Emmanuel Faber et le capitalisme du bien commun

3 octobre 2016


Texte inédit pour le site de Ballast

Face aux pro­po­si­tions tou­jours plus fan­tasques du capi­ta­lisme, la cri­tique oscille entre affron­te­ment et dédain. Le « capi­ta­lisme éthique » sus­cite géné­ra­le­ment la deuxième réac­tion : pour­tant, à trop négli­ger les der­nières trou­vailles des « patrons huma­nistes » de tout hori­zon, elle risque de man­quer des ten­dances pro­fondes qui invitent plu­tôt à trem­bler qu’à rire. Emmanuel Faber, patron de Danone, fait par­tie de ces PDG miel­leux à qui l’on ne pré­fé­re­rait pas accor­der d’im­por­tance — mais son dis­cours, qui des­sine un ave­nir aus­si plau­sible qu’ef­frayant, mérite d’être ana­ly­sé et com­pris afin d’af­fron­ter ce « capi­ta­lisme à visage humain », qui sait désar­mer la cri­tique en pré­ten­dant œuvrer pour le bien com­mun. ☰ Par Pablo Sevilla


En juin der­nier, Emmanuel Faber déli­vrait un dis­cours « poi­gnant1 » aux élèves d’HEC. Reprise en boucle dans les JT, deve­nue rapi­de­ment virale sur les réseaux sociaux, la vidéo de cette inter­ven­tion où le PDG de Danone affirme la néces­si­té de lut­ter pour la « jus­tice sociale » a sus­ci­té de nom­breuses réac­tions. Si la majo­ri­té d’entre elles ont été dithy­ram­biques, des cri­tiques se sont éga­le­ment fait entendre2, sou­li­gnant par exemple la dupli­ci­té d’Emmanuel Faber, PDG d’une mul­ti­na­tio­nale loin d’être irré­pro­chable3, ou rap­pe­lant son pas­sé d’administrateur de la com­pa­gnie low cost Ryanair, sym­bo­lique d’un capi­ta­lisme débri­dé. Ces trop rares cri­tiques, por­tant un juge­ment moral sur un par­cours indi­vi­duel, semblent pour­tant man­quer l’essentiel du dis­cours d’Emmanuel Faber. Loin d’être anec­do­tique, les pro­pos du PDG de Danone sont symp­to­ma­tiques de muta­tions récentes du capi­ta­lisme qu’il convient de com­prendre et d’analyser sous peine de voir la cri­tique de gauche désarmée.

L’esprit du capitalisme face à la critique

« Les pro­pos du PDG de Danone sont symp­to­ma­tiques de muta­tions récentes du capitalisme. »

Dans Le Nouvel esprit du capi­ta­lisme, paru en 1999, Luc Boltanski et Eve Chiapello rap­pellent la par­ti­cu­la­ri­té de l’organisation capi­ta­liste de la socié­té : « Le capi­ta­lisme est […] sans doute la seule […] forme his­to­rique ordon­na­trice de pra­tiques col­lec­tives à être par­fai­te­ment déta­chée de la sphère morale […]. La jus­ti­fi­ca­tion du capi­ta­lisme sup­pose donc la réfé­rence à des construc­tions d’un autre ordre d’où dérivent des exi­gences […] dif­fé­rentes de celles impo­sées par la recherche du pro­fit. » Pour se légi­ti­mer, le capi­ta­lisme doit se récla­mer de valeurs socia­le­ment valo­ri­sées afin de sus­ci­ter l’adhésion au-delà de la simple néces­si­té de sur­vie pré­si­dant à l’engagement dans le rap­port sala­rial. Les deux socio­logues nomment « esprit du capi­ta­lisme » l’ensemble des réfé­rences qui sup­portent la per­pé­tua­tion de l’ordre capi­ta­liste en favo­ri­sant l’acceptation de ses contraintes.

