Coup d'État au Pérou : grève générale face à l'extrême droite

3 février 2023


Texte inédit pour Ballast

Depuis le mois de décembre, le Pérou s’en­fonce dans une dic­ta­ture civile et mili­taire. L’extrême droite et l’ar­mée ont confis­qué le pou­voir au pré­sident socia­liste Pedro Castillo, démo­cra­ti­que­ment élu, après que ce der­nier a sou­hai­té dis­soudre le Parlement pour enga­ger un nou­veau pro­ces­sus consti­tuant. Sa vice-pré­si­dente Dina Boluarte a pris sa place le 7 décembre 2022. Depuis, la répres­sion à l’é­gard des par­ti­sans de Castillo, majo­ri­tai­re­ment issus des popu­la­tions indi­gènes et pay­sannes du pays, est san­glante : on compte une soixan­taine de morts. La mobi­li­sa­tion popu­laire exige la tenue immé­diate d’é­lec­tions, la démis­sion de Boluarte et la convo­ca­tion d’une Assemblée consti­tuante. Les élec­tions, déjà avan­cées de 2026 à 2024, pour­raient se dérou­ler à la fin de l’an­née : trop tard, estiment les mani­fes­tants, les insur­gés et la gauche de l’Assemblée. C’est main­te­nant qu’elles doivent se tenir. L’heure est donc à la soli­da­ri­té inter­na­tio­nale. ☰ Par Caroline Weill


Il est 15 heures, ce dimanche 29 jan­vier 2023. Les gens arrivent petit à petit place Edmond Michelet, en face du centre Pompidou, avec les dra­peaux blanc et rouge du Pérou et celui, mul­ti­co­lore, de l’an­cien empire andin, le Tawantinsuyo. Les visages sont graves : cette nuit, à Lima, la capi­tale du pays, la Police natio­nale du Pérou (PNP) a assas­si­né Victor Santiesteban Yacsavilca, 54 ans, d’une balle dans la tête. Les images qui cir­culent sur les réseaux sociaux sont effroyables. La veille, des dizaines de per­sonnes ont été arrê­tées arbi­trai­re­ment. Il y a des cen­taines de blessé·es et la police har­cèle les familles aux portes des hôpi­taux. On n’a tou­jours pas de nou­velles de cer­taines per­sonnes por­tées dis­pa­rues. En face du centre Pompidou, la com­mu­nau­té péru­vienne se regroupe pour exi­ger la même chose que des mil­liers de com­pa­triotes : la démis­sion de la pré­si­dente Dina Boluarte, la dis­so­lu­tion du Parlement, des élec­tions anti­ci­pées et un réfé­ren­dum pour une Assemblée consti­tuante. C’est un appel à la soli­da­ri­té inter­na­tio­nale avec ce pays qui s’enfonce dans une dic­ta­ture civi­lo-mili­taire, lar­ge­ment pas­sée sous silence hors de ses frontières.

