Entretien inédit pour le site de Ballast
Un bistrot bondé de la capitale, un midi ensoleillé. Nous retrouvons la dessinatrice Emma, auteure de deux albums parus aux éditions Massot, non loin de Tolbiac. Les portes claquent, les commandes sont transmises en cuisine. Il faut sans doute se tenir loin des réseaux sociaux pour avoir manqué sa bande dessinée féministe consacrée à la désormais fameuse « charge mentale ». L’analyse et la théorie politiques, combien précieuses, parviennent difficilement à sortir des cercles consacrés ; Emma entend donc faire de ses planches « un outil pour les gens qui galèrent », un support à même de toucher celles et ceux que la politique ne mobilise pas forcément au quotidien.
Comment en vient-on un jour à parler politique en dessin ?
À la base, je suis ingénieure en informatique. Je n’ai jamais été très politisée ; c’est récent. J’ai grandi avec des parents profs, un peu « gauche molle », puis j’ai évolué dans un milieu plutôt de droite durant mes études. J’ai d’ailleurs eu quelques difficultés avant de prendre cette direction : ma formation initiale de BTS informatique n’était pas censée déboucher sur des études d’ingénieure. Lorsque j’ai obtenu mon diplôme, j’avais vraiment l’impression d’avoir mérité ma place, de m’être construite toute seule. J’en étais assez fière. J’avais bien intégré le discours selon lequel « Quand on veut on peut », celui qui dit que si les gens sont en difficulté, c’est qu’ils n’ont pas assez travaillé… Lorsque j’ai pris des responsabilités professionnelles, dans un environnement très toxique, je me suis retrouvée en difficulté malgré tous les efforts que je fournissais : je faisais des horaires de malade, je me donnais tout le mal du monde et m’organisais avec mon fils sur les bras. Malgré tout ça, je ne m’en sortais pas. Comme j’étais toujours convaincue que « Quand on veut, on peut », je me disais que je n’avais pas fait assez d’efforts, que je n’étais pas capable. Je m’en voulais. C’est à cette époque que j’ai rencontré des ami·e·s politisé·e·s qui m’ont aidée à analyser la situation et à réaliser que si je rencontrais autant de difficultés, c’est d’abord parce que j’étais une femme. C’est moi qui m’occupais principalement de mon fils, qui interagissais avec la nounou, qui gérais le nécessaire. Mon congé maternité, mal vécu, m’avait aussi laissé des faiblesses sur lesquelles je n’avais pas encore mis de mots : un manque de confiance, une fatigue chronique. Je côtoyais des collègues qui ne m’auraient jamais laissé ma chance en tant que femme ; j’ai compris que la société n’ouvrait pas la voie aux personnes comme moi. J’ai alors commencé à beaucoup lire sur le féminisme, surtout sur Internet, et, peu à peu, j’ai saisi que j’avais eu des bâtons dans les roues… mais aussi des privilèges ! Et que d’autres personnes avaient encore plus de difficultés que moi à s’en sortir. Je suis blanche, hétérosexuelle, fille de profs : j’ai galéré à l’école mais j’avais aussi un bagage culturel qui me permettait de gravir des échelons, qui passait bien auprès des enseignants, lesquels avaient sur moi un a priori positif.
« Je me suis dit que c’était ça qu’il fallait faire, raconter des histoires vraies pour permettre aux personnes qui n’ont pas vécu les mêmes choses que moi de comprendre l’intérêt de la politique. »
J’ai développé un nouveau schéma de compréhension du monde — ça m’a paru insupportable que les autres ne le voient pas comme moi… Alors j’ai essayé de m’adresser à eux, de leur dire : « Regarde ! » Je leur mettais le nez dedans, leur disais : « Ça, c’est sexiste » ou « Ça, c’est raciste ». Mais je les agaçais rapidement car ils n’avaient pas fait tout le cheminement qui venait d’être le mien. J’étais associée à ce cliché des féministes « reloues », qui parlent de ça tout le temps… De façon légitime, car c’était aussi brutal pour eux que ça l’avait été pour moi. J’ai alors essayé autre chose : j’ai réalisé un blog qui contenait des fiches pédagogiques sur le féminisme. Mais c’était très scolaire, avec des puces, des listes. Je les distribuais aux entrées de métro avant d’aller bosser ! Et je voyais bien que les gens ne les lisaient pas, qu’ils les jetaient ensuite… J’étais frustrée. Début 2016, au moment du projet de la loi Travail, j’ai commencé à faire des petits dessins sur Valls. On m’a suggéré de créer une page publique ; au début, on était 10 dessus ! J’ai alors entendu sur France Culture l’histoire de Mohammed Elshikh, cet homme qui vivait à Saint-Denis et sur qui la police avait tiré pendant l’assaut contre les terroristes en 2016. Il a été touché au bras et en a perdu l’usage. Interrogé pendant quatre jours, menotté à son lit, il a reçu à la sortie une obligation de quitter le territoire français ! Ça m’a tellement révoltée que je me suis dit : « Je ne peux pas faire seulement un petit dessin, je vais faire une BD pour raconter son histoire. » J’ai dessiné une quinzaine d’images.
