En quête de l'invisible : paradoxes animaux

24 octobre 2019


Texte inédit | Ballast

D’un coup de patte, le lièvre se laisse englou­tir par le four­ré croi­sant sa course ; d’un bat­te­ment d’aile, le milan se place dans l’axe du soleil et nous aveugle ; sans bruit, sans même un mou­ve­ment, la vipère se fond dans les cou­leurs de son rocher et s’ab­sente, un temps, à la vue. Sur cette ligne qui sépare le visible de ce qui ne l’est pas, que se joue-t-il ? En inter­ro­geant les rap­ports qu’ont les humains avec les ani­maux, ceux des ani­maux entre eux et ceux qu’ils ont envers nous, des para­doxes se des­sinent : aimer leur appa­rence et por­ter sur soi leur peau ; appré­cier leur démarche et l’in­ter­rompre en les tuant ; saluer leur ingé­nio­si­té et la bri­ser par la nôtre. Et si notre regard pou­vait n’être plus cet ins­tru­ment de domi­na­tion ? ☰ Par Roméo Bondon


Le pou­voir de se sous­traire au regard d’au­trui, à tout ins­tant, ne serait-il pas le propre d’une vie ani­male aus­si com­plète que légi­time ? Si cette pro­po­si­tion semble simple, le repli dans l’in­vi­sible n’est sou­vent pas per­mis aux ani­maux. Faudrait-il en conclure que d’a­ni­maux, il n’est plus ques­tion ? Ou bien que ces der­niers ne sont plus que des moi­tiés d’eux-mêmes, ampu­tés par la frag­men­ta­tion des milieux natu­rels, l’ac­crois­se­ment de la pol­lu­tion lumi­neuse, les per­tur­ba­tions cli­ma­tiques ou sim­ple­ment la maî­trise que les humains leur imposent ?

« L’abattage suit l’é­le­vage et pré­cède la découpe ; ça n’est que l’é­tape inter­mé­diaire d’une chaîne condui­sant à la bouche du consom­ma­teur, ce par­fait inconnu. »

On pour­rait affir­mer en guise de pro­vo­ca­tion que seul l’hu­main reste ani­mal. Pourtant, lui aus­si peine à se cacher. Ou bien il peine à se dis­si­mu­ler à ce qui le sur­veille — dans un recoin rési­duel, une niche patiem­ment construite et jalou­se­ment gar­dée. Les socié­tés humaines par­fois appe­lées « dis­ci­pli­naires », « de sur­veillance » ou « de contrôle », se suc­cèdent et se super­posent. Ces termes s’ap­pliquent avec autant de per­ti­nence aux ani­maux non-humains : pris dans les rap­ports sociaux que les humains tissent entre eux, volon­tai­re­ment ou, bien sou­vent, sans le sou­hai­ter, ceux-ci sont concer­nés par les mêmes poli­tiques sécu­ri­taires. Tous sont sui­vis à leur manière, que ce soit par un conseiller quel­conque ou un pro­gramme de recherche. Les uns subissent les ordres de leur hié­rar­chie, les autres les néces­si­tés d’une ges­tion ration­nelle ; aux humains les numé­ros divers ren­sei­gnant à tout moment une iden­ti­té, sous peine de se voir dis­qua­li­fier de la norme, aux ani­maux la confor­mi­té à leur juste place, sans quoi c’est leur vie qu’ils risquent de perdre. Lorsque résis­ter au pilo­tage ou à la répres­sion n’est pas de son res­sort ou dans ses capa­ci­tés, que reste-t-il, sinon la fuite ? C’est là, peut-être, dans l’é­chap­pée, que réside une der­nière ruse animale.

« [L]e libre pas­sage de la visi­bi­li­té à l’in­vi­si­bi­li­té […] est comme la res­pi­ra­tion même du vivant1. » Les ani­maux dont le libre mou­ve­ment d’un état à l’autre, du visible à ce qui ne l’est pas, est entra­vé par l’ac­tion humaine, perdent en plus d’une cer­taine auto­no­mie leur qua­li­té même d’être vivant. Dès lors, ôter la vie, à eux qui n’en ont pas, n’a plus à voir avec l’ad­mi­nis­tra­tion de la mort. L’abattage suit l’é­le­vage et pré­cède la découpe ; ça n’est que l’é­tape inter­mé­diaire d’une chaîne condui­sant à la bouche du consom­ma­teur, ce par­fait incon­nu à qui l’on recon­naît tous les droits pour peu qu’ils ne contre­viennent pas à la san­té de l’in­dus­trie agroa­li­men­taire. Mais un tel enchaî­ne­ment paraît incon­gru lorsque l’agneau, le pou­let ou le porc est rem­pla­cé par le cha­mois, la géli­notte ou le san­glier. Les uns seraient domes­tiques, les autres sau­vages. Chassés et eux aus­si consom­més pour­tant, ils ont en plus une aura, qui rési­de­rait dans leur agi­li­té, leur rare­té ou leur puis­sance. Surtout, cha­mois, géli­nottes et san­gliers peuvent se mou­voir libre­ment, pour se cacher ou s’en­fuir. Cette liber­té-là, c’est bien ce qui leur manque, aux agneaux, aux pou­lets ou aux porcs. En état de visi­bi­li­té per­ma­nente, ils ne sont pas sau­vages mais ne sont plus ni fami­liers, ni même domes­tiques ; ils ne sont plus, voi­là tout. Défaits de leur attri­but pro­pre­ment ani­mal, les bêtes d’é­le­vage font par ailleurs l’ob­jet d’une dis­si­mu­la­tion — laquelle n’est pas indi­vi­dua­li­sée, n’est plus de leur fait, mais concerne l’en­semble de l’in­dus­trie qui les contrôle. À l’in­verse, les ani­maux sau­vages semblent encore jouir de leur pleine liber­té mais doivent appa­raître aux yeux de tous, pour des rai­sons aus­si diverses que le tou­risme ani­ma­lier, les sui­vis sani­taires et scien­ti­fiques — ou sim­ple­ment comme part atten­due d’un décor pré­su­mé authen­tique. En liber­té sur­veillée, la faune sau­vage peut, quoique chaque jour un peu moins, se repo­ser sur un savoir de l’invisible.

