Crise des réfugiés : ce n'est pas une crise humanitaire

13 mai 2016


Texte inédit | Ballast

Depuis l’é­té 2015, plu­sieurs cen­taines de mil­liers de per­sonnes sont arri­vées sur les côtes grecques, en quête d’un lieu où pou­voir reprendre le fil d’une exis­tence plus sûre. Si ces îles ont tou­jours vu entrer de nom­breux réfu­giés, le flux inédit et mas­sif de l’au­tomne et de l’hi­ver der­niers mit en lumière la poli­tique des gou­ver­ne­ments euro­péens : ren­for­cer les fron­tières quel qu’en soit le prix. L’accord signé entre l’Union euro­péenne et la Turquie, le 18 mars 2016, marque un nou­veau tour­nant, aux consé­quences rava­geuses. Une de nos auteures s’est ren­due sur place durant sept semaines afin d’in­té­grer les équipes d’ac­tions de soli­da­ri­té menées sur le ter­rain. De retour, elle livre ce récit, en deux volets, à hau­teur d’hommes. ☰ Par Yanna Oiseau


intro-yanna Février 2032, cours d’his­toire dans un col­lège, quelque part en France : « La crise des réfu­giés que connut l’Europe en 2015 fut une catas­trophe huma­ni­taire où des cen­taines de mil­liers de per­sonnes, sur les routes de l’exil, ten­tèrent d’é­chap­per à la guerre et à la bar­ba­rie de groupes ter­ro­ristes. L’Europe rele­va ce défi his­to­rique en accueillant un mil­lion d’entre eux ; ils y trou­vèrent sécu­ri­té et refuge et purent se construire une nou­velle vie en son sein. » Il y a fort à parier que nos futurs manuels en par­le­ront de la sorte. Pourtant, pour toutes celles et ceux qui se sont ren­dus en Grèce cet hiver 2015–2016, l’his­toire est tout autre : à nous de la conter.

Vous avez dit asile ?

Jusqu’au 20 mars der­nier — date de l’en­trée en vigueur de l’ac­cord entre l’Union euro­péenne et la Turquie —, voi­ci le drame his­to­rique qui se dérou­lait sous les yeux de qui vou­lait bien voir : des cen­taines de mil­liers de per­sonnes arri­vaient aux portes de l’Europe, sur les îles grecques, prin­ci­pa­le­ment à Lesbos, fuyant la guerre et la per­sé­cu­tion. Cet hiver 2015 vit pas­ser un nombre beau­coup plus impor­tant encore d’exi­lés ten­tant la tra­ver­sée sur des navires de for­tune — mais ce n’é­tait pas là un phé­no­mène nou­veau. Les nau­frages régu­liers au large de Lampedusa percent suf­fi­sam­ment les filets des chro­niques jour­na­lis­tiques pour que tous et toutes en aient connais­sance. Toutefois, la cou­ver­ture média­tique, en France, de ce qui se passe depuis plu­sieurs mois au large des îles hel­lé­niques ne per­met pas de prendre la mesure réelle des évé­ne­ments, me semble-t-il. Tout appa­raît comme une his­toire que nous ne connaî­trions que trop bien ; ceux qui dénoncent depuis long­temps l’Europe for­te­resse n’en semblent que peu sur­pris, là ou d’autres — la majo­ri­té sans doute —, peut-être trop pris par l’é­mo­tion sus­ci­tée par les images de corps échoués, semblent pei­ner à dis­cer­ner la res­pon­sa­bi­li­té poli­tique en jeu.

« Nos gou­ver­ne­ments atten­daient les yeux rivés sur la côte grecque, de voir com­bien débar­que­raient vivants et quels autres seraient englou­tis par la mer, pour être régur­gi­tés quelques semaines plus tard. »

