Contre le mal-vivre : quand la Meuse se rebiffe

11 février 2019


Texte inédit pour le site de Ballast

C’est l’une des deux sous-pré­fec­tures de la Meuse : Commercy, moins de 6 000 habi­tants. Un ter­ri­toire de la « dia­go­nale des faibles den­si­tés » frap­pé par l’ef­fon­dre­ment indus­triel ; un taux de chô­mage à 24,5 %. En deux mois à peine, la petite com­mune lor­raine s’est impo­sée comme un point incon­tour­nable du sou­lè­ve­ment natio­nal des gilets jaunes : forts d’une assem­blée quo­ti­dienne, les Lorrains boudent le « grand débat » macro­nien pour mieux louer la démo­cra­tie directe, sans repré­sen­tants ni lea­ders. Des mes­sages de sou­tien leur arrivent sans tar­der du Chiapas et du Rojava. Une Assemblée des assem­blées (ou « Commune des com­munes ») s’est tenue les 26 et 27 jan­vier der­niers, à leur appel, ras­sem­blant 75 délé­ga­tions de toute la France. L’horizon ? Abolir les inéga­li­tés, par­ta­ger les richesses et don­ner le pou­voir au peuple. Nous sommes allés à leur ren­contre. ☰ Par Djibril Maïga et Elias Boisjean


La brume encombre les plaines que les fenêtres du car déroulent. L’horloge indique 9 h 30. Un des pas­sa­gers, un cer­tain Victor, se jette dans la dis­cus­sion qui va s’improvisant : « La plu­part des orga­ni­sa­tions de gauche ont repris toutes les calom­nies sur les gilets jaunes, jus­ti­fiant qua­si­ment la répres­sion, ou bien ont dit qu’elles n’a­vaient rien à voir avec ça, que ce n’é­tait pas une lutte de la classe ouvrière… Des puristes ! » Brun, tra­pu, volu­bile, la tren­taine ; il se pré­sente à nous comme sym­pa­thi­sant trots­kyste. Un autre pas­sa­ger rebon­dit : « C’est une faillite intel­lec­tuelle de l’extrême gauche. Parce que ce mou­ve­ment est de l’ordre du white trash1, et les mili­tants d’ex­trême gauche en sont socia­le­ment très loin. Il y a beau­coup de mépris. Il y a une décon­nexion totale avec la réa­li­té sociale. » Le véhi­cule sta­tionne aux abords de la gare de Commercy ; le froid nous sai­sit, la neige n’a tenu que sur les toits. Les gilets jaunes, venus des quatre coins du pays — Sète, Lorient, Nice, aper­ce­vons-nous ici et là sur les cha­subles fluo­res­centes —, convergent en direc­tion de la navette qui nous condui­ra à Sorcy-Saint-Martin : c’est là, à moins de huit kilo­mètres de la sous-pré­fec­ture, que se dérou­le­ra l’Assemblée des assem­blées. Les autoch­tones s’affairent, visi­ble­ment sur­pris par l’afflux. Il faut dire que per­sonne, ou presque, ne connais­sait le nom de Commercy il y a deux mois de cela…

« Il y a beau­coup de mépris. Il y a une décon­nexion totale avec la réa­li­té sociale. »

Nous nous diri­geons vers le centre de la com­mune et inter­pel­lons quelques habi­tants au hasard du bitume : ils ignorent que se tient en ce jour ladite Assemblée. Si la plu­part sou­tiennent le mou­ve­ment des gilets jaunes, bien que de loin, cer­tains se montrent indif­fé­rents, pour ne pas dire scep­tiques. Nous entrons dans le pre­mier bar venu, à deux pas d’un vieux châ­teau édi­fié par quelque comte friand d’opéra. Un client, le tenan­cier ; nous pre­nons des cafés. Tous deux ne savent pas bien de quoi il retourne mais s’y seraient volon­tiers ren­dus s’ils ne tra­vaillaient pas — « Qui va tenir le comp­toir ? », lance l’homme debout der­rière ce dernier.