Et les gens l’ont lue !
On s’est d’un coup retrouvés à 6 000 sur la page ! Je me suis dit que c’était ça qu’il fallait faire, raconter des histoires vraies pour permettre aux personnes qui n’ont pas vécu les mêmes choses que moi de comprendre l’intérêt de la politique, les conséquences sur les vies des gens. Si j’avais pu comprendre ça du fait d’une expérience personnelle, d’autres personnes pouvaient peut-être le comprendre en lisant des récits de vie, des témoignages… Mais en restant dans une approche trop scolaire, personne ne comprend. Cela parait ennuyeux, vain, purement théorique.
Avez-vous été ou êtes-vous proche de certaines organisations politiques ?
Je me sens proche du NPA, comme pas mal de mes ami·e·s, parce que je suis d’extrême gauche et révolutionnaire. C’est l’organisation à laquelle je participe le plus. J’ai essayé de rejoindre des collectifs mais, malheureusement, des rapports de pouvoir s’y exercent — y compris dans des collectifs non-mixtes. Ces expériences m’ont beaucoup aidée à avoir davantage confiance en moi, à prendre la parole, mais j’y ai quand même rencontré des personnes qui ont intégré les codes masculins de notre société, qui cherchent à s’imposer en parlant plus fort. Je n’arrive pas du tout à m’adapter dans ces circonstances. Parmi les collectifs féministes, j’ai milité à Stop harcèlement de rue, mais il faut passer beaucoup de temps à essayer de faire entendre sa voix et ce n’est pas adapté à tous les caractères. Ils font des trucs géniaux, ils ont beaucoup fait avancer les choses et j’y ai rencontré des personnes formidables, mais j’avais le sentiment de ne pas avoir mon utilité car j’étais trop effacée. Je préfère bosser seule de mon côté pour le collectif, plutôt que de bosser collectivement pour finalement me mettre en retrait…
Vous mettez en scène des personnages « réalistes » dans des scènes du quotidien. Est-ce très structuré en amont ou laissez-vous place à une certaine spontanéité, au fil de la plume ?
Ce n’est pas spontané du tout. Mon objectif n’est pas théorique (on en trouve sur d’autres sites qui le font bien mieux que moi), mais j’essaie de créer des contenus digestes pour des personnes qui ne sont pas politisées. Je ne dis pas ça de façon condescendante : je réfléchis à la façon dont il y a 10 ans je me serais arrêtée sur un message, quelle forme et quel contenu il aurait fallu. Ma grande difficulté, c’est d’identifier comment les gens peuvent avoir envie d’aller lire cette théorie, pourquoi c’est important. Trouver la bonne approche, apporter la touche de sensibilité qui donnera envie de s’y intéresser. Pour le dessin, en revanche, je fais vraiment à l’arrache ! Le dessin n’est absolument pas une finalité ; il rend le contenu plus « humain » et accessible. Moi-même, lorsque je vois des articles passer, je me dis parfois « Ah, génial ! », je les ouvre et au bout de 30 lignes je commence à décrocher… C’est également une conséquence des réseaux sociaux : l’attention se disperse rapidement. Des personnes qui sont avant tout sur Facebook pour regarder les photos de mariage de leur cousine ne vont probablement pas lire un article de 300 lignes sur les luttes sociales !
La simplicité de vos dessins côtoie des textes parfois denses, qui utilisent l’écriture inclusive. Ce parti-pris n’est-il pas un frein pour toucher le lectorat peu sensibilisé aux questions que vous soulevez ?