L’ironie carac­té­ris­tique de ce que nous vivons ces der­niers mois réside sans doute en ceci : l’Union euro­péenne avait sous-enten­du que les Syriens arri­vant en Europe obtien­draient le sta­tut de réfu­gié poli­tique (en atteste, entre autres, la ques­tion des accords sur la répar­ti­tion des réfu­giés). Deux choses sont à entendre ici : les Syriens qui arrivent en Europe. Oui, nos gou­ver­ne­ments atten­daient pas­si­ve­ment, les yeux rivés sur la côte grecque, de voir com­bien débar­que­raient vivants et quels autres seraient englou­tis par la mer, pour être régur­gi­tés quelques semaines plus tard. Ils fei­gnaient à chaque fois la sur­prise de décou­vrir devant leur porte cet hôte épui­sé du com­bat achar­né qu’il venait de mener, en pré­ten­dant n’a­voir aucune idée des che­mins emprun­tés pour en arri­ver là — ceux qu’ils avaient bien pris soin de fer­mer1 — jus­qu’à ces mau­dits 12 kilo­mètres de mer à tra­ver­ser. Aussi, nos gou­ver­ne­ments n’é­voquent-ils essen­tiel­le­ment que le sort des exi­lés syriens. Serait-ce par acquit de conscience, puisque tous par­ti­cipent à la guerre en Syrie ? Serait-ce par inté­rêt — celui de rendre invi­sible l’exis­tence d’autres exi­lés deman­dant, eux aus­si, le droit urgent à un refuge, en les excluant de leur dis­cours ? Ou serait-ce encore parce que l’o­pi­nion publique penche actuel­le­ment en faveur de ces figures média­tiques ? Tendez l’o­reille dans cer­taines sphères : les Syriens auraient vrai­ment besoin d’aide, « tan­dis que les autres en pro­fitent ». Si l’on suit nos classes poli­ti­ciennes, il sem­ble­rait qu’en arri­vant d’un pays en guerre depuis plus de trente ans, l’Afghanistan, vous excé­diez clai­re­ment les capa­ci­tés de mémoire occi­den­tales. Même les qua­torze années de guerre et d’ins­ta­bi­li­té poli­tique de l’Irak ne semblent plus suf­fire à accor­der gain de cause à ses res­sor­tis­sants. Quant aux Pakistanais, Bangladais et autres Maghrébins, il fau­drait qu’ils passent leur che­min ; aux yeux de tous, ils sont des migrants éco­no­miques se fai­sant frau­du­leu­se­ment pas­ser pour des réfu­giés. Pourquoi ne leur serait-il pas pos­sible de se récla­mer de la Convention de Genève, sup­po­sée assu­rer pro­tec­tion à toute per­sonne « crai­gnant avec rai­son d’être per­sé­cu­tée du fait de sa race, de sa reli­gion, de sa natio­na­li­té, de son appar­te­nance à un cer­tain groupe social ou de ses opi­nions poli­tiques » ? Posons-nous, aus­si, cette ques­tion : quelle est la valeur de cette dis­tinc­tion, a prio­ri si évi­dente pour cer­tains, entre migrant éco­no­mique et réfugié ?

Europe : terre de droits et d’accueil ? 

Quelle était la situa­tion cet hiver sur les rives des îles grecques2, avant la signa­ture de l’ac­cord entre l’Union euro­péenne et la Turquie ? Les der­niers mois de l’an­née 2015, des dizaines de bateaux de for­tune ont ten­té quo­ti­dien­ne­ment la tra­ver­sée — de jour comme de nuit ; cer­tains jours, plus d’une cen­taine par­ve­naient sur les côtes de Lesbos. Mais, avec l’ar­ri­vée des navires de l’OTAN début mars, venus ren­for­cer les contrôles exer­cés par les gardes-côtes turcs et grecs et les bateaux de FRONTEX, plus aucune embar­ca­tion de réfu­giés ne pou­vait arri­ver de jour. Pour tra­ver­ser les mailles de cet odieux filet, le che­min s’ef­fec­tuait uni­que­ment de nuit, dans l’obs­cu­ri­té totale. Une mer agi­tée, du vent, de la pluie ou un moteur qui lâche, et c’é­tait alors plu­sieurs heures de ter­reur qui mar­quaient les visages des réfu­giés à leur arri­vée sur la côte…lorsqu’ils y par­ve­naient. Certains bateaux arri­vaient char­gés pour moi­tié d’en­fants en bas âge et il n’é­tait pas rare de décou­vrir, en les chan­geant, leurs par­ties géni­tales brû­lées d’a­voir été trem­pées des heures dans le froid.

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Photographie : P-mod

Mettons-nous à cette place un ins­tant — car « réfu­gié » n’est pas une iden­ti­té mais une condi­tion, qui un jour s’a­bat sur vous. Imaginons : vous avez réchap­pé de la tra­ver­sée sain et sauf ; com­mence alors l’ab­surde jeu bureau­cra­tique euro­péen. Afin de pour­suivre votre route pour vous rendre sur le conti­nent, il vous faut pas­ser par des camps d’en­re­gis­tre­ment qui vous per­mettent d’ob­te­nir un numé­ro, seul sésame apte à vous ouvrir le gui­chet des com­pa­gnies de fer­ry. Et ce n’est pas une mince affaire. Avant que des ONG ne débarquent en masse dans ce coin du monde et que des équipes de soli­da­ri­té ne se consti­tuent, il vous faut par­fois attendre plu­sieurs jours, sans nour­ri­ture, dans le froid et sans vête­ments de rechange – les vôtres ayant été trem­pés durant la tra­ver­sée – devant des ser­vices d’en­re­gis­tre­ment n’ou­vrant qu’aux heures de bureau (sic !). Pour se faire une idée du décor, pre­nons l’exemple du camp d’en­re­gis­tre­ment de l’île de Lesbos, le camp Moria : cet ancien camp mili­taire a été réamé­na­gé, et déli­mi­té par deux ran­gées de murs bar­be­lés ins­tal­lés pour l’oc­ca­sion. Une fois votre numé­ro en main, vous pou­vez ache­ter votre billet de fer­ry et embar­quer en direc­tion du port du Pirée. Après des heures – voire des jours – à errer dans les rues d’Athènes, vous pour­sui­vez jus­qu’à la fron­tière avec la Macédoine, au nord, afin d’en­ta­mer la longue route des Balkans menant vers les eldo­ra­dos alle­mand et scan­di­nave. Rappelons-nous, au pas­sage ; l’ar­ra­che­ment à sa terre com­prend un coût finan­cier consé­quent. Et par­tout où il y a de la misère, il y a, pour d’autres, de fruc­tueuses affaires.