Une cabane contre « le mal-vivre »

« Aujourd’hui, les zadistes, ils ne sont plus à Notre-Dame-des-Landes mais ils sont sur les ronds-points : ce sont les gilets jaunes », nous disait un pré­nom­mé Michel lors de notre pas­sage à la ferme de la ZAD dite des « 100 noms ». L’église de Commercy poin­çonne un nuage blême. Ruelles, pierres grises, volets de bois, un snack, un fleu­riste, quelques pan­neaux « À vendre » ou « À louer ». La cabane des gilets jaunes colore tout sou­dain la place Charles-de-Gaulle. « Taxes », « Retraites », « ISF », « Écologie », lit-on au trait noir sur des mor­ceaux de bois clou­tés ; un dra­peau tend ses trois cou­leurs au petit vent. De ce modeste « Chalet de la soli­da­ri­té », tout de bric et de broc bâti, Commercy devint un centre d’intérêt natio­nal puis inter­na­tio­nal : des mes­sages de sou­tien affluèrent d’Allemagne, du Mexique, de Syrie ou de la République domi­ni­caine. L’emplacement ne doit rien au hasard : sa cen­tra­li­té a valeur d’invitation à la ren­contre ordi­naire, et l’occupation du domaine public tient lieu de lutte, ren­dant en sus visibles « les invi­sibles » que sont, c’est là leur mot, les gilets jaunes.

[Stéphane Burlot | Ballast]

Huit d’entre eux — quatre hommes et autant de femmes — appa­raissent le 30 novembre 2018 sur nos écrans, cinq minutes durant, lisant à tour de rôle un com­mu­ni­qué impri­mé sur une feuille A4 : « Nous avons orga­ni­sé des blo­cages de la ville, des sta­tions-ser­vices, et des bar­rages fil­trants. Dans la fou­lée, nous avons construit une cabane sur la place cen­trale. Nous nous y retrou­vons tous les jours. » Balayant d’un revers de main toute ten­ta­tive de média­tion entre le mou­ve­ment et le gou­ver­ne­ment (garant du « sys­tème »), les Commerciens fus­tigent « les repré­sen­tants » pour mieux louer la seule démo­cra­tie qui soit à leurs yeux : directe et popu­laire. Contre « tous ceux qui se gavent », contre « les puis­sances de l’argent », contre « les inté­rêts des ultra-riches », ils appellent à éri­ger, par­tout en France, des comi­tés popu­laires et des assem­blées géné­rales afin de « reprendre le pou­voir ».

« Des auto­col­lants à prix libre raillent le Premier ministre, exhortent Macron à déga­ger et dénoncent les para­dis fiscaux. »

Des gilets jaunes nous prennent à bord de leur véhi­cule, direc­tion l’Assemblée. L’hiver déplie la cam­pagne de ses doigts maigres ; arbres, champs, un cygne rompt un ins­tant la rudesse des lieux. Le par­king de Sorcy-Saint-Martin, signa­lé par une planche posée sur une cagette, est bon­dé ; on entend râler. 200 per­sonnes, à vue de nez, se trouvent déjà sur place — il n’est pas midi. Ça s’a­gite, se croise, se ren­contre, se salue, se recon­naît, se découvre : les langues se délient sans le bois dont on fait la scène poli­tique. Nous péné­trons dans la salle des fêtes. Une carte de France est affi­chée, conviant à mar­quer d’une punaise la com­mune d’où l’on vient — le pays se voit constel­lé de points, excep­tion faite du Sud-Ouest. Des tracts, dis­po­sés sur une table, rap­pellent la « méthode pour une assem­blée citoyenne et par­ti­ci­pa­tive » : ce sont là les gestes en usage sur les occu­pa­tions de place, de la Puerta del Sol à Nuit Debout. Des auto­col­lants à prix libre raillent le Premier ministre, exhortent Macron à « déga­ger » et dénoncent les para­dis fis­caux. Un ouvrage sur la révo­lu­tion du Rojava est éga­le­ment pro­po­sé à la vente.

Steven, l’une des figures du Commercy réfrac­taire, nous dit : « Pour l’or­ga­ni­sa­tion de l’Assemblée des assem­blées, aucune per­sonne n’a pris de déci­sion en disant Moi je vais faire ça. On a débat­tu et déci­dé au sein de notre assem­blée. » Transport, accueil, point presse, can­tine à prix libre (La Marmijotte), gar­de­rie : tout a été struc­tu­ré en amont — plus de 250 gilets jaunes dor­mi­ront ce soir chez l’habitant. Nous aper­ce­vons des jour­na­listes de l’AFP, de LCI, de Libération, de la chaîne RT ou du Monde. Des indé­pen­dants, aus­si. Et l’« auto­mé­dia » des gilets jaunes. Deux porte-parole font face, du mieux qu’ils peuvent, au rou­le­ment des questions.

