De Fralib à la coopérative : récit d'une lutte

1 mai 2016


Article paru dans le n° 1 de la revue papier Ballast (novembre 2014)

Nous orga­ni­sons mer­cre­di pro­chain (à Paris — La Générale, métro Voltaire, 20h30) une soi­rée où sera jouée la pièce de théâtre social Paroles de Fralib, de Philippe Durand. Elle raconte les 1 336 jours de lutte des tra­vailleurs de l’u­sine Fralib, qui fabri­quaient les thés et les infu­sions Lipton et Éléphant, puis la créa­tion d’une coopé­ra­tive sans patron ni divi­dendes. L’occasion, en ce 1er mai, de retra­cer leur com­bat en met­tant en ligne l’ar­ticle que nous avions écrit sur le sujet dans le pre­mier numé­ro de notre revue papier, épui­sé. Depuis le mois de sep­tembre 2015, leur marque de thé — 1336 (« Éveille les consciences, réveille les papilles ») — a été com­mer­cia­li­sée dans la grande dis­tri­bu­tion et trente sala­riés réem­bau­chés en CDI. Plus encore qu’une lutte, donc : la preuve que c’est pos­sible. « On fait par­tie de ceux qui pensent que la lutte des classes, elle existe. C’est pas un leurre », nous rap­pe­la alors Olivier Leberquier, syn­di­ca­liste et ouvrier Fralib.


fralib1 « Les ouvriers et les employés sont les invi­sibles de notre socié­té. On n’en parle jamais ; on ne les montre jamais – et, pour­tant, il n’y a pas de classe sociale plus nom­breuse dans notre pays », décla­ra Jean-Luc Mélenchon lors de la der­nière cam­pagne pré­si­den­tielle, lors­qu’il se ren­dit, le 20 juin 2011, dans l’u­sine Fralib, à Gémenos, dans les Bouches-du-Rhône. Fralib ? Le mot évoque quelque chose, fût-ce seule­ment de loin, à plus d’un Français. Il a tour­né, durant des mois, des années, même, sur les écrans et les ondes. Le nom d’une filiale de la mul­ti­na­tio­nale anglo­néer­lan­daise Unilever. Cette der­nière, fon­dée en 1930 et ayant réa­li­sé, en 2011, plus de 46 mil­liards d’euros de chiffre d’affaires, pos­sède une branche en France et six sites de pro­duc­tion sur son sol. Sept, il y a peu encore. Avant qu’elle ne déci­dât, en sep­tembre 2010, de fer­mer l’u­sine Fralib – qui fabri­quait des thés et des infu­sions de marques Éléphant et Lipton – afin de délo­ca­li­ser la pro­duc­tion en Pologne et en Belgique. Le direc­teur géné­ral d’Unilever, Paul Polman, esti­ma en 2012, dans les colonnes du Figaro, que la socié­té « doit tou­jours s’a­dap­ter à un monde qui change et pou­voir fer­mer des usines non com­pé­ti­tives ». Le goût du chan­ge­ment eut donc un prix : 182 employés se retrou­vèrent à la rue, sacri­fiés au bon-vou­loir du libre-échange et de la mon­dia­li­sa­tion – seule­ment « heu­reuse » pour ceux qui ne la découvrent pas, un matin, sous la forme d’un « plan social ». Une étude du minis­tère de l’Économie et des Finances fit savoir que près de deux mil­lions d’emplois indus­triels furent détruits, en France, ces trente der­nières années – soit, en moyenne, 71 000 par an. Les Fralib entrèrent alors en lutte. Durant 1 336 jours.

Résister

« Ils occu­pèrent l’u­sine. Pas un bou­lon n’al­lait sor­tir, enten­dait-on. Tours de garde et sur­veillance accrue des machines. »