Comprendre l’accord entre l’Union européenne et la Turquie

« Mettons-nous à cette place un ins­tant – car réfu­gié n’est pas une iden­ti­té mais une condi­tion, qui un jour s’a­bat sur vous. »

Mais cette pro­ces­sion quo­ti­dienne, c’é­tait avant. Car depuis, les fron­tières se sont fer­mées les unes après les autres, comme un jeu de domi­no lan­cé par la Hongrie3, jus­qu’à la signa­ture de l’accord entre l’Union euro­péenne et la Turquie, le 18 mars 2016. Ce der­nier consiste prin­ci­pa­le­ment en ceci : à par­tir du 20 mars, toute per­sonne entrée illé­ga­le­ment sur le ter­ri­toire grec depuis la Turquie sera dépor­tée. Par ailleurs, pour chaque exi­lé syrien ren­voyé en Turquie, un autre Syrien du ter­ri­toire turc sera envoyé vers l’Europe… dans la limite de 72 000 per­sonnes. Un tra­fic humain orga­ni­sé dans les plus hautes sphères. Il est fon­da­men­tal, je pense, de mettre les chiffres en pers­pec­tive : l’a­gence des Nations unies pour les réfu­giés (UNHCR) décompte soixante mil­lions de réfu­giés à tra­vers le monde, et l’Union euro­péenne — l’une des plus grandes puis­sances éco­no­miques avec ses plus de 508 mil­lions d’ha­bi­tants — en accueille moins que le Liban, pays de 4,5 mil­lions d’habitants.

Les réfu­giés, qui — à force de som­mets euro­péens les semaines pré­cé­dent l’ac­cord — avaient dû chan­ger de tra­jec­toire, ce qui aug­men­tait non seule­ment de plu­sieurs jours les dis­tances de marche, mais aus­si le dan­ger, se retrou­vèrent confron­tés à une nou­velle situa­tion : plus aucune route n’é­tait ouverte. L’accord révé­la quant à lui deux réa­li­tés nou­velles : la prise en otages de plus de 50 000 per­sonnes coin­cées en Grèce, et l’or­ga­ni­sa­tion d’une logis­tique de dépor­ta­tions mas­sives des nou­veaux arri­vants sur les îles après le 20 mars 2016. Prise d’o­tages et dépor­ta­tions mas­sives. N’ayons pas peur des mots, et pre­nons une chose après l’autre. Si les grèves dans les trans­ports publics en France sont si aisé­ment qua­li­fiées de « prise d’o­tages des usa­gers », ne crai­gnons pas d’employer le terme lorsque des dizaines de mil­liers de per­sonnes sont rete­nues contre leur gré, qui plus est dans un pays en faillite, qui brille par son absence de mise en œuvre de struc­tures d’ac­cueil dignes de ce nom. Quant aux dépor­ta­tions… Forcer des per­sonnes à entrer dans des bateaux contre leur volon­té, en fai­sant si besoin usage de la vio­lence, afin de les ache­mi­ner vers un autre pays : est-ce autre chose ? Ne nous y trom­pons pas, le ciel azur de la Grèce et les bateaux des com­pa­gnies de trans­port tou­ris­tiques turques mises à dis­po­si­tion (pour épau­ler FRONTEX) n’a­dou­cissent en rien la vio­lence per­pé­trée. Une vio­lence ins­ti­tuée, réflé­chie, actée poli­ti­que­ment, qui bafoue sans hési­ter les textes inter­na­tio­naux rati­fiés après la Seconde Guerre mon­diale. Ne pas être sur­pris face à cette nou­velle preuve que les lois de nos États « démo­cra­tiques » et « avan­cés » répondent à un prin­cipe d’é­las­ti­ci­té qui cor­res­pond étran­ge­ment à leurs per­cep­tions et inté­rêts de l’heure, ne suf­fit pas à jus­ti­fier le silence qui enve­loppe cette triste page de notre Histoire… ni l’u­sage de la nov­langue qui veut nous la rendre plus acceptable.

