DAL : « Encadrer à la baisse les loyers sur tout le territoire »


Entretien inédit | Ballast

En 2006, le can­di­dat à l’é­lec­tion pré­si­den­tielle Nicolas Sarkozy lan­çait : « Je veux, si je suis élu pré­sident de la République, que d’ici à deux ans plus per­sonne ne soit obli­gé de dor­mir sur le trot­toir. » Il fal­lait une bonne de dose de naï­ve­té pour accor­der un quel­conque cré­dit à cet enga­ge­ment. Un sous-enten­du était pour­tant exact dans la phrase de celui qui fut élu : sans-abrisme comme mal loge­ment sont des ques­tions poli­tiques. Les 140 000 sans-domi­cile — alors même que le nombre de loge­ments vides n’a jamais été aus­si éle­vé — et 4 mil­lions de mal logés résultent notam­ment du manque d’ac­tions des élus ou de mesures expli­ci­te­ment anti­so­ciales. L’association Droit au loge­ment (DAL) agit sur ce ter­rain-là, mais pas seule­ment, en orga­ni­sant la lutte avec mal-logés et sans-logis sous le slo­gan « Un toit c’est un droit ! ». C’est à la ter­rasse d’un café tou­lou­sain que nous retrou­vons François Piquemal, porte-parole du DAL à Toulouse.


La mort de SDF en hiver est deve­nue un mar­ron­nier des JT. Or le nombre de gens qui meurent dans la rue est le même, voire plus éle­vé l’é­té que l’hi­ver. Un tra­vailleur social belge que nous avions inter­ro­gé récu­sait la « poli­tique du ther­mo­mètre1 », car elle masque les pro­blèmes de fond et déres­pon­sa­bi­lise le pou­voir poli­tique. Vous confirmez ?

Effectivement, la « poli­tique du ther­mo­mètre » est absurde. Mais révé­la­trice de la manière dont la ques­tion du sans-abrisme est per­çue. On en parle davan­tage comme un pro­blème hiver­nal plu­tôt qu’estival, que ce soit dans les médias ou dans l’opinion publique ; on est plus sen­sible à quelqu’un et à sa souf­france lorsqu’on a froid : on se met plus faci­le­ment à sa place… Pourtant, il y a en effet autant de sans-abri qui meurent l’été que l’hiver. C’est pour­quoi nous sommes pour la trêve éter­nelle : il y a les moyens dans ce pays pour que tout le monde ait un toit en toute sai­son. Le mal loge­ment, c’est une autre ques­tion — qui se traite à long terme —, mais la mise à l’abri des per­sonnes est réa­li­sable à court terme, dans le cadre d’un grand plan d’urgence qui ali­gne­rait réqui­si­tions et mise en place de moyens finan­ciers pour amé­na­ger des loge­ments de tran­si­tion, ou en construire.

Selon l’Insee, il y a 2,9 mil­lions de loge­ments vides, soit 1 mil­lion de plus qu’il y a 30 ans2 ; c’est 8,3 % des loge­ments qui ne sont pas occu­pés. Quelles en sont les causes ?

« Nous sommes pour la trêve éter­nelle : il y a les moyens dans ce pays pour que tout le monde ait un toit en toute saison. »

Deux causes sont impor­tantes. La pre­mière, c’est qu’il y a beau­coup de petites et moyennes com­munes qui, avec la métro­po­li­sa­tion et la concen­tra­tion du tra­vail dans les grandes villes, se sont vues déser­tées. La seconde se joue dans les métro­poles, où le loge­ment est deve­nu, pour ceux qui le pos­sèdent, un pro­duit finan­cier. Ainsi, pour les grandes socié­tés immo­bi­lières, il n’y a pas tou­jours un inté­rêt à mettre son loge­ment en loca­tion car il conserve la même valeur : il s’agit d’un pla­ce­ment finan­cier qui n’a pas besoin d’être obli­ga­toi­re­ment mis sur le mar­ché pour être ren­ta­bi­li­sé. On remarque donc l’accroissement du nombre de loge­ments vacants un peu par­tout en France. Ce phé­no­mène raré­fie le loge­ment et contri­bue aus­si à aug­men­ter les prix, par le sys­tème de demande et d’offre. L’excellent rap­port de l’ONU sor­ti en mars der­nier explique très bien cette finan­cia­ri­sa­tion du loge­ment à l’échelle mon­diale. Les loge­ments vacants sont un réser­voir que les pou­voirs publics devraient uti­li­ser pour mettre les gens à l’abri dans un pre­mier temps. En France, il y a eu des vagues de réqui­si­tions réa­li­sées après la Seconde Guerre mon­diale, c’est d’ailleurs à ce moment-là qu’a été mise en place la loi de réqui­si­tion (loi de 1945). Le der­nier pré­sident qui l’ait fait de manière un petit peu signi­fi­ca­tive, c’est Jacques Chirac en 1995, qui avait lan­cé la réqui­si­tion de plus d’un mil­lier de loge­ments — suite, notam­ment, aux actions du DAL sou­te­nues par l’abbé Pierre. On parle là de volon­té poli­tique, car aus­si bien l’État que les maires ont le pou­voir de le faire, mais la mobi­li­sa­tion est néces­saire pour les pous­ser à appli­quer la loi.

