Daniel Guérin, à la croisée des luttes

12 mars 2015


Poète, essayiste, théo­ri­cien révo­lu­tion­naire et his­to­rien, cap­tif en Allemagne en 1940, anti­co­lo­nia­liste de la pre­mière heure et par­ti­san du droit des femmes et des homo­sexuels, Guérin fut de toutes les luttes du XXe siècle. Le noyau dur de son œuvre ? Fusionner deux frères enne­mis : l’anarchisme et le mar­xisme. Portrait d’un pen­seur mécon­nu hors des cercles militants.


guerin2Le jeune Guérin s’affirma d’abord contre. Sa classe, son milieu, ses ori­gines, sa famille. Qui vécut dans les flancs de la bour­geoi­sie n’ignore rien des igno­mi­nies qu’elle char­rie. L’adolescent, cœur vif-argent et lec­teur de Lamartine – à qui il consa­cra sa thèse –, savait qu’il n’y aurait jamais rien à attendre des pos­sé­dants et des pri­vi­lé­giés. Il en vint, vit et n’en dou­ta plus : il lui fau­dra vaincre jusqu’à ses propres racines. Traître à ses gènes ; par­jure à sa lignée : l’héritier se pré­fé­ra citoyen. « Mes rap­ports avec ma mère sont pro­ba­ble­ment le point le plus déran­gé de mon psy­chisme. » Matrice amère. Ventre sec. Il eut donc les yeux plus gros que ce der­nier : embras­ser le monde entier, celui qui tourne si mal. On quitte tou­jours une famille pour en fon­der une autre, ailleurs, la sienne, où le sens sup­plante le sang, où les frères sont ceux que l’on élit du doux nom de « cama­rades ». Son clan ? Celui que son rang mépri­sait : les sans-grades, les oubliés, les réprou­vés, les colo­ni­sés et les maudits.

Pour un communisme libertaire

Guérin eut une intense vie de mili­tant : il fut tour à tour membre de la Gauche Révolutionnaire, du Parti socia­liste ouvrier et pay­san, de l’Organisation révo­lu­tion­naire anar­chiste et de l’Union des tra­vailleurs com­mu­nistes liber­taires. Il fut éga­le­ment syn­di­qué, son exis­tence durant, auprès de la CGT. Sa vie poli­tique, donc sa pen­sée, peut se résu­mer en trois temps forts : anti-sta­li­nien féroce, Guérin appar­tint d’abord à la gauche mar­xiste, proche du mou­ve­ment trots­kyste (il connut en per­sonne le fon­da­teur de l’Armée rouge, qui le char­gea de la rédac­tion d’une étude), avant d’opter pour l’anarchisme à la fin des années cin­quante, moins auto­ri­taire et plus à même à ses yeux de lut­ter contre la domi­na­tion éta­tique. Il s’orienta ensuite vers une syn­thèse entre les deux mou­ve­ments de pen­sée – posi­tion qu’il conser­va de la fin des années 1960 à sa mort, en 1988.

« Il par­ta­geait la vie de ceux qui n’avaient que leurs bras pour vivre et rame­ner le pain dont lui n’avait jamais manqué. »

Il n’apprit pas la lutte dans les livres. Du moins, pas dans l’immédiat. La rue lui ensei­gna les rudi­ments de la révolte : les salles de boxe, les bou­tiques de vélos, les pavés de Ménilmontant, les bouis-bouis pro­los, les auberges et les routes, sacs de cam­ping sur le dos… Il par­ta­geait la vie de ceux qui n’avaient que leurs bras pour vivre et rame­ner le pain dont lui n’avait jamais man­qué. Il décou­vrait avec émer­veille­ment « leur ins­tinct de classe, leur robuste bon sens, leur mer­veilleuse facul­té d’adaptation au monde, leur ingé­nio­si­té com­bi­narde, leur gaie­té invin­cible en dépit d’une chienne de vie ». Tout ne fut pas tou­jours si rose : on l’accueillit par­fois la gueule aux aguets, avec ses mains lisses, trop lisses, ses mains oisives qui souffrent pour un rien… Il ne serait pas le pre­mier fils de bourge à cher­cher à s’encanailler, on les a vus, les gamins des Messieurs et des Madames, on les a vus se frot­ter au popu­lo puis s’en aller un beau jour, comme ils étaient venus, la bave aux lèvres et pas qu’un peu. Guérin crai­gnait tant que ses cama­rades eussent pu décou­vrir, au hasard d’un étal, l’existence de ses pre­miers romans… Certaines pages ne souf­fraient d’aucune ambi­guï­té quant à son atti­rance pour la gent mas­cu­line : il est des péchés, même de jeu­nesse, que l’on ne par­donne point.

