai­re­ment le but des pro­mo­teurs de la révo­lu­tion et l’idéal dont ils se ber­çaient. » La République fut brève : six jours. Pas un de plus. Toller décré­ta tout de go grand nombre de mesures : occu­pa­tion des banques, créa­tion d’un tri­bu­nal révo­lu­tion­naire, désar­me­ment des forces de police et des bour­geois, répar­ti­tion des loge­ments. Par com­mu­ni­qués, Mühsam appe­la à l’unité du pro­lé­ta­riat, regret­tant les dis­sen­sions avec les com­mu­nistes et rap­pe­lant que les déci­sions devaient se prendre de bas en haut. Confusion et ama­teu­risme se dis­pu­tèrent la sin­cé­ri­té de ces mili­tants que rien n’avait pré­pa­ré à endos­ser l’habit de res­pon­sables poli­tiques. Le jour­na­liste liber­taire Roland Lewin écri­vit en 1968 : « Certaines ini­tia­tives furent excel­lentes. D’autres man­quèrent de réa­lisme. Malgré la bonne volon­té de ses pro­ta­go­nistes, la République bava­roise des Conseils ne repo­sait pas sur des bases solides. » Toller admit, avec le recul : « L’insuffisance de ses chefs, l’opposition du Parti com­mu­niste, la dis­corde qui règne par­mi les socia­listes, la désor­ga­ni­sa­tion de l’administration, la pénu­rie crois­sante de vivres, le désar­roi des sol­dats, tous ces élé­ments vont contri­buer à pro­vo­quer sa chute. » Et Mühsam d’entériner : il recon­nut une décen­nie plus tard que les com­mu­nistes avaient eu rai­son de les mettre en garde contre le carac­tère pré­ci­pi­té de la République conseilliste (tout en main­te­nant qu’ils eurent tort de ne pas les sou­te­nir dans les pires moments) et que les pro­fon­deurs du pays n’étaient pas encore prêtes à accueillir un pro­jet d’une telle ambition…

« Munich vit s’opposer, armes à la main, les com­bat­tants de l’Armée rouge bava­roise et les troupes militaires. »

Six jours seule­ment, donc. Mühsam fut arrê­té le 13 avril, à 4 heures du matin, par les hommes de main de Johannes Hoffmann, l’ancien ministre de la Culture du gou­ver­ne­ment de Kurt Eisner. La République des Conseils pas­sa subi­te­ment dans les mains des com­mu­nistes — d’où l’appellation usuelle de « Deuxième République des Conseils » — et, avec l’aval de Lénine, affi­cha ouver­te­ment ses ambi­tions : pro­lon­ger la révo­lu­tion bol­che­vik com­men­cée en Russie, un an et demi plus tôt. Landauer rom­pit sans attendre avec la direc­tion, au regard de leur ligne auto­ri­taire et cen­tra­li­sa­trice. Hoffmann fit envoyer les Corps francs pour écra­ser l’insurrection bol­che­vik : Munich vit s’opposer, armes à la main, les com­bat­tants de l’Armée rouge bava­roise et les troupes mili­taires. Chaos et confu­sion. Assassinats d’otages et pillages. Le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire fut défi­ni­ti­ve­ment anéan­ti au début du mois de mai… « Rien que mort, rien que meurtre. […] C’est la révo­lu­tion que j’ai accueillie avec des cris d’enthousiasme. Après six mois, un tor­rent de sang. Cela m’horrifie », consta­ta Mühsam der­rière les bar­reaux. On retrou­va le corps lyn­ché de Gustav Landaueur et Mühsam fut condam­né, pour « haute tra­hi­son », à quinze années de déten­tion. Son épouse, Zenzl de son pré­nom, écri­vit dans sa cor­res­pon­dance : « Notre poète, lui, ne per­dra pas cou­rage, il a une âme si pure, aucune pri­son, aucun sup­plice ne pour­ra lui ôter sa foi en l’homme, il conti­nue­ra à croire que, grâce à la force de son amour, il pour­ra ouvrir la voie de la paix et du bon­heur à toute l’humanité. »