Le mal loge­ment n’est pas for­cé­ment per­cep­tible — sans-abri dépla­cés des centres villes, expul­sions rare­ment mon­trées, etc. Comment don­ner de la visi­bi­li­té aux situa­tions vécues par les mal-logés et les sans-logis ?

Au DAL, notre objec­tif est d’organiser col­lec­ti­ve­ment les gens — qu’ils soient sans-abri ou mal-logés — afin qu’ils luttent pour leurs droits ; c’est aus­si de mettre les pro­blèmes de celles et ceux qui en souffrent sur la place publique. Nos luttes sont des luttes d’affirmation col­lec­tive et de mise en visi­bi­li­té. Pour cela, on a recourt à des actions d’interpellation, avec des cam­pagnes comme « Réquisition Go », ou plus « coup de poing », comme des occu­pa­tions d’Offices HLM, des cam­pe­ments ou des réqui­si­tions. On essaie de com­mu­ni­quer par nous-mêmes sur ces actions avec la réa­li­sa­tion de vidéos, l’écriture d’articles, mais aus­si en invi­tant les grands médias pour que ces ques­tions imprègnent l’opinion publique, afin que nous rem­por­tions la bataille de l’opinion — ce que Gramsci appe­lait la « guerre de mou­ve­ment » (avant d’entamer celle qu’il aurait nom­mé de « posi­tion » et qui se joue sur le ter­rain). C’est une facette indis­pen­sable de nos actions, car elle nous per­met de main­te­nir notre rap­port de force dans la bataille de l’hégémonie cultu­relle sur la ques­tion du loge­ment — à laquelle une figure comme l’abbé Pierre et les actions anté­rieures du DAL ont beau­coup contri­bué. Si, aujourd’hui, aucun poli­tique n’ose dire qu’il faut aug­men­ter les loyers, c’est grâce à ce com­bat per­ma­nent por­té dans l’opinion publique.

Comment pour­rait-on défi­nir le mili­tan­tisme au DAL ?

C’est un mili­tan­tisme du quo­ti­dien et de la sub­stance. Les actions « coup de poing » dont je par­lais ne sont que la par­tie immer­gée de l’iceberg. Avant d’y enga­ger les per­sonnes, il y a tout un tra­vail admi­nis­tra­tif et juri­dique auquel nos béné­voles s’attellent, c’est-à-dire véri­fier que toutes les démarches d’accès au loge­ment ont été effec­tuées pour rendre la plus légi­time pos­sible la demande de loge­ment des gens. Et, quand c’est pos­sible, nous essayons d’obtenir des vic­toires juri­diques en fai­sant condam­ner les ins­ti­tu­tions lorsqu’elles ne res­pectent pas la loi. C’est donc un mili­tan­tisme très rigou­reux, qui essaie de répondre à l’urgence sociale et humaine dans laquelle sont pla­cés nos adhé­rents et adhé­rentes. Ce n’est pas juste une réunion où on s’alarme de la situa­tion, où on décrète qu’il fau­drait faire ci et ça pour amé­lio­rer le sort des gens puis on rentre chez nous en nous don­nant ren­dez-vous le mois sui­vant. La détresse des gens, on se la prend dans la figure, et si on ne veut pas uni­que­ment faire subir cela, il faut trou­ver des moyens d’action effi­caces — tout en sachant qu’on ne trou­ve­ra pas de solu­tion miracle en quelques jours. Nos luttes sont moins sou­vent des sprints que des courses de fond. Le mili­tan­tisme au DAL est aus­si bien men­tal que phy­sique : il y a des choses à endu­rer, émo­tion­nel­le­ment bien sûr, mais il faut éga­le­ment assu­rer des actions comme les cam­pe­ments où nous dor­mons dehors et où on apprend, si on ne le sait pas, ce que c’est que, ne serait-ce qu’une fois, dor­mir une nuit à la rue.