[Stéphane Burlot | Ballast]

Une famille en construction

Si la cri­tique des lea­ders est lar­ge­ment par­ta­gée par les gilets jaunes réunis ce jour, il est un mot qui semble fédé­rer les citoyens mobi­li­sés depuis le mois de novembre : « famille ». Celui-là même que Jérôme Rodrigues, muti­lé à Paris par les troupes du gou­ver­ne­ment Macron lors de l’acte XI, ne cesse d’employer dans les mes­sages qu’il adresse au mou­ve­ment. « On a fait Noël à la cabane. Moi je suis pas­sé pour l’apéro, et après je suis ren­tré en famille, mais beau­coup sont res­tés ensemble. C’est des per­sonnes qui n’a­vaient pas for­cé­ment de famille, ou qui vou­laient sim­ple­ment res­ter ensemble. C’est magni­fique », nous raconte John, un boxeur ama­teur aux traits émaciés.

« Rompre l’isolement struc­tu­rel ; apprendre à s’écouter, donc éga­le­ment apprendre à se taire. »

Rompre l’isolement struc­tu­rel ; apprendre à s’écouter, donc éga­le­ment apprendre à se taire ; éla­bo­rer des espaces où la parole peut libre­ment se déployer, sans juge­ments hâtifs ni raille­ries. Stéphanie est assis­tante vété­ri­naire en Bretagne ; leur lutte repose à ses yeux sur quatre piliers : la jus­tice sociale, éco­no­mique, envi­ron­ne­men­tale et judi­ciaire. « On se sen­tait seuls, dému­nis, exploi­tés. On était iso­lés. On est tous dans des mou­ve­ments cha­cun dans notre coin et, ici, cette réunion nous a per­mis de prendre une tem­pé­ra­ture natio­nale. On a vu que nous n’é­tions pas seuls à défendre ces valeurs, et qu’elles étaient com­munes à tout le monde. Et ça fait plai­sir ! » Renz, qui affiche une barbe touf­fue et une cha­suble pous­sié­reuse sur laquelle on peut lire « RIP capi­ta­lisme », com­plète entre deux éclats de rire : « Ce mou­ve­ment, ce qu’il a créé, c’est un sen­ti­ment fami­lial, une fra­ter­ni­té. En venant ici, on réa­lise que la famille s’est agran­die. On a créé des liens qui sont forts et qui, j’espère, vont durer. »

Une politique des assemblées

L’autonomie, avan­çait en 1993 le phi­lo­sophe Cornelius Castoriadis, « c’est le pro­jet d’une socié­té où tous les citoyens ont une égale pos­si­bi­li­té de par­ti­ci­per à la légis­la­tion, au gou­ver­ne­ment, à la juri­dic­tion et fina­le­ment à l’institution de la socié­té2 ». Nous y voi­là. Une seconde vidéo — inti­tu­lée « Deuxième appel des gilets jaunes de Commercy » et pos­tée un mois après la pré­cé­dente — est à l’origine du pré­sent ras­sem­ble­ment. Sous le toit de for­tune de leur cabane, les habi­tants mobi­li­sés défilent alors pour convier le mou­ve­ment tout entier à venir ici afin de « ras­sem­bler les cahiers de reven­di­ca­tions et [de] les mettre en com­mun », de « débattre tous ensemble des suites [du] mou­ve­ment » et de « déci­der d’un mode d’or­ga­ni­sa­tion col­lec­tif des gilets jaunes, authen­ti­que­ment démo­cra­tique, issu du peuple et res­pec­tant les étapes de la délé­ga­tion ». L’appel s’a­chève ain­si : « Ensemble, créons l’Assemblée des assem­blées, la Commune des com­munes. C’est le sens de l’Histoire, c’est notre pro­po­si­tion. »

[Stéphane Burlot | Ballast]