Entre anarchisme et communisme

Où donc Mühsam se situait-il vrai­ment ? Il importe de s’arrêter sur les influences phi­lo­so­phiques et poli­tiques reven­di­quées par l’écrivain. Max Stirner, à son jeune âge — sans doute le « bohé­mien » qu’il rêvait d’être per­ce­vait dans l’hystérie égo­cen­trique de L’Unique et sa pro­prié­té matière à culti­ver son alté­ri­té dou­lou­reuse et réfrac­taire… Puis Proudhon, l’anarchiste mutua­liste et fédé­ra­liste. Bakounine, le rédac­teur de Dieu et l’État et l’ardent défen­seur du sous-pro­lé­ta­riat (Mühsam affir­ma un jour qu’il vivait en lui — Camus eut plus tard une for­mule simi­laire). Kropotkine, le théo­ri­cien com­mu­niste liber­taire de L’Entraide, un fac­teur de l’évolution. À qui l’on pour­rait ajou­ter Gustav Landauer, qui, en plus d’être un intime, fut pour lui une véri­table source d’inspiration — Landauer prô­nait, pour le dire en deux mots, un anar­chisme com­mu­nau­taire et fédé­ra­liste, sans com­plai­sance pour la vio­lence et hos­tile au mes­sia­nisme mar­xiste comme à l’idéologie du Progrès. Mühsam évo­lua donc d’un indi­vi­dua­lisme anar­chi­sant à un socia­lisme liber­taire et com­mu­niste enra­ci­né dans les rap­ports et les conflits de classes. De l’ego aux égaux ; du Moi stir­ne­rien au nous des Conseils ouvriers. Le poète se pré­sen­tait volon­tiers comme un mili­tant à la fois anar­chiste et com­mu­niste. Oxymore ? Contradiction ? Non point : Mühsam ne fut pas le seul4 à conci­lier ces deux termes qu’il est désor­mais cou­rant d’opposer, conflits his­to­riques obligent.

Rappelons s’il en est besoin que le com­mu­nisme est anté­rieur au « mar­xisme » : ain­si d’un Étienne Cabet qui écri­vit Comment je suis com­mu­niste huit années avant le Manifeste du par­ti com­mu­niste afin d’exposer les objec­tifs de cette doc­trine — le « bon­heur des hommes » (on cher­che­rait d’ailleurs en vain le nom de Marx à la lec­ture de l’ouvrage Histoire du com­mu­nisme, ou réfu­ta­tion his­to­rique des socia­listes, publié par l’économiste Alfred Sudre en 18485). De quelle façon Mühsam défi­nis­sait-il l’anarchisme ? L’axiome ne souffre d’aucune ambi­guï­té : « La liber­té de cha­cun par la liber­té de tous. » La liber­té n’est pas un tré­sor que l’on conserve pour soi, d’un silence jaloux, pré­ser­vé des yeux alen­tour ; elle n’existe qu’à condi­tion d’être par­ta­gée. L’émancipation indi­vi­duelle s’entend dans une pers­pec­tive col­lec­tive et glo­bale : on ne sau­rait vivre libre si d’autres végètent dans les fers. L’anarchisme qu’il pro­meut tourne expli­ci­te­ment le dos à la frange indi­vi­dua­liste de cette tra­di­tion phi­lo­so­phique et poli­tique : Mühsam n’oppose pas la socié­té à l’individu et, contrai­re­ment à cer­tains pré­ceptes dra­pés de noir, n’encense pas seule­ment les sub­jec­ti­vi­tés séces­sion­nistes ou recluses : les hommes font socié­té et celle-ci s’affranchit à mesure que les indi­vi­dus qui la com­posent se défont de leurs entraves. Chaque être dépend d’une tota­li­té, chaque humain est la pièce d’un ensemble qu’il ne peut nier — ni atome hors-sol, ni « monade isolée et refer­mée sur elle-même », aurait dit Marx. Mühsam se por­tait en faux contre qui conce­vait la liber­té comme « iso­le­ment », comme « nau­frage dans un espace socia­le­ment vide ». Il ren­voya dos à dos les par­ti­sans du tout-col­lec­tif et du tout-indi­vi­du : la véri­té se niche entre les extrêmes, dans ce gris obs­ti­né qui se rit du noir comme du blanc et cherche, entre les strates, les replis et les nœuds, la teinte la plus juste, la lumière la plus pré­cise, celles qui seules res­ti­tuent la dif­fi­cile den­si­té de l’humain. Tout comme il reje­ta l’antinomie clas­sique entre liber­té et éga­li­té : les libé­raux veulent la liber­té sans se sou­cier de l’égalité et de l’intérêt géné­ral, géné­rant l’injustice et les pri­vi­lèges ; les col­lec­ti­vistes gros­siers veulent l’égalité sans se sou­cier des liber­tés indi­vi­duelles, géné­rant la tyran­nie — le poète dépas­sa dia­lec­ti­que­ment l’apparent dilemme : la liber­té de cha­cun s’obtient par l’égalité de tous (ne voir qu’un arbre dans une forêt n’a pas plus de sens, expli­quait-il, que de ne voir qu’une forêt sans les arbres qui la constituent).