Guérin lut Proudhon, Marx, Sorel, Pelloutier, Lénine et Trotsky sur les mers, dans les navires qui reliaient l’Indochine à la France des années 1930. L’auteur du Capital retint tout par­ti­cu­liè­re­ment son atten­tion. Il décou­vrit plus tard son grand rival, l’ogre russe, bar­bu aris­to­crate et défro­qué qui cou­rait l’Europe de bar­ri­cade en bar­ri­cade : Mikhaïl Bakounine. Un nom comme un coup de fouet. On peut sans peine par­ler d’une révé­la­tion. Guérin réa­li­sa au fil des six volumes com­po­sés par l’anarchiste que le socia­lisme n’avait fon­da­men­ta­le­ment pas voca­tion à emprun­ter les voies de l’autoritarisme. Le jaco­bi­nisme cen­tra­li­sa­teur, le Parti, le chef, la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat ? Impasses. Sacrilèges et culs-de-sac. Le bol­che­visme, qu’il admi­rait, devint pour lui l’un des sym­boles de ce que l’affranchissement ne devait être : tota­li­taire, répres­sif, des­po­tique et absolutiste.

[Bram Van Velde]

Le tout-venant a trop long­temps, par igno­rance ou mau­vaise foi, assi­mi­lé l’anarchisme à la seule contes­ta­tion, à l’ivresse chao­tique, à la pure néga­ti­vi­té infan­tile et des­truc­trice. L’anarchisme n’est pas, écri­vit-il, « l’émiettement, mais la recherche de la véri­table orga­ni­sa­tion, de la véri­table uni­té, de l’ordre véri­table ». Guérin esti­mait que l’anarchisme avait pour lui son génie pro­phé­tique : il décri­vit bien avant la nais­sance de l’URSS, sur la base des ana­lyses mar­xistes, ce que serait un régime com­mu­niste : le pro­lé­ta­riat subi­rait la dic­ta­ture faute de pou­voir l’exercer (lire ou relire Étatisme et anar­chie de Bakounine). L’anarchisme dénon­ça les pré­ten­tions éli­tistes du léni­nisme – l’idée d’une avant-garde éclai­rée – tout comme il mit en garde contre la dan­ge­ro­si­té d’un État tout-puis­sant (Marx et Engels aspi­raient à son dépé­ris­se­ment, les anar­chistes à son anéan­tis­se­ment immé­diat). L’anarchisme, via Proudhon, a pro­mu l’association ouvrière et l’autogestion – autre­ment dit, la démo­cra­tie dans les lieux de tra­vail. L’anarchisme est fédé­ra­liste, il s’oppose à un pou­voir aus­si fort que cen­tral et fait l’éloge du syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire. Enfin, l’anarchisme ren­voie dos à dos l’individualisme libé­ral et cer­taines formes, gré­gaires et mou­ton­nières, du com­mu­nisme – il fait l’éloge d’un indi­vi­du auto­nome mais socia­li­sé, affran­chi mais vivant au sein d’une com­mu­nau­té. Guérin pen­sa trou­ver dans cette tra­di­tion, plu­rielle et pro­téi­forme, tout ce qu’il fal­lait pour remettre la Révolution sur les rails. Son ouvrage L’anarchisme, paru en 1965, plai­da ain­si en faveur d’un anar­chisme construc­tif : les pépites noires allaient briller dans le ciel de sang des démo­cra­ties pré­ten­du­ment populaires…

« Trop de liber­taires prennent leurs rêves pour une réa­li­té qu’ils ne connaissent que mal. Lyrisme et logor­rhée, chi­mères et caté­chisme, le dra­peau noir a des élans que la rai­son réprouve… »