« Ce n’est pas pour nos belles idées que les gens viennent nous voir, mais pour qu’on leur pro­pose un che­min effi­cace qui règle leur pro­blème de logement. »

La récom­pense, c’est d’obtenir des choses pour les adhé­rents et adhé­rentes, car — disons-le —, on n’a pas vrai­ment le luxe de la défaite. Ce n’est pas pour nos belles idées que les gens viennent nous voir, mais pour qu’on leur pro­pose un che­min effi­cace qui règle leur pro­blème de loge­ment. C’est impor­tant de com­prendre cela, on milite pour gagner des droits, et les per­sonnes relo­gées suite à nos actions sont plé­thores. À Paris, par exemple, le cal­cul a été fait que depuis la créa­tion du DAL, c’est plus de 10 000 per­sonnes qui ont été relo­gées ! À Toulouse, en 2016, c’est plus d’une cen­taine de per­sonnes relo­gées suite à deux cam­pe­ments. Ces vic­toires se gagnent dans les luttes de ter­rain, au niveau judi­ciaire et légis­la­tif, où nos juristes font un énorme tra­vail. Mais aus­si grâce à des mili­tants et mili­tantes qui ont des capa­ci­tés d’analyse de situa­tions locales, natio­nales, euro­péennes et mon­diales, leur per­met­tant de mettre en place des stra­té­gies de lutte et des mobi­li­sa­tions qui vont abou­tir à des vic­toires concrètes pour les per­sonnes. Bien sûr, cela peut arri­ver qu’on se plante, mais, hon­nê­te­ment, depuis que je suis au DAL, j’ai connu beau­coup plus de vic­toires que de défaites : c’est ce qui en fait le grand intérêt.

Contrôle accru des chô­meurs, pauvres poin­tés du doigt, stig­ma­ti­sa­tion de ceux qui touchent des aides sociales : les per­sonnes sont de plus en plus ren­dues res­pon­sables de leur situa­tion, voire culpa­bi­li­sées. Mal-logés et sans-logis ont-ils des dif­fi­cul­tés à venir vers le DAL ?

Ils n’ont pas de dif­fi­cul­té à venir nous voir, mais la pre­mière étape impor­tante pour eux, c’est de com­prendre où ils ont mis les pieds. Cela passe par mettre sa honte au panier et décul­pa­bi­li­ser : ce n’est pas de la faute des per­sonnes si elles ont des impayés de loyer, si elles sont à la rue ou si leurs charges ont aug­men­té. Au-des­sus de ça, il y a des méca­nismes qui existent depuis des années. Les loyers n’ont ces­sé d’augmenter ces der­nières décen­nies, quand les reve­nus, eux, stag­nent ; ce qui entraîne une aug­men­ta­tion des pro­cé­dures d’expulsion — plus de 130 000 en 2015 ! On n’est pas les seuls à com­battre la honte ; il y a un mou­ve­ment très fort en Espagne, par exemple, qui s’appelle la PAH [Plate-forme des vic­times du cré­dit hypo­té­caire], au moins aus­si impor­tant en terme d’impact sur la socié­té espa­gnole que les Indignés — la pre­mière chose qu’ils disent aux gens, c’est « Vous n’êtes pas res­pon­sables, vous n’êtes pas cou­pables de ce qui vous arrive ». La décul­pa­bi­li­sa­tion, c’est aus­si sor­tir du sché­ma basé sur l’assistance : les gens vont d’un gui­chet social à un autre avant d’arriver dans nos per­ma­nences, ils se retrouvent dans une spi­rale où la capa­ci­té d’agir est mise dans les mains d’autres per­sonnes qu’eux en ayant le sen­ti­ment de ne pas avoir de prise directe sur leur pro­blème. Ils ont juste à espé­rer tom­ber sur une sorte de superbe assis­tante sociale qui trou­ve­rait une solu­tion miracle. Hélas, c’est sou­vent les tra­vailleuses sociales qui nous envoient elles-mêmes les per­sonnes tant elles sont désem­pa­rées… Dès lors, on essaie de rompre avec la spi­rale dans laquelle ils ont été mis jusqu’ici : on leur fait com­prendre qu’on ne peut leur pro­mettre des solu­tions immé­diates, que la seule que l’on connaisse et qui peut abou­tir à des résul­tats concrets, c’est de par­ti­ci­per acti­ve­ment à sa lutte et de ne pas avoir honte de reven­di­quer ses droits.

Comment évi­ter d’a­voir une atti­tude et un rôle pater­na­liste vis-à-vis des per­sonnes qui se tournent vers l’association ?

