Entretien avec le collectif Juives et Juifs révolutionnaires

20 mai 2019


Entretien inédit pour le site de Ballast

En l’es­pace d’une décen­nie, Ilan Halimi était assas­si­né, des enfants juifs étaient abat­tus dans une école tou­lou­saine et quatre clients de l’Hyper Cacher tom­baient à Paris sous les balles de Daech. En 2018, on enre­gis­trait sur le ter­ri­toire fran­çais plus de 350 actes anti­sé­mites : croix gam­mées, sym­boles fas­cistes et supré­ma­tistes blancs, pro­fa­na­tions de cime­tières, etc. Le col­lec­tif Juives et Juifs révo­lu­tion­naires a vu le jour trois ans plus tôt. Leurs objec­tifs ? Que la lutte contre l’an­ti­sé­mi­tisme s’ins­crive au sein de la lutte anti­ra­ciste, aux côtés de toutes les mino­ri­tés dis­cri­mi­nées ; que la soli­da­ri­té à l’en­droit de la cause pales­ti­nienne s’é­ta­blisse en toute occa­sion sur des bases anti­co­lo­nia­listes et jamais racistes ; que le com­bat contre l’an­ti­sé­mi­tisme s’ancre au sein de la lutte des classes et désigne pour hori­zon la révo­lu­tion sociale. Nous en dis­cu­tons ensemble.


Vous tenez, de l’in­té­rieur du mou­ve­ment social, à faire émer­ger la lutte contre l’antisémitisme comme lutte anti­ra­ciste. La pre­mière ne relève donc pas déjà de la seconde ?

Aujourd’hui — et depuis au moins une quin­zaine d’années —, nous pou­vons consta­ter dans le champ poli­tique deux atti­tudes domi­nantes, en appa­rence oppo­sées (mais qui se rejoignent sur le fond), en termes de trai­te­ment de l’antisémitisme. L’une consiste à le voir comme quelque chose de rési­duel, d’une moindre impor­tance, qui ne ferait pas par­tie — en tant que tel — de l’agenda prio­ri­taire de la lutte anti­ra­ciste. L’autre consiste au contraire à le trai­ter comme quelque chose de com­plè­te­ment à part, sans lien avec le sys­tème raciste glo­bal. Pour nous, l’antisémitisme est un des ava­tars du sys­tème raciste, une des formes que prend le racisme, et il n’a rien de rési­duel. C’est une forme qui pos­sède bien sûr des par­ti­cu­la­ri­tés spé­ci­fiques, qui expliquent notam­ment que cer­tains et cer­taines peinent à l’identifier aujourd’hui : il se fonde sur la racia­li­sa­tion d’une iden­ti­té reli­gieuse (comme l’islamophobie) mais, à la dif­fé­rence des autres mino­ri­tés raci­sées, les Juifs et Juives sont présenté·e·s comme déte­nant le pou­voir et l’argent, donc comme pseu­do-classe domi­nante. Mais l’antisémitisme est lié au racisme sys­té­mique : il en est un élé­ment, et pas un phé­no­mène dis­tinct. Il nous semble donc néces­saire de réaf­fir­mer que la lutte anti­ra­ciste ne peut élu­der la lutte contre l’antisémitisme, et que la lutte contre l’antisémitisme implique de s’attaquer à l’ensemble du sys­tème raciste.

Vous enten­dez éga­le­ment tra­vailler à « la décons­truc­tion des réflexes et des ten­dances anti­sé­mites pré­sentes dans les mou­ve­ments révo­lu­tion­naires ». Lorsque nous avions inter­ro­gé l’historien Dominique Vidal à ce pro­pos, il sem­blait sur­pris. « La gauche a tiré les leçons de la mon­tée du fas­cisme et du nazisme », nous a‑t-il dit, et aucun mou­ve­ment ou par­ti de gauche ne « flirte » avec l’antisémitisme. « Au contraire », ajou­tait-il, c’est à gauche, et plus encore à la gauche radi­cale, que les Juifs ont trou­vé « leurs défen­seurs les plus héroïques ». Comment entendre ce déca­lage d’appréciation ?

« Penser qu’une idéo­lo­gie qui imprègne l’ensemble de la socié­té s’arrête à la fron­tière de la gauche ou des mou­ve­ments révo­lu­tion­naires est absurde. »

L’antisémitisme est pro­fon­dé­ment ancré dans la réa­li­té fran­çaise. Il pos­sède une dimen­sion struc­tu­relle lié au « roman natio­nal » fran­çais. Penser qu’une idéo­lo­gie qui imprègne l’ensemble de la socié­té s’arrête à la fron­tière de la gauche ou des mou­ve­ments révo­lu­tion­naires est absurde. Si l’on étu­die sans com­plai­sance l’histoire du mou­ve­ment ouvrier, de la gauche et de l’antisémitisme, on s’aperçoit qu’il existe, à toutes les époques, une influence de l’antisémitisme. Cela ne signi­fie pas que l’antisémitisme fasse par­tie du cœur idéo­lo­gique de la gauche ou du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire, mais que les uns et les autres ne sont pas immu­ni­sés par nature contre l’influence de cette idéo­lo­gie domi­nante. De nom­breux Juifs et Juives ont plei­ne­ment trou­vé leur place au sein du mou­ve­ment ouvrier et de la gauche radi­cale, et celle-ci a effec­ti­ve­ment su, à cer­tains moments, jouer un rôle déci­sif dans le com­bat contre l’antisémitisme. Mais elle a aus­si connu des erre­ments, par­fois, de la part de cou­rants loin d’être mar­gi­naux. Les tra­vaux d’historiens comme Zeev Sternhell, Gérard Noiriel ou Michel Dreyfus montrent cette réa­li­té. Aujourd’hui encore, à la faveur d’un recul géné­ral d’une approche maté­ria­liste, lié notam­ment à un gros défi­cit de for­ma­tion, on peut consta­ter un trai­te­ment de l’antisémitisme par­ti­cu­liè­re­ment pauvre. Nous mili­tons dans la gauche révo­lu­tion­naire, et avons pu consta­ter de pre­mière main ce genre de problèmes.

