Daniel Mermet : « Le pouvoir veut que le savoir se mette à son service »


Entretien inédit | Semaine « Daniel Bensaïd » | Ballast

Des petites tables rondes et rouges. Dehors, une balayeuse de rue va et vient dans le plus grand raf­fut. Mermet, c’est une voix, d’a­bord. Celle de sa fameuse émis­sion, sup­pri­mée l’an pas­sé par la direc­tion de France Inter. Et c’est une sil­houette, impo­sante, quelque part entre le colosse et le pirate ; c’est « une gueule », taillée à même la roche et tra­ver­sée, d’une phrase à l’autre, par de grands éclats de rire. Les deux Daniel étaient amis. « Une girafe dans un champ de mulots », c’est ain­si que le jour­na­liste décri­vit un jour le phi­lo­sophe. Nous pro­po­sons quelques phrases de l’un, à l’autre, pour qu’il en fasse l’u­sage que bon lui semble. 


Tout est encore possible

La réponse est oui ! Tout l’a tou­jours été. Il y a une phrase de Bensaïd qui me sert depuis des années : « La poli­tique, c’est agir indi­vi­duel­le­ment ou col­lec­ti­ve­ment sur la part non fatale du deve­nir. » C’est un peu sophis­ti­qué, comme for­mule, mais Daniel a beau­coup tra­vaillé sur la ques­tion de l’é­vè­ne­ment — qui sur­git et est impré­vi­sible, par défi­ni­tion. Il y a des déter­mi­nismes nom­breux, c’est vrai, mais il y a une par­tie sur laquelle, cha­cun, indi­vi­duel­le­ment ou col­lec­ti­ve­ment, peut agir : elle est plus ou moins large, mais elle existe de façon per­ma­nente. C’est là que l’on peut faire de la poli­tique, chan­ger les choses — avec plus ou moins d’ef­fi­ca­ci­té, de bon­heur, d’opportunités.

Caniches de garde

(Il rit) Ça ren­voie aux Chiens de garde de Nizan. Il y a un lien entre lui et Bensaïd. Au fond, Bensaïd, c’est quoi ? C’est l’un des rares intel­lec­tuels qui met son savoir au ser­vice du contre-pou­voir. Les déten­teurs du savoir mettent leur savoir au ser­vice du pou­voir, et c’est pour cela qu’il les paie et les honore. Il y a une proxi­mi­té, chez nous, entre les lieux de pou­voir et l’Université. C’est à quelques mètres, c’est le même monde. Le pou­voir veut que le savoir se mette à son ser­vice. Mais cer­tains rompent les rangs. Si on prend le XXe siècle, ils sont très peu nom­breux : on peut citer Nizan, Chomsky, Bourdieu, Sartre — et Bensaïd en fait par­tie. Ajoutons d’ailleurs Halimi, et ses Nouveaux chiens de garde.

Privatisation du monde

C’est ce à quoi l’on assiste depuis une tren­taine d’an­nées, c’est la révo­lu­tion conser­va­trice néo­li­bé­rale — ce que nous essayons de mon­trer, en ce qui nous concerne, à Là-bas si j’y suis, depuis tout ce temps. Mais il faut faire atten­tion : ça fait un bout de temps que ça dure. À par­tir du moment où Christophe Colomb met le pied là où l’on sait, on assiste à cette pri­va­ti­sa­tion du monde. Mais la mon­dia­li­sa­tion, c’est le contraire du monde. On croit aujourd’hui qu’a­vec elle le monde nous est acces­sible, mais non : les taches blanches s’a­gran­dissent, on est actuel­le­ment dans une igno­rance crois­sante du monde. On voyage beau­coup, on part en vacances, mais il y a une mécon­nais­sance des autres. Bensaïd fai­sait par­tie de ceux que l’on appe­lait, et appelle encore, les inter­na­tio­na­listes — et je me compte par­mi eux —, ceux qui vou­laient avoir une vision glo­bale, au sens d’une lutte glo­bale, et notam­ment ouvrière (mais pas seule­ment). On peut éga­le­ment lier ça à la for­mule « Le monde n’est pas une mar­chan­dise », qui est appa­rue dans les années 1990 avec ATTAC et les alter­mon­dia­listes. C’est-à-dire la trans­for­ma­tion de tout en mar­chan­dise : c’est la Sainte Église de la consom­ma­tion qui l’a empor­té. Il y a eu toutes ces années où nous n’é­tions nulle part (c’est une for­mule de Bensaïd éga­le­ment) et, à par­tir du 1er jan­vier 1994, avec les zapa­tistes au Chiapas, la balle est tout à coup repar­tie dans l’autre sens ! Ça a été une prise de conscience.

Cause com­mune

Ce qui est beau, dans cette for­mule, c’est com­mune. La Commune. Ça nous mène à com­mu­nisme. Mais quel com­mu­nisme ? La grande affaire ! (il rit) Ce qui était inté­res­sant chez Daniel, c’est qu’il était l’un des fon­da­teurs de la LCR et du NPA, qu’il était trots­kyste et mar­xiste, tout en ayant, dans le même temps, toute une ouver­ture, à la fois large et éton­nante : l’ou­ver­ture liber­taire et éco­lo­gique (l’é­co-com­mu­nisme, disait-il). On a pas­sé des soi­rées à par­ler d’art, de danse, de vélo. Il avait un esprit très poly­morphe tout en étant très ramas­sé, sur une lutte et une redé­fi­ni­tion tou­jours remise en cause du com­mu­nisme. Ça, c’est magni­fique. Il a un par­cours abso­lu­ment magni­fique. Cause com­mune, c’est aus­si l’é­ter­nelle pour­suite du « nous », de l’u­ni­té, du front — tou­jours si dif­fi­cile à construire… C’est ça, la vie d’un homme comme lui : cette envie de consti­tuer des fronts, de voir ce qui nous unit et d’é­vi­ter ce qui nous divise. C’est lorsque ces divi­sions sont sus­pen­dues qu’il se passe quelque chose : je pense au Front popu­laire, chez nous. Toutes les vieilles divi­sions recuites s’a­bo­lissent, pro­vi­soi­re­ment, comme une sorte de miracle, et ça devient une cause commune.

(Il nous demande s’il peut ajou­ter lui-même une expres­sion, qu’il aurait aimé que nous lui sug­gé­rions) Bensaïd a par­lé un jour, lors d’une de nos émis­sions, d’un « détour­ne­ment de cadavres ». Ça a fait toute une his­toire ! C’était une émis­sion en direct, avec Tariq Ramadan : nous pen­sions, contrai­re­ment à la déci­sion d’un Forum social, qu’il avait le droit de par­ler. Et par­mi ceux qui étaient d’ac­cord pour qu’il puisse s’ex­pri­mer, il y avait Daniel Bensaïd. On a par­lé des ultra­sio­nistes fran­çais et du CRIF, et, tout à coup, Bensaïd a expli­qué qu’il s’a­gis­sait là d’un « détour­ne­ment de cadavres ». Tout le monde était stu­pé­fait. Il a rap­pe­lé ceux qui, dans sa famille (une tante, un oncle, etc.), sont par­tis en fumée puis a accu­sé ces ultra­sio­nistes de détour­ner ces morts ! Il y a eu de très lourdes suites pour l’é­mis­sion, mais c’é­tait très révé­la­teur. Et c’é­tait ça, Bensaïd : un sens de l’ex­pres­sion, à l’o­ral comme à l’é­crit, qui uti­li­sait les mots comme des balles.


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