Costa-Gavras : « Tous les films sont politiques »


Entretien inédit pour le site de Ballast

Costa-Gavras n’a pas aban­don­né son pays d’o­ri­gine, la Grèce : il l’a injec­té dans ses idées, en pen­sées et en images. Il n’a pas oublié : ni l’op­po­si­tion viru­lente de son père face au régime oppres­seur grec, ni le jour où il dut fuir sa ville natale. Né en 1933, le réa­li­sa­teur s’est impo­sé comme l’une des voix du ciné­ma poli­tique avec des films comme autant de fresques et de spec­tacles dépei­gnant les tra­vers du pou­voir. Mais c’est en France qu’il com­men­ce­ra, offi­ciel­le­ment, sa car­rière de réa­li­sa­teur. Et c’est dans sa mai­son cachée au fond d’une cour, non loin du jar­din du Luxembourg, à Paris, que nous l’a­vons ren­con­tré. Près d’un oli­vier : sym­bole fort du pays qui le vit naître. Il sera cette année l’un des par­rains du fes­ti­val Ciné-Palestine qui se tien­dra à Paris, Saint-Denis et Aubervilliers, du 23 mai au 5 juin.


costa-vign Vous avez quit­té la Grèce un peu avant l’âge de 20 ans…

Je suis par­ti en 1955. À l’époque, mon père avait fait la Résistance avec le Front de libé­ra­tion natio­nale. Il a pris des posi­tions anti­roya­listes, ce qui lui a coû­té très cher : après le réfé­ren­dum de 1945, le roi est reve­nu et les gens qui fai­saient par­tie de la petite classe moyenne grecque ont per­du leur tra­vail. Leurs enfants ne pou­vaient pas aller à l’université, il leur fal­lait un cer­ti­fi­cat de bonne conduite de la famille. La seule façon de faire des études, c’était d’aller à l’étranger. La famille de ma mère était aux États-Unis, mais mon père était consi­dé­ré comme com­mu­niste : impossible d’y aller. Pas moyen pour moi de faire des études en Grèce, ni pour mes parents de m’aider ; j’ai donc tra­vaillé pen­dant un bon moment et j’ai fait des éco­no­mies pour par­tir ailleurs. Je suis venu en France et me suis ins­crit à la Sorbonne pour y faire une licence de lettres. Très vite, j’ai chan­gé de voie : je suis ren­tré à l’IDHEC et j’ai été pris dans un élan for­mi­dable de décou­vertes. Le ciné­ma, les tech­niques et son his­toire m’ont fasciné.

En sor­tant de l’IDHEC, j’ai eu la chance de faire un stage de quinze jours de mise en scène auprès d’Yves Allégret, qui, à l’époque, tra­vaillait sur L’Ambitieuse. J’ai pu ren­con­trer Pinoteau et deve­nir, à la fin du stage, son second assis­tant sur un autre film. Je n’avais même pas le droit de tra­vailler en France à l’époque ! Ensuite, j’ai été pre­mier assis­tant de René Clair, René Clément, Jacques Demy, Henri Verneuil, Marcel Ophüls… J’ai eu vrai­ment beau­coup de chance. Un jour, je suis tom­bé sur un livre qui s’intitulait Compartiment tueur, de Sébastien Japrisot. Je tra­vaillais pour René Clément qui atten­dait son pro­chain film, j’avais donc quelques semaines de libres et j’ai écrit un scé­na­rio avec ce livre. Je l’ai don­né au direc­teur du stu­dio qui m’a appe­lé pour me dire : « C’est un bon scé­na­rio, fai­sons le film. » Il a blo­qué les droits et m’a deman­dé quels acteurs je sou­hai­tais. J’étais inté­res­sé par Jacques Perrin et Catherine Allégret, que j’avais ren­con­trés pen­dant mon stage. Entre-temps, j’avais ren­con­tré Simone Signoret : elle m’avait invi­té à la cam­pagne, je lui avais par­lé de la Grèce, elle vou­lait tout savoir sur la guerre civile et sur mon père qui avait été en pri­son. Je lui ai donc par­lé de mon pro­jet et elle m’a répon­du : « Non, il faut d’abord que Catherine ait son bac, mais moi, si tu veux, je veux bien faire l’actrice. » C’est comme ça que c’est par­ti ; je n’en reve­nais pas.