À quoi songez-vous ?

Par exemple, régu­liè­re­ment, des mili­tantes et des mili­tants juifs sont som­més de se posi­tion­ner en préa­lable sur la situa­tion en Palestine : cette injonc­tion géo­po­li­tique est anti­sé­mite. De la même manière que som­mer les musul­mans ou musul­manes de se posi­tion­ner en préa­lable sur Daech, les Frères musul­mans ou l’islam poli­tique est pro­fon­dé­ment isla­mo­phobe. Aussi, un Juif ou une Juive qui sou­lève des pro­pos anti­sé­mites sera régu­liè­re­ment accu­sé d’être un mili­tant sio­niste infil­tré ; ou la reprise, par exemple, d’un des­sin d’un anti­sé­mite notoire fera l’ob­jet d’une même accu­sa­tion. Soit la ques­tion anti­sé­mite n’est pas prise au sérieux, soit elle est soup­çon­née de cacher un agen­da de sou­tien à l’État israélien.

[Kazimir Malevitch]

Vous refu­sez l’idée d’une cou­pure entre un anti­sé­mi­tisme « tra­di­tion­nel » et un « nou­vel » anti­sé­mi­tisme. En clair, entre l’antisémitisme de l’extrême droite et celui que nombre d’intellectuels attri­buent aux Français de confes­sion musul­mane. Quel est ce conti­nuum ?

Tout d’abord, il convient de rap­pe­ler que l’antisémitisme « tra­di­tion­nel » n’est pas l’apanage de l’extrême droite. Un pré­sident (Macron) qui réha­bi­lite Pétain ou Maurras et un Premier ministre (Raymond Barre) qui déplore que des « Français inno­cents » aient été tués lors de l’attentat de la rue Copernic ne sont pas d’extrême droite ; pour­tant, il s’agit bien d’antisémitisme, ou d’une réha­bi­li­ta­tion des anti­sé­mites. Un par­ti poli­tique (LR) qui reprend une affiche sur laquelle Macron est cari­ca­tu­ré avec un nez évo­quant les cari­ca­tures anti­sé­mites n’appartient pas non plus à l’extrême droite. Lorsque des jour­na­listes de la Ligue du Lol har­cèlent des jour­na­listes juifs, il s’agit bien d’antisémitisme ; pour­tant ces jour­na­listes ne sont pas d’extrême droite. L’antisémitisme est pro­fon­dé­ment ancré dans la socié­té fran­çaise, qui est d’ailleurs, avec l’Espagne et ses « Ley de Sangre », l’un des pays qui ont joué un rôle majeur dans la for­ma­tion de l’antisémitisme. Nous dis­tin­guons donc l’antisémitisme, oppres­sion raciste, de la judéo­pho­bie, oppres­sion reli­gieuse — même si l’antisémitisme a pu reprendre des thèmes de la judéo­pho­bie chré­tienne (les crimes rituels, la démo­no­lo­gie) et, beau­coup plus mar­gi­na­le­ment, de la judéo­pho­bie musul­mane (l’ac­cu­sa­tion de « traî­trise »). Ce sont des théo­ri­ciens fran­çais qui ont pro­mu le mythe du « com­plot juif » et les thèmes anti­sé­mites modernes comme l’association juif/argent/pouvoir/parasitisme : Gobineau, Vacher de Lapouge, Drumont… Ils ont pui­sé dans une lit­té­ra­ture anti­juive anté­rieure qui com­por­tait de tels thèmes, mais for­mu­lés de manière pro­to-raciale. C’est la figure de Drumont qui incarne ce conti­nuum, car c’est lui qui a expor­té ses théo­ries vio­lem­ment anti­sé­mites dans l’Algérie colo­niale, et leur dif­fu­sion a été favo­ri­sée par le par­ti colo­nial, qui y a vu un outil par­ti­cu­liè­re­ment effi­cace de main­tien de l’ordre en cher­chant à dres­ser les musul­mans contre les juifs, d’une part, et à soli­da­ri­ser les juifs — par peur — au par­ti colo­nial, d’autre part. Cette stra­té­gie a été mise en avant pour dévier la colère anti­co­lo­nia­liste dans un sens pogromiste.

« Dieudonné et Soral jouent depuis les émeutes de 2005 le même rôle que jouait Drumont en Algérie : un moyen de dévier une révolte sociale vers une logique pogromiste. »

Les mili­tants anti­co­lo­nia­listes algé­riens ont d’ailleurs per­çu le rôle que jouait cette agi­ta­tion anti­sé­mite. Le fait que les auteurs des assas­si­nats anti­sé­mites de ces der­nières années se reven­diquent de l’islam (en en ayant par­fois une connais­sance plus que rudi­men­taire) ne fait pas de leur anti­sé­mi­tisme un pro­duit d’importation. Les thèmes qu’ils mobi­lisent dans leur dis­cours de haine ne sont pas une pro­duc­tion musul­mane, mais bien une pro­duc­tion fran­çaise, qui a ensuite été lar­ge­ment dif­fu­sée dans la sphère colo­niale. L’influence de ces thèses a bien plus à voir avec le tra­vail poli­tique de Soral et de Dieudonné, et leur dif­fu­sion d’une culture anti­sé­mite de masse, car les assas­sins ont gran­di en France et se sont socia­li­sés au sein de cette réa­li­té fran­çaise. Dieudonné et Soral jouent depuis les émeutes de 2005 le même rôle que jouait Drumont en Algérie : un moyen de dévier une révolte sociale vers une logique pogro­miste. Le fait que la grande majo­ri­té des émeutes anti­juives en terre d’Islam coïn­cident avec la période colo­niale n’a rien d’un hasard. Les théo­ri­ciens anti­sé­mites tak­fi­ris comme Sayyid Qutb sont en réa­li­té pro­fon­dé­ment influen­cés par l’antisémitisme euro­péen, et la relec­ture qu’ils font des textes reli­gieux s’ef­fec­tue à tra­vers le prisme de cette influence idéo­lo­gique. Il n’y a donc pas deux anti­sé­mi­tismes mais un anti­sé­mi­tisme, qui est une vision du monde qui s’est dif­fu­sée à par­tir de la France et de l’Europe à l’échelle mondiale.