Il y a une inéga­li­té de fait, à la base, entre les gens qui viennent avec des pro­blèmes de loge­ment, et les mili­tants et mili­tantes qui n’en ont pas, même s’ils sont sou­vent pré­caires : nous ne sommes pas dans la même situa­tion maté­rielle ; il peut donc bien exis­ter un risque struc­tu­rel de pater­na­lisme… Cependant, nous avons des moda­li­tés de contrôle là-des­sus : par exemple, les groupes de per­sonnes qu’on orga­nise élisent des délé­gués qui vont les repré­sen­ter. Lors des négo­cia­tions, il va y avoir deux délé­gués et deux militant·es du DAL — c’est de l’auto-contrôle, de manière à ce que la parole soit la plus égale pos­sible face aux ins­ti­tu­tions et que les déci­sions finales reviennent tou­jours au groupe de mal-logé·es en lutte. Si, au début, on pro­pose et ils dis­posent, rapi­de­ment les per­sonnes se mettent à être aus­si force de pro­po­si­tions. Parfois le pater­na­lisme se place là où on n’irait pas le cher­cher au pre­mier abord, car il peut par­tir d’une bonne inten­tion qui est de « pro­té­ger » les mal-logé·es, par­tant du prin­cipe que ceux-ci, de par leur condi­tion, ne sont pas en capa­ci­té d’assumer des rap­ports de force. Ce type de réac­tion pro­tec­trice peut en véri­té inhi­ber le pou­voir d’agir de cer­taines per­sonnes, qui ont pour­tant plus d’expériences mili­tantes et de capa­ci­té au rap­port de force, que les per­sonnes qui, de bonne foi, veulent les « pro­té­ger ». Être pauvre ne veut pas dire être faible. Nous inci­tons les gens à par­ti­ci­per à leur com­bat et c’est en cela que notre démarche peut évi­ter l’écueil du pater­na­lisme. Des his­to­riens et socio­logues comme Gérard Noiriel ou Saïd Bouamama ont mon­tré que les mou­ve­ments sociaux ont un rôle pri­mor­dial dans l’intégration des migrants, par exemple. C’est ce qu’on explique aux gens qui viennent de loin : votre moyen d’intégration est de lut­ter pour vos droits ; le fait d’être sur la place publique et de dire « j’existe » par­ti­cipe au pro­ces­sus d’affirmation de soi dans la socié­té fran­çaise. Lors du débat sur l’identité natio­nale, Éric Cantona avait décla­ré « qu’être fran­çais c’est être révo­lu­tion­naire » : je suis assez d’accord. Pour t’intégrer dans ce pays, un des meilleurs moyens est de lut­ter pour tes droits — on en a des exemples concrets par­mi nos adhé­rents et adhérentes.

« Être pauvre ne veut pas dire être faible. Nous inci­tons les gens à par­ti­ci­per à leur com­bat et c’est en cela que notre démarche peut évi­ter l’écueil du paternalisme. »

L’approche de l’association par la soli­da­ri­té, et non la cha­ri­té ou l’assistance, est aus­si struc­tu­rante de la vision qu’elle porte et des rap­ports qu’elle entre­tien avec les per­sonnes en dif­fi­cul­té, non ?

Pour bien com­prendre la manière dont fonc­tionne le DAL, il faut sai­sir qu’il a été créé avec des familles maliennes à Paris, qui ont une struc­ture fami­liale de type com­mu­nau­taire, éga­li­taire et hié­rar­chique, donc avec un cer­tain mode d’organisation où la soli­da­ri­té, la dis­ci­pline et l’égalité par rap­port à la par­ti­ci­pa­tion à la lutte sont pri­mor­diales. Participer et être soli­daire n’est pas facul­ta­tif : c’est une néces­si­té. Ce sys­tème pose déjà des bases qui tendent à être exi­geantes vis-à-vis des autres et de soi-même ; c’est le fruit d’une demande d’égalité de la part des familles. Si on fait une lutte qui abou­tit sur des négo­cia­tions, les familles qui ont acti­ve­ment par­ti­ci­pé vont remettre en cause le fait qu’il y ait des dis­cus­sions pour celles qui n’ont rien fait et qui arrivent au der­nier moment pour pro­fi­ter de relo­ge­ments obte­nus par la lutte des pre­mières. Cette réac­tion peut se com­prendre : le fait d’être au même niveau face à la lutte est aus­si leur réponse face à une socié­té par­ti­cu­liè­re­ment inéga­li­taire. Cette impor­tance don­née à la par­ti­ci­pa­tion cimente aus­si la cohé­sion des groupes, c’est ce qui va per­mettre d’obtenir des solu­tions glo­bales pour tout le groupe et non pas juste pour quelques-uns dans celui-ci.