Olivier Leberquier, ouvrier et syn­di­ca­liste Fralib, nous raconte que la soli­da­ri­té popu­laire fut mas­sive. Associations, par­ti­cu­liers, syn­di­cats et col­lec­ti­vi­tés mirent la main à la poche pour aider, comme ils le pou­vaient, les tra­vailleurs bien déci­dés à ne pas voir leur usine fer­mer. « Ça nous a per­mis de pas­ser tous les moment très com­pli­qués où on avait des rete­nues de salaires, où nous étions pri­vés de reve­nus pen­dant, pour cer­tains, quatre mois. Grâce à cette soli­da­ri­té finan­cière, on a pu ne pas se retrou­ver, comme ça arrive par­fois, avec des copains ou des copines qui aban­donnent la lutte, non pas parce qu’ils sont en désac­cords avec le conflit, mais parce que faut man­ger, tout sim­ple­ment. Et faut de l’argent pour payer le loyer et faire vivre la famille. » Soutiens de cer­taines orga­ni­sa­tions poli­tiques, éga­le­ment : Parti com­mu­niste, NPA, Parti de gauche, Lutte ouvrière, Europe Écologie – les Verts ou encore Alternative liber­taire. De la mai­rie d’Aubagne, du Conseil régio­nal, de la com­mu­nau­té urbaine de Marseille, aus­si, qui a pré­emp­té puis ache­té les bâti­ments. Sans par­ler, bien sûr, des syn­di­cats : « Il y a eu un gros mou­ve­ment dans toutes nos pro­fes­sions, dans toute la France, et aus­si au niveau inter­pro­fes­sion­nel via l’u­nion dépar­te­men­tale. » Ils occu­pèrent l’u­sine. Pas un bou­lon n’al­lait sor­tir, enten­dait-on. Tours de garde et sur­veillance accrue des machines. Ici, une ban­de­role affi­chait « On est vivants » ; là, ins­crit sur une façade de l’u­sine, « Non à la fer­me­ture ». Les mes­sages impri­més sur les t‑shirts ne souf­fraient d’au­cune ambi­guï­té : « Unilever tue l’emploi ». Et puis des dra­peaux rouges, fiers de flot­ter, une fois de plus, aux côtés des réfractaires.

Classe contre classe, résume Olivier Leberquier : « On fait par­tie de ceux qui pensent que la lutte des classes, elle existe. C’est pas un leurre. D’ailleurs, le patro­nat s’y trompe pas ; il s’est bien ins­tal­lé dans sa classe et il fait tout ce qu’il faut pour qu’elle l’emporte et reste bien dans son confort. Nous, on est dans la classe oppo­sée et on s’oppose à cette classe-là. » L’occupation d’une usine est une déci­sion illé­gale. Une « voie de fait », au regard de la loi¹. « Il a fal­lu à deux reprises, nous explique-t-il, prendre l’usine pour la conser­ver et empê­cher, comme le sou­hai­tait la direc­tion, qu’elle soit vidée – ce qui ne nous aurait pas per­mis de faire ce qu’on est en train de faire aujourd’hui, c’est-à-dire construire notre pro­jet alter­na­tif. Sans les machines, c’était ter­mi­né. Alors, effec­ti­ve­ment, on a pris des déci­sions qui nous ame­naient, entre guille­mets, dans “l’illégalité” : c’est pas légal d’occuper une usine et d’empêcher la milice patro­nale de vider l’usine, mais si on n’avait pas fait ça, vu le fonc­tion­ne­ment de la jus­tice en France, avec les appels des pro­cé­dures qui ne sont pas sus­pen­sifs, on aurait gagné au tri­bu­nal, on aurait gagné juri­di­que­ment, sauf qu’il y aurait plus une seule machine dans l’usine ! La direc­tion aurait pro­fi­té de la période d’appel pour la vider. Il a fal­lu s’affronter phy­si­que­ment avec la milice patro­nale, mais on a eu le sou­tien de notre syn­di­cat et de tous ceux de la région. »