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Photographie : P-mod

Il est pri­mor­dial de se pen­cher sur le conte­nu de cet accord pour en sai­sir l’im­pact ; à défaut, tout témoi­gnage — y com­pris celui-ci — se retrou­ve­rait ampu­té de toute pos­si­bi­li­té d’a­na­lyse poli­tique, le rédui­sant au mieux à un cri com­pas­sion­nel. Dans l’es­prit du texte, les dépor­ta­tions se veulent jus­ti­fiées par l’illé­ga­li­té de l’en­trée sur le ter­ri­toire. Mais à quel moment ceux qui fuient la guerre et la per­sé­cu­tion pour­raient-ils effec­tuer une demande offi­cielle, en bonne et due forme, avant d’ar­ri­ver sur le ter­ri­toire où ils sou­haitent deman­der l’a­sile ? Il est ici essen­tiel de savoir que c’est jus­te­ment la demande d’a­sile qui régu­la­rise la situa­tion d’une per­sonne à son arri­vée dans un pays. Mais ce sont les condi­tions d’ac­ces­si­bi­li­té à une telle pro­cé­dure qui sont la clé de voûte du pro­blème. En Grèce, la réponse est claire ; les dis­po­si­tifs des­ti­nés à trai­ter les demandes sont lar­ge­ment insuf­fi­sants au vu de leur nombre, et l’in­for­ma­tion pro­di­guée aux réfu­giés, qua­si inexis­tante. Plus loin dans le texte, on peut lire que ce sont les per­sonnes dont les demandes seront jugées infon­dées ou irre­ce­vables qui seront dépor­tées. On ne com­prend plus : les per­sonnes en ques­tion auront-elles le droit de deman­der l’a­sile, ou seront-elles direc­te­ment dépor­tées4 ?

« La Turquie, qui n’ap­par­tient ni à l’Union euro­péenne, ni à l’es­pace Schengen, se voit indi­rec­te­ment attri­buer le rôle de ges­tion­naire des demandes d’a­sile. »

Quand au carac­tère « infon­dé » ou « irre­ce­vable » d’un dépôt de dos­sier, rien de plus arran­geant. En effet, l’ad­mi­nis­tra­tion peut juger une demande d’a­sile de fait « infon­dée » au regard de la Convention de Genève, donc tout sim­ple­ment refu­ser de l’ins­truire. Pour quels motifs ? Comment fait-on pour juger en amont de la per­ti­nence d’une demande de pro­tec­tion en fai­sant abs­trac­tion d’une éva­lua­tion détaillée et pre­nant en compte chaque situa­tion spé­ci­fique ? Dans la pra­tique, c’est sou­vent le pays d’o­ri­gine qui sert de fac­teur déter­mi­nant. Le tam­pon bureau­cra­tique de « pays en guerre » peut lui aus­si ser­vir à cau­tion­ner un tri arbi­traire — alors que la Convention de Genève ne men­tionne nul­le­ment que les res­sor­tis­sants d’un pays en guerre sont seuls en droit de deman­der l’a­sile à un pays tiers. Est consi­dé­rée comme « irre­ce­vable », entre autres, une demande dépo­sée par une per­sonne qui aurait déjà fait une demande d’a­sile dans un autre pays. Il s’a­git là des pro­cé­dures Dublin suc­ces­sives qui, depuis plus de vingt ans, cherchent à limi­ter l’ar­ri­vée de réfu­giés en Europe. Une demande d’a­sile dépo­sée dans un État de l’Union vaut pour tout le ter­ri­toire euro­péen : un seul coup d’es­sai sera per­mis, dans le pays par lequel vous êtes entré et qui aura pris vos empreintes digi­tales (fichier Eurodac)5. Quand on constate que cer­tains pays accordent le sta­tut de réfu­gié bien plus faci­le­ment que d’autres, on est en droit de s’in­ter­ro­ger sur le bien-fon­dé d’une telle règle…

Le para­doxe majeur de la situa­tion actuelle réside sans doute en ceci : la Turquie, qui n’ap­par­tient ni à l’Union euro­péenne, ni à l’es­pace Schengen, se voit indi­rec­te­ment attri­buer le rôle de ges­tion­naire des demandes d’a­sile de ceux qui cherchent à trou­ver pro­tec­tion sur le ter­ri­toire euro­péen. Cette logique n’est pas nou­velle et elle ne cesse de faire école : il y a quelques jours, un diri­geant libyen en dépla­ce­ment en Italie pro­po­sait qu’un accord ana­logue à celui conclu avec la Turquie soit mis en œuvre avec la Libye : l’ex­ter­na­li­sa­tion de la ges­tion de l’a­sile en Europe a de beaux jours devant elle. Face à cette ten­dance, on en vient à pen­ser que nos gou­ver­ne­ments « gagne­raient en fran­chise » en se reti­rant des accords inter­na­tio­naux qui pro­tègent les réfu­giés, tel­le­ment il ne semble plus rien res­ter de leur essence aujourd’hui.