Le DAL sou­tient les occu­pa­tions et réqui­si­tions de loge­ments vides et n’hé­site pas à ins­tal­ler des cam­pe­ments avec les sans-logis sur les places publiques…

Prenons un exemple : en 2013, à Toulouse, il y avait eu beau­coup de squats de divers col­lec­tifs, mais on s’est aper­çus que nos objec­tifs de relo­ge­ments par la réqui­si­tion, ne mar­chait pas, car la Mairie et la Préfecture se sont ren­dues compte que le tra­vail de mise à l’abri des col­lec­tifs leur per­met­tait, dans une cer­taine mesure, de ne pas à avoir à assu­rer leurs obli­ga­tions d’hébergement. Au DAL, nous étions coin­cés dans ce cycle où on ne par­ve­nait pas à obte­nir de rap­port de force pour des relo­ge­ments sur cette moda­li­té de lutte. On a donc ces­sé stra­té­gi­que­ment de faire des réqui­si­tions pen­dant un temps et déci­dé de pas­ser à d’autres actions. D’abord, il y a eu une phase d’occupation de Centres d’hébergement et d’hôtels pour faire res­pec­ter le droit au main­tien à l’hébergement, cela nous a appor­té des vic­toires impor­tantes, qui ont fait juris­pru­dence. Puis quand nous avons sen­ti que ces actions n’étaient plus aus­si effi­caces qu’on le sou­hai­tait, on est pas­sé aux cam­pe­ments, en 2016, qui, même s’ils ont été rudes, ont per­mis des mises à l’abri mas­sives et des déblo­cages d’enveloppes sur l’hébergement d’urgence. Enfin, récem­ment, on a rou­vert une réqui­si­tion et on fonc­tionne sur la moda­li­té d’une cam­pagne qui est celle d’« Un toit pour apprendre »… Chaque moda­li­té de lutte est réflé­chie en amont par rap­port au pro­blème des gens et au contexte poli­tique à dif­fé­rentes échelles, à nos forces mili­tantes, avec cet objec­tif per­ma­nent : gagner des relo­ge­ments pour les gens. Si bien qu’on n’en­gage des luttes que lors­qu’on sait qu’on a la capa­ci­té d’al­ler au bout.

Les réqui­si­tions sont sou­vent à la fron­tière de la légalité…

Bien sûr, c’est quelque chose d’illégal d’occuper un bâti­ment : tu es offi­ciel­le­ment occu­pant sans droit ni titre. Après, au DAL, on ne réqui­si­tionne que des bâti­ments publics ou de grandes socié­tés immo­bi­lières, on ne va pas aller cher­cher la mai­son d’un petit pro­prié­taire pri­vé, c’est cer­tain. Avec tous les chiffres qu’on a men­tion­nés, c’est une déso­béis­sance qu’on assume car on pense que ce com­bat est légi­time au regard du nombre de per­sonnes qui souffrent et meurent en rue. N’oublions pas que c’est entre 500 et 5 000 per­sonnes, selon les sources, qui meurent chaque année de la rue dans notre pays. Cette action est tel­le­ment légi­time qu’elle semble de bon sens à beau­coup de gens qui nous font part de leur soutien.

Lorsque l’on parle de loge­ment ou de l’organisation d’un quar­tier, une expres­sion qui revient sou­vent est celle de « mixi­té sociale ». Il y a eu un exemple frap­pant sur le pro­jet d’hébergement d’urgence dans le XVIe arron­dis­se­ment de Paris : dans leurs témoi­gnages les riches disaient clai­re­ment qu’ils vou­laient res­ter dans leur « entre soi », qu’ils avaient une vraie peur de le perdre…

« Finalement, la vio­lence est là : c’est tou­jours au plus modeste de s’adapter à ce leit­mo­tiv ins­ti­tu­tion­nel qu’est deve­nu la mixi­té sociale… »