Ces der­nières années, la lutte contre l’antisémitisme a sou­vent été média­ti­sée par les enne­mis de l’é­man­ci­pa­tion. Face à quoi, écri­vez-vous, la gauche a déser­té le ter­rain pour ne pas escor­ter ces gens…

C’est parce que la gauche et la gauche radi­cale ont glo­ba­le­ment déser­té le ter­rain de la lutte contre l’antisémitisme et le tra­vail anti­ra­ciste spé­ci­fique en direc­tion de la mino­ri­té juive, que ce hold-up idéo­lo­gique a pu se pro­duire. La droite, qui a his­to­ri­que­ment joué le rôle de vec­teur de l’antisémitisme, a très bien per­çu l’opportunité stra­té­gique. « La nature a hor­reur du vide », en poli­tique comme ailleurs. Si la gauche radi­cale et la gauche avaient tenu le ter­rain de la lutte contre l’antisémitisme, plu­tôt que de l’abandonner en consi­dé­rant qu’il s’agissait au mieux de quelque chose de rési­duel, au pire d’un pré­texte invo­qué par les réac­tion­naires, ces der­niers n’auraient jamais pu impo­ser leur discours.

[Kazimir Malevitch]

« Négationnisme et anti­sé­mi­tisme sont consub­stan­tiels au FN », rap­pe­liez-vous en 2017. Sur I24News, Marine Le Pen a pour­tant osé décla­rer, au mois de février 2019, que son par­ti est le « meilleur bou­clier » des Français juifs !

Le FN a été créé par d’anciens SS et des anti­sé­mites mili­tants. Autour de Marine Le Pen, dans son entou­rage immé­diat, on trouve un mili­tant néo­na­zi comme Frédéric Chatillon. Et ce n’est que l’arbre qui cache la forêt. Les réseaux FN sont tou­jours des vec­teurs d’antisémitisme, et la théo­rie du grand rem­pla­ce­ment en est un exemple. Car dans cette théo­rie com­plo­tiste, qui est à la manœuvre ? Le FN n’a pas besoin de viser expli­ci­te­ment les Juifs : tout son dis­cours est struc­tu­ré autour d’un ima­gi­naire anti­sé­mite — les « élites mon­dia­listes » fai­sant par­tie des termes consa­crés pour dési­gner les Juives et les Juifs. Marine Le Pen a sim­ple­ment com­pris qu’elle pou­vait plus faci­le­ment dif­fu­ser ses thèmes racistes et isla­mo­phobes si elle le fai­sait, comme une large part du champ poli­tique, der­rière l’étendard de la « défense des Juifs ». Il s’agit bien enten­du là d’une hypo­cri­sie sans nom.

« Quand on attaque un Juif, on attaque la République », a récem­ment décla­ré un porte-parole du gou­ver­ne­ment1. C’est deve­nu une for­mu­la­tion récur­rente au sein du per­son­nel poli­tique. Vous esti­mez pour­tant que « la République fait sem­blant de pro­té­ger les Juifs et les Juives, tout en exi­geant d’elles et eux des preuves de loyau­té per­ma­nente, et pointe du doigt, opprime et écrase d’autres mino­ri­tés » : quel est ce men­songe républicain ?

« La République se pose en pro­tec­trice des Juifs et des Juives, mais il s’agit là, avant tout, d’une posi­tion opportuniste. »

Dans l’histoire fran­çaise, il y a tou­jours eu l’exigence d’une loyau­té spé­ci­fique à l’égard de la mino­ri­té juive. Selon ce dis­cours, il y a le « bon » Juif fran­çais et la figure de la cin­quième colonne, les attaques contre les « judéo-bol­che­viks ». Les Juifs et Juives ne sont « inté­grés » qu’au prix de l’exigence d’une sur­en­chère de loyau­té à l’égard du sys­tème poli­tique fran­çais. La République se pose en pro­tec­trice des Juifs et des Juives, mais il s’agit là, avant tout, d’une posi­tion oppor­tu­niste qui a un double objec­tif : d’une part, effa­cer les traces de l’antisémitisme fran­çais en le rédui­sant dans la conscience col­lec­tive à la seule période de l’Occupation (donc en élu­dant le rôle his­to­rique de la France dans la for­mu­la­tion et l’exportation de l’antisémitisme, et en en fai­sant, en quelque sorte, d’ores et déjà un pro­duit prin­ci­pa­le­ment « étran­ger ») et à une pré­ten­due « impor­ta­tion exo­gène » liée au conflit israé­lo-pales­ti­nien ; d’autre part, et en consé­quence, dif­fu­ser un dis­cours raciste en ciblant la mino­ri­té musul­mane, tout en se pré­sen­tant comme « antiraciste »…

L’Union juive fran­çaise pour la paix est pro­ba­ble­ment l’organisation juive la plus connue au sein de la gauche anti­ca­pi­ta­liste. Si vous par­ta­gez avec elle la cri­tique du sio­nisme, vous esti­mez pour­tant qu’elle prend le risque de ser­vir de « cau­tion juive » : ce n’est pas rien !