Le temps se flatte d’emporter les pas­sions. Les années passent les cer­ti­tudes à la trappe. Guérin en vint à révi­ser sa posi­tion : le terme anar­chiste lui sem­bla trop réduc­teur. Honteuse pali­no­die ? Le mili­tant réa­li­sa seule­ment qu’il fal­lait net­toyer l’anarchisme de son lot « d’infantilisme, d’utopies, de roman­tismes, aus­si peu uti­li­sables que désuets ». Trop de liber­taires prennent leurs rêves pour une réa­li­té qu’ils ne connaissent que mal. Lyrisme et logor­rhée, chi­mères et caté­chisme, le dra­peau noir a des élans que la rai­son réprouve… Guérin prô­na dès lors, de texte en texte et durant deux décen­nies, une syn­thèse et un dépas­se­ment de l’anarchisme et du mar­xisme (un posi­tion­ne­ment théo­rique que l’his­to­rien anar­chiste Michel Ragon jugea comme une « idée per­ni­cieuse », dans son Dictionnaire de l’Anarchie). C’est ain­si, seule­ment, que l’on pour­rait bâtir une troi­sième voie : ni le réfor­misme social-démo­crate et ses pitre­ries par­le­men­taires, ni le com­mu­nisme de caserne et ses matraques pour tous. Son ouvrage À la recherche d’un com­mu­nisme liber­taire, paru en 1984, rap­pe­la qu’il ne s’agissait ni d’un dogme ni d’un abso­lu mais d’une réflexion sus­cep­tible de nour­rir les pro­chains sou­lè­ve­ments révo­lu­tion­naires. « En pre­nant un bain d’anarchisme, le mar­xisme d’aujourd’hui peut sor­tir net­toyé de ses pus­tules et régé­né­ré », notait celui qui refu­sait d’entériner l’ancestrale que­relle : l’anarchisme et le mar­xisme sont des frères, enne­mis, certes, mais des frères tout de même. Ils par­tagent le même sang, non­obs­tant celui qu’ils firent cou­ler en s’entredéchirant ici ou là — Révolution russe, guerre civile espa­gnole, etc.

En quoi consiste, à grands traits, cette syn­thèse ? Le com­mu­nisme liber­taire (appe­lé par­fois anar­cho-com­mu­nisme) refuse « la pagaille de l’inorganisation tout autant que le bou­let bureau­cra­tique ». Il pré­lève dans le cor­pus mar­xiste (consti­tué par les recherches de Karl Marx et d’Engels) tout ce qui s’avère com­pa­tible avec l’idéal liber­taire et rejette « le vieil anar­chisme démo­dé et fos­si­li­sé ». Il ne croit ni à la toute-puis­sance d’un par­ti ni à l’horizon indé­pas­sable des scru­tins à date fixe. Il n’entend pas s’asseoir à la table de la real­po­li­tik et assis­ter, béat, aux bal­lets diplo­ma­tiques des grandes puis­sances. Il accorde bien plus de cré­dit aux masses qu’aux élites pour régler les crises poli­tiques et s’édifie de bas en haut, par un sys­tème de coor­di­na­tion fédé­ra­liste. Il donne aux tra­vailleurs, via l’autogestion, la pos­si­bi­li­té d’administrer leur propre tra­vail, sans subir l’exploitation patro­nale (et n’abolit pas sur-le-champ la petite pro­prié­té agri­cole, pay­sanne et com­mer­ciale). Il prône, lorsqu’il s’agit d’élire des délé­gués, les man­dats courts, révo­cables et contrô­lables. Il limoge l’oligarchie qui régente les médias de masse, engage un autre rap­port à la nature et réduit la durée du tra­vail. Il entend par pro­lé­ta­riat qui­conque crée de la plus-value ou œuvre aux côtés des tra­vailleurs (intel­lec­tuels ou étu­diants). Il est inter­na­tio­na­liste mais ne compte pas mode­ler les pays dans le même moule uni­fi­ca­teur : chaque peuple dis­pose de ses spé­ci­fi­ci­tés cultu­relles – Guérin avait suf­fi­sam­ment voya­gé pour le savoir.

[Bram Van Velde]

De l’Indochine aux Black Panthers

1927. Daniel Guérin décou­vrit la Syrie, alors sous man­dat fran­çais depuis sept ans. Le jeune homme avait 23 ans. « Je vis à l’œuvre les colo­nia­listes, mili­taires, civils, ecclé­sias­tiques, leur racisme, leur bru­ta­li­té, leur cynisme, leur fatui­té, leur sot­tise », écri­vit-il plus tard dans Ci-gît le colo­nia­lisme (1973). Il fit la connais­sance de natio­na­listes arabes puis se ren­dit en Indochine. Les auto­ri­tés hexa­go­nales occu­paient la région depuis la moi­tié du XIXe siècle et la métro­pole ran­çon­nait à sa guise les indi­gènes : l’exploitation n’en est plus une dès lors qu’on la farde à la Démocratie. Deux années plus tôt parais­sait Le Procès de la colo­ni­sa­tion fran­çaise, rédi­gé par celui que l’on ne nom­mait pas encore Hô Chi Minh mais Nguyên Ai Quôc – le patriote viet­na­mien y rap­pe­lait des véri­tés fâcheuses : « On voit que, sous le masque de la démo­cra­tie, l’impérialisme fran­çais a trans­plan­té dans le pays d’Annam, le régime mau­dit du Moyen Âge, et que le pay­san anna­mite est cru­ci­fié, par la baïon­nette de la Civilisation capi­ta­liste et par la croix de la Chrétienté pros­ti­tuée. »