C’est un vrai travail d’équilibriste ! Rester accessible tout en conservant la radicalité du propos. L’écriture inclusive est un très bon exemple car c’est un aspect sur lequel je ne lâcherai pas. Les gens me font rire : je reçois beaucoup de mails qui me disent « J’aurais bien aimé lire ta BD mais je ne l’ai pas lue à cause de l’écriture inclusive ». Et je suis sûre qu’ils l’ont lue ! Tous ces gens qui râlent, qui m’envoient des insultes en masse, je m’en fous. Parce qu’ils lisent. Même ceux qui disent le contraire. Mon contenu est suffisamment attractif pour arriver à faire passer l’écriture inclusive. Donc je ne lâche pas. Mais je m’étais posé la question d’abandonner, au début, car ça me soûlait d’avoir davantage de réactions là-dessus que sur le fond du message… C’est ma page, je peux la présenter comme je veux.
Votre travail porte à la fois sur les luttes sociales — comme celle des cheminots — et les questions féministes. Vous avez toutefois publié une BD sur l’homéopathie, qui a suscité de très vives réactions de la part de votre lectorat, parfois surpris de votre position. Les différents publics qui vous lisent parviennent-ils à suivre cette oscillation ?
« On nous reproche parfois de ne pas avoir d’humour ou de ne pas passer par le dialogue, mais qu’est-ce qu’on doit faire quand personne ne nous écoute ? »
Cette alternance est tout à fait volontaire. J’essaie de faire converger les luttes. Mais ce n’est pas seulement fait « exprès » : tous les sujets m’intéressent. Je parle à des publics différents et ne fais pas un format adapté pour chacun. Le public féministe est composé de femmes, à 90 %, mais aussi de quelques hommes qui viennent en support pour parler aux autres hommes — ce que je trouve génial. Sur les sujets qui parlent de luttes sociales, il y a en revanche beaucoup d’hommes et très peu de femmes. L’homéopathie a attiré un autre public, celui des amateurs de zététique, des cartésiens dont je fais partie mais qui ont parfois beaucoup de mal avec des approches féministes ou antiracistes. Sur ces sujets, comme on ne dispose pas toujours de chiffres, on se base souvent sur le vécu. Lorsque je dis « Les femmes ont tendance à se mettre moins en colère », je n’ai pas forcément de chiffre pour le dire, mais c’est un constat massif. Mon approche consiste dans ce cas à mettre en avant un fait non scientifiquement prouvé. Mais si 200 000 femmes affirment que c’est vrai, c’est que ça l’est. Ça n’est pas du tout rigoureux comme méthode, et les zététiciens ont beaucoup de mal avec ça. Lorsque je me suis positionnée contre les violences médicales, mon contenu a beaucoup été partagé dans des réseaux sensibles aux médecines dites « alternatives ». Ce milieu a mal compris que je me positionne par la suite contre l’homéopathie. Comme je suis assez proche de mon lectorat, certaines lectrices jouent sur la fibre affective et me font connaître leur déception lorsqu’elles ne sont pas d’accord avec mon point de vue sur l’homéopathie, le voile, les questions antiracistes, etc. J’explique alors que je ne travaille pas seule, que je me renseigne auprès de gens soigneusement sélectionnés. J’écoute ensuite les retours mais je n’ai pas de rapport sentimental avec mon lectorat. Si les gens sont déçus, ce n’est pas mon problème. Il y a 300 000 personnes sur la page, c’est normal qu’elles ne soient pas toutes d’accord entre elles !
On pourrait rapprocher votre production du dessin de presse, pourtant majoritairement axé sur la caricature et l’humour. Quel regard portez-vous sur cet espace d’expression ?
Il y a beaucoup à dire. Déjà, c’est un monde qui a été possédé par les hommes blancs, depuis toujours, et ça se ressent énormément dans les orientations qui sont prises. Même dans les supports de gauche, ça n’est jamais antiraciste ni féministe. Il y a donc une place à prendre pour nous, pour redresser la barre. Je réfléchis de plus en plus aux moyens d’avoir un pouvoir d’action plus fort sur ces questions. On nous reproche parfois de ne pas avoir d’humour ou de ne pas passer par le dialogue, mais qu’est-ce qu’on doit faire quand personne ne nous écoute ? Ce que je remarque en tout cas, c’est que les dessins attirent les gens. J’aime beaucoup la Revue dessinée par exemple ; je crois qu’il y a encore un espace dont les médias peuvent s’emparer avec la BD. On pourrait développer davantage de dessins dans la presse, et créer plus de contenu accessible.