[George Shiras]

Se mouvoir : une nécessité

Edmond Dujardin et Joseph Callenec ne s’y sont pas trom­pés : les deux gra­phistes à l’o­ri­gine du jeu Les 1 000 bornes ont acco­lé à cha­cune des cartes de vitesse un ani­mal cen­sé lui cor­res­pondre. 25 kilomètres/heure pour l’es­car­got ; 50 pour le canard ; 75 pour le papillon ; 100 pour le lièvre et enfin 200 pour l’hi­ron­delle. Du gas­té­ro­pode à l’oi­seau, les ani­maux se meuvent. Ce serait l’une de leurs forces, ou du moins de leurs qua­li­tés prin­ci­pales. Certes, ce n’est pas la vitesse que l’es­car­got oppose aux assauts de la grive : sa coquille s’a­vère plus effi­cace. La capa­ci­té qu’ont les ani­maux à déta­ler à toute patte ou à s’en­vo­ler sou­dai­ne­ment condi­tionne néan­moins en grande par­tie leur habi­li­té à sur­vivre. Dans la fuite réside pour beau­coup le salut.

« Canevas humains et ani­maux se super­posent et se répondent. De là naissent des ren­contres inattendues. »

Lorsque l’en­vi­ron­ne­ment n’offre aucune cachette, mais sim­ple­ment la terre nue et quelques four­rés, la puis­sance des membres devient une qua­li­té néces­saire. Les spring­boks, ces anti­lopes sau­teuses, n’ont que leur pointe de vitesse et leur extrême agi­li­té pour échap­per aux gué­pards qui les chassent. Mais la fuite seule ne cause pas ces mou­ve­ments sou­dains : on peut les obser­ver sau­ter sur place jus­qu’à trois mètres de haut en cas d’a­lerte mais aus­si, pour des rai­sons par­fois incon­nues, trans­mettre ce com­por­te­ment aux congé­nères à proxi­mi­té. Non expli­qués pour l’heure, ces bonds semblent à l’ob­ser­va­teur ne répondre qu’à l’en­vie ou l’im­pé­rieux besoin de déchar­ger l’éner­gie qui réside dans leurs pattes. La peur rai­dit les membres et impose la fuite. Mais l’é­chap­pée est aus­si tran­si­tive qu’au­to­nome : échap­per à quel­qu’un ou à quelque chose, ou même expri­mer par le mou­ve­ment libre sa condi­tion d’être vivant en capa­ci­té à se dépla­cer. Cette acti­vi­té dépen­sière est com­mune aux humains : nous cou­rons sans but, ramons et nous agi­tons pour le plai­sir de le faire. C’est dans ce même sens que Deleuze et Guattari ont défi­ni, à par­tir d’une lec­ture du bes­tiaire de Kafka, le « deve­nir ani­mal » : « [C]’est pré­ci­sé­ment faire le mou­ve­ment, tra­cer la ligne de fuite dans toute sa posi­ti­vi­té, fran­chir un seuil, atteindre un conti­nuum d’in­ten­si­tés qui ne valent plus que pour elles-mêmes, trou­ver un monde d’in­ten­si­tés pures, où toutes les formes se défont, toutes les signi­fi­ca­tions aus­si, signi­fiants et signi­fiés, au pro­fit d’une manière non-for­mée, de flux déter­ri­to­ria­li­sés, de signes asi­gni­fiants2. » Dans leur libre com­po­si­tion de lignes, celles de leurs dépla­ce­ments, humains et non-humains se rejoignent. La fuite est une varié­té par­mi d’autres occa­sion­nant ce tis­sage. Les lignes se croisent, forment des nœuds dans les ren­contres jus­qu’à pro­duire la trame d’une vie3. Canevas humains et ani­maux se super­posent et se répondent. De là naissent des ren­contres inat­ten­dues. Dernier recours ou choix déli­bé­ré, l’é­chap­pée consti­tue la pre­mière des formes d’un vivant sau­vage et auto­nome. Mais lorsque la vitesse ou l’a­gi­li­té n’est pas suf­fi­sante, il faut cher­cher dans ce qui envi­ronne les moyens du retrait.