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Photographie : P-mod

La Turquie décrétée pays tiers sûr

Que pour­rait-on attendre de ces som­mets euro­péens qui recon­naissent la Turquie comme « pays tiers sûr » ? Précisons que cela indique que les cra­vates de l’Union consi­dèrent le gou­ver­ne­ment turc comme apte à pro­té­ger des réfu­giés sur son ter­ri­toire, bien que non apte à pro­té­ger ses propres res­sor­tis­sants (l’ap­pel­la­tion serait alors « pays sûr »). Curieux para­doxe… mais féli­ci­tons-nous de ce nou­veau concept (sic) ! La dis­tinc­tion qu’il intro­duit per­met­tra encore aux Kurdes de Turquie — et à tout oppo­sant poli­tique per­sé­cu­té — de fuir ce pays et deman­der pro­tec­tion en Europe. Faudrait-il rap­pe­ler que l’État turc, diri­gé par un pré­sident méga­lo­mane et auto­ri­taire, bom­barde depuis plu­sieurs mois des villes et quar­tiers entiers de son propre ter­ri­toire, dans la pour­suite de cette logique vieille d’un siècle : se débar­ras­ser de la « ques­tion kurde » ? Qu’il se sai­sit et même invente tous les pré­textes pos­sibles pour bom­bar­der le Rojava syrien proche — région auto­nome kurde — qu’il redoute tant ? On sait aus­si depuis quelque temps qu’à la fron­tière avec la Syrie, la police turque tire à armes réelles sur les réfu­giés qui tentent d’en­trer sur son ter­ri­toire. C’est ce même gou­ver­ne­ment qui exige la pour­suite de sati­ristes euro­péens, et finit par l’ob­te­nir. Il ne s’a­git pro­ba­ble­ment que du début d’un engre­nage dou­teux, où le racisme des uns ali­men­te­rait l’a­bus de pou­voir des autres. Mais, entre la Turquie d’Erdogan et les gou­ver­ne­ments de l’Union euro­péenne, qui doit rete­nir notre atten­tion ? Les Espagnols ont choi­si : ils viennent de lan­cer une plainte contre leur Président pour crime contre l’humanité.

Des camps de détention et de déportation

« C’était le 19 mars : en vingt-quatre heures et sans faire l’ob­jet d’au­cune com­mu­ni­ca­tion offi­cielle, 8 000 per­sonnes furent dépla­cées des îles vers le continent. »

J’étais à Lesbos lorsque le vent a tour­né. L’une des consé­quences immé­diates de la signa­ture de l’ac­cord fut, côté grec, le dépla­ce­ment de tous les réfu­giés pré­sents sur les îles de Lesbos, Chios et Samos, dans la confu­sion et le silence le plus total. C’était le 19 mars : en vingt-quatre heures et sans faire l’ob­jet d’au­cune com­mu­ni­ca­tion offi­cielle, 8 000 per­sonnes furent dépla­cées des îles vers le conti­nent. Pourquoi ? Sans doute parce qu’il était alors beau­coup plus simple de gérer les arri­vées sur les îles à par­tir du 20 mars, date d’en­trée en vigueur de l’ac­cord — et ain­si d’or­ga­ni­ser les dépor­ta­tions. À Lesbos, seuls les Pakistanais et Bangladais étaient rete­nus dans le camp Moria : pre­miers can­di­dats à la dépor­ta­tion puis­qu’ils n’a­vaient pu obte­nir d’en­re­gis­tre­ment ni le droit de dépo­ser une demande d’a­sile. Les Maghrébins, eux, n’a­vaient même pas pu y mettre les pieds ; ils étaient depuis long­temps déjà entiè­re­ment exclus des dis­po­si­tifs officiels.