« La tech­nique, c’est sur­tout ce qu’il y a de bon dans un roman, la bonne phrase, le bon adjec­tif. Ce sur quoi je me foca­lise le plus, c’est le jeu d’acteurs et la mise en scène. »

Yves Montand est venu me voir et m’a deman­dé à son tour : « Dis donc, il paraît que tu as fait un beau scé­na­rio, il n’y aurait pas un rôle pour moi ? » Rapidement, c’est deve­nu un film « entre amis ». Ça fai­sait peur parce que, si le film ne mar­chait pas, ça allait être une catas­trophe pour tout le monde. Heureusement, le film a mar­ché et a reçu, même en Amérique, des cri­tiques for­mi­dables. Ce pre­mier film, c’était un polar. Les gens étaient épa­tés par la qua­li­té de la mise en scène mais aus­si de la technique.

Vous accor­dez beau­coup d’importance à la technique ?

Je m’y inté­resse mais, pour moi, la tech­nique, c’est sur­tout ce qu’il y a de bon dans un roman, la bonne phrase, le bon adjec­tif. Ce sur quoi je me foca­lise le plus, c’est le jeu d’acteurs et la mise en scène. Il faut dire qu’après mon pre­mier film et son suc­cès, je me suis un peu pré­ci­pi­té sur d’autres pro­jets. J’ai fait un deuxième film, vite, tout de suite, sans faire atten­tion, qui por­tait sur la Résistance en France et s’appelait Un homme de trop : ça n’a pas mar­ché du tout, le film a été très mal accueilli. J’ai ensuite eu l’idée de faire Z : au départ, per­sonne ne vou­lait le réa­li­ser, et puis tous les acteurs ont accep­té. C’est deve­nu une aven­ture abso­lu­ment unique ; per­sonne ne s’y attendait.

Alors vous êtes allé le pré­sen­ter en Grèce, quelques années après…

Oui, je suis allé le pré­sen­ter avec Montand et Semprún dès que les colo­nels sont par­tis. Pas immé­dia­te­ment, parce que le Premier ministre, qui avait été appe­lé à reprendre le pou­voir, vou­lait faire un réfé­ren­dum pour le roi, et m’a pré­ve­nu, par des proches, qu’il pré­fé­rait que le film ne sorte pas avant le réfé­ren­dum afin qu’il n’y joue pas de rôle. Et puis le réfé­ren­dum a eu lieu… Le roi a été ren­voyé et le film est sor­ti le lendemain.

Quelle a été la récep­tion en Grèce ?

Énorme, consi­dé­rable.

Et pour vous, c’était important ?

C’était essen­tiel, et c’était même inquié­tant parce qu’un film sur l’histoire grecque, fait en fran­çais et avec des acteurs fran­çais, c’était ris­qué. Pourtant, c’est très bien pas­sé. D’ailleurs le film était déjà rela­ti­ve­ment connu, par ouï-dire, pen­dant toute la période des colo­nels — comme le film a eu du suc­cès en France, il a été à Cannes, il a eu l’Oscar… et ça, les Grecs le savaient. Donc il y avait une attente extra­or­di­naire et le film y a très bien répondu.

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Il semble que le fait de consi­dé­rer son équipe de tour­nage comme une famille soit pri­mor­dial pour vous…

C’était impor­tant parce que je n’avais pas de famille, je n’avais per­sonne, ici. Avec Simone, Yves et Jorge, nous étions très soli­daires. J’ai décou­vert un monde — parce qu’ils appar­te­naient quand même à un uni­vers très spé­cial en France, par rap­port à la droite, la gauche et le com­mu­nisme. Je suis entré, à mon avis, dans le meilleur de ce qu’il y avait en France ; il n’y avait pas d’excès de pen­sée, il y avait de la dis­cus­sion — pour­quoi ceci, pour­quoi cela… et Jorge était un grand ora­teur. Ça don­nait des dis­cus­sions pas­sion­nantes, sur­tout à la cam­pagne : on com­men­tait tous les évé­ne­ments. Je me sou­viens d’un évé­ne­ment for­mi­dable, la venue de Sadate à Jérusalem, en 1977 : nous sommes res­tés devant la télé­vi­sion toute la jour­née et quand Begin a par­lé, avant la fin de ce dis­cours, Simone a dit : « C’est une catas­trophe, il n’a rien lâché. » Et c’était vrai. Et Jorge a com­men­cé à nous faire part de son ana­lyse : c’était passionnant.

Comment en êtes-vous arri­vé à vous inté­res­ser à l’Amérique latine ? 