L’art de se cacher

La fuite n’est alors plus ce tra­jet sans autre but que de dis­tan­cer le pré­da­teur, mais un iti­né­raire, d’un espace de vul­né­ra­bi­li­té à une zone de quié­tude. Visible, l’a­ni­mal est fra­gile et ne peut comp­ter que sur ses propres capa­ci­tés ; caché, l’en­vi­ron­ne­ment lui per­met de pal­lier les poten­tielles carences de sa consti­tu­tion. La connais­sance du pay­sage n’est pas absente des stra­té­gies ani­males : fami­lier de ses moindres aspé­ri­tés, chaque creux ou bosse peut consti­tuer un éven­tuel refuge. Les mul­tiples trous per­çant un arbre mort indiquent autant de pas­sages vers un lieu sûr. Si des insectes s’y glissent, le bec de cer­tains oiseaux le peuvent aus­si ; un refuge est tem­po­raire : comp­ter sur lui implique d’en cher­cher un autre. Les creu­se­ments des ter­mites, des sou­ris ou des blai­reaux n’ont pas la même dimen­sion, mais cha­cun pro­fite d’un réseau de boyaux à sa taille pour se dis­si­mu­ler. L’œil humain ne voit sou­vent que des trous ; l’en­trée de ces ter­riers est comme la trace d’une vie sou­ter­raine et noc­turne que l’on sup­pose seule­ment, à moins de se tapir à proxi­mi­té pour la nuit. Comme le patient tra­vail d’en­re­gis­tre­ment du natu­ra­liste Marc Namblard le montre dans un docu­men­taire, ce sont les bruits qui, là, nous indi­que­ront l’ac­ti­vi­té envi­ron­nante4. Dissimulés par l’ombre ou par leur habi­tat, ces ani­maux échappent à la vue de notre espèce diurne. Reste cepen­dant une inter­ro­ga­tion : à qui sont adres­sées ces traces, ces « pistes ani­males5 » der­rière les­quelles court, par­mi d’autres, le phi­lo­sophe Baptiste Morizot ? Aux congé­nères, proies et pré­da­teurs ? À l’ob­ser­va­teur dont la curio­si­té n’a d’é­gale que celle de l’ob­ser­vé ? À per­sonne, peut-être : les traces res­tant la marque de l’ac­ti­vi­té du vivant, et rien de plus.

[George Shiras]

Aux inter­stices que pro­pose le milieu s’a­joute une adap­ta­tion aux cou­leurs que l’é­vo­lu­tion a per­mis à cer­taines espèces. Se cacher est une chose ; se fondre en est une autre. Sous cette forme de dis­si­mu­la­tion, l’a­ni­mal se montre mais n’est pas vu. Ainsi de ces espèces mon­ta­gnardes qui changent de plu­mage ou de pelage en fonc­tion des sai­sons : lago­pèdes alpins et lièvres variables passent du blanc au brun, puis au gris, selon la cou­ver­ture nei­geuse qui recouvre leur ter­ri­toire. En épou­sant un milieu qu’ils maî­trisent au point d’en dis­pa­raître momen­ta­né­ment tout en res­tant sur son seuil, ces deux espèces s’é­chappent sans même se dépla­cer, fuient dans le camou­flage ces rapaces qui les sur­volent. Une appa­rence dis­cor­dante les tra­hit : le délai plus long que prennent les lago­pèdes mâles pour perdre leur plu­mage hiver­nal les rend dis­cer­nables sur la roche nue. Peut-être ce carac­tère sera-t-il ame­né à évo­luer, à la manière des pha­lènes décrites par Darwin ? L’anecdote est connue : ces papillons, inféo­dés aux bou­leaux dans le nord de l’Angleterre, étaient jus­qu’au XIXe siècle d’une blan­cheur mimant celle de leurs hôtes. Les fumées des indus­tries envi­ron­nantes ont colo­ré les arbres de leurs cendres ; les bou­leaux sont deve­nus gris. S’il exis­tait des pha­lènes de la même teinte, elles étaient aupa­ra­vant les pre­mières pré­da­tées par les oiseaux. Le chan­ge­ment sou­dain de la colo­ra­tion des arbres les pri­vi­lé­giant, la sélec­tion s’in­verse : les pha­lènes, de blanches, deviennent grises à leur tour au fil des géné­ra­tions. Ces petits papillons ont fas­ci­né, outre les natu­ra­listes, l’i­ma­gi­na­tion de Virginia Woolf. D’eux, elle a fait le cœur inhu­main de son roman Les Vagues ; d’eux naissent des évé­ne­ments imper­cep­tibles, mais dont tout le livre est impré­gné : « Un ins­tant tout vacilla et s’incurva dans l’incertitude et dans l’ambiguïté, comme si une grande pha­lène tra­ver­sant la chambre à toutes voiles avait ombra­gé la soli­di­té immense des chaises et des tables de ses ailes flot­tantes6 ».

Des utilisations humaines du camouflage

« Les fumées des indus­tries envi­ron­nantes ont colo­ré les arbres de leurs cendres ; les bou­leaux sont deve­nus gris. »