« Il ren­voya dos à dos les par­ti­sans du tout-col­lec­tif et du tout-indi­vi­du : la véri­té se niche entre les extrêmes, dans ce gris obs­ti­né qui se rit du noir comme du blanc. »

Mühsam, qui, les pre­miers temps de son incar­cé­ra­tion, s’inscrivit au Parti com­mu­niste alle­mand (il en fut membre cinq semaines seule­ment), était un com­mu­niste méfiant à l’endroit du mar­xisme : s’il cares­sait avec l’auteur du Capital l’espoir d’une socié­té sans classes, débar­ras­sée du mode de pro­duc­tion capi­ta­liste et des ins­ti­tu­tions éta­tiques, il le tenait pour un « éco­no­miste abs­trait et un tem­pé­ra­ment non révo­lu­tion­naire » — contrai­re­ment à Bakounine. Marx, même s’il n’hésitait pas à célé­brer la clair­voyance de cer­taines de ses ana­lyses, avait à ses yeux pen­sé trop sché­ma­ti­que­ment, sans prise réelle avec les tra­vailleurs. Mais Mühsam se méfiait plus encore de ses dis­ciples et du cou­rant qu’il fon­da à son corps défen­dant (Marx, on le sait, refu­sait l’appellation « mar­xiste ») : l’écrivain fus­ti­gea le « mar­xisme fana­tique » et l’esprit reli­gieux de tous ceux, dévots et des­potes, qui se récla­maient d’une pro­po­si­tion poli­tique deve­nue dogme et pro­fes­sion de foi. Son dis­cours « La liber­té comme prin­cipe social », radio­dif­fu­sé en 1929, fit entendre que « leurs théo­ries [à Marx, Engels et Lénine] s’épuisent en ana­lyses éco­no­miques des formes de pro­duc­tion exis­tantes » et négligent, par là même, la ques­tion de la liber­té. Dans une étude inter­dite par le gou­ver­ne­ment alle­mand en 1932, Vers une Société libé­rée de l’État, il mit en garde contre le « monde irréel des concepts » et la divi­ni­sa­tion de l’Histoire — une pique à l’endroit des mar­xistes, à qui il repro­chait leur foca­li­sa­tion sur l’économie et le peu de cas qu’ils fai­saient des valeurs (la morale, l’intégrité et la pro­bi­té étaient, pour Mühsam, des élé­ments incon­tour­nables de la lutte socia­liste — les moyens sont en soi des fins).

Le rap­port que Mühsam entre­tint avec Lénine révèle en par­tie son ancrage duel : il per­çut le bol­che­visme comme un pont entre les deux frères enne­mis que furent Marx, l’autoritaire, et Bakounine, le liber­taire6. Les pre­mières années de la Révolution russe l’émerveillèrent, au point d’évoquer « l’étoile scin­tillante de nos espoirs et le phare qui nous indi­quait la voie de l’avenir ». Le rêve tant atten­du pre­nait enfin forme humaine, sous l’apparence d’une poi­gnée d’hommes déter­mi­nés à s’emparer du pou­voir pour le rendre ensuite au peuple, jusqu’alors humi­lié, meur­tri et oppri­mé par tant de siècles d’absolutisme et de misère. Mühsam vit dans Lénine un homme de pen­sée et d’action, un révo­lu­tion­naire qui pre­nait son temps à bras le corps — mieux, une incar­na­tion du génie russe. L’avenir manque tou­jours à sa parole : il tra­hit les attentes et laisse, face contre sol, remords et illu­sions — Lénine, deve­nu pré­sident du Conseil des com­mis­saires du peuple de l’URSS, conso­li­da le pou­voir qu’il avait pris et ren­for­ça la puis­sance éta­tique dont il avait naguère juré, dans L’État et la Révolution, la des­truc­tion. Le mas­sacre des marins de Kronstadt, dont Trotsky fut l’un des fomen­ta­teurs, appa­rut à Mühsam comme un crime sans nom. Mais pas seule­ment : l’autoritarisme bol­che­vik, la rigueur doc­tri­nale du Parti, son mépris pour l’autonomie ukrai­nienne, le cynisme de Lénine, sa bru­ta­li­té à l’endroit des oppo­sants, pour­tant révo­lu­tion­naires, et les exac­tions de la Tchéka lui prou­vèrent, avec le recul, « la jus­tesse de la théo­rie anar­chiste ». À l’occasion du dixième anni­ver­saire de la révo­lu­tion d’Octobre, il adres­sa un texte à la presse russe afin d’exiger la libé­ra­tion immé­diate des pri­son­niers poli­tiques — anar­chistes, syn­di­ca­listes, « gau­chistes », oppo­sants de gauche — déte­nus par le régime sovié­tique. Mais demeu­raient sous les cendres quelques éclats amers, quelques élans éteints : la mémoire est cruelle au cœur qui a aimé : Mühsam ne put que pleu­rer la mort de Lénine et salua « sa grande œuvre » dans un poème en forme de requiem.