« Pendant la période d’Allende, j’ai reçu un coup de fil venant du Chili, me disant que la droite allait inter­dire mon film L’Aveu. »

Le pre­mier film que j’ai fait a été tour­né en grande par­tie en Espagne. J’ai pas­sé trois ou quatre mois là-bas, et j’y ai appris l’es­pa­gnol. Pendant la période d’Allende, j’ai reçu un coup de fil venant du Chili, me disant que la droite allait inter­dire mon film L’Aveu. On m’a deman­dé de faire quelque chose. J’ai appe­lé Paramount qui avait ache­té les droits pour l’Amérique en deman­dant ce qu’il se pas­sait au Chili. Ils m’ont juste répon­du qu’il ne se pas­sait rien et qu’ils atten­daient l’hi­ver pour le sor­tir. Pourtant, le coup de fil que j’a­vais reçu était vrai­ment dra­ma­tique, la veille des élec­tions muni­ci­pales pour Allende, un mois et demi avant. J’ai pris l’a­vion et je suis par­ti. J’ai appe­lé le réa­li­sa­teur qui m’a­vait télé­pho­né à Paris. Ils sont venus me voir et j’ai décou­vert dans les jour­naux chi­liens toute cette his­toire. J’ai ren­con­tré Allende et on a déci­dé de ne pas faire de décla­ra­tion dans les jour­naux, mais de faire une émis­sion le dimanche soir, un peu comme « 7 sur 7 ». Ça a fait beau­coup de bruit. Ça a donc créé une pre­mière rela­tion avec ce conti­nent. Ensuite, après Z, j’ai vou­lu faire un film sur un ambas­sa­deur amé­ri­cain qui s’ap­pe­lait Foy et qui a diri­gé la Grèce après la guerre civile, pen­dant deux ans. C’était un grand tech­ni­cien. Après la Grèce, il a été au Guatemala. L’histoire de Arbenz, c’é­tait lui. J’étais au Mexique et j’ai com­men­cé à enquê­ter sur Foy. J’ai ren­con­tré des Guatémaltèques qui m’ont racon­té des choses hor­ribles à son sujet : il est allé à Kuala Lumpur et il a été tué par des révo­lu­tion­naires qui ont pous­sé sa voi­ture, dans laquelle il était avec son fils, du haut d’un pont. Comme je par­lais l’es­pa­gnol, j’ai pu lire beau­coup de choses et me pas­sion­ner pour cette his­toire. Comme quoi, les films ne naissent pas comme ça… Les films sont comme les enfants, il faut beau­coup d’amour avant de les voir naître. La plu­part des infor­ma­tions que j’ai trou­vées venaient de la Librairie du Congrès, à Washington. Tout y était. J’ai pu entrer par­tout grâce à Z. Les employés avaient vu Z, donc ils me fai­saient des faveurs, me par­laient, me mon­traient des choses. Il y a plein de gens for­mi­dables en Amérique.

Vous avez eu l’idée d’écrire le scé­na­rio de Z avant 68… un hasard ? Vous en mesu­rez l’im­pact, avec le recul ?

On a écrit le scé­na­rio en 1967, aus­si­tôt après le coup d’État des colo­nels, qui a eu lieu en avril. J’avais lu le livre par hasard : mon frère me l’avait don­né. J’en ai par­lé tout de suite à Jorge et on a com­men­cé à tra­vailler sur l’idée. Ensuite, on a atten­du un pro­duc­teur pen­dant très long­temps. Mai 68 est arri­vé et on était en grève, à Cannes. On avait trou­vé les pre­miers fonds, com­men­cé à pré­pa­rer le cas­ting mais tout s’est arrê­té du fait des évé­ne­ments. Aussitôt la grève ter­mi­née, on a repris la pro­duc­tion. Je pense que Z a par­ti­ci­pé de tout ça, sans aucun doute. C’était un peu le film qu’on atten­dait. Ce bouche à oreille inat­ten­du nous laisse pen­ser que, oui, sa récep­tion a appor­té un autre regard sur l’Histoire.

Le fait de le tour­ner en Algérie, où les liber­tés publiques étaient tout de même res­treintes, ça a été une difficulté ?

Au contraire, nous étions com­plè­te­ment libres. Le seul pro­blème qu’on avait, c’était le manque de femmes à la camé­ra. En Grèce, les femmes sont pré­sentes dans toutes les mani­fes­ta­tions. En Algérie, il a fal­lu trou­ver des Françaises ; c’était plus com­pli­qué… À part ça, pas de difficultés.

Dans vos films, vous avez choi­si de trai­ter des sujets poli­tiques par le biais nar­ra­tif. Était-ce un par­ti pris dès le début ? Le docu­men­taire ne vous a‑t-il jamais ten­té ?