« Jeter l’encre, par­tout, dans les eaux pro­fondes de la Révolution. Pourquoi faire des livres s’ils ne servent qu’à briller, de salons en prix littéraires ? »

Heureux hasard : Guérin arri­va le jour où le Parti natio­na­liste viet­na­mien (socia­liste et révo­lu­tion­naire) orga­ni­sa un sou­lè­ve­ment contre les troupes d’occupation impé­ria­listes : à Yên Bái, des rebelles his­sèrent l’étendard indé­pen­dan­tiste en haut d’une caserne d’infanterie, des sol­dats fran­çais furent tués, d’autres bles­sés ; à Hưng Hoá, un groupe de com­bat­tants ten­ta de s’emparer d’une caserne ; à Lâm Thao, les troupes colo­niales furent désar­mées et le dra­peau bat­tit au vent de la ville libé­rée. Un temps seule­ment. La résis­tance ne man­qua pas d’être écra­sée par l’armée fran­çaise, épau­lée de ses sup­plé­tifs viet­na­miens. L’aviation frap­pa et incen­dia près de soixante-dix habi­ta­tions civiles en guise de repré­sailles. On ne tran­sige pas avec les Droits de l’Homme. Louis Aragon ren­dit hom­mage aux insur­gés dans l’un de ses poèmes : « Yen-Bay / Quel est ce vocable qui rap­pelle qu’on ne bâillonne / pas un peuple qu’on ne le / mate pas avec le sabre courbe du bour­reau ». Quant à Guérin, il ne put sup­por­ter de voir les colons dans les rues, « sang­sues agrip­pées aux flancs de ce pays » qui ne leur appar­te­nait pas mais dont ils se croyaient pour­tant les maîtres. Il ren­con­tra le lea­der natio­na­liste Huyng Thuc Khang et n’oublia jamais cette entre­vue : tout Blanc qu’il fut, l’indépendantiste le trai­ta « comme un frère ».

Son Autobiographie de jeu­nesse témoigne de l’admiration qu’il por­ta à ces jeunes révo­lu­tion­naires asia­tiques « pro­di­gieu­se­ment intel­li­gents et raf­fi­nés ». Le choc fut tel qu’il déci­da, une fois ren­tré en terre natale, de se consa­crer entiè­re­ment à la lutte sociale. Plus de poé­sie, plus de romans, plus d’Art : seule­ment la poli­tique. Écrire, oui, mais à condi­tion que chaque mot ait voca­tion à chan­ger le monde. Planter sa plume dans les plaies. Dégoupiller les syl­labes pour les lan­cer sous les tables des assis et des gens­de­lettres. Creuser dans les nom­brils jusqu’à la terre rouge des dam­nés. Jeter l’encre, par­tout, dans les eaux pro­fondes de la Révolution. Pourquoi faire des livres s’ils ne servent qu’à briller, de salons en prix lit­té­raires ? Chaque page doit prendre le réel à la gorge. Il brû­la ses textes inédits, rom­pit avec son milieu et s’installa dans un quar­tier ouvrier de Paris. « Je reje­tai en bloc tout ce super­flu. » La jeu­nesse n’a pas le goût des com­pro­mis. Guérin entra dans le socia­lisme comme d’autres en reli­gion : foi vorace et zèle au ventre. « La véri­té et la jus­tice » étaient main­te­nant à ses côtés. Il trou­va un emploi dans le bâti­ment puis comme cor­rec­teur et col­la­bo­ra aux jour­naux La Révolution pro­lé­ta­rienne et Le Cri du peuple.