La bande dessinée investit justement la question féministe — de Pénélope Bagieu à Diglee en passant par l’album Le féminisme d’Anne-Charlotte Husson et de Thomas Mathieu. Que penser de l’émergence de ces autrices, dont certaines n’étaient pas identifiées comme féministes jusqu’à récemment ?
Je les lis, et elles m’ont pas mal inspirée. Leurs BD sont à tort considérées comme « girly » car elles portent en elles les conditionnements féminins : l’accent est mis sur les attitudes et les expressions faciales des personnages, mais c’est quelque chose que les femmes sont conditionnées à saisir, décrypter et interpréter très tôt. C’est quelque chose qu’on retrouve beaucoup dans le travail de Margaux Motin ou de Pénélope Bagieu, avec leurs décors très simples et une grande attention portée aux attitudes et aux personnages. C’est un traitement en vogue. Il peut y avoir en réaction une levée de boucliers de la part de certains dessinateurs, habitués des décors très travaillés, car ils n’ont pas l’habitude que d’autres artistes — femmes, qui plus est — rencontrent du succès auprès du public avec ce style de dessin. Mon dessin, simple et pas très joli, a pu déclencher des réactions énervées (on m’a dit que Bastien Vivès ou d’autres avaient critiqué mon travail, mais je ne revendique pas du tout le fait de bien dessiner, donc ça ne me touche pas). Ça me touche davantage lorsqu’on me dit que je n’aborde pas les choses de la bonne façon.
Comment appréhendez-vous la multiplication et la rapidité des réactions, liées à la vitesse de propagation de l’information sur les réseaux sociaux ?
« Mais ce qui me fatigue le plus, c’est le nombre d’hommes qui viennent m’apprendre comment militer, qui m’écrivent des pavés immenses. »
Je le vis plus ou moins bien. En un sens, j’apprécie. C’est valorisant de poster quelque chose et d’avoir des réactions immédiatement, davantage que de préparer un livre pendant un an et de n’avoir le résultat que bien plus tard. J’aime ce contact avec les gens et c’est ce que je voulais : pouvoir échanger autour d’un support. Ça change tout. Par contre, dans les retours que j’ai, il y a différents types de réactions. Il y a des insultes, certes, mais ça ne m’affecte pas. Je reçois des photos obscènes, et ça, franchement, je le vis vraiment comme une violence. Mais ce qui me fatigue le plus, c’est le nombre d’hommes qui viennent m’apprendre comment militer, qui m’écrivent des pavés immenses. Généralement, quand j’ouvre un mail et que je vois qu’il y a plus de 50 lignes, je me dis que ça va être un mec-cis-hétéro-machin qui vient m’expliquer comment faire mon travail alors qu’il n’est pas militant, bien sûr. Mais il croit qu’il a les 10 bonnes façons de mieux faire, ou qu’il peut changer ma façon de faire. Des changements qui incluent évidemment de le brosser dans le sens du poil, d’arrêter de « dire du mal des hommes », d’arrêter bien entendu l’écriture inclusive… Et puis d’être « plus objective » ! Il faudrait que je présente le point de vue des cheminots mais aussi le point de vue du gouvernement… Ça m’agace prodigieusement. J’ai chaque fois très envie de répondre face à une telle impolitesse, une telle pédanterie. J’ai envie de les éduquer ! (rires) Parfois, j’écris quelques lignes : « Je vais t’expliquer pourquoi ton attitude est incorrecte et pourquoi tu ne l’aurais pas si j’étais un homme. » Mais je laisse rapidement tomber car je m’aperçois que je perds mon temps. Pour ne pas dépenser trop d’énergie, je me suis imposé comme principe d’oublier ces interventions aussi vite que j’en ai lu les trois premières lignes. Je précise sur mon site que si le commentaire est paternaliste, je modère. Beaucoup de blogueuses féministes m’écrivent en me demandant comment je fais, en me disant que de leur côté elles dépriment… Ce sont des difficultés qui ne sont pas toujours très visibles. Certaines semaines, je n’en peux plus.
Le militantisme en ligne alimente un certain nombre de fantasmes. Ressentez-vous le besoin de jongler entre le support papier et le support web ?