Des made­leines — la spé­cia­li­té locale — et des fruits sont à dis­po­si­tion près de la fon­taine à café. Des pâtes sont au menu ; demain, du cous­cous. Nous dis­cu­tons, en cas­sant la croûte, avec un gilet jaune venu de Saillans : depuis 2014, fort d’un mou­ve­ment d’opposition à la construc­tion d’un super­mar­ché, ce vil­lage de la Drôme est admi­nis­tré par un « pou­voir citoyen » — un conseil muni­ci­pal col­lé­gial, des com­mis­sions par­ti­ci­pa­tives, un conseil des sages et le recours au tirage au sort. Il est 13 heures ; l’Assemblée, retrans­mise en direct sur Internet, débute dans la salle poly­va­lente aux murs rose et blanc. Claude, mili­tant anti­nu­cléaire enga­gé à Bure, s’empare du micro, un sym­bole fémi­niste tra­cé au dos de son gilet : « On repré­sente une idée, un mode de fonc­tion­ne­ment qu’on va essayer d’expérimenter. Donc on va être humbles. […] Il s’agit de s’engager dans un pro­ces­sus, si tout le monde est d’accord, un pro­ces­sus par le bas. […] On va pou­voir atta­quer, sans plus tar­der ! » La délé­ga­tion de Poitiers s’avance la pre­mière, sous les applaudissements.

« Un dra­peau frap­pé des mots muni­ci­pa­lisme liber­taire ornait à la mi-novembre l’un des ronds-points de la sous-préfecture. »

Chaque délé­ga­tion, man­da­tée par sa base locale — un binôme pari­taire, le plus sou­vent —, se pré­sente à tour de rôle ; elles sont au nombre de 75. Les porte-parole relatent, le temps d’une à cinq minutes, leur expé­rience, leurs dif­fi­cul­tés, leurs avan­cées. Les luttes se res­semblent, se com­plètent. Blocage de routes, occu­pa­tions, construc­tions, éva­cua­tions du mois de décembre, recons­truc­tions. Ici, un dis­cours, lar­ge­ment salué, contre le sexisme et le racisme ; là, un appel à arti­cu­ler les com­munes aux régions, via l’in­ter­com­mu­nale et le dépar­te­ment. L’Isère invite à la démo­cra­tie directe à échelle natio­nale ; Paris tance « la caste des bobos » ; l’Ardèche rap­pelle, accla­mée, que les gilets jaunes ne sont pas les « fac­tieux » tant vomis mais les héri­tiers des idéaux répu­bli­cains ori­gi­nels ; Belfort conte sa jonc­tion à la fron­tière avec les gilets jaunes suisses et alle­mands ; Saint-Nazaire revient sur la créa­tion de leur Maison du peuple, la pre­mière du mou­ve­ment — les applau­dis­se­ments sont nour­ris, un poing se lève, le cri de guerre des spar­tiates est entonné.

Bookchin en Lorraine ?

Un dra­peau frap­pé des mots « muni­ci­pa­lisme liber­taire » ornait à la mi-novembre l’un des ronds-points de la sous-pré­fec­ture. « Commercy ouvre la voie du muni­ci­pa­lisme », titre quelques semaines plus tard le men­suel CQFD ; « À Commercy, des Gilets jaunes pour le com­mu­na­lisme liber­taire », enté­rine en jan­vier le site Arrêt sur images ; « La Meuse sera-t-elle le pro­chain Rojava ? », demande même Radio Parleur à la veille de l’Assemblée des assem­blées. Qu’est-ce à dire ? Si la notion résonne de longue date au sein de la tra­di­tion anar­chiste, c’est au pen­seur état­su­nien Murray Bookchin, dis­pa­ru en 2006, que l’on en doit la for­mu­la­tion la plus abou­tie. « Un peuple dont la seule fonc­tion poli­tique est d’élire des délé­gués n’est pas en fait un peuple du tout, c’est une masse, une agglo­mé­ra­tion de monades3. La poli­tique, contrai­re­ment au social et à l’étatique, entraîne la recor­po­ra­li­sa­tion des masses en assem­blées riche­ment arti­cu­lées, pour for­mer un corps poli­tique dans un lieu de dis­cours, de ratio­na­li­té par­ta­gée, de libre expres­sion et de modes de prises de déci­sion radi­ca­le­ment démo­cra­tiques4 », expli­quait-il. Sous l’appellation « muni­ci­pa­lisme liber­taire » — ou « com­mu­na­lisme » —, ce mili­tant éco­lo­giste de for­ma­tion mar­xiste écha­fau­da, à par­tir des années 1970, une « solu­tion de rechange5 » au capi­ta­lisme : il s’a­git, afin de dis­soudre l’État et d’« enle­ver l’économie à la bour­geoi­sie », de créer des com­munes, struc­tu­rées autour d’assemblées popu­laires et défen­dues par une garde civile, puis de les fédé­rer entre elles jusqu’à éri­ger « une Internationale dyna­mique, soli­de­ment enra­ci­née dans une base locale ».