Coup d’État de l’extrême droite

La situa­tion a explo­sé le 7 décembre der­nier, quand le pré­sident démo­cra­ti­que­ment élu, Pedro Castillo — ins­ti­tu­teur rural, syn­di­ca­liste, membre des orga­ni­sa­tions pay­sannes Rondas cam­pe­si­nas — est des­ti­tué par le Parlement péru­vien, où siège majo­ri­tai­re­ment l’extrême droite fuji­mo­riste (du nom de l’ex-dictateur des années 1990, Alberto Fujimori). L’élection de Castillo en juillet 2021 a été, au-delà de toute autre chose, très sym­bo­lique pour les popu­la­tions andines, que­chua­phones, his­to­ri­que­ment exploi­tées sur le plan éco­no­mique et mar­gi­na­li­sées sur le plan poli­tique. L’opposition viru­lente de la droite dure péru­vienne depuis un an et demi est éga­le­ment révé­la­trice : depuis le refus de recon­naître la vic­toire élec­to­rale de Pedro Castillo en criant à la fraude (à la manière du trum­pisme éta­su­nien) jusqu’à l’obstruction par­le­men­taire et aux ten­ta­tives répé­tées de des­ti­tu­tion, cette oppo­si­tion s’est tein­tée d’un racisme et d’un mépris de classe cin­glants. Ce qui n’a eu pour consé­quence que d’approfondir la brèche entre les classes popu­laires, raci­sées et pro­vin­ciales d’une part, et l’élite oli­gar­chique, cor­rom­pue et néo­li­bé­rale de la capi­tale, d’autre part. De ce fait, lorsque le 7 décembre Castillo annonce à la télé­vi­sion natio­nale son inten­tion de dis­soudre le Parlement et de convo­quer une Assemblée consti­tuante malgré l’anticonstitutionnalité (au sens où la Constitution ne pré­voit pas cette pos­si­bi­li­té) du pro­cé­dé, une par­tie non négli­geable de la popu­la­tion le sou­tient. Un cama­rade péru­vien le sou­ligne lors d’une action de soli­da­ri­té à Paris : « On peut consi­dé­rer que ce que le pré­sident a fait était anti­cons­ti­tu­tion­nel, mais il a obéi à l’exigence du peuple. » Cependant, une demi-heure après, le pré­sident Castillo est des­ti­tué par le Parlement ; deux heures plus tard, il est rem­pla­cé par Dina Boluarte, sa vice-pré­si­dente. La droite dure au Parlement fête alors ce qu’elle consi­dère être le « retour à la démo­cra­tie » — un affront pour toutes celles et tous ceux qui avaient voté pour Castillo.

« La Constitution actuelle, ouver­te­ment néo­li­bé­rale, a été impo­sée à la force du poi­gnet par l’auto-coup d’État du dic­ta­teur Alberto Fujimori. »

Immédiatement, le pays se mobi­lise et réclame la dis­so­lu­tion du Parlement avec des élec­tions géné­rales anti­ci­pées, et l’amorce d’un pro­ces­sus consti­tuant. En effet, la Constitution actuelle, ouver­te­ment néo­li­bé­rale, a été impo­sée à la force du poi­gnet par l’auto-coup d’État du dic­ta­teur Alberto Fujimori en 1993 : elle limite for­te­ment la pos­si­bi­li­té pour l’État d’in­ter­ve­nir dans des sec­teurs stra­té­giques (par exemple, l’énergie), de garan­tir les droits sociaux et éco­no­miques, et libé­ra­lise la pro­prié­té des terres autoch­tones. Cette consti­tu­tion est l’incarnation et le sym­bole de trente ans de néo­li­bé­ra­lisme sau­vage au Pérou, de la main­mise auto­ri­taire du fuji­mo­risme sur les prin­ci­pales ins­ti­tu­tions natio­nales (judi­ciaire, par­le­men­taire et média­tique). La majo­ri­té des orga­ni­sa­tions syn­di­cales, pay­sannes et uni­ver­si­taires se sont rapi­de­ment pro­non­cées contre la pré­si­dence de Dina Boluarte et pour des élec­tions anti­ci­pées. Dès le 9 décembre, les grandes routes du sud du pays sont blo­quées. Des uni­ver­si­tés, des usines et des aéro­ports sont occu­pés, des locaux de chaînes de télé­vi­sion et du Pouvoir judi­ciaire brûlent. Le 8 décembre, le Front uni de défense des inté­rêts de la pro­vince de Canchis, située dans la région de Cusco, pro­clame dans un com­mu­ni­qué : « Les Cusquéniens [de la pro­vince de Canchis, ndlr], nous décla­rons l’état d’insurrection en appli­ca­tion de l’article 46 de la Constitution poli­tique, ain­si que la mobi­li­sa­tion [per­ma­nente] jusqu’à ce que l’usurpatrice Dina Boluarte et les 130 par­le­men­taires démis­sionnent. Urgent : de nou­velles élec­tions et la res­tau­ra­tion de la Constitution poli­tique de 1979. »