[Bram Van Velde]

Il se lia au Mouvement natio­nal algé­rien, fon­dé par Messali Hadj, puis ren­con­tra Hô Chi Minh en 1946 afin de l’informer des manœuvres sour­noises de l’esta­blish­ment fran­çais, au len­de­main de la vic­toire contre le nazisme. Deux mois plus tard, le pré­sident viet­na­mien qu’il n’était pas encore écri­vait, dans son texte « Réponse à une mère fran­çaise » : « Les Français ont souf­fert de l’occupation pen­dant quatre années. Pendant quatre années, vous avez fait « la résis­tance et le maquis ». Les Vietnamiens ont souf­fert de l’occupation pen­dant plus de quatre-vingt années ; eux aus­si ont fait la résis­tance et le maquis. Pourquoi les résis­tants fran­çais sont-ils consi­dé­rés comme des héros ? Pourquoi les maqui­sards viet­na­miens sont-ils trai­tés en ban­dits et en assas­sins ? On pré­tend que les Français sont venus en Indochine comme civi­li­sa­teurs. Je veux bien ! Mais on ne civi­lise pas les gens avec des canons et des tanks ! […] Partisans de la fra­ter­ni­té uni­ver­selle, j’aime autant les jeunes fran­çais que les jeunes viet­na­miens. Pour moi, la vie d’un Français ou la vie d’un Vietnamien est éga­le­ment pré­cieuse. » (Hô Chi Minh, Textes 1914–1969, L’Harmattan, 1990).

« La jeu­nesse n’a pas le goût des com­pro­mis. Guérin entra dans le socia­lisme comme d’autres en reli­gion : foi vorace et zèle au ventre. »

Diên Biên Phu se révé­la être une vic­toire pour la France : son échec mili­taire fut un triomphe moral — celui de la liber­té, de l’égalité et de la fra­ter­ni­té. Les maqui­sards viet­na­miens redon­nèrent tout son sens à cette Marseillaise qu’ils avaient com­bat­tu : « Quoi ces cohortes étran­gères ! Feraient la loi dans nos foyers ! » Leur suc­cès encou­ra­gea et confor­ta les natio­na­listes algé­riens dans leur désir d’autonomie. Guérin fut l’un des signa­taires du Manifeste des 121, qui sou­te­nait le droit à l’insoumission des mili­taires fran­çais, puis il tra­vailla, un an après l’indépendance de l’Algérie, pour le pré­sident socia­liste Ahmed Ben Bella. Il publia en 1964 L’Algérie qui se cherche, dans lequel il fit part de son expé­rience sur le ter­rain et du « sou­tien cri­tique » qu’il appor­tait au régime. Il livra éga­le­ment l’analyse qu’il effec­tuait de l’autogestion mise en place dans le pays, étu­dia la réforme agraire, le poids de la bour­geoi­sie locale, la situa­tion des femmes ain­si que le rôle de l’armée. Il déce­la dans le nou­veau régime une ten­sion entre deux pôles : l’un auto­ri­taire et conser­va­teur, l’autre socia­liste et liber­taire. Un an plus tard, le pou­voir fut ren­ver­sé par un coup d’État mili­taire fomen­té par le colo­nel Houari Boumédiène. Le pré­sident déchu fut pla­cé en rési­dence sur­veillée jusqu’en 1980 et Daniel Guérin s’impliqua auprès du Comité de défense de Ben Bella.

Guérin vécut éga­le­ment deux ans aux États-Unis et, après l’ouvrage Où va le peuple amé­ri­cain ?, publia en 1973 De l’Oncle Tom aux Panthères, sous-titré Le drame des Noirs amé­ri­cains. Son étude, entre ana­lyse socio­lo­gique, docu­ment his­to­rique et texte mili­tant, appor­tait au lec­teur fran­çais les infor­ma­tions qui lui per­met­traient de sai­sir la nature des luttes afro-amé­ri­caines. Qui était réel­le­ment Malcolm X ? Pourquoi Martin Luther King fut-il assas­si­né ? Quels cou­rants s’affrontaient au sein de l’activisme noir ? Quelle était la place de l’islam ? Que signi­fiait Black Power ? Pourquoi tant de Noirs cre­vaient-ils au Vietnam ? Guérin conclut l’ouvrage en ana­ly­sant les forces et les fai­blesses du Black Panther Party, fon­dé en 1966. Louer leur com­bat tout en dépas­sant le mythe, tel était son objec­tif. Il tint ain­si à mettre en évi­dence « leur ful­gu­rante contri­bu­tion au mou­ve­ment de libé­ra­tion noire » et leur par­ti­ci­pa­tion, aux côtés des acti­vistes blancs, « aus­si cou­ra­geuse qu’active à la dénon­cia­tion de l’impérialisme amé­ri­cain ». Leurs failles ? Le carac­tère uto­pique de leur pro­gramme en dix points, l’existence du culte de la per­son­na­li­té (notam­ment de Huey P. Newton), la rigi­di­té et l’autoritarisme du Parti, sa concep­tion mes­sia­nique de l’avant-garde, son ambi­guï­té quant à l’usage des armes (lorsqu’elles étaient uti­li­sées, par une jeu­nesse mar­gi­na­li­sée, à des fins per­son­nelles) et la sur­re­pré­sen­ta­tion du lum­pen­pro­lé­ta­riat dans ses rangs (dont on sait le peu d’estime que Marx et Engels lui por­taient). Et Guérin de conclure : seule une défaite cui­sante au Vietnam ou une féroce crise éco­no­mique pour­raient être en mesure d’abattre le grand Moloch nord-amé­ri­cain… Une révo­lu­tion natio­nale (à la fois démo­cra­tique, liber­taire et enra­ci­née dans la culture amé­ri­caine) devra sus­ci­ter l’adhésion de toutes les com­mu­nau­tés afin d’écarter les forces libé­rales-capi­ta­listes et cryp­to-fas­cistes du pays – seul un tel mou­ve­ment pour­ra « mettre fin à l’exploitation de l’homme par l’homme » tout en anéan­tis­sant le « racisme qui per­sé­cute les Afro-Américains ».