[Stéphane Burlot | Ballast]

Si la pro­po­si­tion de Bookchin n’eut guère d’écho de son vivant, le Rojava — par le tru­che­ment d’Abdullah Öcalan, cofon­da­teur du PKK — s’en ins­pi­ra pour bâtir la révo­lu­tion com­mu­na­liste qu’il amor­ça en Syrie sur fond de guerre civile. Deux jours durant, nous ques­tion­nons les gilets jaunes que nous ren­con­trons : l’immense majo­ri­té d’entre eux ignore tout du muni­ci­pa­lisme liber­taire. Rico, ori­gi­naire de l’Ariège, nous avoue : « J’ai décou­vert le terme hier soir, donc je vais aller me ren­sei­gner. » Adel, agent d’une filiale pri­vée de la SNCF en Île-de-France, nous demande de répé­ter le mot : « Trop tech­nique. Impossible à faire entendre dans les ban­lieues. » Chantal, tech­ni­cienne de labo­ra­toire retrai­tée dans l’Ariège, se méfie d’ailleurs de l’importation de théo­ries exté­rieures au sou­lè­ve­ment : « C’est aux gens d’écrire eux-mêmes les façons dont ils veulent fonc­tion­ner. On peut s’inspirer des choses qui ont été pro­po­sées, par le pas­sé, mais sur­tout pas de pro­jet de socié­té tout fait ! Il y a eu la Commune de Paris, il y a le Chiapas, les gens ne sont pas cons : ils ont su le faire, ils sau­ront le refaire — même sans avoir lu les livres de Bookchin ! »

« On s’en fiche des mots, on les met en pra­tique ! On s’en fiche que ça soit book­chi­nien ou non. »

Claude insiste, sou­cieux du res­pect de la parole col­lec­tive : il ne nous répond qu’en son nom propre. « Le terme muni­ci­pa­lisme liber­taire n’est plus employé à Commercy, on pré­fère par­ler d’assemblées popu­laires — ce qui revient au même. On s’en fiche des mots, on les met en pra­tique ! On s’en fiche que ça soit book­chi­nien ou non, on ne veut pas pla­quer des idéo­lo­gies pré-exis­tantes sur les pra­tiques qu’on expé­ri­mente. » Et Steven, édu­ca­teur spé­cia­li­sé, d’a­jou­ter que 12 groupes, sur 15, ont esti­mé qu’il était pré­ma­tu­ré de pro­mou­voir le modèle book­chi­nien dans la com­mune meu­soise. « Sur le papier, c’est une très belle idée, mais comme les com­munes ont de moins en moins de pou­voir, faut y réflé­chir. Mais ça pour­rait être une des suites du mou­ve­ment : prendre le pou­voir au niveau local… »

Sabrina, pro­fes­seure des écoles venue de Paris, a ins­crit « Quartier popu­laire » sur le dos de son gilet ; elle nous dit : « Certains parlent d’un moment his­to­rique : quand on voit le mot de sou­tien de la Commune du Rojava, ça a de la valeur pour beau­coup de gens. » Au mois de décembre 2018, une jeune femme vêtue d’une cha­suble jaune pro­cla­mait en effet, fil­mée : « Nous nous adres­sons à vous en tant que Commune inter­na­tio­na­liste depuis le Rojava, le Kurdistan de l’ouest, au nord de la Syrie. Nous sui­vons avec atten­tion depuis plus d’un mois la révolte popu­laire qui a lieu en France. Nous avons été impressionné·es, aus­si bien par la déter­mi­na­tion des manifestant·es que par le niveau de répres­sion poli­cière et éta­tique. Nous adres­sons notre soli­da­ri­té à toutes celles et ceux qui en font les frais. Force à vous, votre résis­tance est popu­laire jusqu’ici. » Elle était entou­rée d’une dizaine de mili­tants, mas­qués pour cer­tains d’entre eux — dans leur dos, une ban­de­role affi­chait le visage de la com­bat­tante inter­na­tio­na­liste bri­tan­nique Anna Campbell, tom­bée sous les tirs de l’armée fas­ciste turque le 15 mars 2018. Rares sont les habi­tants de Commercy à avoir enten­du par­ler du Rojava, nous pré­cise-t-on tou­te­fois. « On va leur adres­ser un mes­sage de sou­tien en retour, qu’on a déci­dé col­lec­ti­ve­ment en assem­blée », pour­sui­vra Claude.