À part ce cas qui a fait grand bruit, on constate que la « mixi­té sociale » n’est que dans un sens, c’est-à-dire que ça se fait chez les pauvres. On arrive dans un quar­tier et on dit « On va tout démo­lir pour faire de la mixi­té sociale comme ça vous aurez des voi­sins plus res­pec­tables et cela va résoudre vos pro­blèmes ». Mais on ne va jamais dans un quar­tier riche (ou très rare­ment), pour construire un immeuble et faire des loge­ments très sociaux. Finalement, la vio­lence est là : c’est tou­jours au plus modeste de s’adapter à ce leit­mo­tiv ins­ti­tu­tion­nel qu’est deve­nu la « mixi­té sociale »… C’est quelque chose auquel on ne fait pas atten­tion mais qui est pré­gnant et signi­fi­ca­tif. Ça rejoint la « pau­vro­pho­bie » dont vous par­liez, où on éloigne les pauvres du cœur des métro­poles. Par exemple, la mai­rie de Toulouse a com­mu­ni­qué récem­ment en fai­sant l’éloge des opé­ra­tions de réno­va­tion urbaines dans la ville, qui ont per­mis qu’un habi­tant sur deux reste dans le quar­tier : mais quid de l’autre habi­tant sur deux ? Ce qui n’est pas dit, c’est qu’ils sont sou­vent mutés dans des quar­tiers dégra­dés où le loyer leur est acces­sible, chas­sés de leur quar­tier d’origine. Au pro­fit de per­sonnes plus aisées qui pro­fitent des nou­veaux équi­pe­ments du quar­tier ! La réno­va­tion urbaine, si elle pro­fite aux habi­tants et habi­tantes concerné·es, nous sommes plu­tôt pour — encore faut-il les impli­quer réel­le­ment et ne pas faire sem­blant dans des réunions de concer­ta­tion obso­lètes. Soyons hon­nêtes : qui, aujourd’hui, dans la socié­té, a vrai­ment envie de se mélan­ger avec d’autres caté­go­ries sociales ? Ce ne sont pas les gens les plus aisés géné­ra­le­ment qui mettent en œuvre des stra­té­gies pour choi­sir leur voi­si­nage, c’est plu­tôt une aspi­ra­tion des plus modestes qui ont com­pris qu’avoir des voi­sins plus riches per­met de vivre dans un quar­tier plus agréable, mais cette aspi­ra­tion s’arrête au prix du loyer et à la sélec­tion sociale opé­rée par les riches.

Et même quand cette mixi­té se met en place, elle a des limites : il y a eu une étude faite dans des quar­tiers aux États-Unis où a été mise en œuvre la « mixi­té sociale » et on observe que, dans les asso­cia­tions de ces quar­tiers, c’étaient les classes les plus aisées qui pre­naient l’essentiel des déci­sions, parce que plus habi­tuées au fonc­tion­ne­ment ins­ti­tu­tion­nel, à prendre la parole, etc. Un quar­tier mixte n’empêche donc pas de repro­duire les inéga­li­tés : ce n’est pas parce que ton voi­sin va gagner 1 000 euros de plus que toi que ça va t’aider à sor­tir de tes pro­blèmes, même si des équi­pe­ments qui n’existaient pas avant vont peut-être sur­gir. Mais à qui vont pro­fi­ter ces équi­pe­ments sur le moyen terme ? Pourquoi, quand une sta­tion de métro ou de tram­way arrive dans un quar­tier, cela chasse les plus pauvres ? Lorsqu’un nou­vel équi­pe­ment de ce type arrive dans un quar­tier, cela a pour objec­tif d’attirer aus­si de nou­veaux habi­tants et habi­tantes aux reve­nus plus éle­vés et, auto­ma­ti­que­ment, s’ensuit une aug­men­ta­tion pro­gres­sive des loyers qui va chas­ser petit à petit les loca­taires les plus pauvres.

Une fois qu’on a fait ce constat acca­blant sur les impasses de la « mixi­té sociale », qui dans les faits est plus un pré­texte à chas­ser les plus modestes qu’autre chose, quelles mesures peut-on prendre ? D’abord, il faut enca­drer à la baisse les loyers sur tout le ter­ri­toire — ce qui aura pour effet de sta­bi­li­ser ces der­niers et de faire en sorte qu’ils n’augmentent plus lors­qu’on valo­rise un quar­tier, et ain­si faire que les habitant·es puissent y res­ter. Ensuite, il faut injec­ter l’argent dans la réno­va­tion urbaine après consul­ta­tion des habitant·es. Afin d’a­mé­lio­rer leurs loge­ments, leurs quar­tiers pour qu’ils deviennent des loge­ments sociaux de haute-qua­li­té, adap­tés aux reve­nus des plus modestes d’abord, mais qui soient éga­le­ment, de par leur qua­li­té, attrac­tifs, pour éven­tuel­le­ment y faire entrer des classes un peu plus aisées. Enfin, on ne peut résoudre des pro­blèmes sociaux que par des opé­ra­tions d’urbanisme : il faut amé­lio­rer les ser­vices publics de la san­té et de l’éducation notam­ment. L’année pas­sée, au Mirail (quar­tier popu­laire de Toulouse), des parents d’élèves se sont mobilisée·es contre la fer­me­ture de deux col­lèges du quar­tier dont les élèves, sous pré­texte de mixi­té sociale, ont été envoyés dans tous les autres éta­blis­se­ments de la ville. Encore une fois, au lieu de valo­ri­ser ce qui existe dans un quar­tier, en injec­tant, par exemple, des sec­tions qui attirent les élèves issus des familles aisées dans ces col­lèges, on a pré­fé­ré fer­mer des ser­vices publics.

