Des graines fugitives


Article paru dans la revue en ligne Edge Effects et traduit pour le site de Ballast

Café, cacao, canne à sucre, hévéa, tabac, espèces hor­ti­coles orne­men­tales : autant de pro­duits à forte valeur ajou­tée des­ti­nés aux mar­chés inter­na­tio­naux. La plu­part pro­viennent d’ex­ploi­ta­tions agri­coles inten­sives : les plan­ta­tions. Les pre­mières remontent à l’Antiquité et prennent la forme des lati­fun­dia. Mais ce sont sur­tout les plan­ta­tions colo­niales du sud des États-Unis, au XIXe siècle, qui éta­blirent un sys­tème fon­dé sur la mono­cul­ture inten­sive et l’ex­ploi­ta­tion d’une main‑d’œuvre ser­vile, mar­quant ain­si le début de l’ère dite « Plantationocène ». Cette nou­velle ère, qui prend racine dans les empires colo­niaux et per­siste aujourd’hui, ren­voie à la trans­for­ma­tion dévas­ta­trice des éco­sys­tèmes en agro­sys­tèmes extrac­tifs et à l’ex­ploi­ta­tion alié­na­trice des forces de tra­vail employées pour leur fonc­tion­nement. L’article de Christian Brooks Keeve que nous tra­dui­sons ici, paru en février 2020 sur le site Edge Effects, invite à ana­ly­ser, à par­tir de cette notion, les des­tins com­muns de cer­taines formes de la vie humaine et bota­nique, réduites à néant par l’im­pé­ra­tif productif.


Une graine de mou­tarde. Ou plus exac­te­ment, une poi­gnée de graines de mou­tarde, de balles, de cosses séchées, de pous­sières en tous genres. Lors de mon tra­vail de ter­rain, l’é­té pas­sé, je suis tom­bé sur cette varié­té de chou cava­lier dans un jar­din bota­nique his­to­rique de Caroline du Nord. Peu de temps aupa­ra­vant, un habi­tant local, un vieil homme noir, avait fait don de ces graines, qu’il avait culti­vées et conser­vées des décen­nies durant. J’ai com­men­cé à réflé­chir à l’his­toire de ce culti­var1 comme étant celle de la sur­vie d’une espèce en terre incon­nue s’y adap­tant peu à peu au fil des géné­ra­tions. Des col­lec­tion­neurs de graines comme Ira Wallace nous rap­pellent ain­si à quel point l’his­toire des varié­tés de chou est inti­me­ment liée à celle des Noirs aux États-Unis, et com­ment la culture et la conser­va­tion de varié­tés locales à tra­vers le Sud nous ren­voient à une his­toire plus glo­bale des rela­tions entre les graines, leurs col­lec­tion­neurs et la terre.

« Les mêmes logiques ont régi l’ex­ploi­ta­tion de la force de tra­vail, l’ac­cu­mu­la­tion du capi­tal et la pro­duc­tion agri­cole, conti­nuant à réduire les vies humaines et végé­tales au rang de ressource. »

Les graines sont à la mode en ce moment, et le sont depuis envi­ron 10 000 ans. Elles sont par­tout, dis­crètes — pour­tant, les hari­cots, céréales et maïs ont, de par le monde, une por­tée his­to­rique monu­men­tale. Ce sont les pierres de touche de la bota­nique qui appellent à un ancrage, un retour au sol2. Je suis fas­ci­né par le phé­no­mène cultu­rel et poli­tique actuel de conser­va­tion des graines, les éco­lo­gies poli­tiques induites par l’ar­chi­vage de celles-ci et l’hé­ri­tage des pra­tiques agraires afro-amé­ri­caines. Dans cet article, j’ex­plore les impli­ca­tions de la vie quo­ti­dienne des graines pour notre pré­sent et com­ment la fugi­ti­vi­té3 des graines nous donne des stra­té­gies d’é­va­sion pour échap­per et inter­rompre la ten­dance appa­rem­ment glo­bale du Plantationocène.