[Stéphane Burlot | Ballast]

Un appel à la dignité

John nous parle de René, un retrai­té de sa connais­sance : c’est lui qui, tou­jours, rap­pelle au groupe « qu’il y a cette urgence sociale liée à la misère ». Parole nue et crue qui « ramène à la réa­li­té ». Et de cela, John se féli­cite : le risque serait grand de se perdre « dans des réflexions sur la ques­tion de la démo­cra­tie, de la Constitution ». « Il y a des gens qui crèvent la dalle, qui n’ont pas de loge­ment. C’est cette rage qui nour­rit notre enga­ge­ment. Il y a beau­coup de parents iso­lés, de per­sonnes au RSA. Il y a peu de tra­vail dans le coin, et pour en trou­ver un, il faut une voi­ture. Le cercle vicieux est que si tu as pas de tra­vail, tu peux pas avoir de voi­ture… » Dans la salle, le micro part à droite, puis à gauche ; cer­tains prennent des notes, d’autres invitent à plus de silence. Les quatre pro­chaines heures sont dévo­lues à l’élaboration des « suites et [des] pers­pec­tives du mou­ve­ment » ain­si qu’à l’« orga­ni­sa­tion démo­cra­tique à toutes les échelles ». Des mots se cherchent, d’autres se trouvent. Nanterre loue la mul­ti­pli­ca­tion des liens avec « les syn­di­ca­listes de base » ; Saint-Nazaire met sur la table l’impérieuse néces­si­té qu’il y a à orga­ni­ser une défense col­lec­tive contre les assauts de la police ; Poitiers pro­pose de boy­cot­ter les banques. Les échanges se suc­cèdent, dans les applau­dis­se­ments et par­fois les huées ; un homme gri­son­nant juge bon de ren­for­cer « la jonc­tion avec le mou­ve­ment ouvrier » ; une jeune femme exhorte l’assistance à se mobi­li­ser contre l’infiltration de mili­tants d’extrême droite au sein des mani­fes­ta­tions. Le ton monte, l’é­coute reprend.

« Une jeune femme exhorte l’assistance à se mobi­li­ser contre l’infiltration de mili­tants d’extrême droite au sein des manifestations. »

Nous par­cou­rons la feuille de route du week-end (les rôles y sont défi­nis — obser­va­teurs, modé­ra­teurs, délé­gués, ani­ma­teurs, presse — et les horaires fixés) ain­si qu’un docu­ment local pré­pa­ra­toire inti­tu­lé « Synthèse des reven­di­ca­tions » : démis­sion de Macron, dis­so­lu­tion de l’Assemblée natio­nale, réduc­tion des élus, abo­li­tion des pri­vi­lèges, relaxe des gilets jaunes, sor­tie de l’état d’urgence, retraite à 60 ans, tran­si­tion éner­gé­tique, agri­cul­ture bio­lo­gique, qua­li­té des ser­vices publics, sup­pres­sion de Parcoursup, mutua­li­sa­tion des médias et défi­nan­cia­ri­sa­tion de la presse — autant de thé­ma­tiques mises au pot com­mun comme à l’ordre du jour. « Là, on encule les mouches ! », s’impatiente une délé­guée ; « Faut arrê­ter de se prendre la tête », objecte un homme face à l’intransigeance démo­cra­tique et hori­zon­ta­liste à l’œuvre : le strict res­pect des man­dats et la légi­ti­mi­té des prises de déci­sion hantent les échanges.