Comme dans un jeu du chat et de la sou­ris, la cri­tique qui s’exerce sur le capi­ta­lisme le conduit à opé­rer des « dépla­ce­ments » en modi­fiant son dis­cours et ses pra­tiques. L’exemple de Mai 68 déve­lop­pé par Boltanski et Chiapello illustre par­fai­te­ment ce méca­nisme, en mon­trant les évo­lu­tions du capi­ta­lisme suite à la double cri­tique por­tée par le mou­ve­ment : une « cri­tique sociale », por­tant sur les consé­quences en termes de pré­ca­ri­té et d’i­né­ga­li­tés ; une « cri­tique artiste », met­tant en avant la fac­ti­ci­té de la socié­té de consom­ma­tion capi­ta­liste, dans laquelle l’in­di­vi­du est esclave de besoins arti­fi­ciel­le­ment créés par la publi­ci­té. Pour répondre à la pre­mière cri­tique, un cer­tain nombre d’avantages sociaux sont octroyés dans les années qui suivent la révolte de 1968 : créa­tion du SMIC, men­sua­li­sa­tion des salaires, loi sur la durée maxi­male du tra­vail. Par la suite, la demande d’autonomie et de par­ti­ci­pa­tion accrue au sein de l’entreprise, venue de sala­riés mar­qués cette fois par la deuxième cri­tique, conduit à une évo­lu­tion des théo­ries mana­gé­riales — et, cor­ré­la­ti­ve­ment, des pra­tiques au sein des entre­prises. Ces trans­for­ma­tions des­sinent alors un « nou­vel esprit du capi­ta­lisme », mieux adap­té aux aspi­ra­tions d’une popu­la­tion qui ne se recon­naît plus dans les valeurs du sys­tème for­diste qui pré­va­laient jusqu’alors.

(Mai 68, photo extraite du documentaire La naissance, par Cédric Tourbe)

Sans aller, bien sûr, jusqu’à négli­ger l’importance des conquêtes per­mises par Mai 68, les muta­tions induites par la cri­tique ne sont que des varia­tions sur un même thème : elles ne remettent pas en cause la logique du capi­ta­lisme. On note­ra ain­si que, s’ils tolèrent ces quelques conces­sions aux sala­riés, patro­nat et gou­ver­ne­ment freinent des quatre fers lorsqu’à la même époque, en 1973, l’expérience auto­ges­tion­naire de LIP menace de « véro­ler le corps social4 » en met­tant en ques­tion un des piliers du capi­ta­lisme, à savoir le sala­riat. En dépit de leur carac­tère super­fi­ciel, la capa­ci­té de ces modi­fi­ca­tions à désar­mer la cri­tique est réelle. Obligée de recons­truire son dis­cours à mesure que le capi­ta­lisme évo­lue, la cri­tique connaît des moments de tran­si­tion mar­qués par le brouillage de ses réfé­rences habi­tuelles. À voir la fai­blesse des réac­tions face au dis­cours d’Emmanuel Faber, il semble bien que nous tra­ver­sions un tel moment. La cri­tique, inca­pable d’affronter un esprit du capi­ta­lisme en passe d’intégrer cette fois la cri­tique sociale, laisse la pos­si­bi­li­té aux entre­pre­neurs de dif­fu­ser lar­ge­ment leur ima­gi­naire capi­ta­liste rénové.

Danone, fer de lance du capitalisme du bien commun

« Le mot d’ordre de ce mou­ve­ment mul­ti­forme est clair : le capi­ta­lisme du XXIe siècle siècle œuvre­ra pour le bien com­mun, ou ne sera pas. »

Depuis la fin des années 1990, on voit se mul­ti­plier les réfé­rences à l’éthique et au « social » dans le champ éco­no­mique. La géné­ra­li­sa­tion des poli­tiques de RSE (Responsabilité socié­tale de l’entreprise) au sein des grands groupes, la pro­mo­tion du concept d’« entre­prise sociale », la dif­fu­sion du micro-cré­dit ou encore le lan­ce­ment de pro­jets mar­ke­ting BoP (Bottom of the Pyramid) sont autant de réa­li­sa­tions pra­tiques de cette nou­velle approche de l’activité éco­no­mique. S’adossant à une cri­tique des dérives du capi­ta­lisme et à la néces­si­té d’une mora­li­sa­tion des entre­prises tout en valo­ri­sant la capa­ci­té des entre­pre­neurs à prendre en charge cette trans­for­ma­tion ; sou­cieux de réduire les inéga­li­tés, tout en fai­sant peser leur res­pon­sa­bi­li­té sur les indi­vi­dus ; sou­hai­tant récon­ci­lier socié­té et entre­prise, mêler citoyen et entre­pre­neur, le mot d’ordre de ce mou­ve­ment mul­ti­forme est clair : le capi­ta­lisme du XXIe siècle œuvre­ra pour le bien com­mun, ou ne sera pas. Pompiers pyro­manes, les entre­pre­neurs réus­sissent brillam­ment à se pré­sen­ter comme la réponse à un pro­blème dont ils ont encou­ra­gé le déve­lop­pe­ment : le retrait de l’État et l’augmentation cor­ré­la­tive des inéga­li­tés. Le néo­li­bé­ra­lisme d’hier pose les bases de ce que nous appel­le­rons le « capi­ta­lisme du bien com­mun » d’aujourd’hui — tous deux pro­cèdent d’un même mou­ve­ment. Danone en est l’un des fers de lance.

