Contre le fascisme, construire le socialisme — par Daniel Guérin


Bien sûr, nous ne vivons pas, en France, sous un régime fas­ciste. Mais on ne compte plus les signes de radi­ca­li­sa­tion — natio­naux, euro­péens et mon­diaux. Des géné­raux annoncent par voie de presse leur désir d’en découdre, les agres­sions poli­tiques se mul­ti­plient, un intel­lec­tuel libé­ral avoue pré­fé­rer voter pour un par­ti fami­lial cofon­dé par un capo­ral de la Waffen-SS plu­tôt que pour un répu­bli­cain des plus tra­di­tion­nels, un jour­na­liste favo­rable aux dépla­ce­ments for­cés de popu­la­tions (quoi qu’il en dise désor­mais, men­teur éhon­té1) appa­raît comme une option pos­sible au second tour de la pré­si­den­tielle et, fort du sou­tien de quelque mil­lion­naire, appelle à unir les classes popu­laires et la bour­geoi­sie. Chaque jour, sur les pla­teaux de « débats », on dis­cute de « guerre civile » et d’« épu­ra­tion eth­nique » sous l’œil gour­mand de jour­na­listes com­plices. Daniel Guérin, his­to­rien et mili­tant com­mu­niste liber­taire, avait ana­ly­sé la pro­gres­sion fas­ciste et ses liens avec le capi­ta­lisme dans un copieux ouvrage, Fascisme et grand capi­tal, paru en 1936 et amen­dé en 1945. Il réflé­chis­sait éga­le­ment aux moyens de contrer ce mou­ve­ment de masse dont il se deman­dait, alors, s’il dis­pa­raî­trait ou non. Nous en publions un extrait.


Au fait, est-il bien sûr que l’épidémie fas­ciste soit défi­ni­ti­ve­ment enrayée ? Je le sou­haite, je n’en suis pas cer­tain. C’est une illu­sion fort répan­due que la défaite de l’Axe sonne, dans le monde entier, le glas du fas­cisme. […] [L]e fas­cisme, fruit de la carence du socia­lisme, ne peut être effi­ca­ce­ment com­bat­tu et défi­ni­ti­ve­ment vain­cu que par la révo­lu­tion prolétarienne2. Tout « anti­fas­cisme » qui la rejette n’est que vain et trom­peur bavar­dage. Le mal­heur est que nous avons lais­sé les démo­crates bour­geois acca­pa­rer l’antifascisme. Ces mes­sieurs craignent pour leur propre épi­derme le knout fas­ciste, mais ils appré­hendent au moins autant le pou­voir ouvrier.

« On ne peut vaincre un prin­cipe qu’en lui oppo­sant un autre prin­cipe, un prin­cipe supérieur. »

[…] La menace fas­ciste a fait décou­vrir à beau­coup de gens le pro­blème des classes moyennes. Naguère, les par­tis de gauche ne voyaient en elles qu’une facile et fidèle et stable clien­tèle élec­to­rale. Mais du jour où il a été démon­tré que leurs oscil­la­tions, ampli­fiées par la crise éco­no­mique, pou­vaient les conduire dans le camp d’en face, qu’elles pou­vaient être prises de folie col­lec­tive, qu’elles pou­vaient revê­tir des che­mises de cou­leur, ces mêmes par­tis ont connu les angoisses de la mère-poule mena­cée de perdre ses pous­sins : com­ment rete­nir les classes moyennes ? Malheureusement ils n’ont rien com­pris (ou vou­lu com­prendre) au pro­blème. […] Les classes moyennes et le pro­lé­ta­riat ont des inté­rêts com­muns contre le grand capi­tal. Mais ils n’ont pas que des inté­rêts com­muns. Ils ne sont pas « anti­ca­pi­ta­listes » de la même façon. La bour­geoi­sie, sans doute, exploite, aggrave à plai­sir ces diver­gences d’intérêts, mais elle ne les crée pas de toutes pièces. Il est donc impos­sible de ras­sem­bler le pro­lé­ta­riat et la petite-bour­geoi­sie autour d’un pro­gramme com­mun qui les satis­fasse plei­ne­ment tous deux. L’une des deux par­ties doit faire des conces­sions. Le pro­lé­ta­riat peut, bien enten­du, en consen­tir quelques-unes. Il doit s’efforcer d’éviter que les coups por­tés par lui au grand capi­tal ne frappent en même temps les petits épar­gnants, arti­sans, com­mer­çants, pay­sans. Mais, sur cer­tains points essen­tiels, il doit demeu­rer intran­si­geant, car, s’il cédait sur ces points-là, pour ména­ger les classes moyennes, ras­su­rer bou­ti­quiers ou culti­va­teurs, il renon­ce­rait à por­ter au capi­ta­lisme les coups décisifs.