L’État ? Mühsam lui déniait le droit de repré­sen­ter et d’incarner la socié­té. L’État n’est pas le peuple, pas plus qu’il n’est un col­lec­tif humain : il per­son­ni­fie « l’exploitation du tra­vail social par une mino­ri­té para­si­taire ». Son essence même sup­pose l’oppression et la domi­na­tion. « Parler d’un État de classes, c’est par­ler de pluie mouillée », avan­çait-il ailleurs, fidèle à la tra­di­tion anar­chiste et mar­xiste. D’où son appel à fon­der une fédé­ra­tion répu­bli­caine de communautés, struc­tu­rées autour de Conseils ouvriers et pay­sans et reliées entre elles de la base au som­met — com­mu­nau­tés qui fonc­tion­ne­raient sur le prin­cipe de l’autogestion (le tra­vail ne devra plus être impo­sé de l’extérieur et par en haut mais dis­cu­té, pen­sé et orga­ni­sé par l’ensemble des tra­vailleurs égaux entre eux). Cette volon­té d’agir de l’intérieur, sans méca­nismes auto­ri­taires, consti­tue l’un des fils rouges de sa pen­sée : l’homme peut et doit s’assumer comme un être sou­ve­rain. Une auto­no­mie qu’il refu­sait d’assimiler à de l’égoïsme — l’indépendance indi­vi­duelle n’est effec­tive que si elle vise le bien com­mun. En découlent éga­le­ment son rejet des reli­gions ins­ti­tuées (en ce qu’elles régentent les esprits et les âmes sans légi­ti­mi­té démo­cra­tique aucune — le Dieu unique consti­tue, avec l’État, l’un des pôles de sujé­tion), sa cri­tique du patriar­cat (et, par là même, son sou­tien expli­cite aux luttes fémi­nistes : « Aucune femme n’ap­par­tient à un homme ») et des par­tis poli­tiques (qu’il assi­mi­lait à des machines à fabri­quer des auto­mates). Enfin, et à rebours d’un cer­tain nombre de for­ma­tions révo­lu­tion­naires (sou­vent mar­xistes), Mühsam per­ce­vait dans la pay­san­ne­rie une source d’émancipation : ceux qui tra­vaillent la terre connaissent déjà le goût, et le prix qu’il en coûte, de l’indépendance et de la liberté.

Vers un front uni

« Rouerie de l’Histoire : il dut sa libé­ra­tion à celui qui, dix ans plus tard, cau­sa sa mort… »