Comme nous l’avons indi­qué dans plu­sieurs de nos textes, l’UJFP a été créée par des mili­tantes et des mili­tants juifs qui, ayant par­ti­ci­pé aux luttes anti­co­lo­niales, ont vou­lu déve­lop­per une cri­tique du sio­nisme et du colo­nia­lisme israé­lien sur le thème du « pas en notre nom ». Cette démarche est louable, et elle n’est pas l’objet de notre cri­tique. Par contre, au fil des années, l’UJFP a déve­lop­pé un posi­tion­ne­ment vis-à-vis de l’antisémitisme qui nous pose pro­blème à plu­sieurs égards. Tout d’abord, l’UJFP ana­lyse pour l’essentiel la ques­tion de l’antisémitisme à tra­vers le prisme du sio­nisme et de la situa­tion en Palestine : en ce sens, elle rejoint les cou­rants sio­nistes en fai­sant de l’antisémitisme un ava­tar de la ques­tion israé­lo-pales­ti­nienne, alors qu’il s’agit d’une idéo­lo­gie fran­co-fran­çaise. La ques­tion israé­lo-pales­ti­nienne ne fait éven­tuel­le­ment que se sur­im­po­ser à la ques­tion, en en faus­sant la com­pré­hen­sion. L’UJFP fait, pour l’essentiel, de l’antisémitisme actuel la consé­quence du sio­nisme et d’un pré­ten­du « phi­lo­sé­mi­tisme d’État », enten­du comme trai­te­ment pri­vi­lé­gié des Juifs et des Juives, qui ali­men­te­rait un res­sen­ti­ment qui serait la source de l’antisémitisme. Or l’antisémitisme pré­cède le sio­nisme. Le sio­nisme est une réponse — natio­na­liste, donc pour nous réac­tion­naire — à l’antisémitisme. Faire de la consé­quence la cause, et rendre res­pon­sable de la mon­tée du racisme une par­tie — réac­tion­naire — de la mino­ri­té ciblée, est un pro­cé­dé d’inversion très cou­rant en matière de racisme : c’est du même ton­neau que les dis­cours qui rendent les Frères musul­mans res­pon­sables de la mon­tée de l’islamophobie.

De même, l’UJFP sert très régu­liè­re­ment d’alibi à une par­tie de la gauche radi­cale lorsqu’il est ques­tion de l’antisémitisme : on les bran­dit comme les « bons Juifs », qui per­mettent de ne sur­tout pas se poser trop de ques­tions, de ne pas se confron­ter aux pro­blèmes d’antisémitisme qui existent y com­pris au sein de la gauche radi­cale. L’attitude poli­tique de l’UJFP depuis quelques années sur la ques­tion de l’antisémitisme la pré­dis­pose à jouer ce rôle avec un dis­cours du type : « On n’est pas anti­sé­mites, la preuve, on fait des trucs avec l’UJFP. » C’est aus­si en ce sens qu’elle est très appré­ciée, parce qu’elle n’oblige pas la gauche radi­cale à se remettre en cause. Bien sûr, nous ne pen­sons pas que c’est l’intention de l’UJFP. Mais nous ne pou­vons que consta­ter la réa­li­té de ce genre de discours.

[Kazimir Malevitch]

Vous évo­quez le « phi­lo­sé­mi­tisme d’État », l’i­dée de « pri­vi­lège juif ». Quand l’é­di­teur Éric Hazan écrit se sou­ve­nir avec nos­tal­gie du « temps où les juifs n’é­taient pas du côté du manche », ou quand le Parti des Indigènes de la Répulique (PIR) évoque un « deux poids, deux mesures » en matière de lutte contre l’islamophobie et l’antisémitisme, ce serait donc cette thèse qu’ils illustreraient ?

Cette thèse du « phi­lo­sé­mi­tisme d’État » est pour nous erro­née, et par ailleurs dan­ge­reuse : même si ce n’est pas l’intention de l’UJFP, elle réac­tive des sté­réo­types anti­sé­mites par­ti­cu­liè­re­ment ancrés — comme ce pré­ten­du « pri­vi­lège juif » ou la pré­ten­due « proxi­mi­té des Juifs et du pou­voir ». Ce « phi­lo­sé­mi­tisme d’État » ne repose pas sur une réa­li­té maté­rielle, et réac­tive éga­le­ment le vieux thème anti­sé­mite de la période colo­niale pour divi­ser juifs et musul­mans afin de pro­té­ger l’ordre colo­nial. La phrase d’Éric Hazan est curieuse. Parce que main­te­nant les Juifs et les Juives seraient « du côté du manche » ? Il faut dis­tin­guer le dis­cours de l’État et de la classe poli­tique et la réa­li­té maté­rielle. Il y a un déca­lage entre les paroles, la réa­li­té et les actes. Premièrement, les avan­cées en matière de lutte contre l’antisémitisme sont le fruit de dizaines d’années de luttes menées par la mino­ri­té juive : elles ne sont pas le fait d’une prise de conscience sou­daine et morale de la classe poli­tique. Deuxièmement, l’historiographie fran­çaise et l’enseignement sco­laire conti­nuent lar­ge­ment d’éluder la ques­tion de l’antisémitisme fran­çais pour se concen­trer sur la seule période 1939–1945. Et encore, ceci se fait sur la base de « Vichy, ce n’est pas la France », avec toute une mytho­lo­gie recons­truite autour de « La France résis­tante » — alors que seule une mino­ri­té (dont un nombre consé­quent de Juifs et de Juives, d’Arménien·ne·s, d’Espagnol·e·s) a résis­té. Ensuite, les anti­sé­mites blancs béné­fi­cient d’une large impu­ni­té et d’une com­plai­sance qui contre­dit ce dis­cours : on pense à Égalité et Réconciliation, à Rivarol, mais aus­si à des situa­tions de har­cè­le­ment anti­sé­mite qui ont per­du­ré pen­dant de nom­breuses années dans l’indifférence — comme l’illustre récem­ment, on l’a dit, la Ligue du Lol.