Répression sanglante

Cependant, ces mobi­li­sa­tions se heurtent très rapi­de­ment à une répres­sion san­glante. Dès le début di mois de décembre, dans le cadre de l’état d’urgence décla­ré au niveau natio­nal, les mani­fes­ta­tions sont vio­lem­ment étouf­fées. Au moment de la « trêve de Noël », on comp­tait déjà une ving­taine de per­sonnes assas­si­nées par la police dans les dépar­te­ments d’Apurimac, puis d’Arequipa, d’Ayacucho et de Junin, tous situés au sud du pays. Dans la capi­tale, la per­sé­cu­tion poli­tique ne tarde pas à se faire sen­tir : le 17 décembre, la police réa­lise une des­cente dans les locaux de deux par­tis poli­tiques et de la Confédération des com­mu­nau­tés pay­sannes, où étaient hébergé·es quelques dizaines de lea­ders sociaux venu·es de dif­fé­rentes régions. La police « sème » des armes pour pou­voir accu­ser ces dernier·es. Des élu·es d’opposition font l’objet de per­qui­si­tions à leur domi­cile. Le Procureur de la Nation ouvre des pro­cès contre des dirigeant·es sociaux pour « appar­te­nance à des orga­ni­sa­tions cri­mi­nelles » — la Direction des affaires liées au ter­ro­risme (DIRCOTE) a la charge des dos­siers. Enfin, lorsque Dina Boluarte prend la parole pour s’adresser au pays, elle cède la place au com­man­dant des forces armées. L’intéressée main­tient qu’elle pren­dra toutes les mesures néces­saires pour faire reve­nir « l’ordre ». Pendant ce temps, les jour­naux télé­vi­sés ne parlent que de foires gas­tro­no­miques et de faits divers : le silence des médias domi­nants, tant au niveau natio­nal qu’international, est assourdissant.

[Luis Javier Maguiña]

À par­tir du 4 jan­vier 2023, avec la reprise de la grève natio­nale (paro nacio­nal), le pays s’enfonce dans une spi­rale de répres­sion mor­telle hal­lu­ci­nante. Le 9, en une nuit, 17 per­sonnes sont assas­si­nées par la police dans la seule ville de Juliaca. Les poli­ciers pour­suivent les blessé·es jusque dans les hôpi­taux, tirent sur le per­son­nel de san­té et inondent le ser­vice des urgences de gaz lacry­mo­gènes. Une infir­mière en larmes témoigne par mes­sage audio : « C’était vrai­ment hor­rible, il n’y a pas de mots assez forts. On s’occupait de bles­sés avec des plaies ouvertes et la police est arri­vée et a ouvert le feu, ils ont frap­pé tous les jeunes para­mé­di­caux et on a dû aban­don­ner les bles­sés. On les a lais­sés par terre, c’était tel­le­ment triste [san­glot], je n’arrive pas à croire la cruau­té de la police. » Le 12 jan­vier, au cours d’un évé­ne­ment cultu­rel en hom­mage aux vic­times du conflit, six représentant·es d’organisations sociales et étu­diantes d’Ayacucho sont arrêté·es par la police avant d’être emmené·es vers la base mili­taire Los Cabitos — connue pour avoir été le prin­ci­pal centre de déten­tion et de tor­ture au cours du conflit armé entre le mou­ve­ment ter­ro­riste Sentier lumi­neux1 et les mili­taires entre les années 1980 et 2000. Le 23 jan­vier, à Lima, la police et ses véhi­cules blin­dés entrent de force à l’université San Marcos, la prin­ci­pale uni­ver­si­té publique du Pérou, qui héberge de nom­breuses délé­ga­tions venues en bus et en camion des pro­vinces andines et rurales. Des dizaines de per­sonnes sont ali­gnées allon­gées sur le sol, mains atta­chées dans le dos, sous les insultes racistes de la police. Des cen­taines d’arrestations arbi­traires ont lieu. On dénonce des cas de mal­trai­tance, de tor­ture, d’abus sexuels et de viols dans les com­mis­sa­riats. Une fois libé­rées, les per­sonnes conti­nuent d’être har­ce­lées par la police. Au moment où j’écris ces lignes, on est encore sans nou­velles de plu­sieurs per­sonnes après leur arrestation.