Bavière, novembre 1923. Adolf Hitler, deve­nu diri­geant d’un par­ti qui se récla­mait à la fois du natio­na­lisme et du socia­lisme, le NSDAP, ten­ta de ren­ver­ser, les armes à la main et à la tête d’environ deux mille hommes, le pou­voir en place. Le putsch échoua, lais­sant une quin­zaine de nazis à terre, et le gou­ver­ne­ment condam­na le futur Führer à cinq années de déten­tion pour « haute tra­hi­son » — soit dix années de moins que Mühsam. Le NSDAP fut inter­dit dans la fou­lée et Hitler dic­ta son célèbre ouvrage, Mein Kampf, dans la pri­son de Landsberg. Mühsam, de sa cel­lule, s’inquiétait de la pro­gres­sion de ceux qu’il nom­mait « les croix-gam­mistes ». Le fas­cisme, ita­lien puis alle­mand, lui appa­rut comme « une nou­veau­té effroyable » dont il ne fal­lait pour­tant pas nier le carac­tère popu­laire. « L’affaire est ter­ri­ble­ment sérieuse. Si l’action réus­sit, per­sonne ne peut pré­dire à quelles consé­quences elle mène­ra », pro­phé­ti­sait-il dès 1922. Et si Mühsam fit des fas­cistes, ou « natio­naux-racistes », ses enne­mis abso­lus, il refu­sa d’occulter leur dimen­sion révo­lu­tion­naire et leur cou­rage : eux aus­si lut­taient, bien que de façon abjecte, contre l’escroquerie de la démo­cra­tie bour­geoise, libé­rale et par­le­men­taire. Rouerie de l’Histoire : il dut sa libé­ra­tion à celui qui, dix ans plus tard, cau­sa sa mort… Mühsam n’effectua que cinq années de pri­son et fut relâ­ché en décembre 1924 dans le cadre d’une amnis­tie plus large, qui concer­nait Adolf Hitler… Il s’installa avec sa com­pagne à Berlin puis inter­vint, aux côtés du Secours rouge d’Allemagne (une struc­ture liée au KPD, le Parti com­mu­niste), afin de venir en aide aux pri­son­niers poli­tiques tout en mili­tant pour unir, en un même front, les dif­fé­rentes for­ma­tions com­mu­nistes et anar­chistes — ce qui lui valut d’être exclu d’une fédé­ra­tion liber­taire, la FKAD. Il devint membre de l’organisation anar­cho-syn­di­ca­liste Union libre des tra­vailleurs alle­mands et par­ta­gea désor­mais son temps entre confé­rences, théâtre et journalisme.

Mühsam dénon­ça publi­que­ment la fou­droyante ascen­sion du nazisme : 2,6 % des suf­frages aux élec­tions légis­la­tives de 1928, 18,3 % deux années plus tard et 37,4 % en 1932. L’Allemagne, instable, humi­liée par le trai­té de Versailles et ébran­lée par le krach bour­sier de 1929, comp­tait alors six mil­lions de chô­meurs. Combats de rues spon­ta­nés et raids orga­ni­sés écla­bous­saient les rues des grandes villes, entre sym­pa­thi­sants révo­lu­tion­naires et membres des Sections d’assaut. Les actions sociales des nazis par­ve­naient à séduire tou­jours plus de tra­vailleurs et de néces­si­teux. La direc­tion du Parti com­mu­niste, ali­gnée sur les direc­tives sta­li­niennes, fit ouver­te­ment de la social-démo­cra­tie alle­mande, accu­sée de tra­hir la classe ouvrière par ses com­pli­ci­tés capi­ta­listes et cou­pable d’avoir sur les mains le sang de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht, son prin­ci­pal adver­saire et ren­voya dos à dos le « fas­cisme » du pou­voir répu­bli­cain à celui du NDSAP — refu­sant dès lors de s’allier avec les « sociaux-traîtres » du SPD pour ten­ter de faire bar­rage au nazisme mon­tant. En 1931, Trotsky, alors en exil, ton­na contre la stra­té­gie des ins­tances diri­geantes com­mu­nistes : « Seul le rap­pro­che­ment dans la lutte avec les ouvriers sociaux-démo­crates peut appor­ter la vic­toire. Dépêchez-vous, ouvriers com­mu­nistes, car il vous reste peu de temps ! » Le nou­veau jour­nal d’Erich Mühsam, Fanal, fut inter­dit la même année et la presse natio­nale-socia­liste l’accusa, à la fin de l’année 1932, d’être res­pon­sable de l’exécution d’otages lors de la Révolution — accu­sa­tion sans fon­de­ment puisque Mühsam était déjà sous les ver­rous lorsqu’ils furent abat­tus par des révo­lu­tion­naires (sans comp­ter qu’il avait vive­ment condam­né leur geste). Deux mois plus tard brû­lait, nous l’a­vons lu, le palais du Reichstag.