Interroger les -cènes

Les débats actuels concer­nant l’hé­ri­tage des sys­tèmes de plan­ta­tion et le suf­fixe -cène, qu’on accole par­fois à ce terme, s’at­tachent à com­prendre la mise en œuvre d’assemblages spé­ci­fiques de plantes et d’humains dans des pay­sages sin­gu­liers, ceci afin d’en extraire une force de tra­vail humaine et natu­relle. Pour le dire sim­ple­ment : le tra­vail des hommes et des plantes sont tous deux contrô­lés de façon coer­ci­tive par des struc­tures et des rythmes de pro­duc­tion réso­lu­ment arti­fi­ciels. Après que les sys­tèmes de plan­ta­tion colo­niaux et le monde qui les sous-ten­dait ont dis­pa­ru, les mêmes logiques ont régi l’ex­ploi­ta­tion de la force de tra­vail, l’ac­cu­mu­la­tion du capi­tal et la pro­duc­tion agri­cole, conti­nuant à réduire les vies humaines et végé­tales au simple rang de res­source utile, que ce soit à tra­vers la mono­cul­ture d’hé­véa pour le caou­tchouc, l’in­dus­trie agro-ali­men­taire ou, comme l’a sug­gé­ré l’u­ni­ver­si­taire Katherine McKittrick4, la géo­gra­phie raciste des villes étasuniennes.

[C. Humbert]

Les logiques du Plantationocène révèlent les connexions pro­fondes entre la sim­pli­fi­ca­tion éco­lo­gique et le capi­ta­lisme raciste — en d’autres mots, le contrôle méca­nique, fré­né­tique, de la pro­duc­tion et de la repro­duc­tion des dif­fé­rents élé­ments des pay­sages vivants, les­quels doivent être défi­nis, car­to­gra­phiés et gou­ver­nés. Elles apportent éga­le­ment un cadre théo­rique et spa­tial bien­ve­nu aux débats contem­po­rains sur l’é­poque dans laquelle nous nous situe­rions, qu’il s’a­gisse de l’Anthropocène, le Capitalocène ou, terme qui a mes faveurs, l’Alienocène. Pourtant, comme l’a rap­pe­lé McKittrick : « La plan­ta­tion n’est pas un concept léger. La plan­ta­tion est un sys­tème ter­rible, violent et meur­trier. » L’analyse de ces sys­tèmes est pro­fon­dé­ment anxio­gène ; elle nous incite à mettre en exergue les dif­fé­rentes façons dont ils peuvent influen­cer les vies humaines et éco­lo­giques sans les simplifier.

« La col­lecte et la conser­va­tion des graines va au-delà de simples pra­tiques de préservation. »

La vie bota­nique pour­rait bien offrir une nou­velle manière de réflé­chir à ces héri­tages et à l’exis­tence trou­blante des éco­no­mies de plan­ta­tion contem­po­raines, grâce à une réflexion sur la jus­tice spa­tiale, por­tant sur les humains et les non-humains. Une graine est une « tech­no­lo­gie façon­née sur le temps long, […] tel­le­ment sophis­ti­quée qu’elle paraît quo­ti­dienne5 ». Durant des mil­lé­naires, bien avant l’ap­pa­ri­tion des sys­tèmes de plan­ta­tion, et pour encore des mil­lé­naires après leur dis­pa­ri­tion, les graines ont été conser­vées, les jar­dins culti­vés et de nou­veaux culti­vars sélec­tion­nés. La conser­va­tion des semences est l’une des plus anciennes pra­tiques cultu­relles et tech­niques de la pla­nète, et elle est reve­nue dans l’i­ma­gi­naire popu­laire en grande par­tie grâce aux mou­ve­ments indi­gènes de sou­ve­rai­ne­té ali­men­taire et varié­tale. La sou­ve­rai­ne­té ali­men­taire pro­meut le contrôle local et com­mu­nau­taire des sys­tèmes ali­men­taires à l’é­chelle régio­nale. Son élar­gis­se­ment à la sou­ve­rai­ne­té varié­tale convoque des argu­ments poli­tiques com­plé­men­taires, les­quels per­mettent d’ap­pro­fon­dir les liens avec la terre et font place à des pers­pec­tives cri­tiques et spé­cu­la­tives sur les semences en tant que lieux de résis­tance poli­tique et de rési­lience cultu­relle, en tant qu’ob­jets d’ar­chives bio­lo­giques et d’a­dap­ta­tion envi­ron­ne­men­tale. La col­lecte et la conser­va­tion des graines va au-delà de simples pra­tiques de pré­ser­va­tion : elle s’en­gage de manière signi­fi­ca­tive dans un enche­vê­tre­ment de pra­tiques tout à la fois cultu­relles, his­to­riques et poli­tiques. C’est pré­ci­sé­ment l’in­tri­ca­tion de ces pers­pec­tives qui invite à consi­dé­rer les poli­tiques agri­coles du Plantationocène d’une cer­taine manière : bien qu’elles ne soient pas uni­ver­selles, les logiques des plan­ta­tions sont néfastes et laissent des traces. Les mou­ve­ments actuels tou­chant à l’a­gri­cul­ture ne peuvent géné­ra­le­ment être lus ou com­pris en-dehors du cadre de ces héri­tages, alors même que les récits qu’ils impliquent peuvent aus­si ser­vir de vec­teurs de com­pré­hen­sion des dyna­miques géo­gra­phiques et his­to­riques qui accom­pa­gnèrent et bri­dèrent les plantations.