Négocier

Le conflit qui les oppo­sa à la mul­ti­na­tio­nale se dérou­la sous deux man­dats pré­si­den­tiels : celui de Nicolas Sarkozy puis de François Hollande, à par­tir de mai 2012. Xavier Bertand, Ministre du Travail sous l’autorité du pre­mier, fut alors accu­sé d’être inter­ve­nu en faveur d’Unilever, en blo­quant un cour­rier de la Direction régio­nale des entre­prises, de la concur­rence, de la consom­ma­tion, du tra­vail et de l’emploi. « On ne peut pas par­ler de pres­sions, pour­suit-il, parce qu’ils sont très com­plices : ils étaient entre amis ! Uniliver s’est fait accom­pa­gner par les ser­vices de l’État pour mener à bien leurs pro­cé­dures. D’où leur plan social tota­le­ment illé­gal, car ils avaient la garan­tie de Xavier Bertrand que ça pas­se­rait au niveau de son admi­nis­tra­tion. » L’une des figures poli­tiques média­tiques de cette bataille fut Arnaud Montebourg, nom­mé Ministre du Redressement pro­duc­tif dès l’accession de la gauche au pou­voir – celui qui, un an avant son entrée au gou­ver­ne­ment, fus­ti­geait dans son ouvrage Votez pour la démon­dia­li­sa­tion ! les « délo­ca­li­sa­tions en série, [les] des­truc­tions d’emplois et d’outils de tra­vail ». Quel regard les ex-Fralib portent-ils, aujourd’hui, sur son action ? « C’est com­pli­qué. On pense qu’on a per­du un an. Mais c’est contras­té, on ne peut pas tirer à bou­lets rouges sur lui, car ça serait mal­hon­nête de notre part : il y a des choses qui ont été faites dans notre dos­sier et il faut savoir le dire. C’est à l’arrivée de Montebourg qu’il y a eu pré­emp­tion puis achat des bâti­ments : il y a eu un appui très fort de la part du minis­tère à ce moment, et ce n’est pas rien. Sans quoi on ne serait plus dans l’usine. Mais quand il était can­di­dat aux pri­maires socia­listes, il par­lait, nous concer­nant, de prendre des mesures “que per­sonne en confé­rence de presse, à un jour­na­liste. Et il par­lait de natio­na­li­sa­tion et d’expropriation d’Unilever, par rap­port à la marque Éléphant. Mais ça, c’était le dis­cours de campagne…

« Une autre manière de tra­vailler, de pro­duire, de consom­mer – en relo­ca­li­sant la pro­duc­tion. Le terme auto­ges­tion est lancé. »

Une fois au minis­tère, on aurait aimé qu’il conti­nue à pous­ser. Et on a eu l’occasion de lui dire : on pou­vait com­prendre que c’était pas si simple que ça, suf­fit pas de s’installer dans un fau­teuil de ministre et de faire ce qu’on veut, mais, au moins, qu’il reste dans cette pos­ture-là. Sauf qu’il nous a dit, fin 2012, gros­so modo : “Unilever a déjà lâché beau­coup de choses, pre­nez ça et démar­rez comme ça.” On va pas dire qu’il y a eu clash, mais il n’y a plus eu de contacts directs. Lui sou­hai­tait qu’on signe avec le peu qu’il y avait sur la table ; nous on disait que ce n’était pas suf­fi­sant pour signer un accord de fin de conflit. Je pense qu’il ne croyait pas qu’on irait au tri­bu­nal. On a conti­nué à lut­ter sans lui. L’implication du minis­tère, oui, celle du conseiller social d’Hollande, oui, mais ce qui fait qu’Uniliver est venu à la table des négo­cia­tions, c’est qu’on a conti­nué à lut­ter. Et là, on a eu des choses sur la table, en mai 2014. Mais peut-être que si Montebourg nous avait sui­vis et avait conti­nué de mettre la pres­sion à Unilever, on aurait eu l’accord début 2013… » La direc­tion d’Unilever (qui pro­po­sa à une dizaine de sala­riés, à condi­tion d’apprendre la langue, de par­tir tra­vailler en Pologne pour 460 euros par mois…), avait fait entendre publi­que­ment que les inves­tis­se­ments en France pour­raient être fra­gi­li­sés en cas d’intervention favo­rable du gou­ver­ne­ment Hollande à l’endroit des ouvriers. Le syn­di­ca­liste CGT com­mente : « Avec Montebourg, ils ont dit qu’ils avaient encore 2 500 sala­riés en France et ils met­taient la menace sur eux – mais on répon­dait à Montebourg : on sort de dix ans de droite avec Chirac et Sarkozy, dix ans d’impunité pour Unilever, et on est pas­sé pen­dant cette période de 12 000 sala­riés, en France, à 2 800 ! Donc on peut pas dire que ça les gênait, même quand le gou­ver­ne­ment était com­plai­sant avec eux, de sup­pri­mer des emplois. Au contraire : en leur met­tant une pres­sion, ça les contraint à main­te­nir les emplois et à pas faire ce qu’ils veulent. »