« On va au ciné­ma pour voir un spec­tacle, pas pour entendre un dis­cours. Il fal­lait que ça soit orga­ni­sé un peu comme… une tra­gé­die grecque. »

Il n’y avait pas d’archives [dans le cas de Z, ndlr] et, de toute manière, c’était impos­sible d’en obte­nir. On a réa­li­sé Z comme si nous mani­fes­tions. Il y a eu des mou­ve­ments un peu par­tout, des péti­tions, des gens qui des­cen­daient devant l’ambassade grecque, etc. Quand j’ai dit à Jorge : « Je vais faire ça », c’est parce que, selon moi, les péti­tions c’est très bien, mais bon… On n’a jamais pen­sé que le film allait mar­cher, on l’a fait, tous, et on n’a pra­ti­que­ment pas été payés. C’était un peu notre réac­tion contre les colo­nels. Si la dimen­sion nar­ra­tive m’a atti­ré, c’est aus­si parce que j’avais une culture ciné­ma­to­gra­phique de la fic­tion. Je crois que le ciné­ma est un spec­tacle, même si ça agace beau­coup de gens que je dise ça. On va au ciné­ma pour voir un spec­tacle, pas pour entendre un dis­cours. Il fal­lait que ça soit orga­ni­sé un peu comme… une tra­gé­die grecque. Pour L’Aveu, en revanche, on a eu les docu­ments du pro­cès par des amis tchèques de London et de moi-même. On a sim­ple­ment recons­ti­tué ces archives. Je crois aus­si que le docu­men­taire, qui est essen­tiel au ciné­ma, a ses limites. Il n’a pas une grande péné­tra­tion dans l’univers du public, tan­dis que le récit en a davan­tage. Ceux qui avaient vu le film pen­saient qu’il consti­tuait un pro­gramme poli­tique : ce n’é­tait pas le cas. Les choses sont venues les unes après les autres. J’essaie jus­te­ment en ce moment d’écrire un livre pour pré­ci­ser com­ment chaque film est né, parce qu’il n’y a pas de pro­gramme. Par exemple, quand le livre L’Aveu est sor­ti et que je l’ai lu, des sou­ve­nirs de jeu­nesse ont res­sur­gi en moi : les rela­tions avec le Parti, les liens avec l’histoire de mon père, l’arrivée en France et, sur­tout, le fait que ma géné­ra­tion a plon­gé la tête la pre­mière dans le Parti. Les pro­po­si­tions du Parti, c’était la pro­messe d’une moder­ni­té poli­tique abso­lue : le monde allait com­plè­te­ment chan­ger. La vie des ouvriers, la vie des pay­sans, allaient deve­nir le para­dis. Il y a des gens qui disaient « Ce n’est pas vrai » ; on disait « Mais non, c’est la droite ! »… En même temps, la droite, qu’est-ce qu’elle fai­sait ? La guerre d’Algérie, la guerre d’Indochine, la colo­ni­sa­tion en Amérique du Sud… Au moment où l’on réa­li­sait que ce qui pas­sait pour « les bons » était en réa­li­té pour « les méchants », il était déjà trop tard.

Avez-vous eu une carte au PC ?

Non, jamais. J’aurais pu l’être, mais quand je suis arri­vé en France, les quelques amis que j’avais me disaient : « Ne va pas aux mani­fes­ta­tions ! » Moi, je res­tais dans les bis­trots juste à côté, et je regar­dais les mani­fes­tants. J’étais spec­ta­teur et ça m’a per­mis en même temps de réflé­chir davan­tage, à défaut d’être moi-même en immer­sion dans ces luttes.

Quel est votre rap­port avec le com­mu­nisme, poli­ti­que­ment, mais aus­si cinématographiquement ? 

J’ai connu le com­mu­nisme au sein des équipes de tour­nage. J’ai vu des équipes fran­çaises qui comp­taient des com­mu­nistes for­mi­dables. De bons tra­vailleurs, sin­cères, qui fai­saient leur tra­vail for­mi­da­ble­ment. Le seul pro­blème qu’on avait avec eux, c’étaient les jours de grève. Quand il y avait grève, on ne dis­cu­tait pas : il fal­lait s’arrêter à tout prix. Ce qui était insup­por­table, c’est que la moindre cri­tique fai­sait de vous l’ennemi de la classe ouvrière mon­diale et ça, c’était la catas­trophe du Parti. C’est dom­mage, car je suis très atta­ché aux idées du Parti — ces bonnes idées ont été gâchées. Si les Italiens et les Français avaient pris des posi­tions plus nettes, la situa­tion du Parti et de la poli­tique en France et en Italie aurait été, selon moi, lar­ge­ment différente.