Dans l’agriculture de plan­ta­tion, les graines sont semées en masse, selon un pro­to­cole aus­si sys­té­ma­tique et stan­dar­di­sé que pos­sible. La culture d’une même varié­té est sou­vent réa­li­sée au même moment, obéis­sant à un calen­drier cultu­ral iden­tique, à des méthodes et à une récolte uniques. Si de nom­breuses plantes s’ac­com­modent de ce sys­tème, la vie bota­nique en géné­ral, dans ses expres­sions quo­ti­diennes, ses cycles et ses rythmes sai­son­niers, va à l’en­contre de ces struc­tures — comme le font bon nombre de pay­sans qui tentent de conser­ver les semences et d’en main­te­nir la diver­si­té. Pour reprendre les réflexions de l’an­thro­po­logue Anna Tsing sur les « assem­blages poly­pho­niques », il s’a­vère que nous sommes pris dans un bazar fécond d’acteurs humains, non-humains et abio­tiques6 dès lors que nous inter­agis­sons avec des graines et que nous essayons de les gui­der, de les mani­pu­ler et de les arran­ger7.

[C. Humbert]

Conserver les semences

Les graines sont sou­vent consi­dé­rées comme des objets inani­més, bien qu’elles contiennent et per­mettent la vie, et même toute pos­si­bi­li­té de faire ger­mer le vivant. À l’instant même où l’inanimé devient ani­mé, cet objet n’est plus une graine mais devient un semis, et n’est plus sim­ple­ment une vie poten­tielle mais une plante en expan­sion, un évé­ne­ment végé­tal. Ce déli­cat petit conden­sé d’in­for­ma­tions géné­tiques et de glu­cides a la capa­ci­té sur­pre­nante d’archiver et de por­ter des his­toires bio­lo­giques, tout en étant lui-même englo­bé dans des his­toires cultu­relles, dont les atomes se mani­festent sou­vent comme des récits. Comme la bota­niste Robin Wall Kimmerer nous le rap­pelle en invo­quant l’é­co­logue Gary Nabhan, « ce n’est pas seule­ment la terre qui est dégra­dée, mais bien davan­tage, notre rela­tion à elle. Nous ne pou­vons pas la conso­li­der et la res­tau­rer de façon signi­fi­ca­tive sans res­tau­rer éga­le­ment son récit8 ». Les graines, d’une cer­taine manière, sont des nœuds de la nar­ra­tion éco­lo­gique per­met­tant de com­prendre le monde, comme le sont le folk­lore et la science. En ce sens, les graines pour­raient nous per­mettre de contex­tua­li­ser les éco­lo­gies poli­tiques actuelles en nous tour­nant vers le passé.