*

Camp de concen­tra­tion d’Oranienburg, 1934. On l’a bat­tu. Et encore bat­tu. Mühsam est assis sur une chaise. Presque sourd à force d’avoir été frap­pé. Ses lunettes ont été cas­sées, ses dents bri­sées et sa barbe rasée. Le visage est rouge, tumé­fié. Les yeux injec­tés de sang. Zenzl trouve son mari « ter­ri­ble­ment meur­tri ». Il avait vou­lu par­tir, fuir cette Allemagne qui reniait cer­tains de ses fils, s’exiler avant qu’il ne fût trop tard. « Les porcs », crache-t-il. Il avait ache­té un billet pour Prague — au moins y parle-t-on l’allemand, s’était-il dit… Le départ avait été fixé au 28 février ; date à laquelle on l’arrêta. Zenzl entend Erich lui souf­fler : « Tu sais, je n’ai pas peur de mou­rir, mais cet assas­si­nat à feu doux, c’est ce qui est épou­van­table. » Un déte­nu, Peter Cornelius de son pseu­do­nyme, témoi­gne­ra plus tard : Erich Mühsam res­ta digne jusqu’au bout. Défiant ses bour­reaux. Jurant que « nous serons vic­to­rieux et mar­che­rons vers la liber­té et le socia­lisme ». Refusant de creu­ser sa propre tombe avec la pelle qu’un nazi lui ten­dit. « Il était un modèle pour nous tous », confie­ra Cornelius. Sa femme rap­por­te­ra dans l’une de ses lettres que lorsqu’un nazi lui deman­da com­bien de temps il comp­tait encore traî­ner sur terre, il répon­dit : « Encore très long­temps. » Un autre témoi­gnage : on le som­ma de chan­ter l’hymne offi­ciel nazi, le Horst-Wessel-Lied — il refu­sa et fut roué de coups jusqu’à perdre connais­sance. Quelques heures plus tard, la nuit tom­bée, il enton­na L’Internationale — il fut de nou­veau roué de coups. Un autre témoi­gnage, encore : un singe, échap­pé d’un cirque iti­né­rant, était par­ve­nu à péné­trer à l’intérieur de l’un des trois camps dans lequel Mühsam fut déte­nu ; le poète se prit d’affection pour l’animal et les gardes déci­dèrent de l’abattre sous ses yeux. Un de ses codé­te­nus fera savoir, dans une revue publiée par La Ligue des droits de l’homme, que des nazis lui cas­sèrent les pouces et lui cra­chèrent dans la bouche. On retrouve le corps de celui qui répé­tait qu’il ne se sui­ci­de­rait jamais pen­du dans les latrines du camp, le 10 juillet au matin. Pendu avec une corde à linge. Macabre mise en scène des nationalistes.

Son épouse rela­te­ra dans sa cor­res­pon­dance : « Je l’ai vu mort, mes chers, il était si beau, aucune peur sur son visage, ses mains étaient si belles, je leur ai don­né un bai­ser d’adieu, elles étaient si froides. » Ultime cruau­té de ce siècle : Zenzl Mühsam quit­te­ra l’Allemagne pour se réfu­gier à Moscou : accu­sée de com­pli­ci­tés trots­kystes, le régime sta­li­nien l’arrêtera, la dépor­te­ra et la main­tien­dra en déten­tion huit années durant.


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  1. Chiffres du centre Robert Schuman : envi­ron 20 mil­lions de morts (dont 9,7 pour les mili­taires) et 21 mil­lions de bles­sés.[]
  2. 400, selon l’historien Jacques Benoist-Méchin, dans son ouvrage Histoire de l’armée alle­mande, 1937–1939.[]
  3. Ce qui condui­ra Daniel Bensaïd à écrire : « Cette dic­ta­ture n’a donc rien d’un pou­voir arbi­traire des­po­tique. Elle n’est que l’exercice du pou­voir consti­tuant inalié­nable d’un peuple sou­ve­rain. » Marx, Zones, 2009, p. 95.[]
  4. Emma Goldman, Alexandre Berkman, Errico Malatesta, Carlo Cafiero, Nestor Makhno ou, plus récem­ment, Georges Fontenis et Daniel Guérin s’en reven­di­quèrent éga­le­ment.[]
  5. L’auteur, anti­com­mu­niste féroce, se réfé­ra notam­ment à Owen, Cabet, Proudhon et Louis Blanc.[]
  6. Daniel Guérin dira, dans son ouvrage À la recherche d’un com­mu­nisme liber­taire : « L’anarchisme est insé­pa­rable du mar­xisme. Les oppo­ser, c’est poser un faux pro­blème. Leur que­relle est une que­relle de famille. Je vois en eux des frères jumeaux entraî­nés dans une dis­pute aber­rante qui en a fait des frères enne­mis. […] Les ponts ont été cou­pés entre les deux frères. Ces ponts, je crois que la tâche des vrais socia­listes de notre temps devrait être de les réta­blir. »[]

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