Vous conti­nuez de vous reven­di­quer de la gauche ?

Naturellement. Sur le plan phi­lo­so­phique, oui… Mais c’est quoi la gauche ? Il faut dis­tin­guer la gauche de la droite, sans la rame­ner uni­que­ment au plan élec­to­ral. Il est néces­saire de prô­ner et d’étudier des valeurs huma­nistes comme l’égalité. Les Grecs parlent très bien des idéo­lo­gies. Selon eux, les idéo­lo­gies naissent, gran­dissent et vieillissent. Quand elles sont péris­sables, il faut les rem­pla­cer par d’autres. C’est ça, l’idéologie.

Dans Le Couperet, vous mon­trez que c’est l’ultracompé­ti­ti­vi­té qui pousse cer­tains indi­vi­dus au capi­ta­lisme et au néo­li­bé­ra­lisme. Comment com­battre ça ?

Il faut chan­ger les hommes. Le drame pro­vient de l’acceptation d’une idéo­lo­gie liée à l’argent, une idéo­lo­gie typi­que­ment amé­ri­caine : il faut avoir les moyens, il faut être riche, il faut avoir des biens, etc. Ça nous a conduits à une sorte d’isolement com­plet. L’argent est deve­nu une reli­gion, une reli­gion du « vou­loir » qui fait auto­ma­ti­que­ment gran­dir et impo­ser le capi­ta­lisme agres­sif. Que dire de plus là-des­sus ? Nous sommes pri­son­niers d’une situa­tion où le sys­tème appar­tient aux pri­vi­lé­giés. Quand on pense que des mil­liards de gens ne mangent pas à leur faim tan­dis qu’on jette de la nour­ri­ture par tonnes et que des gens sont prêts à payer 200 000 euros pour avoir une voi­ture qui les trans­porte d’un endroit à l’autre, c’est abo­mi­nable. Il faut com­battre cette reli­gion de l’argent.

Les gens changent, mais le sys­tème peut-il vrai­ment chan­ger ?

« Il faut com­battre cette reli­gion de l’argent. Le sys­tème est com­plè­te­ment sou­mis aux banques, au grand capi­tal, à la finance. »

Vous savez, les per­sonnes ne changent pas tel­le­ment, fina­le­ment. Je n’ai pas de solu­tions, pas d’idées là-des­sus, mais il est évident qu’il faut chan­ger le sys­tème. Aujourd’hui, le sys­tème est com­plè­te­ment sou­mis aux banques, au grand capi­tal, à la finance. Dans Le Capitalisme total, Peyrelevade dit que les banques et le grand capi­tal dépendent entiè­re­ment des action­naires. Si un action­naire ne pro­duit pas plus de 15 ou 20 % de divi­dendes, alors il sera rem­pla­cé. Donc, vous voyez, le sys­tème fonc­tionne très bien comme ça parce qu’il est lié à cette idée de réus­site et d’argent. Tant que l’on parle de « moi » et de « pre­mier », notre socié­té fonc­tionne très bien. C’est quand même ter­rible de dire des choses pareilles…

Quel rôle peut jouer le ciné­ma dans ce chan­ge­ment ?

Il a déjà joué un rôle : il a per­mis de com­mu­ni­quer énor­mé­ment de choses, d’en dévoi­ler beau­coup et de don­ner l’opportunité à beau­coup de pays très éloi­gnés les uns les autres de se connaître. On a pu voir des filles nues au ciné­ma, une chose qui d’ordinaire était com­plè­te­ment taboue ! Les chan­ge­ments étaient déjà pro­fonds, mais éga­le­ment dans le mau­vais sens du terme. On sor­tait de la salle et les bons étaient tou­jours les bons et les méchants étaient tou­jours punis. Malgré tout, de nom­breux réa­li­sa­teurs euro­péens et amé­ri­cains ont fait bou­ger ces normes-là. Il faut conser­ver sa liber­té de cinéaste car on en a de moins en moins en dépen­dant de la télé­vi­sion, qui va nous deman­der de res­pec­ter des règles liées à l’autocensure, qui va nous deman­der de chan­ger d’acteur, qui va nous deman­der ceci et cela. Naturellement, on finit par se plier aux condi­tions, sinon le film ne sort jamais. On ne parle plus de cen­sure, on parle d’autocensure. Évidemment, la ten­ta­tion de l’argent y est pour beaucoup.