Le Pérou glisse rapi­de­ment dans une véri­table dic­ta­ture civi­lo-mili­taire. À ce stade, fin jan­vier, on compte une soixan­taine de morts, soit déjà le double de ce que les révoltes au Chili en 2019 ou en Colombie en 2021 avaient cau­sé. Une cama­rade de mon col­lec­tif fémi­niste, Género Rebelde, me dit au télé­phone : « Aujourd’hui il n’y avait pas de mani­fes­ta­tion ici à Cusco mais, du coup, il faut orga­ni­ser, prendre des nou­velles des cama­rades à Lima… Ces jours-ci je vou­drais pou­voir m’arrêter… C’est inhu­main… » Les forces armées sont mas­si­ve­ment déployées dans les zones rurales andines et les gens dénoncent des cou­pures d’électricité et d’Internet. Dans les villes de pro­vince, les hôpi­taux sous-équi­pés ne sont pas en mesure de gérer le flot de blessé·es, d’autant que le type d’armement uti­li­sé est létal : les balles « dum-dum » sont conçues pour ne pas sor­tir du corps, y res­ter logées et y explo­ser afin de cau­ser le maxi­mum de dom­mages. Pendant ce temps, Dina Boluarte rend hom­mage à « l’impeccabilité » des effec­tifs de police et va jusqu’à leur accor­der une gra­ti­fi­ca­tion éco­no­mique. On entend les repor­ters des prin­ci­pales chaînes de télé­vi­sions com­men­ter : « Super, c’est bien, qu’ils les frappent comme ça, ouais ! » L’armée annonce qu’en défense de la « léga­li­té », elle déblo­que­ra « coûte que coûte » les routes occu­pées par les manifestant·es. En outre, cer­tains sec­teurs de la socié­té péru­vienne se réjouissent de cette répres­sion car ce serait la pro­messe pour eux d’« un Pérou avec moins de Quispe » : un patro­nyme typique des familles autoch­tones andines. 

Un continuum de la violence coloniale

« Ils nous tuent comme ça depuis l’arrivée de Colomb en 1492 et ils conti­nuent à nous tuer. »

Le racisme est peut être l’élément le plus struc­tu­rel en jeu. En pre­mière ligne des mani­fes­ta­tions, on trouve prin­ci­pa­le­ment des per­sonnes que­chua­phones, pay­sannes, pré­ca­ri­sées, vivant ou venant de zones rurales éloi­gnées de la capi­tale, et qui exigent paci­fi­que­ment que soit res­pec­tée leur voix expri­mée dans les urnes. Or ces per­sonnes sont sys­té­ma­ti­que­ment dési­gnées par le pou­voir poli­tique et média­tique comme des « ter­ro­ristes » (ce qui les asso­cie au Sentier lumi­neux), des « van­dales », une menace pour l’ordre public. Lorsque des mil­liers de manifestant·es andin·es sont arrivé·es à Lima pour la grève géné­rale annon­cée le 19 jan­vier, les prin­ci­paux jour­naux natio­naux titraient : « Les pro­vinces enva­hissent Lima » ou encore « Lima prise d’assaut ». Déjà, dans les années 1990, toute per­sonne autoch­tone était consi­dé­rée par l’État comme un·e « potentiel·le ter­ro­riste ». Au point que l’armée péru­vienne avait conçu, dans le cadre du pro­gramme contre-insur­rec­tion­nel Plan vert, les sté­ri­li­sa­tions for­cées comme une façon de « tuer le ter­ro­riste dans l’utérus ». Au cours des deux der­niers mois, on a régu­liè­re­ment enten­du des pro­pos ouver­te­ment racistes contre les manifestant·es (ain­si : « Sale Indien, retourne dans tes champs, je vais te don­ner de l’alcool et des feuilles de coca », en réfé­rence à une pra­tique cou­rante des Espagnols au cours de la période colo­niale). De fait, la prise de pou­voir uni­la­té­rale par l’extrême droite fuji­mo­riste et la répres­sion san­glante de la liber­té d’expression et de mani­fes­ter sont vécues par beau­coup, dans le sud des Andes, comme fai­sant par­tie d’un conti­nuum de la vio­lence colo­niale. Le 10 jan­vier, une amie que­chua­phone de la région de Cusco m’écrivait : « Nous sommes vrai­ment indigné·es. Ils ne sup­portent pas l’i­dée que nous autres, les Indiens, on soit encore dans ce pays. Mais c’est notre pays. Nous sommes nés ici : c’est là que sont nos racines et notre paqa­ri­na [lieu de nais­sance, ndla]. Tout ce qu’il y a dans ce ter­ri­toire, ils veulent nous le prendre gra­tis. Ils nous volent avec ces contrats à valeur de loi, avec ces conces­sions [minières] et nous, le peuple, pro­prié­taire de ces terres, on reste dans la même situa­tion [de pau­vre­té, ndla]. Ils nous tuent comme ça depuis l’arrivée de Colomb en 1492 et ils conti­nuent à nous tuer pour prendre l’or, l’argent, le cuivre, toutes les res­sources que pro­duisent ces terres. »