« On ne peut extraire ou igno­rer les héri­tages de la vio­lence sys­té­mique, du colo­nia­lisme et de l’esclavage pro­duits par la plantation. »

S’étant récem­ment orien­tée vers le sud des États-Unis, l’his­toire envi­ron­ne­men­tale cherche à sai­sir les com­pli­ca­tions induites par ces pay­sages éco­lo­giques et cultu­rels, dont on ne peut extraire ou igno­rer les héri­tages de la vio­lence sys­té­mique, du colo­nia­lisme et de l’esclavage pro­duits par la plan­ta­tion. Dans l’es­pace comme dans le temps, les logiques des sys­tèmes de plan­ta­tion et leur ana­lyse sont indis­so­ciables de l’his­toire de la conser­va­tion des graines, de la culture des plantes et de la vie bota­nique. Gardant à l’es­prit ces imbri­ca­tions, le croi­se­ment des graines et de leurs his­toires au sein des sys­tèmes de plan­ta­tion exige que l’on s’in­té­resse à la géo­gra­phie des com­mu­nau­tés réduites en escla­vage et que l’on com­prenne leurs liens avec des sites his­to­riques qu’il faut consi­dé­rer comme des espaces de récits contras­tés qui recoupent autant de pay­sages mémo­riels9. Les per­sonnes réduites en escla­vage ont construit et trans­mis des savoirs micro­lo­caux du ter­ri­toire10 qui ont consti­tué par la suite les pré­misses d’une pen­sée afro-amé­ri­caine de la wil­der­ness [nature sau­vage], laquelle a reje­té les dis­cours envi­ron­ne­men­taux glo­ba­li­sants tels qu’ils ont émer­gé au XIXe siècle11. Les spa­tia­li­tés mar­gi­nales des pay­sages de plan­ta­tion étaient donc des lieux d’er­rance et d’é­va­sion des­quels la vie humaine, comme la vie bota­nique, a fui.

De plus, rations, restes ali­men­taires et pas­sa­gers clan­des­tins bio­lo­giques de toutes sortes, pré­sents dans les navires négriers, ont été inté­grés aux cultures de plan­ta­tion, sou­vent du fait de l’ex­per­tise tech­nique des per­sonnes tout juste dépor­tées. En outre, l’introduction de nom­breuses varié­tés de graines et de nou­veaux sys­tèmes de connais­sances agri­coles depuis l’Afrique de l’Ouest vers les Amériques a éga­le­ment pris la forme de contre­bande, qui se mani­fes­tait à tra­vers des actes volon­taires rare­ment consi­gnés dans les archives tra­di­tion­nelles. Dans son tra­vail déve­lop­pant l’hypothèse de la domes­ti­ca­tion du riz noir, la géo­graphe Judith Carney a uti­li­sé dif­fé­rentes méthodes géo­gra­phiques et spé­cu­la­tives, pre­nant en compte éga­le­ment la puis­sance des récits12. Elle remarque : « Les récits oraux offrent une contre-his­toire » qui per­met de « lier les trans­ferts de plantes et la traite trans­at­lan­tique des esclaves. » Parmi les exemples les plus notoires dans les colo­nies amé­ri­caines, et sur­tout dans les com­mu­nau­tés d’es­claves mar­rons, on peut citer les récits de femmes esclaves cachant des semences de riz dans leurs che­veux pour les glis­ser dis­crè­te­ment à leurs enfants avant d’en être sépa­rées. Nous ne sommes pas seule­ment en pré­sence de petits, mais spec­ta­cu­laires actes de résis­tance par les corps et la géné­tique végé­tale, mais nous sommes éga­le­ment confron­tés au lien unique qui relie les graines, leurs his­toires et les récits et héri­tages de la dia­spo­ra noire.

[C. Humbert]