La dis­si­mu­la­tion dont font preuve cer­tains ani­maux a depuis long­temps cher­ché à être mimée par les humains qui les observent ou les chassent. Mais si ce trait était une tech­nique domi­nante au sein de socié­tés fon­dées sur la chasse et la cueillette, la domi­na­tion de l’é­le­vage, où l’in­vi­sible est craint et le bétail gar­dé à la vue de tous, a ren­du ce rap­port au pay­sage sus­pect. Le trap­peur qui fait corps avec son milieu au point de s’y fondre est per­çu comme en dehors d’un monde social où tout doit être trans­pa­rent : il aurait l’am­bi­tion de retrou­ver un inat­tei­gnable état de nature dont l’hu­main en tant qu’es­pèce se serait défait. À la lumière de la ville ou du foyer s’op­po­se­rait l’obs­cu­ri­té de la forêt, où seuls évo­luent ceux qui savent s’y cacher. Le chas­seur uti­lise les ruses d’autres pré­da­teurs pour ruser ses proies à son tour. Il incor­pore ces der­nières pour mieux les débus­quer. Ainsi, cer­tains peuples indi­gènes d’Amérique, qua­li­fiés pour cela par Morizot de « diplo­mates garous », revê­taient des peaux de loups et appro­chaient les bisons en imi­tant leur démarche. La défense pas­sive des proies face à leur pré­da­teur — ne pas fuir, jus­te­ment, pour ne pas se mon­trer faible et en deve­nir une cible — per­met­tait aux chas­seurs une approche maxi­male de son gibier. Le chas­seur peut alors se décou­vrir et sur­prendre des bisons non accou­tu­més à l’at­taque fron­tale de ceux qu’ils pre­naient pour des loups. Mais si l’in­cor­po­ra­tion de manières ani­males peut aller jus­qu’à consti­tuer des tech­niques, elles sont dans d’autres contextes rejetées.

L’homme des bois des contes et récits euro­péens, si proche du sau­vage qui l’ha­bite par moment, se voit au même titre que son milieu d’é­lec­tion reje­té hors d’une civi­li­sa­tion syno­nyme de contrôle — sur soi comme sur son envi­ron­ne­ment7. La sau­va­ge­rie des mythes et des pra­tiques anciennes se ren­verse tou­te­fois et béné­fi­cie aujourd’­hui d’une nou­velle appro­pria­tion. Alors que la vie éré­mi­tique de l’homme des bois lui per­met­tait de faire corps avec sa forêt d’é­lec­tion, les stages sur­vi­va­listes d’au­jourd’­hui simulent la débrouille dans un ultime essai de maî­trise indi­vi­duelle de ce qui nous entoure — cette fois en en fai­sant le théâtre d’un effon­dre­ment à venir, voire rêvé. L’histoire du camou­flage qu’a dres­sée la cher­cheuse éta­su­nienne Hanna Rose Shell révèle que son étude par­mi les ani­maux s’est très vite dou­blée d’un usage mili­taire8. Des pre­miers essais du peintre et bio­lo­giste auto­di­dacte Abbott Handerson Thayer au début du XXe siècle, jus­qu’aux pro­to­types de camou­flage auto-réflé­chis­sant actuels, la recherche de l’in­vi­sible s’est appuyée sur le bio­mi­mé­tisme. Le sur­vi­va­lisme n’est qu’une forme hybride de plus répon­dant à une peur contem­po­raine : une volon­té d’au­to­dé­fense pas­sant par le camou­flage, l’au­to­no­mie et le combat.

[George Shiras]

Débusquer : la chasse

Si cer­tains chas­seurs assurent que leur pra­tique n’a un inté­rêt que dans le rap­port d’é­ga­li­té éta­bli avec l’a­ni­mal chas­sé, rares sont ceux qui cherchent des situa­tions où la réus­site n’est pas cer­taine. Mener des chiens et par­cou­rir un ter­ri­toire connu font par­tie des plai­sirs de leur chasse. Ramener un tro­phée et voir son coup de feu trou­ver sa cible sont cepen­dant tout aus­si pri­sés. Une traque hale­tante sup­pose une faible pro­ba­bi­li­té de trou­ver sa proie ; une forte den­si­té d’a­ni­maux où une déme­sure tech­no­lo­gique réduit l’in­cer­ti­tude jus­qu’à assu­rer le chas­seur de son abat­tage final. Ainsi les palombes — ces pigeons ramiers au sud de la Garonne — sont-elles la cible chaque année, sur le tra­jet de leur migra­tion entre la Scandinavie et l’Espagne, de tirs nour­ris à des sites spé­ci­fiques. Les Pyrénées, dif­fi­ciles à fran­chir en rai­son de leur alti­tude, per­mettent aux chas­seurs de se pos­ter à l’af­fût au pas­sage de cer­tains cols. La den­si­té des popu­la­tions d’oi­seaux est si forte que l’é­chec n’est pas envi­sa­geable. Or c’est cette même den­si­té qui sur­pre­nait les obser­va­teurs éta­su­niens au XIXe siècle, cois devant le nombre de pigeons voya­geurs les sur­vo­lant au cours de leurs propres tra­jets. Il suf­fi­sait de tirer en l’air pour atteindre une proie. La per­son­na­li­sa­tion n’a­vait même plus cours : mêlée dans la masse, la proie n’est rien d’autre qu’un repré­sen­tant indif­fé­ren­cié de son espèce. Mais si le nombre était invrai­sem­blable, la dis­pa­ri­tion, elle, fut bien réelle. Dans son Almanach d’un com­té des sables, le fores­tier Aldo Leopold pleure l’ex­tinc­tion de ces oiseaux : « un oura­gan bio­lo­gique ». Il y explique la fin de ces allers-retours sai­son­niers : « Comme toute réac­tion en chaîne, le pigeon ne pou­vait sur­vivre long­temps à une dimi­nu­tion de sa propre den­si­té. Quand les chas­seurs de pigeons rédui­sirent ses effec­tifs, quand les pion­niers firent des accrocs, à coups de cognées, dans la conti­nui­té de son car­bu­rant, sa flamme vacilla et s’é­tei­gnit sans même un cré­pi­te­ment, sans même un panache de fumée9. »