Dans l’édition, le militantisme est assez limité car il est difficile de coller à des sujets d’actualité. Il y a bien sûr des bouquins militants qui sont des classiques, mais les deux approches sont à mes yeux complémentaires. C’est intéressant d’avoir lu certains livres, mais je ne sais pas si c’est vraiment utile pour convaincre des gens au premier abord… Les réseaux sociaux viennent en complément, avec des choses beaucoup plus accessibles et rapides à lire. Derrière, certains lecteurs me demandent ce qu’ils pourraient lire comme livres, et là je donne des pistes, même si je n’ai pas un gros bagage militant (je n’ai pas lu Marx, par exemple, même si j’aimerais le faire un jour). Ce que je trouve dommage, c’est d’ailleurs que les gens qui travaillent en bout de chaîne, comme moi, ont finalement plus de retours positifs que ceux qui ont fait un gros travail de recherche. J’ai eu quelques retours de bâton à ce niveau, de la part de sociologues. Un bon nombre trouve génial qu’un large public puisse découvrir leur travail grâce à moi, mais d’autres me disent « Ça n’est pas normal que ton bouquin soit vendu au même prix que le mien alors que j’ai bossé vachement plus que toi, que j’ai fait vachement plus d’études que toi ». C’est un truc un peu classiste, « J’ai le savoir, je devrais être payé plus ». Ce sont des problèmes qui pourraient d’ailleurs être résolus avec le salaire à vie !
Certaines personnes se déclarent « militant·e·s en ligne », sur des réseaux sociaux comme Twitter ou Facebook. Que penser de ces militant·e·s dont la présence sur le web constitue un engagement en tant que tel ?
Je n’ai pas de problème avec ça. Il y a plein de lectrices qui ont commencé à se sensibiliser sur des groupes féministes Facebook, et qui derrière viennent à des conférences, vont en manif’, discutent avec leur famille, affrontent le monde extérieur. Le seul truc que je ne considère pas comme étant du militantisme, ce sont les groupes Facebook entre personnes averties, où tu te prends 30 commentaires sur la tronche si tu n’emploies pas les bons termes, où on développe un purisme militant en pointant constamment le vocabulaire à ne pas utiliser. Autant j’utilise l’écriture inclusive par principe, autant je n’ai pas envie de me couper de tous mes outils linguistiques du jour au lendemain. Ce sont des groupes à « bons points », avec une certaine attitude à avoir, des groupes qui affirment défendre des projets collectifs et une société bienveillante mais avec des méthodes hyper nocives. Créer ce genre d’espaces, c’est uniquement aménager des endroits dans lesquels tu reproduis les rapports de pouvoir que tu n’as pas à l’extérieur. Et je peux comprendre pourquoi : en tant que femme plutôt effacée, au boulot et dans la vie, on ne m’a jamais trop laissée parler. Lorsque je me suis fait une place sur les groupes Facebook, je pouvais parler et j’avais une supériorité écrite : j’écrivais vite, sans faire trop de fautes, mes idées se mettaient en place rapidement et j’ai pu utiliser ça, au début, pour écraser les autres car je n’avais pas l’occasion de le faire à l’extérieur… C’est toxique ! C’est classiste et ça n’est pas du militantisme. Je préfère parler avec les gens, même si parfois je m’énerve. Les gens qui font des blogs, des dessins, des pétitions, oui, ils militent, même s’il faut aller plus loin que ça.
Votre travail rebondit généralement sur des sujets d’actualité, garantie d’un écho rapide. Comment vous assurez-vous de vous baser sur des informations solides et valables sur le long terme ?
« Le seul truc que je ne considère pas comme étant du militantisme, ce sont les groupes Facebook entre personnes averties, où tu te prends 30 commentaires sur la tronche si tu n’emploies pas les bons termes. »
C’est ma grosse difficulté du moment : j’ai envie de réagir rapidement, mais je sais que si je réagis vite, ce sera mal fait. Du coup je choisis mes sujets. Pour mener mes enquêtes, au début, je me basais sur des témoignages entendus à la radio. Puis lorsque l’audience a augmenté, que mes livres ont été édités, la simple citation de sources m’est apparue insuffisante — d’autant que je ne voulais pas avoir la sensation de m’approprier le travail de quelqu’un d’autre. Maintenant, je fais tout moi-même, je cherche les contacts, je rencontre les gens, je discute et je raconte. Je lis aussi énormément pour la partie théorique. Là, je viens de faire la SNCF ; j’ai reçu beaucoup d’autres demandes par la suite, sur les infirmières, les EHPAD, les profs. Je m’octroie aussi le droit de traiter de sujets de fond sans lien avec l’actualité. La SNCF, ça m’a pris 15 jours, le temps de rencontrer des gens, de téléphoner, de lire des contenus. Certains copains du NPA travaillent sur des topos très carrés, très clairs, dans lesquels je me plonge, puis je fais ma BD sur trois ou quatre jours.