Ces petites formes de fugi­ti­vi­té se sont éga­le­ment mani­fes­tées dans l’es­pace des plan­ta­tions à tra­vers des lopins de terre plus ou moins auto­nomes per­met­tant un appro­vi­sion­ne­ment, de « petits espaces inter­sti­tiels13 » qui s’opposaient maté­riel­le­ment et idéo­lo­gi­que­ment au pay­sage de la plan­ta­tion, et qui auraient fini par offrir la majo­ri­té des ali­ments et recettes de cui­sine com­po­sant le régime amé­ri­cain. Ces espaces étaient à la fois des lieux de sub­sis­tance et d’expérimentation, offrant une « vision bota­nique alter­na­tive » aux pay­sages colo­ni­sés. Les graines ont été intro­duites clan­des­ti­ne­ment et se sont adap­tées aux nou­veaux pay­sages pro­po­sant d’autres condi­tions éco­lo­giques, mais cer­taines ont éga­le­ment été extraites de l’é­co­lo­gie spé­ci­fique de ces ter­ri­toires et adap­tées à d’autres besoins, d’autres contextes cultu­rels et cos­mo­lo­giques. Dans quelle mesure est-il pos­sible d’a­na­ly­ser ces pro­ces­sus d’acclimatation en paral­lèle de ceux qui ont concer­né les peuples Noirs, qui trans­for­maient leur ter­ri­toire tout en étant trans­for­més par ce der­nier ? Comment l’im­bri­ca­tion des spa­tia­li­tés humaines et non-humaines façonne-t-elle les rela­tions éco­lo­giques qui ont bou­le­ver­sé le contrôle et l’exploitation du tra­vail humain et bota­nique dans les ava­tars contem­po­rains des plan­ta­tions ? Et com­ment le concept de fugi­ti­vi­té peut-il ser­vir pour ana­ly­ser ce bou­le­ver­se­ment, tout en étant un fil rouge entre les per­sonnes, ter­ri­toires et semences noirs ?

Poétique de la fugitivité

« Cette fugi­ti­vi­té éco­lo­gique est une manière de prendre en compte un ensemble plus large de rela­tions à la nature. »

Le livre Fugitive Science de la cher­cheuse en études afro-amé­ri­caines Britt Rusert attire notre atten­tion sur le fait que la fugi­ti­vi­té inhé­rente à l’en­ga­ge­ment des Afro-Américains dans les sciences natu­relles, au XIXe siècle, s’ex­prime très lar­ge­ment en dehors des ins­ti­tu­tions et se mani­feste dans les espaces de pro­duc­tion cultu­relle et dans la vie quo­ti­dienne. Rusert défi­nit la fugi­ti­vi­té comme la cri­tique expli­cite de l’hé­gé­mo­nie scien­ti­fique, le déploie­ment d’ou­tils pra­tiques de lutte et la prise en consi­dé­ra­tion théo­rique du « pay­sage ima­gi­na­tif de la science ». C’est ce der­nier qui fait écho aux héri­tages de la conser­va­tion de graines et aux pra­tiques bota­niques telles qu’elles sont pen­sées au sor­tir des sys­tèmes de plan­ta­tion. Cette fugi­ti­vi­té éco­lo­gique est une manière de prendre en compte un ensemble plus large de rela­tions à la nature qui se construit à la fois contre et avec la pen­sée éco­lo­gique domi­nante, et nour­rit les enjeux d’un envi­ron­ne­men­ta­lisme noir. Elle se tisse de pra­tiques créa­tives et d’ex­pé­ri­men­ta­tions qui s’ex­priment, aujourd’­hui, dans la pro­li­fé­ra­tion des mou­ve­ments noirs de résis­tance agri­cole sur des ter­rains inuti­li­sés, dans de petites fermes, des espaces non-construc­tibles ou exclus de la loca­tion par les pou­voirs poli­tiques14. Comme Leah Penniman l’af­firme dans Farming While Black, la res­tau­ra­tion des sols fait par­tie d’un pro­ces­sus de « gué­ri­son du colo­nia­lisme », où les inté­rêts poli­tiques et éco­lo­giques ne font plus qu’un. Les sou­bre­sauts de la vie végé­tale et de la vie poli­tique sont en constante synchronisation.