« De tra­qué, l’a­ni­mal devient sui­vi en temps réel. Ce ne sont plus les aboie­ments qui servent de bous­sole, mais les tra­cés télémétriques. »

Lorsque la den­si­té, moindre, ne per­met pas un tel car­nage, le sui­vi de quelques ani­maux par­ti­cu­liers devient néces­saire à leur chasse. Le « jeu » a ses règles : une bat­tue au san­glier ne varie pas dans son orga­ni­sa­tion. Les plus expé­ri­men­tés des chas­seurs locaux partent tôt avec leurs chiens à la recherche des traces les plus fraîches, des « pieds » les plus récents. Le che­min est le même d’une semaine sur l’autre ; les coins sont connus. Une fois qu’un ani­mal est repé­ré et iso­lé, les chiens sont lâchés. Il s’a­git de délo­ger l’oc­cu­pant de sa cachette puis de le mener aux tireurs, les­quels, pos­tés en lisière de forêt sur des zones de pas­sage, attendent la bête pour la tirer. Mais le com­por­te­ment ani­mal garde pour lui ses ruses, et ses réac­tions ne sont pas aus­si pré­vi­sibles que d’au­cuns l’af­firment. Comme dans tout jeu — car c’est ce dont il en retourne pour cer­tains —, les règles sont détour­nées et la triche taci­te­ment auto­ri­sée, sinon assu­mée. Au cou des chiens, sou­vent, des col­liers GPS. Dans la main de leurs « maîtres », le tra­jet qu’ils effec­tuent. Il n’y a plus qu’à suivre les flèches. De tra­qué, l’a­ni­mal devient sui­vi en temps réel. Ce ne sont plus les aboie­ments qui servent de bous­sole, mais les tra­cés télé­mé­triques. L’animal, nu dans sa fuite, voit dès lors dans les élé­ments du pay­sage un refuge d’un secours tout rela­tif. Seul un milieu acci­den­té, la mal­adresse de ses pour­sui­vants ou la fatigue des chiens lui per­met­tra de s’en sortir.

L’humain plaide pour l’é­ga­li­té lors­qu’il se sait à coup sûr vain­queur. Grégoire Chamayou l’a mon­tré en ce qui concerne l’es­cla­vage10 ; il en est de même pour toute ten­ta­tive de jus­ti­fi­ca­tion de la domi­na­tion. À la chasse « en liber­té » s’a­joute une pra­tique en parc, où les ani­maux, s’ils ne sont pas tou­jours éle­vés, sont néan­moins dédiés au plai­sir des chas­seurs qui par­tagent leur ter­ri­toire. Ce dis­po­si­tif spa­tial réduit un peu plus la pos­si­bi­li­té de la fuite. Le péri­mètre, aus­si éten­du soit-il, est fer­mé. Les refuges dont dis­pose le milieu sont réper­to­riés. Là encore, les ani­maux chas­sés ont une chance de se jouer des humains qui les traquent, mais l’ab­sence d’is­sue dans pareil pay­sage réduit d’au­tant l’es­pé­rance de vie. Les clô­tures ne sont pas réser­vées à la pra­tique de la chasse ; du parc à la cage, les dimen­sions dif­fèrent. L’un offre une mise en visi­bi­li­té ponc­tuelle, tan­dis que l’autre est permanente.

[George Shiras]

Le zoo : l’obscénité du tout-visible

Alors que cer­taines espèces s’ef­fondrent ailleurs, il faut conti­nuer de les voir ici ; alors que d’autres meurent à deux pas, on ne les consi­dère que comme une variable inquié­tante — et de zoo il n’est pour elles pas ques­tion. Pies bavardes, cor­beaux freux, fouines ou renards sont absents des parcs ani­ma­liers euro­péens comme des bilans concer­nant la diver­si­té des cam­pagnes euro­péennes. Les oiseaux com­muns, à défaut d’être qua­li­fiés comme les pré­cé­dents de nui­sibles, ne sont « que » chas­sables et, par­fois mieux, pro­té­gés. Ils entrent dans les colonnes de tableaux Excel les comp­ta­bi­li­sant, mais les portes des zoos leur res­tent closes. Leur espèce atteint une digni­té éco­lo­gique qui n’est pas syno­nyme d’at­ten­tion indi­vi­duelle. Au zoo, c’est l’exo­tisme et le par­ti­cu­lier qui triomphent. Les conti­nents afri­cains et asia­tiques occupent la majeure par­tie de l’es­pace, occu­pa­tion injuste qui porte la marque de la colo­ni­sa­tion et de la mon­dia­li­sa­tion du modèle euro­péen et nord-amé­ri­cain du lieu. Une dizaine d’es­pèces se par­tagent les regards des visi­teurs — et com­bien de regards : 700 mil­lions envi­ron chaque année11. Si les émeus ou les tapirs laissent plu­tôt indif­fé­rents le public, les girafes, les fauves ou les singes sus­citent émo­tion, admi­ra­tion, rire ou appré­hen­sion contrô­lée. Constamment assaillis par les flashs des appa­reils pho­tos ou les cris des visi­teurs, ces ani­maux, dont cer­tains portent, ultime déshon­neur peut-être, un pré­nom, ne peuvent échap­per à la vue d’un autre ani­mal — l’hu­main. Le géo­graphe Jean Estebanez a rap­pe­lé que le zoo est à la fois lieu de spec­tacle, lieu de défi­ni­tion de soi par rap­port à l’autre et lieu de pou­voir. Ainsi consi­dère-t-il le zoo comme un « dis­po­si­tif spa­tial », soit « un sys­tème qui rend concrets, effi­caces mais dis­crets un pou­voir et des normes en les ins­cri­vant maté­riel­le­ment en un lieu bien pré­cis12. » Les normes sont celles de la visi­bi­li­té qua­si-per­ma­nente et du contact fami­lier avec des ani­maux sau­vages, mais inof­fen­sifs. Seuls une niche, quelques rochers et ves­tiges de végé­ta­tion per­mettent aux ani­maux enfer­més le repli — s’il est trop long, jets de pierres et gla­pis­se­ments les rap­pellent à leur condition.