Comment conjuguer cette démarche militante et la réalité plus prosaïque du travail rémunéré, sans trahir ses exigences et ses principes ?
Si j’acceptais de faire des BD pour une entreprise et pour servir de campagne de pub, ça me rapporterait probablement beaucoup d’argent, mais j’aurais l’impression de tromper les lecteurs, donc je dis non. Je collabore parfois avec des services publics, mais je sélectionne, je m’arrête au niveau local, aux mairies. Plus compliqué, le cas des ONG : certaines ne sont pas très claires. J’ai été contactée récemment par l’une d’elles, qui voulait faire la promotion de l’humanitaire à l’étranger et aborder la prévention des violences sexuelles en temps de guerre. Lorsque j’ai demandé s’il serait aussi question de traiter les violences commises par des militaires ou les personnels humanitaires, je n’ai plus jamais eu de nouvelles. Bien sûr, j’accepte aussi de faire des dessins pour des causes associatives ou militantes qui me tiennent à cœur. Mais les gens estiment souvent qu’à partir du moment où tu es militant·e, tu n’as pas besoin d’argent… Et ils te demandent beaucoup de travailler gratuitement ! Un type a récemment reposté l’intégralité de mes dessins sur son propre blog ; lorsque je lui ai signalé que ce n’était pas correct, il s’est étonné en disant « Désolé, je pensais que c’était militant ». Or j’ai besoin de me baser sur ma communauté, d’avoir des visites sur mon blog : c’est là que se trouve le lien sur lequel acheter mes livres. C’est ce qui me permet de vivre et de produire plus de contenu gratuit. Les dessinateurs et les dessinatrices sont souvent très mal considéré·e·s ; on leur demande beaucoup de travailler sans être payé·e·s (pendant les séances de dédicaces, par exemple). On m’invite aussi à des tables rondes et lorsque je pose la question de la rémunération, les gens disent « On ne comprend pas, personne n’a jamais demandé à être rémunéré », sans réaliser qu’une présentation représente du temps et du travail. Les auteurs et autrices se sont rebellé·e·s récemment au Salon du livre car tout le monde était payé, sauf eux. Il faut mettre fin à ça de manière solidaire. Pour toutes ces raisons, je ne suis pas sûre que je pourrais arriver à vivre de mon activité. J’envisage de reprendre éventuellement un boulot d’ingénieur à mi-temps pour ne pas avoir à me poser ces questions.
Parmi les BD publiées en ligne jusqu’à maintenant, lesquelles ont été les plus lues ?
D’abord, celle sur la charge mentale. Elle m’a permis de sortir du cercle politisé et de toucher des femmes pas du tout féministes. Ensuite, celle sur la SNCF, car c’est un sujet d’actualité. Je la vois partout, sur les forums enseignants, étudiants… Dès que quelqu’un utilise l’expression « pris en otage », il y a toujours un autre qui répond « Regarde cette BD » : c’est exactement ce que je voulais. Que ce soit un outil pour les gens qui galèrent. Mais, suite à la parution sur la charge mentale, beaucoup de gens attendent quelque chose de dépolitisé, de léger, sur la vie de couple, ce qu’on peut voir sur des pages humoristiques qui jouent sur les clichés « Les femmes sont comme-ci, les hommes sont comme ça ». Quand je dis que je ne donne pas de conseils personnels, que ça passe par l’action politique, certaines femmes me disent « Mais on préfère quand tu ne fais pas de politique »… Ce à quoi je réponds « Mais j’ai toujours fait de la politique ! ». C’est un travail qu’il me reste à faire, montrer ce lien entre le privé et le politique. J’essaie de montrer des pistes, comme le congé paternité. Je ne suis pas du tout branchée sur l’aide individuelle — tant mieux si mon travail peut aider dans la sphère privée, mais si rien ne se passe au niveau de la société, ça ne m’intéresse pas vraiment.