C’est pré­ci­sé­ment chaque fois qu’il a man­qué à sa mis­sion d’abattre le capi­ta­lisme, chaque fois qu’il n’a pas pous­sé son avan­tage jusqu’au bout que les classes moyennes, coin­cées entre un grand capi­tal demeu­ré nocif et une classe ouvrière reven­di­ca­trice, sont deve­nues enra­gées, qu’elles se sont tour­nées vers le fas­cisme. En bref, il ne s’agit pas pour le pro­lé­ta­riat de cap­ter les classes moyennes en renon­çant à son propre pro­gramme socia­liste, mais de les convaincre de sa capa­ci­té à conduire la socié­té dans une voie nou­velle : par la force et la sûre­té de son action révo­lu­tion­naire. […] L’antifascisme ne triom­phe­ra que s’il cesse de traî­ner à la remorque de la démo­cra­tie bour­geoise. Défions-nous des for­mules « anti ». Elles sont tou­jours insuf­fi­santes, parce que pure­ment néga­tives. On ne peut vaincre un prin­cipe qu’en lui oppo­sant un autre prin­cipe, un prin­cipe supérieur.

[Willi Baumeister]

Le monde d’aujourd’hui, au milieu de ses convul­sions, ne recherche pas seule­ment une forme de pro­prié­té qui cor­res­ponde au carac­tère col­lec­tif et à l’échelle gigan­tesque de la pro­duc­tion moderne ; il recherche aus­si une forme de gou­ver­ne­ment capable de sub­sti­tuer un ordre ration­nel au chaos, tout en libé­rant l’homme. Le par­le­men­ta­risme bour­geois ne lui offre qu’une cari­ca­ture de démo­cra­tie, de plus en plus impuis­sante et de plus en plus pour­rie. Déçu et écœu­ré, il risque de se tour­ner vers l’État fort, vers l’homme pro­vi­den­tiel, vers le « prin­cipe du chef ».

« L’éradication du fas­cisme ne sera totale et défi­ni­tive que le jour où nous pré­sen­te­rons à l’humanité, et où nous ferons triom­pher, une forme nou­velle de gou­ver­ne­ment des hommes, une démo­cra­tie authentique. »

Sur le plan des idées, l’éradication du fas­cisme ne sera totale et défi­ni­tive que le jour où nous pré­sen­te­rons à l’humanité, et où nous ferons triom­pher, par l’exemple, une forme nou­velle de gou­ver­ne­ment des hommes, une démo­cra­tie authen­tique, totale, directe, asso­ciant tous les pro­duc­teurs à l’administration des choses. Ce type nou­veau de démo­cra­tie n’est pas une chi­mère, une inven­tion de l’esprit. Il existe. La grande Révolution fran­çaise a fait entendre ses pre­miers bal­bu­tie­ments. La Commune de 1871 en a été la pre­mière ten­ta­tive d’application, comme l’ont fait res­sor­tir, de main de maître, Marx et Lénine. Les soviets russes de 1917 en ont pro­po­sé, de façon inou­bliable, le modèle au monde. Depuis, la démo­cra­tie soviétique3 a connu, en Russie même, pour des rai­sons qu’il serait trop long de rap­pe­ler ici, une longue éclipse. Cette éclipse a coïn­ci­dé avec la mon­tée du fas­cisme. Aujourd’hui, le fas­cisme a du plomb dans l’aile. Nous lui don­ne­rons le coup de grâce en prou­vant par nos actes que la démo­cra­tie vraie, la démo­cra­tie du type com­mu­nal ou sovié­tique, est viable et qu’elle est supé­rieure à tous les autres types de gou­ver­ne­ment des hommes. « Tout le pou­voir aux soviets », disait Lénine. Mussolini a cari­ca­tu­ré ce mot d’ordre pour en faire le slo­gan de l’État tota­li­taire : « Tout le pou­voir au fas­cisme. » L’État tota­li­taire est un monstre qui chan­celle. Nous en serons à jamais déli­vrés si nous fai­sons triom­pher son anti­thèse : la répu­blique des conseils de travailleurs.