« Parler de pri­vi­lège pour par­ler d’une mino­ri­té ciblée par des actes racistes régu­liers est à peu près aus­si pro­duc­tif en matière d’antiracisme que de par­ler des pri­vi­lèges des fonc­tion­naires en matière de lutte des classes. »

Bien sûr qu’il existe un dis­cours public qui en fait des tonnes sur l’antisémitisme, et pas sur les autres formes de racisme ! Discours qui en pro­fite d’ailleurs pour dif­fu­ser un poi­son raciste. Mais il ne s’agit pas de « phi­lo­sé­mi­tisme d’État », pas plus que les grandes décla­ra­tions sur l’égalité hommes-femmes du gou­ver­ne­ment ne doivent mas­quer la réa­li­té du patriar­cat. Dénoncer un « phi­lo­sé­mi­tisme d’État » est aus­si absurde que de dénon­cer un « fémi­nisme d’État ». Parler de « pri­vi­lège » pour par­ler d’une mino­ri­té ciblée par des actes racistes régu­liers est à peu près aus­si pro­duc­tif en matière d’antiracisme que de par­ler des « pri­vi­lèges des fonc­tion­naires » en matière de lutte des classes. En réa­li­té, plu­tôt que d’introduire ce genre de concepts, qui auront sur­tout pour seul effet d’obtenir un nivel­le­ment par le bas et un recul des luttes anti­ra­cistes, il serait plus pro­duc­tif de s’appuyer sur les quelques suc­cès rela­tifs — et à rela­ti­vi­ser — en matière de lutte contre l’antisémitisme, pour deman­der à les étendre et les géné­ra­li­ser à la lutte contre toutes les formes de racisme, dont l’islamophobie.

Le PIR dit pro­po­ser, par la voix d’Houria Bouteldja, une « offre géné­reuse » à l’endroit des Juifs de France : « Nous avons un des­tin com­mun comme nous avons poten­tiel­le­ment un ave­nir poli­tique com­mun. » Pourtant, vous esti­mez que le PIR défend des « posi­tions réac­tion­naires » et mini­mise l’antisémitisme.

On n’a sans doute pas la même vision de la géné­ro­si­té. On ne demande d’ailleurs à per­sonne la géné­ro­si­té, juste l’égalité. Le PIR s’est illus­tré régu­liè­re­ment par des prises de posi­tion réac­tion­naires. Non seule­ment il mini­mise l’antisémitisme, mais il s’en fait par­fois le vec­teur. À la lec­ture de ses com­mu­ni­qués à chaque fait de vio­lence anti­sé­mite (on parle de meurtres, notam­ment d’enfants), il y a régu­liè­re­ment une mise en doute du carac­tère anti­sé­mite des actes, et on sent plus de sym­pa­thie pour les auteurs que pour les vic­times. Ça signi­fie quoi de dire « Je suis Mohamed Merah », de « dénon­cer toute cen­sure contre Dieudonné » ou de dire que « les Juifs sont la batte de base­ball avec laquelle on frappe les Noirs et les Arabes », en matière de « géné­ro­si­té » ? C’est une curieuse concep­tion de « l’amour révo­lu­tion­naire ». Le PIR s’en défend, y voit un mau­vais pro­cès, mais quand ce genre de trucs revient de manière récur­rente, et qu’il n’y a pas le début d’une auto­cri­tique, que le dis­cours se borne à dire « Mais vous nous avez mal com­pris, vous êtes mal­veillants, en fait on ne vous veut que du bien », on ne peut juste que consta­ter qu’il y a un pro­fond problème.

[Kazimir Malevitch]

« Je suis, cela va sans dire, un adver­saire du sio­nisme », affirmait Trotsky en 1934 dans le cadre d’une inter­view parue dans Class Struggle. 85 ans plus tard, cette évi­dence n’en est plus une, et peut-être même expo­se­ra-t-elle bien­tôt, à entendre Macron, à des repré­sailles judi­ciaires ! Qu’est-ce qu’être anti­sio­niste, aujourd’hui, quand le pro­jet sio­niste a triom­phé, que la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale l’a rati­fié à la majo­ri­té et qu’une armée des plus solides le « sécu­rise » durablement ?

Rappelons d’a­bord que le sio­nisme est un mou­ve­ment natio­na­liste né dans des condi­tions par­ti­cu­lières : il s’ins­crit dans le mou­ve­ment des natio­na­li­tés du XIXe siècle, mais avec une spé­ci­fi­ci­té : il naît, à la dif­fé­rence des autres idéo­lo­gies natio­na­listes, au sein d’une mino­ri­té natio­nale dia­spo­rique qui n’est majo­ri­taire nulle part et qui est oppri­mée, jus­te­ment, par les idéo­lo­gies natio­na­listes euro­péennes, qui dési­gnent les Juives et les Juifs comme exté­rieurs au corps natio­nal en déve­lop­pant l’an­ti­sé­mi­tisme. C’est donc ini­tia­le­ment une idéo­lo­gie natio­na­liste qui se pré­sente comme une solu­tion à l’an­ti­sé­mi­tisme. Mais du fait de cette situa­tion mino­ri­taire des Juifs et des Juives, la consti­tu­tion d’une majo­ri­té natio­nale juive sur un ter­ri­toire don­né, et donc d’un État-nation, n’a pu se faire qu’a­vec une entre­prise colo­niale — elle-même d’un genre par­ti­cu­lier puis­qu’elle s’est faite sans qu’existe ini­tia­le­ment une métro­pole. Entreprise qui a eu pour consé­quence l’ex­pul­sion mas­sive des Palestinien·ne·s. Ainsi que la mise en place d’une domi­na­tion colo­niale sur ceux et celles-là en Palestine. Au sein de la mino­ri­té juive, cette idéo­lo­gie a long­temps été mino­ri­taire, même si elle a gagné pro­gres­si­ve­ment en influence avec la mon­tée de l’an­ti­sé­mi­tisme. Mais elle a été com­bat­tue par d’autres idéo­lo­gies, dont les idéo­lo­gies révo­lu­tion­naires qui la cri­ti­quaient à la fois pour sa ten­dance à por­ter l’ef­fort sur le pro­jet colo­nial au détri­ment de la lutte en dia­spo­ra contre l’an­ti­sé­mi­tisme, pour sa volon­té de nier la culture juive dia­spo­rique et pour la consé­quence du pro­jet sio­niste sur les Palestinien·ne·s. Aujourd’hui, les cou­rants qui se reven­diquent du sio­nisme en dia­spo­ra conti­nuent de mettre en avant l’ins­tal­la­tion en Israël comme la solu­tion face à l’antisémitisme.