« Une dizaine d’es­pèces se par­tagent les regards des visi­teurs — et com­bien de regards : 700 mil­lions envi­ron chaque année. »

Pourtant, si c’est d’une ren­contre que rêvent les visi­teurs, si cette ren­contre leur est d’ailleurs pro­mise, celle-ci ne peut sur­ve­nir dans un tel contexte. Privé de ses res­sources phy­siques et envi­ron­ne­men­tales, l’a­ni­mal cap­tif oppose à l’at­tente qui lui fait face une indif­fé­rence immuable. C’est là sa der­nière ruse, pitoyable et pathé­tique. L’écrivain John Berger a expri­mé le même constat : « Le zoo, où les gens se rendent afin de ren­con­trer, d’ob­ser­ver, de voir des ani­maux, maté­ria­lise en fait l’impossibilité de telles ren­contres. […] Le zoo ne peut que déce­voir. L’enjeu public du zoo est d’of­frir au visi­teur l’oc­ca­sion de regar­der des ani­maux. Or nulle part, dans un zoo, un pro­me­neur ne peut ren­con­trer le regard d’un ani­mal. Au plus, l’œil de l’a­ni­mal cligne puis se détourne. Il regarde obli­que­ment. Il regarde aveu­glé­ment au loin. Il balaie méca­ni­que­ment l’ho­ri­zon du regard. Il a été immu­ni­sé contre toute ren­contre, parce que plus rien ne peut occu­per une place cen­trale dans son atten­tion13. » Alors que le mou­ve­ment carac­té­ri­se­rait au mieux les ani­maux sau­vages, c’est par l’ab­sence com­plète de celui-ci, par une étrange pas­si­vi­té, qu’ils par­viennent à déjouer les infra­struc­tures que déploie l’hu­main pour le gar­der sous le joug de son plai­sir. Au parc, à la cage, devrait s’op­po­ser l’ab­sence de limites que consti­tue le milieu natu­rel — mais là encore un œil se pose sur les ani­maux pour cou­vrir le moindre de leurs agissements.

En liberté surveillée : suivis sanitaires et scientifiques

La néces­si­té de clore pour voir n’est pas une nou­veau­té. L’observation des augures par les Étrusques puis les Romains pour y déce­ler des signes avait comme condi­tion l’é­ta­blis­se­ment d’un cadre ima­gi­naire, le tem­plum, afin de décou­per le ciel en un tableau que les oiseaux tra­versent14. Reprendre le monde et lui don­ner un sens pas­sait et passe encore par la seg­men­ta­tion de son péri­mètre d’ob­ser­va­tion. Mais là où les moyens tech­niques étaient dans l’Antiquité assez réduits, ils sont aujourd’­hui si déve­lop­pés qu’ils per­mettent de suivre en temps réel un nombre gran­dis­sant d’in­di­vi­dus d’es­pèces mul­tiples, et ce sur la qua­si-tota­li­té de la Terre. Abysses, déserts, hauts som­mets ou forêts denses ne consti­tuent plus tel­le­ment un obs­tacle au désir de voir qui pré­cède bio­lo­gistes et éco­logues, mais aus­si tou­ristes ou gou­ver­nants. Les dépla­ce­ments des ani­maux, pour fuir, se cacher ou se fondre, consti­tuent moins une parade au regard humain qu’un objet d’in­té­rêt scien­ti­fique et sani­taire, un domaine à explo­rer en soi ou pour soi. Il s’ac­com­pagne d’un déploie­ment tech­no­lo­gique sans pré­cé­dent cen­sé répondre à l’ur­gence d’une réduc­tion des pos­si­bi­li­tés de dépla­ce­ments ani­maux15 : aux zooms des appa­reils pho­tos du siècle der­nier se sont ajou­tées les web­cams qui, sans dis­con­ti­nuer, contemplent un groupe d’ours chas­sant le sau­mon dans un parc natio­nal d’Alaska, ou une famille de gorilles au cœur de la forêt équa­to­riale de République démo­cra­tique du Congo. Alors que cer­tains saluent ce type de dis­po­si­tif pour le poten­tiel de décou­verte qu’il recèle, un malaise suc­cède à l’é­mer­veille­ment devant ces images.