Tout ceci révèle un effet per­vers : même avec une bonne volon­té qui vou­drait, par exemple, don­ner l’accès au réseau de trans­ports en com­mun à tous, les plus pauvres peuvent être chas­sés du quar­tier où ils vivent s’il n’y a pas d’encadrement des loyers…

« On est pour l’encadrement à la baisse des loyers sur tout le ter­ri­toire natio­nal pour reve­nir à des loyers décents. »

C’est un phé­no­mène mon­dial : on le voit en France et au niveau mon­dial ; le rap­port de l’ONU en donne plein d’exemples… À Manhattan, à New York, il y avait une ancienne voie fer­rée qui a été trans­for­mée en che­min de pro­me­nade deve­nue très en vogue ; à Vancouver, on a construit un buil­ding de luxe ; à Bamako, c’est un com­plexe hôte­lier : à chaque fois le fon­cier et l’immobilier s’envolent ! Il y a la même chose sur les squats d’artistes — à Paris ou ailleurs : les friches indus­trielles qui sont confiées à des col­lec­tifs d’artistes « requa­li­fient » un quar­tier, comme disent les ins­ti­tu­tion­nels. Ce n’est pas une volon­té des artistes ; ils ne viennent pas en se disant qu’ils vont faire aug­men­ter les loyers, mais c’est une consé­quence. Et les pou­voirs publics ne font pas le néces­saire là-dessus.

Lors de la venue d’Emmanuel Macron à Toulouse en sep­tembre der­nier, un mili­tant du DAL l’in­ter­pel­la jus­te­ment sur l’en­ca­dre­ment des loyers au niveau natio­nal. Macron, dans une réponse entre langue de bois et voca­bu­laire tech­no­cra­tique, affir­ma que ce n’était pas une bonne façon de faire parce qu’elle n’était pas dans la logique du marché…

On est pour l’encadrement à la baisse des loyers sur tout le ter­ri­toire natio­nal pour reve­nir à des loyers décents, oui : toutes les enquêtes d’opinions montrent que les gens y sont favo­rables tel­le­ment les abus sont fla­grants et concrets lorsque le loyer tombe. Simplement, cela ne va pas dans l’intérêt des pro­mo­teurs qui font des super­pro­fits sur les loyers. Monsieur Macron leur fait plai­sir, tout sim­ple­ment. Les pro­mo­teurs — contrai­re­ment aux loca­taires — sont très orga­ni­sés et vin­di­ca­tifs pour défendre leurs inté­rêts ; il fau­drait que les loca­taires s’organisent tout autant pour leur tenir la dra­gée haute. C’est aus­si pour cela que le DAL a créé le syn­di­cat de loca­taire DAL HLM en 2014, qui a d’ailleurs fait une per­cée aux der­nières élec­tions de repré­sen­tants de loca­taires. On agit aus­si sur ce ter­rain-là, avec plus ou moins de réus­site selon les thé­ma­tiques : la ques­tion des loyers, les charges, le vivre ensemble, la vie de quar­tier, la réno­va­tion urbaine. Nous avons mené des luttes avec des habitant·es, que ce soit à la Coudraie en ban­lieue pari­sienne, à Gennevilliers ou à Grenoble, contre des opé­ra­tions de réno­va­tion urbaine qui se fai­saient au détri­ment des habi­tants et habi­tantes. Et puis on s’inspire d’autres luttes comme celles qui ont lieu dans les quar­tiers de la Muraille à Clermont-Ferrand ou au Petit Bard à Montpellier.

Qui sont concrè­te­ment les lob­bies immo­bi­liers et quelle est leur influence ?

On les connaît : c’est Vinci, Kaufman & Broad, Bouygues, les banques qui font de la pro­mo­tion immo­bi­lière… Il faut com­prendre que dans le sec­teur loca­tif la plu­part des biens sont déte­nus par ces gros pro­mo­teurs qui font du lob­bying, et sont très bien orga­ni­sés dans des syn­di­cats de pro­mo­teurs — comme l’UNPI (Union natio­nale de la pro­prié­té immo­bi­lière). Ils ont pignon sur rue au minis­tère de la Cohésion des ter­ri­toires : ils sont reçus par le ministre, ils incitent toutes les poli­tiques de défis­ca­li­sa­tion sur la construc­tion de loge­ments, d’accession à la pro­prié­té. Il est bon de rap­pe­ler qu’en 2015, il y a eu 34 mil­liards de sur­pro­fits loca­tifs : c’est le sec­teur éco­no­mique qui rap­porte le plus.