Je vou­drais aller plus loin avec l’i­dée selon laquelle les graines sont fugi­tives. Aussi sur­pre­nant que cela puisse paraître, les graines sont autant des archives cultu­relles que des petits paquets d’in­for­ma­tion géné­tique, et, à tra­vers eux, la vie végé­tale s’im­misce dans tous les inter­stices des espaces poli­tiques, géo­gra­phiques et cultu­rels. Les graines sont don­nées, ven­dues, échan­gées, offertes, per­dues en che­min. Elles finissent ain­si leur course dans tout un tas d’en­droits et s’ac­cli­matent de nou­veau à toutes sortes d’exi­gences envi­ron­ne­men­tales. Parfois, elles sont renom­mées. Parfois, elles retournent à un stade ances­tral et sau­vage. Parfois, elles évo­luent, sous l’in­fluence de forces humaines et non-humaines, et deviennent de nou­velles varié­tés por­teuses d’une his­toire inédite. Elles ne peuvent être figées comme les arte­facts d’un musée, les arches d’une voûte. Elles se glis­se­ront sans cesse dans les fis­sures. Elles se dépla­ce­ront tou­jours. Les signi­fi­ca­tions cultu­relles et les his­toires ances­trales sont repré­sen­tées et réi­fiées par ces ins­tances éphé­mères de vie et de mort végé­tales. La ques­tion de la fugi­ti­vi­té éco­lo­gique s’ex­prime à la fron­tière ténue entre la per­ti­nence cultu­relle d’une graine et son exis­tence propre, qui maté­ria­lise le pas entre l’ar­chive his­to­rique et l’ac­teur de l’his­toire. Les graines nous enjoignent à repen­ser l’exis­tence et les héri­tages des sys­tèmes de plan­ta­tion : elles offrent des stra­té­gies d’é­va­sion, d’é­chap­pée, et rompent avec tout -cène glo­bal. Ainsi, quand on découvre une poi­gnée de graines de mou­tarde sur la table d’un jar­din bota­nique patri­mo­nial, cette masse de formes gra­nu­laires se révèle être unique, géné­ti­que­ment dis­tincte de toute autre — une varia­tion sur le même thème. Ce sont des traces d’en­vol, des his­toires mul­tiples, des nœuds connec­tant les corps et la terre. Ce sont les pro­messes d’un futur hasar­deux, libre, fugitif.


Texte paru en anglais — sous le titre « Fugitive Seeds » — sur le site Edge Effects. Traduit par Camille Marie et Maya Rousseaux pour Ballast.
Illustrations de ban­nière : DR ; illus­tra­tion de vignette : C. Humbert


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  1. Type végé­tal résul­tant d’une sélec­tion, d’une muta­tion ou d’une hybri­da­tion [ndlr].[]
  2. Ce retour à la terre peut être com­pris comme un réen­ra­ci­ne­ment : une nou­velle prise de contact avec les réa­li­tés bota­niques [ndlr].[]
  3. Renvoie à la capa­ci­té de dis­sé­mi­na­tion bio­lo­gique, mais aus­si, par ana­lo­gie avec les groupes humains, à la manière dont elles fuient cer­tains endroits, tentent de s’en échap­per [ndlr].[]
  4. Katherine McKittrick, « Plantation Futures », Small Axe, vol.3, n° 42, 2013.[]
  5. Courtney Fullilove, The Profit of the Earth, University of Chicago Press, 2017.[]
  6. Sans pré­sence ou inter­ven­tion de la vie [ndlr].[]
  7. Anna Tsing, Le Champignon de la fin du monde, La Découverte/Les Empêcheurs de tour­ner en rond, 2017.[]
  8. Traduction de « re-sto­ry-ation », néo­lo­gisme de l’au­teur [ndlr]. Robin Wall Kimmener, Braiding Sweetgrass : Indigenous Wisdom, Scientific Knowledge and the Teachings of Plants, Milkweed Editions, 2015.[]
  9. Lauret Savoy, Trace, Counterpoint Press, 2016.[]
  10. Monica M. White, Freedom Farmers, University of North Carolina Press, 2019.[]
  11. Paul S. Sutter et Christopher J. Manganiello, Environmental Histrory of the American South, University of Georgia Press, 2009.[]
  12. Judith Carney, In the Shadow of Slavery : Africa’s Botanical Legacy in the Atlantic World, University of Califormia Press, 2011.[]
  13. Ibid.[]
  14. Minoca M. White, op. cit.[]

REBONDS

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☰ Lire notre tra­duc­tion « Écologie : socia­lisme ou bar­ba­rie », Murray Bookchin, mars 2020
☰ Lire notre article « États-Unis : les pri­son­niers face aux catas­trophes éco­lo­giques », Gwenola Ricordeau et Joël Charbit, mai 2019
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☰ Lire notre entre­tien avec Jean-Baptiste Comby : « La lutte éco­lo­gique est avant tout une lutte sociale », avril 2017

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