Ken Loach disait récem­ment qu’il fau­drait qu’un grand film euro­péen et anti­li­bé­ral soit réa­li­sé et qu’il traite, en par­ti­cu­lier, de la réac­tion de l’Union euro­péenne à la vic­toire de Syriza, en Grèce. Vous par­ta­gez cette idée ?

Un docu­men­taire, c’est rela­ti­ve­ment facile à faire, tan­dis qu’un grand film, c’est dif­fé­rent. Derrière un film se cache tou­jours le mythe du réa­li­sa­teur. Quand Ken Loach fait un film, on se dit « Ah ! Ken Loach a fait un film ! », donc on a envie de le voir. Sinon, on dit « Oh, il y a un très beau docu­men­taire à la télé­vi­sion ce soir, on va le regar­der », et puis le len­de­main on n’en parle plus, ça s’oublie… Je par­tage donc la volon­té de Ken Loach : il faut faire ce film.

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Sur la BBC, les films sont jugés et cou­pés. La télé­vi­sion semble dic­ter sa loi. Comme vous l’évoquiez, est-ce à craindre pour la ciné­ma ?

Absolument. En France, on peut dire qu’on a encore suf­fi­sam­ment de liber­té et qu’on laisse encore de la place aux jeunes réa­li­sa­teurs. D’autres pays veulent le faire ; ils essaient mais n’y par­viennent pas tous. Le pro­blème, c’est que chaque pays sou­haite avoir son ciné­ma, à l’image d’une nation : on ne peut pas se regar­der dans les images des autres. Il faut qu’on se regarde dans son propre miroir, c’est tout. J’avais eu un accro­chage très violent avec Barroso [ancien pré­sident de la Commission euro­péenne, ndlr] : pen­dant des années, il nous a don­né carte blanche, il nous a reçu chez lui, on était invi­tés par­tout. Finalement, qu’est-ce qu’il a fait ? Il a ouvert les portes aux grands groupes amé­ri­cains. Le ciné­ma devait consti­tuer le ciment de la culture euro­péenne et nous vivions ça comme une comé­die tra­gique. Il faut créer un ima­gi­naire, un col­lec­tif euro­péen. C’est ça qui nous unit. Où est l’imaginaire en Europe, quand on ne parle que d’économie ? Le ciné­ma invite au voyage, c’est pour ça qu’il faut dif­fu­ser plus de films qui viennent d’ailleurs. Donner un peu d’argent par ci par là pour qu’on ferme notre gueule, ce n’est pas suf­fi­sant. Il faut beau­coup plus de moyens en Europe pour per­mettre au ciné­ma de s’élargir à l’international. Qu’est-ce qu’on connaît des Hongrois, par exemple ? On voit un film tous les dix ans sur les Hongrois… Je parle de l’Europe, mais c’est un dan­ger inter­na­tio­nal qui touche le ciné­ma de beau­coup d’autres pays.

Ce dan­ger qui menace le ciné­ma est-il total ? Est-ce la fin du ciné­ma politique ?

« Il faut créer un ima­gi­naire, un col­lec­tif euro­péen. C’est ça qui nous unit. Où est l’imaginaire en Europe, quand on ne parle que d’économie ? »

Je par­tage beau­coup la pen­sée de Roland Barthes selon laquelle tous les films sont poli­tiques. J’y crois beau­coup. On est enga­gé parce qu’on s’adresse à des mil­liers de per­sonnes. Qu’est-ce qu’on raconte ? Qu’est-ce qu’on va leur racon­ter à ces gens-là ? Ces ques­tions impliquent néces­sai­re­ment un enga­ge­ment. Mais c’est vrai qu’il y a des réa­li­sa­teurs qui prennent une autre voie. Il y en a beau­coup, il y en a tou­jours eu, qui ont essayé de racon­ter autre chose. C’est très dif­fi­cile de racon­ter le réel, d’avoir le style adé­quat et les moyens néces­saires. On peut être très bon, mais si on n’a pas les fonds indis­pen­sables, ça devient vite limi­té. C’est ce qui s’est pas­sé avec Le Capital.

Avec un nom aus­si connu que le vôtre, ça reste compliqué ?

Oui, oui, même avec mon nom ! On me le dit sou­vent, ça. Quelques per­sonnes pensent que faire un film, c’est de la coquet­te­rie. On n’ar­rive pas chez un pro­duc­teur qui va nous don­ner ce qu’on veut quand on le veut même si on a « un nom », ça ne marche pas comme ça.