« Aucune paix durable et juste ne peut décou­ler d’une telle vision, qui nie l’effet concret de ce pro­jet sur les Palestinien·ne·s : expro­pria­tion, expul­sion, vio­lence armée per­ma­nente, oppres­sion raciste… »

Notre oppo­si­tion au sio­nisme découle d’une double ana­lyse. Premièrement : d’une posi­tion anti­na­tio­na­liste qui, sans nier les spé­ci­fi­ci­tés du sio­nisme par rap­port aux autres natio­na­lismes, en iden­ti­fie éga­le­ment les traits com­muns. Cette posi­tion est notam­ment fon­dée sur l’a­na­lyse de l’effet que cette idéo­lo­gie natio­na­liste (dans ses cou­rants divers, de l’extrême droite à l’extrême gauche) a sur notre mino­ri­té : iso­le­ment, mécom­pré­hen­sion des dyna­miques de l’antisémitisme, renon­cia­tion à la lutte, ici rem­pla­cée par le sou­tien à l’État-nation israé­lien. Deuxièmement : de nos posi­tions anti­co­lo­nia­listes, en cohé­rence avec nos posi­tions révo­lu­tion­naires. Aujourd’hui, l’idéologie sio­niste conti­nue à jus­ti­fier le sta­tu quo colo­nial et l’ex­pro­pria­tion des Palestinien·ne·s au nom de la néces­si­té vitale de pré­ser­ver un État-nation refuge pour les Juifs et les Juives. Pour la gauche sio­niste, c’est un mal néces­saire (qu’il fau­drait éven­tuel­le­ment limi­ter dans l’es­pace afin de pré­ser­ver le fait natio­nal israé­lien) ; pour la droite, c’est une pra­tique légi­ti­mée par l’Histoire. Aucune paix durable et juste ne peut décou­ler d’une telle vision, qui nie l’effet concret de ce pro­jet sur les Palestinien·ne·s : expro­pria­tion, expul­sion, vio­lence armée per­ma­nente, oppres­sion raciste…

Ceci étant dit, nous vivons dans une métro­pole colo­niale et impé­ria­liste res­pon­sable du sac­cage de l’Afrique et cores­pon­sable du géno­cide au Rwanda. De façon per­ma­nente, elle mène des guerres néo­co­lo­niales et sou­tient des dic­ta­tures san­gui­naires. C’est à par­tir de cette posi­tion que nous dénon­çons le colo­nia­lisme israé­lien. Nous sommes donc contre le sio­nisme, mais ne nous défi­nis­sons pas comme « anti­sio­nistes » parce que notre oppo­si­tion au sio­nisme découle d’une vision anti­co­lo­nia­liste, hos­tile à l’ethnonationalisme « völ­kish ». Cette vision n’ap­plique pas au sio­nisme un « deux poids, deux mesures », qui en ferait une forme de colo­nia­lisme ou de natio­na­lisme meilleure — point de vue sio­niste — ou pire qu’un autre — point de vue de bon nombre d’« anti­sio­nistes ». Nous insis­tons éga­le­ment sur le fait que l’attachement d’une par­tie de la mino­ri­té juive en dia­spo­ra au sio­nisme découle de la crainte d’un nou­veau géno­cide et de l’idée du carac­tère indis­pen­sable d’un « État refuge » pour les Juifs et les Juives. Il faut com­prendre cette crainte (après 2000 ans de per­sé­cu­tions et un géno­cide qui a fait dis­pa­raître deux tiers des Juifs et Juives d’Europe), et pro­po­ser une autre voix de lutte contre l’antisémitisme que celle qui consiste à sou­te­nir la fuite en avant colo­niale en Palestine. C’est ce à quoi nous nous atta­chons, et nous pen­sons que cette dimen­sion est glo­ba­le­ment sous-esti­mée. Pour ce qui concerne la situa­tion en Palestine, il n’existe pas entre nous de posi­tions uni­fiées sur la solu­tion à appor­ter : deux États, un État bina­tio­nal, laïque et démo­cra­tique, une confé­dé­ra­tion… L’essentiel étant de rompre avec ledit sta­tu quo colonial.

[Kazimir Malevitch]

Dans une post­face à Sur la Question juive de Marx, Daniel Bensaïd déplore le fait que le judéo­cide ait été déshis­to­ri­ci­sé et dépo­li­ti­sé : il serait deve­nu « un évè­ne­ment théo­lo­gique » fait d’indicible et d’impensable, laissant ain­si place à l’identité, comme « outrage » enve­lop­pant, au lieu de pen­ser la poli­tique, et donc la révo­lu­tion. Partagez-vous cette analyse ?