[Bram Van Velde]

Homosexualité & socialisme

Longtemps, Guérin se sen­tit « comme cou­pé en deux » : le mili­tant révo­lu­tion­naire, d’une part, et l’homme qui, dans son inti­mi­té, entre­te­nait des rela­tions homo­sexuelles (tout en étant marié et père de famille). Dichotomie cruelle et dou­lou­reuse séces­sion. Garder sa langue et son secret dans sa poche. Faire comme si. Rire, sans doute, des calem­bours et des quo­li­bets des copains. Surjouer, pro­ba­ble­ment, la cama­ra­de­rie virile – bour­rades et coups d’épaule. Guérin confia par écrit les humi­lia­tions qu’il eut à endu­rer : « La mufle­rie des homo­phobes ne connaît pas de bornes. Elle est géné­ra­trice, oui, de révolte. » Il fal­lut Mai 68 pour qu’il osa enfin, soixante ans pas­sés, avouer aux autres qu’il n’était pas tout à fait comme eux – du moins, que son amour et ses dési­rs ne cor­res­pon­daient pas aux canons majo­ri­taires. L’avouer puis l’écrire. Quitte à faire le jeu de l’ennemi ; quitte à fra­gi­li­ser son camp.

« Ni le radi­ca­lisme chic des beaux quar­tiers qui aban­donne la majo­ri­té à son triste sort ; ni l’orthodoxie du socia­lisme scien­ti­fique qui n’a d’yeux que pour l’économie. »

Plus sin­gu­lier fut le lien qu’il éta­blit entre ses atti­rances pour le sexe mas­cu­lin et son enga­ge­ment poli­tique. Un lien par­fois mal com­pris, mal per­çu, y com­pris par ses frères d’armes. Il racon­ta à plu­sieurs reprises que sa sexua­li­té le condui­sit au socia­lisme puisqu’elle avait fait de lui « un affran­chi, un aso­cial, un révol­té ». Il décou­vrit l’oppression de l’ordre social, capi­ta­liste et bour­geois, par le rejet qu’il subis­sait au quo­ti­dien. Son désir pour les tra­vailleurs manuels lui per­mit éga­le­ment d’entrer en contact avec la classe labo­rieuse et de par­ta­ger leur vécu, leurs souf­frances, leurs espoirs et leur colère. Sa révolte n’avait pas l’odeur du papier ; elle était « sub­jec­tive, phy­sique, issue des sens et du cœur ». Guérin alla même jusqu’à se jus­ti­fier, dans Homosexualité & révo­lu­tion, de n’avoir jamais man­qué à ses devoirs révo­lu­tion­naires : ses fièvres et ses fureurs, d’une soi­rée ou d’un été, ne nui­sirent jamais à son militantisme.