Disparition du minis­tère du loge­ment, baisse des APL, baisse des quo­tas de HLM, sup­pres­sion de l’APL acces­sion (à la pro­prié­té) : le gou­ver­ne­ment n’a pas traî­né pour mener ses attaques sociales sur le front du logement !

Avec d’autres col­lec­tifs — la Fondation Abbé Pierre, les autres syn­di­cats de loca­taires, l’Union social pour l’habitat (asso­cia­tion des offices HLM de France) —, on a créé « Vive l’APL ». Effectivement, il y a les 5 euros d’APL en moins pour les loca­taires, ce qui est une mesure véri­ta­ble­ment injuste, mais il y a aus­si une remise en cause du modèle de finan­ce­ment du loge­ment social qui va voir ses sources de reve­nus bais­ser et donc mettre moins d’argent dans la construc­tion et la réno­va­tion de nou­veaux logements.

« Il est bon de rap­pe­ler qu’en 2015, il y a eu 34 mil­liards de sur­pro­fits loca­tifs : c’est le sec­teur éco­no­mique qui rap­porte le plus. »

À Toulouse, le DAL orga­nise régu­liè­re­ment des concerts de sou­tien et mène des actions fes­tives. Est-ce impor­tant d’impulser une dimen­sion joyeuse à la lutte ?

Si je com­pare aux mou­ve­ments sociaux en Espagne comme la PAH, il y a un côté très fes­tif, très entraî­nant qu’on a moins en France… On y tra­vaille mais c’est com­pli­qué : ce n’est pas trop dans les codes cultu­rels mili­tants. C’est aus­si pour essayer cela qu’on s’est inves­tis avec d’autres dans le col­lec­tif « Y’a pas d’arrangement » qui, tout en pro­po­sant des actions « coup de poing », pro­mou­vait une com­mu­ni­ca­tion déca­lée. C’est un esprit qu’on tente de faire pas mal vivre à Toulouse. Par exemple, le 31 octobre der­nier, on a lan­cé l’opération « Des bon­bons ou un toit » en écho à Halloween. On jette aus­si des ponts avec le milieu cultu­rel, des pho­to­graphes, réa­li­sa­teurs, groupes de musique, mais il faut dire qu’on est tel­le­ment dans nos urgences et la tête dans nos luttes qu’on n’a pas for­cé­ment le temps de déve­lop­per ces liens là autant que nous le souhaiterions.

L’association était active pen­dant Nuit Debout, les mani­fes­ta­tions contre la loi El Khomri et on a aus­si retrou­vé le DAL dans le cor­tège contre la loi tra­vail XXL : occu­per le mou­ve­ment social, c’est éga­le­ment une mis­sion de l’association ?

Il va de soi que les « lois Travail » fra­gi­lisent les salarié·es quant à leurs reve­nus et leurs condi­tions de tra­vail et que cela a des impacts indi­rects sur les condi­tions de loge­ment. C’est donc natu­rel­le­ment qu’on a par­ti­ci­pé à ces mou­ve­ments sociaux. À Paris, place de la République, le DAL a aidé logis­ti­que­ment à ins­tal­ler Nuit Debout et pareille­ment à Toulouse. De manière plus géné­rale, Nuit Debout pro­po­sait — ou ten­tait de pro­po­ser — des alter­na­tives à la socié­té, et le DAL en a, que ce soit sur la ques­tion du loge­ment et du droit à la ville.


Portrait de François Piquemal : Philemon Barbier
Toutes les pho­to­gra­phies de l’ar­ticle sont de Léonard Perrin, pour Ballast


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  1. L’action des pou­voirs publics indexée sur la tem­pé­ra­ture.[]
  2. Voir les chiffres de l’Insee en 2016 et 1986.[]

REBONDS

☰ Lire notre entre­tien avec Tactikollectif : « Les anti­ca­pi­ta­listes n’ont pas fait leur tra­vail dans les quar­tiers », octobre 2017
☰ Lire notre article « Reprendre l’es­pace public », Thomas Moreau, juin 2017
☰ Lire notre entre­tien avec Chahr Hadji : « Remettre en ques­tion ce que peut sup­por­ter une socié­té », février 2017
☰ Lire notre entre­tien avec Nuit Debout : « Faire peur aux élites en pre­nant ensemble la rue », mars 2016
☰ Lire notre entre­tien avec Almany Kanouté : « On doit fédé­rer tout le monde », juillet 2015
☰ Lire notre entre­tien avec Julian Mischi : « Il y a une déva­lo­ri­sa­tion géné­rale des milieux popu­laires », juin 2015


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