Vous par­liez de « style » : com­ment défi­ni­riez-vous le vôtre ?

Je par­lais de tra­gé­die grecque tout à l’heure. Je crois en cette ten­sion per­ma­nente de la tra­gé­die grecque. Bergman a dit : « Je fais des films en essayant de tenir le spec­ta­teur le plus pos­sible, et de le faire éven­tuel­le­ment réflé­chir. » Je pense de cette façon.

Quels films vous ont frap­pé, lorsque vous étiez étu­diant ?

Le pre­mier film, c’était Les Rapaces de Erich von Stroheim. Une tra­gé­die. Il n’y avait pas de hap­py end. Je me suis dit : ça existe, ça peut exis­ter et, donc, ça peut plaire. La salle était pleine, on était tous fas­ci­nés. J’ai aus­si été mar­qué par les films de Kurosawa, de Jean Renoir, mais aus­si par les films sovié­tiques de l’époque. J’ai décou­vert un ciné­ma que je ne connais­sais pas grâce à la Cinémathèque. J’ai décou­vert une autre manière de racon­ter les his­toires, une manière incar­née de racon­ter les choses. J’étais pris, tota­le­ment hap­pé. On sor­tait de ces séances, on allait boire un verre et l’on pas­sait nos nuits à réflé­chir sur ces films.

Revenons sur un mot : vous nous dites que le ciné­ma est un spec­tacle

Ce n’est pas le spec­tacle en lui-même qui m’intéresse : le Moulin Rouge en est un, par exemple, et il ne m’intéresse pas pour autant. Quand je dis « spec­tacle », ça n’est pas un dis­cours poli­tique. On ne fait pas un dis­cours poli­tique. On ne fait pas non plus un dis­cours uni­ver­si­taire. Mais on essaie de pro­vo­quer en vous des sen­ti­ments : des rires, des pleurs, de la colère… tous ces sen­ti­ments-là, avec les­quels vous vivez au quo­ti­dien. Le ciné­ma, c’est une double liber­té : celle de celui qui fait le film et celle qui vous donne le droit d’en faire ce que vous voulez.

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En tant que réa­li­sa­teur euro­péen, vous avez néan­moins pu par­ti­ci­per au ciné­ma amé­ri­cain (Mad City, Music Box, Betrayed). Qu’est-ce que vous en retirez ?

Après Compartiment tueurs et après Z, on m’a pro­po­sé beau­coup de films ; j’ai tou­jours refu­sé. Parce que, d’abord, c’était par­tir à nou­veau et puis ren­trer. Les infor­ma­tions que j’avais — des amis, des met­teurs en scène —, c’était qu’il y avait dan­ger, là-bas, avec les stu­dios et tout le reste. On vous paie tout ce que vous vou­lez… Après Z, on m’a pro­po­sé de venir et de signer cinq pro­jets : on m’a pro­po­sé une vil­la, de l’argent, bref, je pou­vais faire ce que je vou­lais. Ça ne cor­res­pond pas du tout à ma façon de faire du ciné­ma. C’est vrai, quand on m’a pro­po­sé Missing, j’ai accep­té tout de suite : parce que le film se pas­sait au Chili. C’était donc plus facile pour moi — je parle espa­gnol. Aussi, parce que la post-pro­duc­tion allait être faite en France. Wim Wenders était pré­sent, un homme for­mi­dable, qui tra­vaillait pour Coppola. C’est vrai que l’Amérique repré­sente un peu la Mecque du ciné­ma… Dans la réa­li­té, c’est plu­tôt un cau­che­mar pour les réa­li­sa­teurs européens.

Avec Eden à l’ouest, en 2009, vous évo­quiez un sujet très actuel : les réfu­giés, les immi­grés. En les huma­ni­sant, contrai­re­ment à toutes ces images qu’on nous montre, dans la « Jungle » de Calais ou ailleurs. Que vous ins­pire cette situation ?