Dès 1972, Antoine Riboud, pré­sident du groupe, appelle le patro­nat à « mettre l’industrie au ser­vice des hommes » dans son dis­cours de Marseille, au Conseil natio­nal du patro­nat fran­çais. Franck Riboud suc­cède à son père en 1996 et pro­longe sa vision. Il sera notam­ment à l’origine de la créa­tion, pilo­tée par Emmanuel Faber, d’une co-entre­prise entre Danone et la Grameen Bank, orga­nisme de micro-cré­dit créé par Muhammad Yunus. L’arrivée à la tête du groupe, en 2015, d’Emmanuel Faber, ancien cri­tique de l’entreprise éthique5 deve­nu un de ses pro­mo­teurs en chef, n’a donc rien de par­ti­cu­liè­re­ment nou­veau pour une entre­prise qui a depuis long­temps lié son des­tin à la pro­mo­tion de cette nou­velle approche des affaires. Il nous reste dès lors à com­prendre ce que le pro­jet d’entreprise éthique por­té par l’entrepreneuriat et les mul­ti­na­tio­nales qui s’en réclament a de fon­da­men­ta­le­ment pernicieux.

(© Reuters)

Une idéologie conservatrice rénovée et dangereuse

En pre­mier lieu, il importe de rap­pe­ler que, sous les appa­rats de la nou­veau­té, la vision du monde qui anime les pro­mo­teurs du capi­ta­lisme du bien com­mun s’a­vère très clas­sique. On retrouve dans les dis­cours d’Emmanuel Faber les figures impo­sées du libé­ra­lisme, la volon­té d’améliorer la socié­té en plus. Si le PDG aime à rap­pe­ler que « le sys­tème n’existe pas6 », il sait tem­pé­rer ses accents that­ché­riens en s’inscrivant en faux contre le fameux « There Is No Alternative » de la Dame de fer. L’alternative existe ; elle n’est juste pas très alter­na­tive, puisque tous ces patrons enga­gés ne remettent jamais en ques­tion l’ordre social.

« Niant tout déter­mi­nisme, il fait peser la res­pon­sa­bi­li­té de chan­ger le sys­tème sur les individus. »

Ces fon­de­ments idéo­lo­giques expliquent la vision stra­té­gique du capi­ta­lisme du bien com­mun pour trans­for­mer la socié­té. Niant tout déter­mi­nisme, il fait peser la res­pon­sa­bi­li­té de chan­ger le sys­tème sur les indi­vi­dus. Sans sur­prise, on retrouve ici l’une des vieilles ficelles néo­li­bé­rales, mise en lumière par Michel Foucault dès 19787. Couplé à la mise en avant de l’empo­werment, ce dis­cours fait de la res­pon­sa­bi­li­sa­tion un fac­teur de libé­ra­tion plu­tôt que de culpa­bi­li­té, et peut dès lors se pré­sen­ter comme pro­gres­siste tout en ren­dant caduque toute reven­di­ca­tion poli­tique. Ses pro­mo­teurs savent ain­si parer l’impuissance de la volon­té indi­vi­duelle des habits de l’émancipation. Afin de défendre cette vision, ils ne peuvent plus que s’appuyer sur des argu­ments fal­la­cieux. Ainsi, au micro de France Culture8, Emmanuel Faber cite les tra­vaux de John Coates, neu­ros­cien­ti­fique allé­guant, par une incroyable inver­sion des causes et des effets, que les dérives de la finance seraient impu­tables aux effets de la tes­to­sté­rone sur les tra­ders9. Cette étude lui per­met de jus­ti­fier l’inutilité d’une régu­la­tion et d’affirmer doc­te­ment : « La réa­li­té, c’est que l’économie et la finance, c’est par­fai­te­ment imbri­qué avec le vivant. »