Pour les com­mu­nau­tés andines mobi­li­sées, la ques­tion de l’extractivisme, res­sen­tie comme la conti­nui­té de la vio­lence colo­niale par la dépos­ses­sion, est éga­le­ment cen­trale. Dans une région comme Cusco, les infra­struc­tures de pro­jets miniers et gaziers ont été les pre­mières à avoir été prises pour cible : le site de pro­duc­tion de gaz de Kepashiato a été occu­pé durant plu­sieurs jours en décembre avant d’être vio­lem­ment délo­gé ; les cam­pe­ments miniers de grandes com­pa­gnies trans­na­tio­nales (Glencore-Xstrata, Hudbay) sont enva­his par les mani­fes­tants. Allant plus loin, des com­mu­nau­tés ont incen­dié le cam­pe­ment d’une entre­prise minière, Anabi, qui s’est ren­due res­pon­sable de graves pol­lu­tions envi­ron­ne­men­tales et d’évasions fis­cales en toute impu­ni­té depuis une dizaine d’années. Ainsi, le racisme s’exprime autant dans des formes d’hu­mi­lia­tions ver­bales que dans l’organisation maté­rielle et éco­no­mique d’une socié­té qui conti­nue à livrer les terres riches en res­sources natu­relles au plus offrant, et condamne ses habitant·es à la pau­vre­té. Au cours des mobi­li­sa­tions ces der­niers jours à Lima, des cor­tèges ont pris la direc­tion de l’ambassade des États-Unis après la dif­fu­sion sur les réseaux sociaux de l’interview d’une haute gra­dée éta­su­nienne affir­mant que toute la région sud-amé­ri­caine est stra­té­gique pour son pays, du fait de la pré­sence d’importants gise­ments en lithium. Le racisme, indis­so­ciable du (néo)colonialisme, est donc encore et tou­jours au cœur du conflit poli­tique et de la ter­rible répres­sion que vivent les peuples autoch­tones que­chua, ayma­ra, chan­ka, etc.