« On rece­vait des coups de fil assez sou­vent disant qu’une bombe était dans la salle. Alors on arrê­tait tout, on sor­tait tout le monde, puis on recommençait. »

Il y a tou­jours eu de l’immigration dans le monde, mais elle n’é­tait pas aus­si vio­lente et directe qu’aujourd’hui. Il faut ten­ter de com­prendre quelle est la part de res­pon­sa­bi­li­té des grandes puis­sances dans tout cela, com­ment on a lais­sé faire, com­ment on en est arri­vés là. Je com­prends la révolte des immi­grés parce que, quand vous avez, dans cer­tains pays arabes, des richesses extra­or­di­naires qui pour­raient chan­ger le monde, ce n’est pas nor­mal, c’est dégra­dant. Que deviennent ces richesses ? On paie des foot­bal­leurs, on res­taure de grands hôtels en France, on inves­tit dans les grandes socié­tés, on construit des immeubles imbé­ciles de 400 mètres de haut alors qu’on pour­rait très bien inves­tir pour sau­ver la vie de ces pauvres gens. Il y a des familles qui vivent en Occident depuis trois géné­ra­tions, ils sont tou­jours arabes, parce qu’ils ont la gueule arabe. Vous savez, en 1984, ma femme a pro­duit Mehdi Charef. Moi, j’avais lu son livre Le Thé au harem d’Archi Ahmed : j’ai décou­vert la ban­lieue de cette époque pen­dant la pré­pa­ra­tion du film, qui a d’ailleurs très bien mar­ché, et j’ai décou­vert des choses extra­or­di­naires. Cette ban­lieue qu’on voyait loin­taine, dans laquelle les jeunes n’avaient aucun espoir d’avenir, aucun chan­ge­ment immé­diat… c’était catas­tro­phique. Certains en sont deve­nus fous, hap­pés par la reli­gion qui leur pro­met un para­dis après la mort. Quand j’y pense, lorsque j’étais jeune, je croyais aus­si au para­dis. Ce n’est pas du folk­lore, c’est de la mani­pu­la­tion totale : une mani­pu­la­tion dont nous sommes res­pon­sables, nous, les Occidentaux.

Il y a plus de trente ans, vous avez réa­li­sé Hannah K., un film sur le conflit israé­lo-pales­ti­nien. Comment la situa­tion a‑t-elle chan­gé, depuis ce film ?

C’est encore pire. On me dit « Ah, vous faites des films poli­tiques, vous avez aus­si par­lé de la ques­tion israé­lo-pales­ti­nienne » : ça ne se passe pas comme ça. Pour Hanna K., durant deux ans, une jeune Palestinienne est venue me voir, puis Franco Solinas, qui a cosi­gné le scé­na­rio puis écrit La Bataille d’Alger : « Pourquoi vous ne faites pas un film sur nous ? » C’était à l’époque où l’on croyait que tous les Palestiniens étaient des ter­ro­ristes ; je n’étais pas spé­cia­le­ment embal­lé. Puis elle est reve­nue six mois après, puis deux ans après, etc. Un jour, avec Solinas, on s’est dit « Pourquoi pas ? ». Solinas est par­ti à Beyrouth et il a vu les camps. J’y suis aus­si allé avec Michèle, ma femme. On a ren­con­tré Amnon Kapeliouk ; il nous a emme­nés par­tout. On a décou­vert un monde qu’on ne connais­sait pas et on a décou­vert qu’il n’y avait pas que des ter­ro­ristes : il y avait plein de Palestiniens qui ne sou­hai­taient que la paix. Pendant ce voyage, le maire de Jéricho nous a reçus et m’a deman­dé si j’ac­cep­te­rais de ren­con­trer quelques maires. J’étais évi­dem­ment d’accord et six maires sont venus à mon hôtel, à Jérusalem. Ils nous ont racon­té des his­toires épou­van­tables. On a réa­li­sé ce film sur la méta­phore de la mai­son : un Palestinien qui vient sans cesse deman­der sa mai­son, on le ren­voie, il revient, on le ren­voie, sans cesse. Trouver de l’argent fut très dif­fi­cile, mais nous avons pu tour­ner en Israël ouver­te­ment, avec des acteurs israé­liens, et nous avons pu voya­ger par­tout. Quand j’y suis retour­né des années plus tard, c’é­tait effrayant. Le film avait fait une toute petite car­rière, uni­que­ment en France — il n’est pas sor­ti ailleurs. Le sujet était là, pour­tant : quatre ans plus tard, Yitzhak Rabin disait la même chose que nous : « Il faut leur don­ner leur pays, leur mai­son. » En France, Gaumont a fait un tra­vail for­mi­dable ; ils ont bien défen­du le film, mais on rece­vait des coups de fil assez sou­vent disant qu’une bombe était dans la salle. Alors on arrê­tait tout, on sor­tait tout le monde, puis on recommençait.

Pourriez-vous refaire ce film aujourd’hui ?

Ce serait encore plus difficile.


Photographies de Stéphane Burlot, pour Ballast.


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