Le 20 mars, les portes de ce camp (et celles des autres centres d’en­re­gis­tre­ment des îles) se sont fer­mées. Les murs de bar­be­lés prirent ce jour-là tout leur sens. En un tour de clé, le lieu se trans­for­ma en camp de déten­tion — ce à quoi il avait tou­jours res­sem­blé. La police et l’ar­mée pas­sèrent aux com­mandes ; toutes les petites ONG créées à l’oc­ca­sion furent chas­sées, toutes les actions menées par des groupes de soli­da­ri­té ces­sèrent d’of­fice. Les orga­ni­sa­tions les plus impor­tantes, à l’ins­tar de Médecins sans fron­tières ou l’UNHCR, publièrent des com­mu­ni­qués offi­ciels refu­sant de prendre part à cette nou­velle poli­tique, et se reti­rèrent (leur action sur le ter­rain sem­ble­ra par­fois moins tran­chée). Depuis, les per­sonnes déte­nues à l’in­té­rieur du camp Moria ont fait savoir qu’il manque de tout : ni nour­ri­ture suf­fi­sante, ni eau, ni cou­chage pour tous. Comment croire qu’un gou­ver­ne­ment puisse être capable de mettre en place la logis­tique néces­saire au dépla­ce­ment de plu­sieurs mil­liers de per­sonnes, depuis plu­sieurs îles vers le conti­nent en un jour, mais ait « oublié » d’an­ti­ci­per les impli­ca­tions logis­tiques liées à la créa­tion de camps de déten­tion ? J’ai appris sur place que les pre­miers jours, les gens n’é­taient pas seule­ment enfer­més dans Moria, mais dans les baraques à l’in­té­rieur du camp. Ce sort est désor­mais réser­vé aux contes­ta­taires et autres « agi­ta­teurs », rete­nus dans des sec­tions spé­ciales. Aujourd’hui, ce sont 3900 réfu­giés par­qués à l’in­té­rieur de ce camp, conçu pour 1500 per­sonnes. L’émeute gagne par­fois ce lieu ; il arrive aus­si que des indi­vi­dus tentent de mettre fin à leurs jours.

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Photographie : Christina Georgiadou

Le plus alar­mant, pour tous, c’est l’o­pa­ci­té dans laquelle tout cela se déroule depuis le 19 mars. De l’in­té­rieur, les réfu­giés ne cessent de deman­der à qui se pré­sente de l’autre côté des bar­be­lés s’il détient plus d’in­for­ma­tions, ce qu’il va en être d’eux, s’ils vont être dépor­tés ou pou­voir sor­tir libre­ment du camp. Depuis, ce ne sont ni les vidéos ni les articles sur le Net qui manquent, témoi­gnant des condi­tions inhu­maines dans les­quelles ces per­sonnes sont déte­nues, l’an­goisse mon­tante due à l’ab­sence totale d’in­for­ma­tion, la colère, les grèves de la faim ten­tées pour per­cer le silence et l’hor­reur… Le double jeu du gou­ver­ne­ment grec est un autre remar­quable « détail », bien que peu sur­pre­nant. Pendant qu’il met en appli­ca­tion pra­tique les moda­li­tés de cet accord, il se retire poli­ti­que­ment ; des pro­pos tenus par le ministre de l’Intérieur (qui a com­pa­ré Idomeni au « Dachau des temps modernes »), à la carte blanche don­née aux auto­ri­tés poli­cières pour gérer en toute auto­no­mie les camps6, les indices sont clairs. Demain, ce gou­ver­ne­ment pour­ra, aus­si bien que cha­cun des autres gou­ver­ne­ments euro­péens, se laver les mains de ce dont il aura été acteur pen­dant cette très sombre page de l’Histoire.

Idomeni, à la frontière avec la Macédoine

« Et tant pis pour cette odeur nau­séa­bonde de plas­tique brû­lé qui vous frappe dès votre arri­vée, vous donne un mal de crâne dément, une toux sans fin et vous pour­suit long­temps après. »

En avril, je me suis ren­due à Idomeni, ce lieu où des mil­liers de per­sonnes attendent — et espèrent — la réou­ver­ture de la fron­tière afin de pour­suivre leur che­min… et j’ai vu cette face de l’Europe que l’on ne s’ef­force même plus de cacher. 12 000 per­sonnes en attente sur un ter­rain plat et argi­leux où, après l’hor­reur de la pluie et de la boue, vient celle des coups de soleil et de la cha­leur écra­sante. Pas une once d’ombre sur ce cam­pe­ment qui se trouve à 20 km du pre­mier vil­lage. 32 douches ins­tal­lées par Médecins sans fron­tières, moins d’une cen­taine de toi­lettes chi­miques pour autant de monde. Des enfants qui courent dans tous les sens. Des excré­ments de par­tout — gare à où vous met­tez vos pieds —, car la nuit à Idomeni, il n’y a pas de lumière, alors on évite de trop s’é­loi­gner de sa tente de for­tune ; on se sou­lage où on peut. Certains ont creu­sé des trous à côté de leurs tentes pour y faire leurs besoins et y mettre le feu le jour sui­vant. D’ailleurs, on y brûle tout, les déchets, les vête­ments sales, les embal­lages ali­men­taires, les cou­ver­tures salies. Tout est bon pour se réchauf­fer la nuit et tant pis pour cette odeur nau­séa­bonde de plas­tique brû­lé qui vous frappe dès votre arri­vée, vous donne un mal de crâne dément, une toux sans fin et vous pour­suit long­temps après.