Nous consi­dé­rons bien évi­dem­ment que le géno­cide des Juifs et Juives et des Rroms doit être pen­sé dans une pers­pec­tive his­to­rique et poli­tique — ce qui n’empêche nul­le­ment d’en sou­li­gner les spé­ci­fi­ci­tés. Nous ne déve­lop­pons pas une vision iden­ti­taire, ni de l’Histoire, ni de la poli­tique, mais une vision maté­ria­liste. Il est clair que le géno­cide des Juifs et des Rroms a long­temps été un sujet du domaine de l’in­di­cible, puis­qu’il aura fal­lu attendre 1995 pour que l’État fran­çais recon­naisse sa res­pon­sa­bi­li­té… Mais il y a effec­ti­ve­ment un accent mis sur l’é­mo­tion­nel plu­tôt que sur le maté­riel. En évo­quant le géno­cide, les poli­ti­ciens pren­dront des tour­nures de phrase ampou­lées et des emphases sur « les heures les plus sombres de notre Histoire », mais aucun accent n’est mis sur l’en­sei­gne­ment de cet évè­ne­ment, les élé­ments qui l’ont pré­cé­dé et les consé­quences qui l’ont sui­vi. Beaucoup reste à faire pour évi­ter la mys­ti­fi­ca­tion de l’Histoire : com­ment s’ad­mi­nistre un géno­cide ? quelle res­pon­sa­bi­li­té doit être por­tée, par qui ? Tel que c’est ensei­gné actuel­le­ment, la res­pon­sa­bi­li­té des nazis est la seule évo­quée, mais pas celles des témoins silen­cieux, des col­la­bo­ra­teurs, ni celle de l’i­déo­lo­gie natio­nale qui a per­mis à l’ap­pa­reil nazi d’ad­mi­nis­trer ce géno­cide. Il faut un contexte d’an­ti­sé­mi­tisme à même de per­mettre de dis­so­cier un peuple spé­ci­fique du reste de la popu­la­tion et de rendre indif­fé­rent, ou jus­ti­fiable, son assas­si­nat mas­sif. Il y a évi­dem­ment eu la volon­té de confis­quer ce trau­ma­tisme aux vic­times juives et rroms. Lorsqu’on parle du géno­cide, on ne s’é­tend pas sur le fait que les col­la­bo­ra­teurs et témoins pas­sifs n’é­taient pas ravis du retour des dépor­tés, que les biens spo­liés n’aient majo­ri­tai­re­ment pas été ren­dus. Ce sont des élé­ments fac­tuels, pour­tant. Ils per­mettent d’an­crer des évè­ne­ments his­to­riques dans la réa­li­té. Ce n’est pas pour rien que le seul docu­men­taire qui a eu pour but de com­prendre com­ment ce géno­cide et pas pour­quoi ce géno­cide, dure 10 heures… En essayant de com­prendre com­ment, on apprend à iden­ti­fier les pré­mices d’une situa­tion géno­ci­daire et l’im­pli­ca­tion de l’en­semble de la popu­la­tion dans celle-ci : c’est une ques­tion qu’un pays comme la France, encore inca­pable de recon­naître la vio­lence inouïe de la colo­ni­sa­tion, n’a pas envie de se poser.

La défense de la liber­té d’expression s’est sou­vent cris­tal­li­sée, ces der­nières années, autour de la ques­tion juive et/ou israé­lienne. Avec l’idée qu’il y a des choses qu’on ne peut pas dire, plus dire — Soral et Dieudonné, vous les citiez, en ont très sou­vent joué. Faut-il s’en remettre au pou­voir d’État pour faire face aux fas­cistes, ou peut-on ima­gi­ner d’autres voies ?

« La voix des opprimé·e·s est en per­ma­nence silen­ciée dans le sys­tème raciste ; faire taire les racistes, c’est per­mettre l’expression des opprimé·e·s. »

« La défense de la liber­té d’expression » (de tout le monde, donc des fas­cistes) comme posi­tion abs­traite est un angle d’attaque poli­tique carac­té­ris­tique du libé­ra­lisme : on pense la ques­tion en dehors des rap­ports sociaux et des rap­ports de forces réels. Le fait de se posi­tion­ner comme oppri­més est une constante pour les anti­sé­mites : c’est une inver­sion du réel. Cette stra­té­gie de vic­ti­mi­sa­tion est un moyen pour eux de ren­for­cer le sté­réo­type du « pou­voir juif » ; c’est une stra­té­gie plei­ne­ment poli­tique. En réa­li­té, ce qui est défen­du par celles et ceux qui la bran­dissent dans ces cir­cons­tances, c’est la « liber­té d’oppression ». La voix des opprimé·e·s est en per­ma­nence silen­ciée dans le sys­tème raciste ; faire taire les racistes, c’est per­mettre l’expression des opprimé·e·s qui, sinon, est étouf­fée par la vio­lence du dis­cours raciste qui se répand en per­ma­nence. La lutte contre le racisme se fait, selon nous, « par tous les moyens néces­saires », pour reprendre une expres­sion des Black Panthers. Nous ne nous en remet­tons pas au pou­voir d’État, mais nous ne voyons pas pour­quoi il fau­drait par exemple se pri­ver d’utiliser les moyens légaux exis­tants — ce qui n’empêche ni la lutte idéo­lo­gique, ni la lutte phy­sique pour étouf­fer le dis­cours raciste et assu­rer l’autodéfense antiraciste.

On a récem­ment pu lire dans Le Monde, sous la plume de la rab­bin Delphine Horvilleur, que « la contes­ta­tion du pou­voir », si elle s’énonce sur le registre de la « dénon­cia­tion d’élites, de [la] culpa­bi­li­té des riches ou [du] com­plot des puis­sants », ren­voie au « lan­gage ances­tral qui fut dans l’histoire celui de l’antisémitisme ». On a éga­le­ment vu Le Point faire part de son trouble à la lec­ture du der­nier ouvrage de François Ruffin, face à l’évocation des mots « Rothschild » et « Attali ». Comment rendre lim­pide l’idée que la lutte contre les déten­teurs du capi­tal n’a rien — ou ne devrait rien — à voir avec l’antisémitisme ?