Guérin esti­mait que l’homophobie ne pou­vait être com­bat­tue par des lois ou des réformes : seule une révo­lu­tion socia­liste et anti-auto­ri­taire (liber­taire, donc) serait en mesure d’y par­ve­nir. Il se leva contre ce qu’il nom­mait « la com­mer­cia­li­sa­tion de l’homosexualité » : une cer­taine fri­vo­li­té et la jouis­sance pour la jouis­sance, tota­le­ment décon­nec­tées, selon lui, de la lutte des classes. Il s’opposa à cette récu­pé­ra­tion mar­chande de la cause homo­sexuelle et dénon­ça, sans cil­ler, l’apolitisme d’un cou­rant qui n’avait d’émancipation que le nom : à quoi bon s’affranchir de cer­taines chaînes s’il faut ensuite glis­ser dans d’autres ? Guérin vili­pen­da les homo­sexuels issus des classes domi­nantes qui s’attiraient « la pro­tec­tion du pou­voir », s’opposa à la consti­tu­tion de « ghet­tos » com­mu­nau­taires et pour­fen­dit l’homosexualité à ses yeux mon­daine et contre-révo­lu­tion­naire. Son mot d’ordre ? Articuler. Ne pas hié­rar­chi­ser les causes mais les lier ensemble, de concert, en sachant qu’elles servent toutes le même objec­tif final : fou­droyer la classe domi­nante. Ni le radi­ca­lisme chic des beaux quar­tiers qui aban­donne la majo­ri­té à son triste sort ; ni l’orthodoxie du socia­lisme scien­ti­fique qui n’a d’yeux que pour l’économie et foule aux pieds les com­bats qu’elle juge périphériques.

[Bram Ban Velde]

Point n’est besoin d’attendre la Révolution, c’est-à-dire la démo­cra­tie admi­nis­trée par le peuple, pour com­men­cer à œuvrer : le com­bat contre l’oppression est affaire de chaque ins­tant. Il mili­ta un temps aux côtés du Front homo­sexuel d’action révo­lu­tion­naire, fon­dé en 1971, mais ne tar­da pas à le quit­ter : il esti­mait que leur acti­visme, volon­tiers pro­vo­ca­teur, spon­ta­néiste et fes­tif (rap­pe­lons le slo­gan des Gazolines : « Prolétaires de tous les pays, cares­sez-vous »), échouait à s’organiser et souf­frait d’un cruel manque de contacts avec les tra­vailleurs. « Le révo­lu­tion­naire pro­lé­ta­rien devrait donc se convaincre, ou être convain­cu, que l’émancipation de l’homosexuel, même s’il ne s’y voit pas direc­te­ment impli­qué, le concerne au même degré, entre autres, que celle de la femme et celle de l’homme de cou­leur. De son côté, l’homosexuel devrait sai­sir que sa libé­ra­tion ne sau­rait être totale et irré­ver­sible que si elle s’effectue dans le cadre de la révo­lu­tion sociale, en un mot que si l’espèce humaine par­vient, non seule­ment à libé­ra­li­ser les mœurs, mais, bien davan­tage, à chan­ger la vie. »

« À Cuba, sous Fidel Castro, les homo­sexuels furent durant quelques années enfer­més dans des Unidades Militares de Ayuda a la Producción. »

Guérin était lucide : il savait que le monde du tra­vail n’était pas, tant s’en faut, exempt de pré­ju­gés à l’endroit des homo­sexuels. Il admet­tait même que les milieux culti­vés, pro­gres­sistes bons teints ou libé­raux accom­mo­dants, tolé­raient mieux cette sexua­li­té (après tout, n’a‑t-elle pas enfan­té Rimbaud et Gide, Proust et Cocteau, Wilde et Satie ?) que les couches les plus modestes. Guérin a pu consta­ter, de ses yeux, le mépris que les ins­tances com­mu­nistes et trots­kystes affi­chaient à leur endroit. Il a éga­le­ment condam­né la répres­sion exer­cée par cer­tains pou­voirs sup­po­sé­ment socia­listes : à Cuba, sous Fidel Castro, les homo­sexuels furent durant quelques années enfer­més dans des Unidades Militares de Ayuda a la Producción (cela signi­fiait-il que la lutte sociale s’avérait incom­pa­tible avec les droits des mino­ri­tés sexuelles ? En rien, répon­dait Guérin : ces régimes n’étaient pas socia­listes mais capi­ta­listes éta­tiques). Il tint tou­te­fois à pré­ci­ser que le tra­vailleur, pris iso­lé­ment, se com­por­tait fort dif­fé­rem­ment : il ne subis­sait plus le consen­sus ni la pres­sion du groupe. Les ouvriers, par­fois, se don­naient sans y pen­ser, pour le plai­sir et pour l’instant, sans honte ni nom­mer le désir qu’ils avaient res­sen­ti. « Seule une socié­té col­lec­ti­viste de carac­tère liber­taire peut, dans la fra­ter­ni­té retrou­vée, faire sa place aux homo­sexuels. »