Si ses fon­de­ments idéo­lo­giques ne sont pas nou­veaux, le pro­jet d’un capi­ta­lisme du bien com­mun n’en consti­tue pas moins une rup­ture. Les tra­vaux de la socio­logue Anne Salmon por­tant sur le capi­ta­lisme éthique sont fon­da­men­taux pour com­prendre le sens pro­fond de ce pro­jet. Dans Moraliser le capi­ta­lisme, paru en 2009, elle ana­lyse l’évolution des éthiques rat­ta­chées au capi­ta­lisme. Pour en déga­ger trois mou­ve­ments : l’éthique pro­tes­tante, étu­diée par Max Weber, mobi­li­sée dans la phase de construc­tion du capi­ta­lisme ; l’éthique pro­gres­siste, appa­rue avec le capi­ta­lisme indus­triel ; l’éthique éco­no­mique, mobi­li­sée par les entre­prises depuis les années 1990. La socio­logue met en évi­dence la rup­ture qui s’opère avec cette der­nière phase. Alors que le capi­ta­lisme s’appuyait sur un ensemble de valeurs et de concepts exté­rieurs à lui pour s’y asso­cier, l’éthique éco­no­mique trouve la jus­ti­fi­ca­tion du capi­ta­lisme… dans le capi­ta­lisme lui-même ! C’est l’activité éco­no­mique elle-même qui s’affirme comme pro­duc­trice de valeurs. Pour Salmon, l’éthique d’entreprise appa­raît dès lors comme une pré­misse aux pré­ten­tions des entre­prises à deve­nir des acteurs poli­tiques à part entière, au même titre que l’État. Un acteur à la pour­suite du vieux mythe de la « socié­té de mar­ché » décrite par l’é­co­no­miste Karl Polanyi, sou­met­tant le gou­ver­ne­ment de la Cité aux inté­rêts des entre­prises pri­vées. Le concept d’entre­prise sociale nous semble consti­tuer le para­digme de ce nou­vel esprit. En effet, le glis­se­ment séman­tique que recouvre le pas­sage de l’entreprise « éthique » à l’entreprise « sociale », enten­du au sens d’« orga­ni­sa­tion sociale » et plus uni­que­ment d’« aide sociale », pour­rait bien être per­çu comme exem­plaire de cette volon­té de légi­ti­mer la pos­si­bi­li­té pour l’entreprise de dic­ter à la socié­té son fonctionnement.

(Ouvriers de Renault en grève, 1936, © Agence Meurisse)

Critique : parler maintenant ou se taire à jamais

Dans un contexte où plus de trois décen­nies de poli­tiques néo­li­bé­rales ont à la fois sapé les moyens de l’État social et déve­lop­pé un ima­gi­naire basé sur une natu­ra­li­sa­tion du capi­ta­lisme10 et sur une indi­vi­dua­li­sa­tion de la réponse aux pro­blèmes sociaux, la dif­fu­sion de plus en plus large du capi­ta­lisme du bien com­mun est inquié­tante à plu­sieurs titres. D’une part, il para­site et désarme le désir de trans­for­ma­tion sociale de toute une géné­ra­tion, ren­voyée à l’action éco­no­mique et à la prise de conscience indi­vi­duelle comme seule réponse à son dégoût du monde capi­ta­liste. D’autre part, il annonce une nou­velle révo­lu­tion conser­va­trice, une « seconde vague du néo­li­bé­ra­lisme11 » consa­crant le rôle poli­tique des acteurs éco­no­miques et la colo­ni­sa­tion des ima­gi­naires par la vision éco­no­mi­ciste du monde. Dans cette pers­pec­tive, la cri­tique doit prendre acte des muta­tions en cours et y répondre point par point. À ceux qui, comme Emmanuel Faber, croient prô­ner le chan­ge­ment en appe­lant de leurs vœux l’édification d’une socié­té d’entrepreneurs sociaux et de consom­ma­teurs res­pon­sables, notre rôle est de conti­nuer à oppo­ser fer­me­ment un idéal auto­ges­tion­naire réel­le­ment éman­ci­pa­teur por­tant l’es­to­cade au rap­port sala­rial comme rap­port de domination.


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  1. « Le poi­gnant dis­cours du patron de Danone, qui prône « la jus­tice sociale » », Le Figaro, 30 juin 2016.[]
  2. « Le lar­moyant dis­cours du patron de Danone… et la réa­li­té », Politis, 30 juin 2016.[]
  3. « Derrière la vidéo virale du patron de Danone, de la »jus­tice sociale » et du sto­ry­tel­ling », Le Monde, 4 juillet 2016.[]
  4. « LIP, l’i­ma­gi­na­tion au pou­voir », Le Monde diplo­ma­tique, 20 mars 2007.[]
  5. Main basse sur la cité, Emmanuel Faber, Hachette, 1992.[]
  6. Emmanuel Faber aux Ashoka Talks, en 2014.[]
  7. Voir « La res­pon­sa­bi­li­té, tech­nique de gou­ver­ne­men­ta­li­té néo­li­bé­rale ? », Émilie Hache, Revue Raisons Politiques, 2007.[]
  8. « Vivre l’é­co­no­mie autre­ment avec Emmanuel Faber », France Culture, 18 novembre 2012.[]
  9. « Testosterone is to blame for finan­cial mar­ket crashes, says neu­ros­cien­tist », Wired, 13 juillet 2012.[]
  10. Procédé rhé­to­rique visant à ins­crire dans les ima­gi­naires l’i­dée que l’or­ga­ni­sa­tion capi­ta­liste de la socié­té est une don­née natu­relle, alors même qu’il s’a­git d’un construc­tion sociale récente[]
  11. Associations et Action Publique, J.-L. Laville et A. Salmon, DDB, 2016.[]

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