La foca­li­sa­tion sur les ban­quiers juifs ou sur un « capi­ta­lisme financier/cosmopolite » (oppo­sé arti­fi­ciel­le­ment au ver­tueux « capi­ta­lisme industriel/national ») asso­cié aux Juifs et aux Juives est effec­ti­ve­ment une constante his­to­rique du dis­cours anti­sé­mite « social ». Il s’agit là d’un « anti­ca­pi­ta­lisme roman­tique » qui ne s’attaque ni à la pro­prié­té pri­vée des moyens de pro­duc­tion et de dis­tri­bu­tion, ni aux rap­ports sociaux de pro­duc­tion, et qui refuse d’envisager la mise en com­mun des moyens de pro­duc­tion et de dis­tri­bu­tion. La seule manière de rendre lim­pide l’idée anti­ca­pi­ta­liste est donc de la for­mu­ler de manière maté­ria­liste, en s’attaquant à la racine des rap­ports sociaux de pro­duc­tion : pro­prié­té com­mune des moyens de pro­duc­tion et de dis­tri­bu­tion, mar­chan­di­sa­tion, socié­té de classe. Et d’adopter un voca­bu­laire sans ambi­guï­té : par­ler de « bour­geoi­sie » plu­tôt que de « finance », iden­ti­fier les classes en pré­sence plu­tôt que les indi­vi­dus, refu­ser toute foca­li­sa­tion sur les bour­geois juifs en particulier.

[Kazimir Malevitch]

L’essayiste Michel Warschawski nous disait un jour, à Jérusalem : « Je ne crois pas à l’existence de valeurs juives. » Entendre que, pour lui, « tout est juif ». Vous louez quant à vous une « éthique juive et uni­ver­sa­liste » : quels en sont les contours singuliers ?

Nous avons, en tant que révo­lu­tion­naires, des valeurs éthiques qui sont uni­ver­selles, en ce sens qu’elles sont com­munes à l’humanité et existent dans toutes les socié­tés, à toutes les époques : entraide, soli­da­ri­té, refus de la domi­na­tion… L’éthique juive dont nous nous reven­di­quons est sim­ple­ment l’une des formes cultu­relles qu’a prise cette éthique uni­ver­selle, liée à la condi­tion de mino­ri­té oppri­mée. Ce n’est pas tout à fait un hasard si de très nom­breux Juifs et Juives ont par­ti­ci­pé au mou­ve­ment ouvrier révo­lu­tion­naire, dans toutes ses ten­dances, en jouant par­fois un rôle moteur dans la créa­tion d’organisations de soli­da­ri­té qui étaient loin de ne se consa­crer qu’à la mino­ri­té juive et aux pro­blèmes aux­quels elle était confron­tée. C’est aus­si parce qu’ils y trou­vaient l’expression de valeurs pré­sentes dans la culture dia­spo­rique. Nous nous situons dans la conti­nui­té de ce par­cours, et il y a nombre de figures his­to­riques qui nous ins­pirent : d’Emma Goldman en pas­sant par Rosa Luxemburg, de Marek Edelman en pas­sant par Denis Théodore Goldberg, de Lucien Sportisse à Ilan Halevi, de Joseph Rosenthal à Adolfo Kaminsky. Parmi bien d’autres.

Le Bund et les FTP-MOI sont des réfé­rences régu­liè­re­ment mobi­li­sées au sein du camp de l’émancipation. Mais cet inté­rêt, que vous par­ta­gez, occulte à vos yeux la lutte contre l’antisémitisme contem­po­rain. Évoquant la mémoire des com­bat­tants du ghet­to de Varsovie, vous en appe­lez à ne plus attendre et à agir, ici et main­te­nant, contre l’antisémitisme. Vous avez d’ailleurs par­lé d’« autodéfense »…

Nous avons sou­le­vé une atti­tude qui nous parais­sait pro­blé­ma­tique : celle de ne par­ler des Juifs et Juives qu’au pas­sé, d’invoquer ces expé­riences moins pour en tirer des ensei­gne­ments aujourd’hui que pour sur­tout évi­ter de par­ler de la situa­tion des Juifs et des Juives au pré­sent. Or « le pas­sé ne s’est envo­lé nulle part ». Parler de ces réfé­rences doit être un moyen de pour­suivre le com­bat, et pas de l’éluder ou le remi­ser dans le rayon des nos­tal­gies com­modes. Ces réfé­rences ne sont pas exclu­sives : il existe d’autres réfé­rences juives dans le mou­ve­ment ouvrier inter­na­tio­na­liste. L’autodéfense est une longue tra­di­tion dans la dia­spo­ra en Europe, qui a sus­ci­té face aux pogroms la for­ma­tion de groupes d’autodéfense appe­lés « Zelbshuts ». L’idée est de renon­cer à subir, de ne pas comp­ter sur l’État pour se défendre, ici et main­te­nant. C’est une pra­tique née de la néces­si­té. Mais cette notion ne doit pas être com­prise seule­ment dans cette pers­pec­tive d’autodéfense phy­sique (visant à pré­ser­ver nos inté­gri­tés face aux anti­sé­mites), mais sur le plan de la lutte idéo­lo­gique éga­le­ment : prendre en charge notre propre lutte et ne pas comp­ter sur des « pro­tec­teurs », d’où qu’ils viennent.


Illustrations et ban­nière : extraits d’œuvres de Kazimir Malevitch


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  1. « Quand on insulte un juif, on attaque la République », Le Figaro, 17 février 2019.

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