[George Shiras]

La sur­prise d’une ren­contre for­tuite, sur une route, un che­min ou à l’o­rée d’un champ, laisse place à un dévoi­le­ment conti­nu, à une visi­bi­li­té ani­male per­ma­nente et comme volée. On peut pour­suivre les réflexions de Walter Benjamin sur ce qu’a impli­qué en son temps la repro­duc­ti­bi­li­té tech­nique per­mise par la pho­to­gra­phie. L’aura, qu’il défi­nis­sait comme « l’u­nique appa­ri­tion d’un loin­tain, si proche soit-il16 », se perd dans l’ac­cès déter­ri­to­ria­li­sé à une situa­tion ou œuvre don­née. La faune sau­vage, ren­due acces­sible en direct sur un écran, se voit enfer­mée sous une forme qui com­plète celle du zoo ; le cadre n’est plus ni ima­gi­naire à la manière du tem­plum étrusque, ni maté­ria­li­sé par une grille de parc ani­ma­lier, mais vir­tuel autant que réel dans l’i­mage créée par le dis­po­si­tif tech­nique de la web­cam. Si la mas­si­fi­ca­tion des don­nées, des images et des tra­cés GPS sui­vant les dépla­ce­ments ani­maux per­mettent d’être plus pré­cis sur leurs com­por­te­ments et leurs réac­tions face à ce qui peut les mettre en dan­ger, l’au­to­no­mi­sa­tion du pro­ces­sus peut éga­le­ment mener à un amon­cel­le­ment d’in­for­ma­tions inutiles car inuti­li­sées17. Aussi, l’ob­ser­va­tion per­ma­nente et décon­tex­tua­li­sée qu’im­pliquent GPS et camé­ras mettent les ani­maux sui­vis dans une situa­tion pan­op­tique : sur­veillés réel­le­ment de manière dis­con­ti­nue mais sous un regard poten­tiel­le­ment per­ma­nent, les sujets au dis­po­si­tif pan­op­tique se voient maî­tri­sés par un œil ennuyé mais tout puis­sant. Si des résul­tats scien­ti­fiques déter­mi­nants peuvent décou­ler de celui-ci, sa mise en œuvre consti­tue aus­si la vio­la­tion de qua­li­tés propres aux concer­nés. Pourtant, d’autres pra­tiques, pre­mières ou com­plé­men­taires, peuvent entrer en jeu : la pro­po­si­tion faite par l’an­thro­po­zoo­logue Stéphanie Chanvallon pour une « étho­lo­gie de l’in­vi­sible » est en appa­rence simple, mais sti­mu­lante. Elle exprime le plai­sir qu’il y a à obser­ver et se reti­rer sans que sa propre pré­sence ne soit per­çue. L’invisibilité de l’ob­ser­va­teur est maî­tri­sée tan­dis que l’exis­tence de l’ob­ser­vé res­pec­tée. Mais, alors que sau­vages, les ani­maux sont pour autant sous des regards insis­tants, d’autres, domes­tiques et d’é­le­vage, sont dis­si­mu­lés au public.

Béton et néons

« Reclus der­rière des murs en béton sous le halo bla­fard de néons, la tête enfon­cée dans leur pitance. La fuite est impensable. »

Murs blancs, toits de tôle, gra­vier à l’en­trée ; lorsque la vue est obs­truée, d’autres sens prennent le relais. À l’ap­proche d’une por­che­rie moderne, où l’on sait les ani­maux sur des caille­bo­tis, les pattes ruis­se­lant de leurs excré­ments et les oreilles meur­tries des coups de dents de leurs congé­nères, ce sont l’o­deur et les sons qui heurtent. Un lisier fait d’une nour­ri­ture appro­priée pour la prise de poids ; des cris et gro­gne­ments qui témoignent de tout autre chose que de la joie. Ces bâti­ments ne sont pas rares en cam­pagne, mais ne retiennent pas néces­sai­re­ment l’at­ten­tion. Ils se confondent avec les pou­laillers ouverts de temps à autres, les han­gars où dorment les machines, les silos où patiente le grain. Les ani­maux sont pré­sents, nom­breux même, mais sous­traits à toute rela­tion, eux, si liés à la mai­son (domus) qu’on les appelle « domes­tiques » — eux si proches qu’on les dit « fami­liers ». Eux si loin pour­tant, reclus der­rière des murs en béton sous le halo bla­fard de néons, la tête enfon­cée dans leur pitance. La fuite est impen­sable. L’accès refu­sé au dehors ne laisse même pas l’es­poir d’une échap­pée. Comme le décrit l’é­cri­vain Jean-Christophe Bailly, « [a]ussi long­temps qu’à l’a­ni­mal est accor­dé la pré­sence dans le pay­sage, s’en­tend encore un chan­ton­ne­ment, une pos­si­bi­li­té de fuite. […] Ce n’est que lorsque l’a­ni­mal est sor­ti ou viré du pay­sage que l’é­qui­libre est rom­pu et que l’on passe à un registre qui n’est même plus celui de la bru­ta­li­té, mais celui de sombres temps où ce qui est reti­ré à l’a­ni­mal cor­res­pond à l’ef­fa­ce­ment même de tout rap­port avec lui et à la des­truc­tion de toute pos­si­bi­li­té d’ex­pé­rience18 ».