[Miguel Gutierrez Chero | Ayacucho]

Organiser la rage et l’impuissance

Ce dimanche 29 jan­vier, entre le centre Pompidou et la place de la République, la com­mu­nau­té péru­vienne à Paris et ses sou­tiens scan­daient : « ¡La sangre der­ra­ma­da jamas sera olvi­dada» (« Le sang qui a cou­lé ne sera jamais oublié ! »), « ¡Dina ase­si­na el pue­blo te repudia! » (« Dina, meur­trière, le peuple te rejette ! ») ou encore « ¡Aqui, alla, nue­va consti­tu­cion! » (« Ici, là-bas, nou­velle Constitution ! »). Pendant la prise de parole, la Coordinadora pour la mémoire et contre l’impunité, une asso­cia­tion de Péruvien·nes rési­dant en France, s’est pro­non­cée contre la concen­tra­tion éco­no­mique des grands médias de com­mu­ni­ca­tion, contre la mafia et le nar­co­tra­fic qui ont séques­tré les prin­ci­paux par­tis poli­tiques et ins­ti­tu­tions éta­tiques, contre l’état d’urgence qui per­met la sus­pen­sion de droits fon­da­men­taux et une qua­si impu­ni­té pour les crimes poli­ciers, contre le racisme omni­pré­sent et l’imposition de « l’ordre » par la force, contre l’absence de condi­tions réelles pour le dia­logue auquel exhorte (de façon tout à fait hypo­crite) Dina Boluarte, contre l’autoritarisme de la classe poli­tique hégé­mo­nique majo­ri­taire au Parlement et son refus sys­té­ma­tique d’un pos­sible réfé­ren­dum pour une nou­velle Constitution, contre, enfin, la cri­mi­na­li­sa­tion des manifestant·es, la répres­sion et les assassinats. 

Combien de morts fau­dra-t-il pour que l’élite cor­rom­pue accepte de céder ? Combien de familles seront encore déchi­rées par la dis­pa­ri­tion de leurs êtres chers dans les semaines à venir ? Quel sera le prix à payer pour que soit rem­plie la pro­messe démo­cra­tique d’une éga­li­té de chacun·e devant la loi et le pro­ces­sus élec­to­ral ? Mais aus­si : un chan­ge­ment de Constitution sera-t-il suf­fi­sant pour effa­cer le racisme struc­tu­rel sur lequel se fonde le Pérou ? Comment arra­cher la mau­vaise herbe de la cor­rup­tion et de la mafia qui s’est infil­trée dans les ins­ti­tu­tions péru­viennes depuis la dic­ta­ture de Fujimori ? Comment impo­ser les chan­ge­ments socio-éco­no­miques pro­fonds, radi­caux, aux­quels aspirent les deux tiers de la popu­la­tion, dans un contexte éco­no­mique inter­na­tio­nal aus­si défa­vo­rable ? Un cama­rade de Lima par­tage son angoisse sur ses réseaux sociaux : « Je ne sais pas quoi faire de toutes ces morts, tel­le­ment proches, tel­le­ment à côté de moi. Je pense à mes cama­rades et au fait que ça aurait pu être nous. Je ne sais pas quoi faire, mais il fau­dra faire quelque chose. Organiser la rage et l’impuissance qu’on res­sent en ce moment. »

Pour com­men­cer, l’urgence est d’une part de créer de la pres­sion inter­na­tio­nale afin de limi­ter la sen­sa­tion d’impunité du gou­ver­ne­ment Boluarte ; et, d’autre part, de sou­te­nir finan­ciè­re­ment les cagnottes soli­daires qui s’organisent aux quatre coins du pays et dans les com­mu­nau­tés péru­viennes en Europe et ailleurs. Les besoins sont immenses : pour les frais d’hôpitaux des blessé·es, pour l’équipement des bri­gades de pre­miers secours dans les mani­fes­ta­tions, pour les soupes popu­laires et l’hébergement des délé­ga­tions arri­vées à Lima, pour leurs frais de trans­port… La soli­da­ri­té inter­na­tio­nale sera concrète ou ne sera pas.


Photographie de ban­nière : Lima, par Luis Javier Maguiña


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  1. Mouvement maoïste qui, dans les années 1980, avait ini­tié une « guerre popu­laire » contre l’État péru­vien, guerre qui s’est sol­dée par 70 000 morts et disparu·es (prin­ci­pa­le­ment des per­sonnes autoch­tones, pauvres, vivant dans les zones rurales).[]

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