Le mar­quis de Sade le répu­gnait. Il aimait mieux Charles Fourier, le phi­lo­sophe fran­çais, le socia­liste uto­pique en quête d’harmonie uni­ver­selle. Guérin aspi­rait à rompre avec le rigo­risme mor­ti­fère des révo­lu­tion­naires. Pourquoi rendre la lutte aus­tère et sèche comme du bois mort ? Pourquoi conce­voir l’activisme comme un sacri­fice ? Pourquoi com­battre le cœur empli d’aigreur ? Guérin oppo­sait la volup­té à la Vertu des grands chefs, qu’ils se nom­massent Lénine, Robespierre ou Proudhon… « Baiser, bai­ser beau­coup, serait-ce nuire à l’action révo­lu­tion­naire ou au contraire l’exalter ? » L’élan vital contre le fiel ; la grande san­té contre le res­sen­ti­ment ; Dionysos contre l’idéal ascé­tique : on ne peut chan­ger le monde qu’à condi­tion de l’aimer. Il écri­vit, en 1969, que la nature était fon­ciè­re­ment poly­sexuelle. Les domi­nants recourent à la bio­lo­gie pour jus­ti­fier leurs pri­vi­lèges : si la Femme est par essence ce que l’on attend d’elle, pour­quoi vou­loir la libé­rer ? Guérin refu­sait que l’on pût, en deux cases étanches, enfer­mer les sexes et les réduire à des défi­ni­tions de dic­tion­naire. L’homme serait éter­nel­le­ment voué à jouer les gros bras, va-t-en-guerre et sans pitié ? La femme devrait se satis­faire de son sta­tut de nymphe, sexy ou mutine, femme au foyer ou objet publi­ci­taire ? Guérin aspi­rait au « dépé­ris­se­ment de la détes­table divi­sion des sexes » telle que la socié­té bour­geoise l’institua en por­tant à « l’excès la dif­fé­ren­cia­tion entre le mas­cu­lin et le fémi­nin » et nour­ris­sait l’espoir d’une socié­té où « l’amour des deux sexes serait admis et recon­nu comme la forme la plus natu­relle, la plus cou­rante et la plus com­plète de l’amour ». Même si le terme genre (for­gé dans les années 1950 et uti­li­sé en France qua­rante ans plus tard) ne se trouve pas sous sa plume, on pour­rait sans doute ins­crire Guérin dans ce champ d’études que les anglo­phones appellent gen­der stu­dies.

[Bram Van Velde]

*

Le citoyen sut rede­ve­nir un fils. « Je vou­drais t’exprimer ma pro­fonde recon­nais­sance pour tout ce que je te dois. […] Je t’ai fait souf­frir au cours de ma vie. Mais sans l’avoir jamais vou­lu. J’ai été vic­time de mon tem­pé­ra­ment trop violent, trop contra­dic­toire, de mon besoin extrême d’indépendance. Et là où je t’ai le plus vio­lem­ment heur­té, c’est par fidé­li­té à des convic­tions qui sont ma rai­son de vivre », écri­vit Daniel Guérin à son père, qu’il pres­sen­tait à l’article de la mort. « Tu as tou­ché mon cœur dans ses fibres les plus pro­fondes en me par­lant comme tu as fait. C’est une conso­la­tion pour moi. […] Mon cher fils que, comme ta grand-mère, j’ai ché­ri plus que mes autres enfants, mon pre­mier-né, la plus grande joie de ma vie, je te serre sur mon pauvre cœur qui t’a tant aimé », répon­dit son aîné. Quant à sa mère, rien n’y fit… Il cor­ri­gea l’un de ses manus­crits tan­dis qu’elle ago­ni­sait d’une embo­lie, à quelques mètres de lui.

Daniel Guérin dis­pa­rut quelques semaines avant la réélec­tion de François Mitterrand – pour qui, tout liber­taire qu’il fut, il avait voté sept ans aupa­ra­vant (sur la base des 110 pro­po­si­tions du Programme com­mun). La France entra dans la « rigueur » en 1983 et l’homme d’affaires Bernard Tapie au gou­ver­ne­ment en 1992. Chacun connaît la suite. Un écri­vain meurt sans jamais empor­ter ses pen­sées ; vingt-sept ans ont pas­sé et tant reste à faire.


Illustration de ban­nière : Bram Van Velde


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