Idomeni est la terre de tous les contrastes, le lieu de l’exer­cice men­tal ultime, où les cases ima­gi­naires ne cessent de tom­ber, l’une rem­pla­çant l’autre, mais aucune ne tient plus de vingt-quatre heures. Si avant d’y être, on craint le pire, on se dit à l’ar­ri­vée que « ce n’est pas si mal que ça », qu’il y a beau­coup d’en­fants sou­riants, que l’on y ren­contre des per­sonnes for­mi­dables, et que tout ce petit monde semble s’or­ga­ni­ser, fina­le­ment. Mais bien vite : l’hor­reur der­rière les sou­rires, les tentes de for­tune, les bâches sur le sol pour les chan­ceux, les femmes enceintes épui­sées — cer­taines accou­che­ront seules dans leur tente —, les enfants malades, les infec­tions de toutes sortes, les inva­lides coin­cés dans leur tente, et les queues inter­mi­nables. La queue pour man­ger, la queue pour boire, la queue, encore et tou­jours. Et la ten­sion, pré­sente en conti­nu, qui peut explo­ser à la moindre occa­sion. Les bagarres dans la queue jus­te­ment, les débor­de­ments de foule sur cer­tains camions de dis­tri­bu­tion qui n’ont pas pré­vu assez de monde pour gérer l’af­flux des per­sonnes dans le besoin et en état de stress sévère. Il n’est pas facile pour tous de gérer ce niveau de ten­sion et de vio­lence sourde per­ma­nents. Et non, il ne s’a­git pas là du vrai visage de cet étran­ger « sau­vage et incon­trô­lable », comme on peut le lire trop sou­vent sur les réseaux sociaux.

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Photographie : Yanna Oiseau

Ce visage, c’est celui de la vio­lence poli­tique, le fruit de son œuvre, le résul­tat sur les hommes de la guerre, d’un périple long et dan­ge­reux où il est plus d’une fois ques­tion de vie ou de mort, jus­qu’à ce mur invi­sible qu’on ne peut accep­ter, ce mur qui dit que le che­min s’ar­rête là, que vous n’a­vez plus rien à espé­rer si ce n’est d’at­tendre dans des condi­tions plus que dégra­dantes qu’un miracle s’o­père et que le mur se fis­sure. Que vous puis­siez aller rejoindre votre frère, votre mère, votre ami, ou tout sim­ple­ment votre ave­nir. Mais même à tout cela vous n’a­vez pas le temps de pen­ser, car il faut aller faire la queue pen­dant des heures pour man­ger, pour que vos enfants mangent, il va fal­loir attendre la nuit pour aller vous sou­la­ger dans un coin — quand vous n’a­vez pas per­du toute inhi­bi­tion sociale, au bout de plu­sieurs jours et plu­sieurs semaines, qui fait que vous fini­rez par bais­ser votre pan­ta­lon et vous accrou­pir, à la vue de tous, pour vous sou­la­ger enfin… Il y a des détails, essen­tiels pour­tant, dont on ne peut plus s’en­com­brer à par­tir d’un cer­tain stade de mal­trai­tance. Ou bien serait-ce qu’à force de se sen­tir invi­sible, on finit par croire qu’on l’est ? Le 10 avril, quelques cen­taines de per­sonnes se sont diri­gées vers le mur de la fron­tière, dans une énième ten­ta­tive de le tra­ver­ser. La police de la Macédoine n’a pas hési­té à gazer et tirer au fla­sh­ball sur la foule, fai­sant 260 bles­sés, dont de nom­breux enfants.

On ne sait pas ce qu’il va adve­nir de ces 50 000 per­sonnes en attente sur le ter­ri­toire grec. Rendons-nous bien compte, il s’a­git seule­ment de 50 000 per­sonnes — en terme de volon­té poli­tique, ce n’est qu’une goutte d’eau. Le 14 avril, un pom­pier espa­gnol, volon­taire à Idomeni, m’a infor­mée de ce que plu­sieurs héli­co­ptères et avions de guerre avaient sur­vo­lé le camp, ter­ro­ri­sant tout le monde. Une nou­velle tac­tique pour convaincre les per­sonnes sur place d’ac­cep­ter de se rendre dans les camps offi­ciels ? Cela per­met­trait sans doute au gou­ver­ne­ment de mieux gérer la ques­tion ! J’ai ren­con­tré des réfu­giés qui ont accep­té de s’y rendre ; mais pour ceux pla­cés dans des camps dont les portes étaient ouvertes (ce qui n’est pas tou­jours le cas), ils sont reve­nus aus­si­tôt à Idomeni. Si ces per­sonnes ont pré­fé­ré ce ter­rain vague aux camps offi­ciels, on ose à peine ima­gi­ner ce qu’il s’y passe. Quant à ceux qui cher­che­ront encore à fuir la guerre — ces guerres dans les­quelles nos gou­ver­ne­ments sont tout sauf inno­cents – ils ne feront que chan­ger de route. Et de la Libye vers l’Italie, ce ne sont pas quelques heures de tra­ver­sée, mais trois à quatre jours.