La jour­née du dimanche accou­che­ra d’un appel col­lec­tif, rati­fié par cette pre­mière Assemblée des assem­blées, pour « vivre dans la digni­té » : « Partageons la richesse et pas la misère ! Finissons-en avec les inéga­li­tés sociales ! Nous exi­geons l’augmentation immé­diate des salaires, des mini­mas sociaux, des allo­ca­tions et des pen­sions, le droit incon­di­tion­nel au loge­ment et à la san­té, à l’éducation, des ser­vices publics gra­tuits et pour tous. » Le texte, lu face camé­ra et aus­si­tôt dif­fu­sé sur Internet, invite tout un cha­cun à rejoindre le mou­ve­ment et, après avoir fait sien le mot d’ordre natio­nal du sou­lè­ve­ment (« Macron démis­sion ! »), conclut : « Vive le pou­voir au peuple, pour le peuple et par le peuple ! »

[Stéphane Burlot | Ballast]

Le retour du peuple

Les gilets jaunes de Commercy le mar­tèlent : ils sont « apo­li­tiques ». Entendre, en réa­li­té, « apar­ti­sans » — l’ordure poli­ti­cienne et repré­sen­ta­tive a souillé jusqu’à l’étymologie de ce grand mot, « poli­tique », auprès du plus grand nombre : polis, la Cité. La crainte de la récu­pé­ra­tion, de la dépos­ses­sion, est par­tout patente. Celle du pha­go­cy­tage par les par­tis ou les syn­di­cats, syno­nymes de bureau­cra­tie ou d’arrangements avec le pou­voir, éga­le­ment. Aboutir à un mou­ve­ment de mili­tants, assure ain­si Steven, impli­que­rait de fac­to son échec. Les ronds-points et les assem­blées consti­tuent dès lors autant de lieux d’apprentissage quo­ti­dien : les gilets jaunes s’informent, se forment, débattent, apprennent au contact des uns et des autres, rentrent chez eux gran­dis puis élèvent à leur tour. Renz, de Saint-Nazaire, nous raconte : « On a fait un gros tra­vail d’éducation popu­laire au sein du mou­ve­ment : au début, on en avait gros, c’est tout, c’est ça qui a lan­cé le mou­ve­ment. Là, on affine. On se demande dans quelle socié­té on veut vivre. Et ce qui res­sort de presque tout le mou­ve­ment, c’est le pou­voir au peuple. » La plas­ti­ci­té du mou­ve­ment, ori­gi­nel­le­ment pré­sen­té comme une éma­na­tion de l’extrême droite et de la « peste brune6 », est telle qu’elle pous­se­ra Éric Zemmour à déplo­rer la mort dudit mou­ve­ment au motif que les gilets jaunes seraient fina­le­ment trop à gauche7

« Un peuple, construit comme majo­ri­té sociale, en oppo­si­tion à une oli­gar­chie illé­gi­time, décon­nec­tée et spoliatrice. »

Nous croi­sons à Commercy un ancien élec­teur du Front natio­nal pas­sé à la France insou­mise, des syn­di­ca­listes enga­gés à SUD et quelques anar­chistes per­ce­vant là une authen­tique dyna­mique auto­ges­tion­naire bien plus qu’un spectre « rouge-brun ». Un ouvrier d’usine à la retraite nous assure voter Nicolas Dupont-Aignan et l’habitant dési­gné pour nous héber­ger ne nous cache pas ses décon­cer­tantes sym­pa­thies roya­listes. Le muni­ci­pa­lisme liber­taire tel que façon­né par Bookchin garan­tit « l’expression la plus com­plète de tous les points de vue8 » au sein des assem­blées, par prin­cipe inter­clas­sistes. Et Commercy n’agit pas autre­ment : un skin­head est accep­té aux réunions… Les gilets jaunes lor­rains le répètent à l’envi : il importe de se ras­sem­bler sur ce qui fait com­mun en pas­sant sous silence ce qui « clive » et « exclut » — d’où, notam­ment, l’ab­sence mani­feste des ques­tions iden­ti­taires et migra­toires. On sait pour­tant que le refou­lé ne manque jamais de resur­gir, et ce savoir se fait urgence dans un monde en proie aux réveils natio­na­listes. Un pré­nom­mé Bertrand nous glisse : « Seuls les vœux pieux savent faire consen­sus… » Visiblement sou­cieux de cla­ri­fier, une fois pour toutes, les fron­tières éthiques et poli­tiques de la mobi­li­sa­tion des gilets jaunes, l’ap­pel des 75 délé­ga­tions né de l’Assemblée des assem­blées n’en tranche pas moins : « [Macron] nous pré­sente comme une foule hai­neuse fas­ci­sante et xéno­phobe. Mais nous, nous sommes tout le contraire : ni racistes, ni sexistes, ni homo­phobes, nous sommes fiers d’être ensemble avec nos dif­fé­rences pour construire une socié­té soli­daire. »