La rela­tion de l’a­ni­mal à la terre qu’il foule, de la terre fou­lée à lui, et des humains qui le regardent est bafouée. Seule la fic­tion prend en charge la des­crip­tion de fugues qui jamais (ou presque) ne sur­viennent. Ce porc, tra­vaillé par le der­nier éle­veur du roman Règne ani­mal pour consti­tuer un modèle de réus­site zoo­tech­nique, trouve, par une porte lais­sée ouverte, la pos­si­bi­li­té de fuir. Il arpente à nou­veau — nou­veau pour lui, mais res­sen­ti comme un retour au vu de son espèce — l’ar­gile col­lante du sol ; il se nour­rit, comme ses cou­sins san­gliers, du maïs qui pousse désor­mais dans les champs ; ses soies repoussent à ses flancs. Il rede­vient, le temps de quelques nuits, le sau­vage qu’il a été ancien­ne­ment, cet ani­mal dont les mou­ve­ments per­met­taient de s’en­fuir et se cacher. Né de l’i­ma­gi­naire d’un auteur, le porc retrouve l’ex­pé­rience ; son monde s’é­lar­git, s’é­tend. En se sous­trayant à la lumière per­ma­nente, il rejoint une ombre qui lui offre le repli. Peut-être fau­drait-il, à la suite de Jean-Baptiste Del Amo, repen­ser aux zones peu arpen­tées, où l’in­vi­sible per­dure, pour le sau­ve­gar­der. Le récit les ima­gine, mais les actes poli­tiques doivent y répondre. Certains s’é­chinent à lézar­der les murs : les vidéos réa­li­sées au sein d’a­bat­toirs et d’ex­ploi­ta­tions agri­coles font régu­liè­re­ment l’ob­jet d’une cam­pagne média­tique aus­si brève qu’in­tense. La mise à mort, plus que toute autre action sur les ani­maux d’é­le­vage est dis­si­mu­lée : la mon­trer pour en dénon­cer les condi­tions ou le prin­cipe devient néces­saire. L’immersion du jour­na­liste Geoffrey Le Guilcher — une dis­si­mu­la­tion de soi dans une iden­ti­té fac­tice, cette fois — dans un abat­toir bre­ton illustre la dif­fi­cul­té qu’il y a à atteindre la tue­rie, le lieu de l’a­bat­tage au sein même de l’a­bat­toir19. Pousser devant le regard de cha­cun ce que l’on ne veut pas voir consti­tue une manière concrète de dénon­cer des para­doxes à défaire. Que ce soit par l’en­quête, l’i­ma­gi­naire, la morale ou la lutte maté­rielle, l’en­semble de ces moyens peut ser­vir à un but com­mun, dévoi­ler pour que l’in­vi­sible ne soit plus un outil d’op­pres­sion mais une pos­si­bi­li­té éman­ci­pa­trice acces­sible à cha­cune et cha­cun, humain ou non. Gare néan­moins à ne pas trop cher­cher à voir, au risque de tra­hir cette ligne de crête entre visible et invi­sible sur laquelle che­minent les animaux.


Photographies de ban­nière et de vignette : George Shiras


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  1. Jean-Christophe Bailly, Le Parti pris des ani­maux, Christian Bourgeois, 2013.[]
  2. Deleuze et Guattari, Kafka. Pour une lit­té­ra­ture mineure, Éditions de minuit, 1975.[]
  3. Tim Ingold, Une brève his­toire des lignes, Zones Sensibles, 2013.[]
  4. Stéphane Manchematin et Serge Steyer, L’Esprit des lieux, 2018.[]
  5. Baptiste Morizot, Sur la piste ani­male, Actes sud, 2018.[]
  6. Virginia Woolf, Les Vagues, [1931], Folio 2012.[]
  7. Bertrand Hell, Le Sang noir : chasse et mythes du sau­vage en Europe, [1994], L’œil D’or, 2012.[]
  8. Hanna Rose Shell, Ni vu ni connu, Zones Sensibles, 2014.[]
  9. Aldo Leopold, Almanach d’un com­té des sables, [1949], GF Flammarion, 2000.[]
  10. Grégoire Chamayou, Les Chasses à l’homme, La Fabrique, 2010.[]
  11. D’après une esti­ma­tion faite par un recou­pe­ment des don­nées dis­po­nibles, « Le zoo, objet géo­gra­phique », Géoconfluence, 2014.[]
  12. Jean Estebanez, « Le Zoo comme dis­po­si­tif spa­tial : mise en scène du monde et de la juste dis­tance entre l’hu­main et l’a­ni­mal », L’Espace géo­gra­phique, vol. 39, 2010.[]
  13. John Berger, « Pourquoi regar­der les ani­maux », dans Pourquoi regar­der les ani­maux, Héros-limite, 2011.[]
  14. Jean-Christophe Bailly, Le Versant ani­mal, Bayard, 2007.[]
  15. Tucker et al., « Moving in the Anthropocene : Global reduc­tions in ter­res­trial mam­ma­lian move­ments », Science, 2018.[]
  16. Walter Benjamin, « L’Œuvre d’art à l’é­poque de sa repro­duc­ti­bi­li­té tech­nique », Œuvres III, Folio, 2000.[]
  17. Voir à ce pro­pos la thèse de Vincent Devictor, La Prise en charge tech­nos­cien­ti­fique de la crise de la bio­di­ver­si­té, sou­te­nue en 2018 à l’u­ni­ver­si­té Paris I Panthéon-Sorbonne.[]
  18. Jean-Chistophe Bailly, Le Versant ani­mal, Bayard, 2007.[]
  19. Geoffrey Le Guilcher, Steak Machine, Goutte d’Or, 2016.[]

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