« Rendons-nous bien compte, il s’a­git seule­ment de 50 000 per­sonnes − en terme de volon­té poli­tique, ce n’est qu’une goutte d’eau. »

Une consi­dé­ra­tion datant de mes années d’é­coles, lorsque sur les bancs du col­lège nous était ensei­gnée l’hor­reur de la Seconde Guerre mon­diale et des camps de concen­tra­tion, n’a ces­sé de me reve­nir. Une ques­tion sur­tout, res­tée sans réponse depuis – mal­gré les lec­tures et confé­rences d’ex­perts sur le sujet : pour­quoi les gens n’ont-ils rien dit, pour­quoi ont-ils lais­sé faire ? De retour de l’en­fer des réfu­giés, croi­sés et ren­con­trés sur un court temps de leur périple, une idée s’est ancrée en moi. L’horreur de la vio­lence poli­tique ultime n’a tou­jours concer­né qu’une mino­ri­té de per­sonnes. En tout temps et en tout lieu. Où est la voix de la majo­ri­té ? Qu’en dit-elle ? Que disent les plus de 500 mil­lions d’ha­bi­tants d’Europe de ce qui se déroule en ce moment même chez eux ? Sont-ils au cou­rant ? Ont-ils été dupés par la nov­langue des médias de masse et des poli­ti­ciens ? Ou sont-ils si nom­breux à être conta­mi­nés par le racisme struc­tu­rel qui les entoure ? Pour l’heure, cette vio­lence sys­té­mique semble dépas­ser toute capa­ci­té d’ac­tion – mais aus­si d’i­ma­gi­na­tion – et c’est là que nous avons cer­tai­ne­ment per­du… Mais si la majo­ri­té s’y met­tait enfin ? Certes, ce qui se passe à Lesbos ou à Idomeni n’est qu’une facette — la plus mani­feste et expli­cite — de la vio­lence qui régit nos socié­tés. Les mots sont impor­tants : il ne s’a­git pas là d’une « crise huma­ni­taire » (situa­tion dans laquelle la vie d’un grand nombre de per­sonnes est mena­cée) ; cette for­mu­la­tion par trop uti­li­sée ne fait que mas­quer l’es­sen­tiel de ce qui s’y déroule. Il s’a­git d’un autre moment his­to­rique où la vio­lence poli­tique s’a­bat féro­ce­ment sur une popu­la­tion, mino­ri­taire, face à une majo­ri­té d’observateurs/non obser­va­teurs pas­sifs. Entre celui qui fixe la scène, conster­né, et celui qui tourne la tête de l’autre côté, l’Histoire nous enseigne qu’il n’y fait peut-être pas vrai­ment de dif­fé­rence. Combien sommes-nous à être révol­tés ? Et que sommes-nous prêts à faire ?


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Photographies ban­nière & vignette : Christina Georgiadou


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  1. La Grèce avait bar­ri­ca­dé sa fron­tière avec la Turquie en 2011 avec la construc­tion du mur d’Evros.[]
  2. Lesbos, Chios et Samos sont les prin­ci­pales îles d’ar­ri­vée.[]
  3. Carte datant du 27 octobre 2015, mais don­nant un bon aper­çu de la situa­tion. La Macédoine, la Croatie et la Slovénie ont depuis fer­mé leurs fron­tières. https://francais.rt.com/international/9213-crise-migratoire-carte-fermeture-frontieres[]
  4. Une ana­lyse juri­dique de l’ac­cord (en anglais) faite par un avo­cat est dis­po­nible ici.[]
  5. L’esprit de la pro­cé­dure Dublin nuit à tous les pays qui des­sinent les fron­tières de l’Europe. Leur situa­tion géo­gra­phique et la logique de la pro­cé­dure – qui veut que ce soit le pays qui a vu entrer le réfu­gié sur son ter­ri­toire qui se charge de sa demande d’a­sile – induit que la ques­tion des dépla­ce­ments humains ne concer­ne­rait que ces pays, pré­ser­vant les autres pays d’Europe… si les pre­miers s’at­te­laient conscien­cieu­se­ment à enre­gis­trer toutes les per­sonnes tra­ver­sant leur ter­ri­toire.[]
  6. Le minis­tère de la Justice, sous le contrôle duquel étaient pla­cés ces camps, s’est reti­ré de cette res­pon­sa­bi­li­té pour les lais­ser sous la ges­tion du minis­tère de la Protection citoyenne – équi­valent du minis­tère de l’Intérieur en France.[]

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