Le décou­page par­le­men­taire dont nous usons depuis la Révolution fran­çaise, entre une gauche défa­vo­rable au veto royal et une droite par­ti­sane du pou­voir monar­chique, n’apparaît plus aux yeux des gilets jaunes de Commercy comme une grille de lec­ture effi­ciente. « Prenons la que­relle entre la droite et la gauche. Elle a per­du son sens. Les uns et les autres disent la même chose9 », esti­mait Castoriadis dans les années 1990 : les deux espaces s’é­treignent, la fin de l’Histoire actée et le Marché sanc­tua­ri­sé, sur les ruines du com­mu­nisme inter­na­tio­nal. Chantal ne nous dit pas autre chose : « Gauche et droite, c’est une place à l’Assemblée natio­nale, ça ne veut rien dire. » C’est bien « le peuple » — et non plus « la classe ouvrière », « le pro­lé­ta­riat » ou « le camp anti­ca­pi­ta­liste » — qui s’avance, dans tous les dis­cours, comme sujet de l’émancipation. Ce peuple, qu’un des volumes de Pierre Larousse défi­nit comme « ceux qui peinent, qui pro­duisent, qui paient, qui souffrent et qui meurent pour les para­sites », est ici construit comme une majo­ri­té sociale (« nous ») en butte à une oli­gar­chie, illé­gi­time, décon­nec­tée et spo­lia­trice (« eux »). Chantal pour­suit : « Les gilets jaunes, c’est les exploi­tés, les humi­liés, les gens à qui on vide les poches, et pas ceux qui se les rem­plissent. »

[Stéphane Burlot | Ballast]

Le « grand débat » pour­suit sa tour­née, seul en scène ; la mai­rie de Commercy ordonne le retrait défi­ni­tif de la cabane ; Saint-Nazaire annonce, le 10 février 2019, que la seconde Assemblée des assem­blées se tien­dra chez eux au début du mois d’a­vril. Les rues, comme chaque same­di, conti­nuent de se rem­plir du jaune des pro­tes­ta­taires et du sang des muti­lés. « On est fiers, car avec nos petits moyens et nos petites idées Commercy a ins­pi­ré beau­coup de gens », nous confie­ra Claude d’une même voix modeste. « En même temps, ça nous fait peur. On incarne quelque chose qui nous dépasse. On doit gar­der la tête froide et conti­nuer. On reçoit des sol­li­ci­ta­tions de par­tout, on nous demande des conseils ou de l’aide, mais on n’est pas déten­teurs d’un savoir que les autres n’ont pas… On est en pleine expé­rience. La tâche devant nous est immense. Quoi qu’il arrive, même si le mou­ve­ment s’éteint, l’émotion qu’on a à vivre tout ça lais­se­ra des traces. »


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  1. Argot amé­ri­cain : popu­la­tion blanche pauvre.[]
  2. Entretien paru dans le n° 10 de la revue Propos, mars 1993.[]
  3. Conscience indi­vi­duelle, indi­vi­dua­li­té en tant qu’elle repré­sente à la fois un point de vue unique sur le monde et une tota­li­té close.[]
  4. Murray Bookchin, Pour un muni­ci­pa­lisme liber­taire, Atelier de créa­tion liber­taire, 2003–2018.[]
  5. Janet Biehl, Le Municipalisme liber­taire, Écosociété, 2013.[]
  6. « C’est la peste brune qui a mani­fes­té [sur les Champs-Élysées]. » Gérald Darmanin au Grand Jury RTL, Le Figaro, LCI, 25 novembre 2018.[]
  7. Émission Zemmour & Naulleau, 6 février 2019.[]
  8. Janet Biehl, Le Municipalisme liber­taire, op. cit.[]
  9. Cornelius Castoriadis, Post-scrip­tum sur l’insignifiance, L’Aube, 1998.[]

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