Vous évoquiez lors d’un entretien le fait que les conseils prodigués à propos de la charge mentale s’adressent uniquement aux femmes et sont relayées par des médias qui ciblent un lectorat féminin… Comment sortir de cette boucle ?
« Je ne suis pas du tout branchée sur l’aide individuelle — tant mieux si mon travail peut aider, mais si rien ne se passe au niveau de la société, ça ne m’intéresse pas vraiment. »
Je ne pense pas que j’arriverai jamais à m’adresser aux hommes sur les questions féministes. Ça viendra de nous. Quand les femmes décideront que c’est fini, ce sera fini. Ma cible, ce sont les femmes. Quand certains hommes disent que mon travail les touche, je suis contente mais ça n’est pas mon objectif premier. Certaines féministes me disent que sans les hommes, on ne pourra pas y arriver. On est mal barrées dans ce cas ! Sur le congé paternité, par exemple, chaque fois que j’ai assisté à des réunions, il n’y avait que des femmes. Tant qu’on est dans une société de concurrence, de loi du plus fort, de survie, les hommes conserveront leurs privilèges car ça leur permet de mieux y vivre. Je ne vois pas quel homme aujourd’hui se dirait qu’il préfère rester à la maison s’occuper des enfants, prendre un congé parental et avoir une retraite de merde. Qui a envie d’avoir le statut des femmes aujourd’hui ? Personne. Nous, on est dedans et on essaie d’en sortir. Je ne dis pas non plus qu’il faut accéder au statut des hommes, ni prendre leur position actuelle comme référence. Les valeurs des femmes sont importantes — je ne dis pas ça dans une perspective essentialiste. Je parle des valeurs qu’on nous a transmises petites : l’attention portée aux autres, le soin, l’empathie. Lorsque les femmes s’organiseront, elles feront péter le patriarcat en même temps que le capitalisme. Car cette société ne nous permet pas de vivre convenablement avec ces valeurs ; elle nous rend vulnérables, pauvres, exposées aux violences. Il faut bien sûr qu’on accepte de se mettre plus souvent en colère, de s’affirmer, mais je ne crois pas qu’on doive essayer de se rapprocher du rôle qu’ont les hommes aujourd’hui.
L’autrice du blog Crêpe Georgette avait dit considérer comme problématique la focalisation sur le concept de charge mentale car cela éviterait de souligner explicitement le travail gratuit effectué par les femmes : un travail qui n’est pas seulement mental, mais bien physique, matériel. Dans cette perspective, cela pourrait constituer un effet pervers : se contenter de parler de charge mentale comme d’un fardeau psychologique en omettant d’analyser ce que produisent concrètement les femmes…
Je suis assez agacée par le fait d’être toujours invitée pour faire des conférences autour de la charge mentale… Je suis « la féministe qui a popularisé le concept de charge mentale ». Qu’on précise ça pour permettre aux gens de resituer qui je suis, je comprends tout à fait. Mais lorsque des médias m’invitent sur ce sujet puis m’appellent pour me dire « Finalement, on va évoquer d’autres enjeux féministes donc vous ne pouvez pas venir », là, ça me pose un problème : je suis féministe, je ne parle pas uniquement de la charge mentale ! Beaucoup de médiathèques, d’organismes publics et associatifs organisent des conférences sur la charge mentale en tant que concept totalement dépolitisé, tout en pensant faire une action militante. Parmi les derniers livres parus sur le sujet, l’un a été écrit par une psychologue qui a déclaré à la télévision « Moi, je ne suis pas féministe »… Son livre s’intitule La Charge mentale des femmes et des hommes ; elle en fait quelque chose de symétrique ! C’est absolument dépolitisé, décorrélé des rapports de genre, des rapports capitalistes. C’est toujours comme ça : lorsqu’un concept a du succès, il est récupéré par des approches qui le vident de sa substance politique. Il faut toujours que ça puisse s’intégrer dans une forme d’ordre établi, que ce ne soit pas trop subversif. Et le concept de charge mentale peut être appréhendé de cette façon, sous l’aspect « petit dysfonctionnement de couple » qu’on pourrait régler avec de la communication et des post-it : l’essentiel étant que ça permette de vendre des livres, des coachings, du yoga ou n’importe quoi de parfaitement compatible avec le capitalisme.
Portraits d’Emma : Cyrille Choupas, pour Ballast
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