Créer

27 mai 2014. Le com­bat, qui dura trois ans et demi, a fini par por­ter ses fruits : après l’annulation de trois plans de sau­ve­garde de l’emploi, le géant de l’agroalimentaire a consen­ti à ver­ser près de 20 mil­lions d’euros aux 76 anciens sala­riés qui tenaient à bâtir une coopé­ra­tive avec le maté­riel de l’usine. Ils ne purent, en revanche, reprendre la marque Éléphant. Qu’à cela ne tienne : ils en fon­de­ront une autre ! Leur coopé­ra­tive, SCOP-TI², dont les sta­tuts ont été dépo­sés au cours de l’été, por­te­ra un pro­jet alter­na­tif et éco­lo­gique. Une autre manière de tra­vailler, de pro­duire, de consom­mer – en relo­ca­li­sant la pro­duc­tion. Le terme auto­ges­tion est lan­cé, et assu­mé sans détours : « Mais aujourd’hui, en France, pays des Droits de l’homme où tous les pro­jets et les créa­tions seraient réa­li­sables, c’est pas pos­sible de créer une socié­té fon­dée sur les valeurs qu’on porte. On a donc choi­si le modèle qui se rap­proche le plus de celui qu’on avait en tête : la coopé­ra­tive. Par exemple, est impo­sé, dans ce modèle, de pré­sen­ter dans nos sta­tuts, comme pour toute entre­prise, une hié­rar­chie pyra­mi­dale, avec un pré­sident, un direc­teur géné­ral, etc. Si on avait pu, on n’aurait pas mis tous ces titres-là ! On n’a pas besoin de tout ça. On a besoin de gens qui prennent leurs res­pon­sa­bi­li­tés et leur des­tin en main. Mais les res­pon­sables de l’entreprise, ce sont les 58 coopé­ra­teurs de l’entreprise. Personne n’est au-des­sus de l’autre. Mais ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de res­pon­sables : on a un conseil d’administration de 11 per­sonnes. Mais il est révo­cable à tout moment : si les sala­riés consi­dèrent que ces per­sonnes ne res­pectent pas la ligne poli­tique, sociale, sala­riale et com­mer­ciale, ils peuvent les révo­quer à la majo­ri­té. Et en élire d’autres. »

Mais ils savent aus­si, nous confie encore Olivier Leberquier, que leurs idéaux se trou­ve­ront, et se trouvent déjà, mis à mal par le modèle éco­no­mique et poli­tique qui les entoure : « Pour mettre en place notre idéal, il fau­drait un chan­ge­ment de socié­té. C’est raser le sys­tème capi­ta­liste. Mais on n’a pas la pré­ten­tion, avec notre lutte, de pen­ser qu’on a fait tom­ber le sys­tème. Malheureusement. On va devoir tra­vailler, puisque nos pro­duits seront dans la grande dis­tri­bu­tion, dans un contexte éco­no­mique et poli­tique capi­ta­liste, dans le sys­tème tel qu’il est en place. On aura for­cé­ment des déci­sions à prendre qui seront pas for­cé­ment en adé­qua­tion avec nos idéaux… On aime­rait bien pou­voir, avec notre petit noyau, trans­for­mer la socié­té, mais on va le faire modes­te­ment, au sein de notre entre­prise. » La coopé­ra­tive entend bien avoir, avec les pro­duc­teurs locaux, des rela­tions de par­te­naires et non de clients et de four­nis­seurs. Les 76 de SCOP TI comptent avan­cer sans pré­ci­pi­ta­tion. À leur rythme. La tête sur les épaules. Il leur fau­dra remettre à niveau l’équipement, assu­rer un cer­tain nombre d’investissements et lan­cer leur propre marque. Mais l’espoir est là : « On sait qu’il y a un capi­tal sym­pa­thie qui existe, lié à notre lutte et aux valeurs qu’on défend. Il y a une vraie attente : plein de gens nous demandent quand ils pour­ront ache­ter nos pro­duits. »


NOTES

1. Le théo­ri­cien socia­liste Edouard Berth iro­ni­sait, en 1939 : « C’est inouï, incroyable, scan­da­leux ! Ma parole, se croi­raient-ils donc, ces ouvriers, les véri­tables pos­ses­seurs et pro­prié­taires de ces fabriques, bureaux et maga­sins, où nous, patrons, nous avions la cha­ri­té de vou­loir bien les faire tra­vailler ? On le dirait, et ils agissent tout comme si ! Et le droit de pro­prié­té, que devient-il alors ? Et la liber­té indi­vi­duelle ? Et la loi… bour­geoise ? »
2. SCOP est l’acronyme de socié­té coopé­ra­tive et par­ti­ci­pa­tive (et, jusqu’en 2010, de socié­té coopé­ra­tive ouvrière de pro­duc­tion). Il en existe, en France, plus de 2 000 (chiffres 2011). Les sala­riés détiennent au moins 51 % du capi­tal social et 65 % des droits de vote.


Photographie de ban­nière : Boris Horvat/AFP
Photographies de l’ar­ticle : SCOP TI


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