[…] Le régime poli­tique de la plu­part des États modernes évo­lués était, jusqu’à pré­sent, la « démo­cra­tie » — la pseu­do-démo­cra­tie : démo­cra­tie par­le­men­taire et non démo­cra­tie directe, démo­cra­tie bour­geoise et non démo­cra­tie pro­lé­ta­rienne, démo­cra­tie fre­la­tée et non démo­cra­tie vraie. Bien sou­vent même, si l’on y regarde de plus près, cette « démo­cra­tie » était for­te­ment mâti­née de césa­risme. Mais, en gros, l’on peut dire que, dans les États évo­lués, elle était, de nos jours, la solu­tion poli­tique la plus géné­ra­le­ment pra­ti­quée. Or, dans deux grands pays de l’Europe occi­den­tale, l’Italie et l’Allemagne, ce régime a fait place à un régime nou­veau, qui tranche sen­si­ble­ment avec le pré­cé­dent : le fas­cisme4. Comme il s’est mani­fes­té pour la pre­mière fois en Italie, on lui a don­né un nom d’origine romaine. Mais il n’a rien de spé­ci­fi­que­ment ita­lien. C’est pour­quoi le vocable emprun­té à l’Italie a fini par dési­gner un phé­no­mène de carac­tère uni­ver­sel. Il était admis jusqu’à ces der­nières années que la « démo­cra­tie » était pour la classe domi­nante le meilleur régime politique.

[Willi Baumeister]

[…] Les révo­lu­tion­naires ont une ten­dance bien natu­relle à tout rame­ner à eux-mêmes. Ils ont l’impression que la bour­geoi­sie recourt uni­que­ment à la solu­tion fas­ciste pour bri­ser la révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne mena­çante. Il y a, bien enten­du, dans cette expli­ca­tion quelque chose de vrai, mais elle est trop sim­pliste. Les pos­sé­dants, certes, ont peur de la révo­lu­tion et ils sub­ven­tionnent des bandes de ner­vis pour tenir en res­pect les ouvriers. Mais ce n’est pas tant pour étouf­fer la révo­lu­tion qu’ils se décident à confier au fas­cisme le pou­voir. […] Ils recourent à la solu­tion fas­ciste pour se pro­té­ger moins contre les troubles de la rue que contre les troubles de leur propre sys­tème éco­no­mique. Le mal qu’il s’agit de conju­rer est davan­tage au-dedans qu’au-dehors. La loi du sys­tème capi­ta­liste est le pro­fit. Pendant une longue période qu’on pour­rait appe­ler la phase ascen­dante du capi­ta­lisme, le déve­lop­pe­ment conti­nu de la pro­duc­tion, l’élargissement inces­sant des débou­chés ont assu­ré à la bour­geoi­sie, mal­gré des crises pério­diques de crois­sance, une pro­gres­sion inin­ter­rom­pue de ses profits.

« Mais ce n’est pas tant pour étouf­fer la révo­lu­tion qu’ils se décident à confier au fas­cisme le pouvoir. »

[…] Aux crises éco­no­miques cycliques s’est super­po­sée une crise chro­nique, une crise per­ma­nente du sys­tème. Le pro­fit capi­ta­liste est mena­cé à sa source. Durant la période pré­cé­dente, la « démo­cra­tie » était avan­ta­geuse pour le capi­ta­lisme. On connaît la ritour­nelle : la démo­cra­tie est le gou­ver­ne­ment le moins cher ; l’esprit d’entreprise ne peut s’épanouir que dans la liber­té ; les droits poli­tiques accor­dés aux masses agissent comme une sou­pape de sûre­té et pré­viennent des heurts vio­lents ; la « démo­cra­tie » accroît les débou­chés du capi­ta­lisme en déve­lop­pant dans les masses des besoins nou­veaux et en leur don­nant quelques moyens de les satis­faire, etc. Quand le fes­tin est abon­dant, on peut, sans dom­mage, lais­ser le peuple en ramas­ser les miettes. Mais dans la période actuelle, dans la phase de déclin du capi­ta­lisme, la classe domi­nante est ame­née à mettre dans la balance les avan­tages et les incon­vé­nients de la « démo­cra­tie » ; per­plexe comme l’âne de Buridan, elle regarde les deux pla­teaux et elle hésite. Dans cer­tains pays et dans cer­taines cir­cons­tances, il arrive que les incon­vé­nients lui paraissent l’emporter sur les avan­tages. Quand la crise éco­no­mique (cyclique et chro­nique à la fois) sévit d’une manière par­ti­cu­liè­re­ment aiguë, quand le taux du pro­fit tend vers zéro, elle ne voit d’autre issue, d’autre moyen de remettre en marche le méca­nisme du pro­fit que de vider jusqu’au der­nier cen­time les poches — déjà peu gar­nies — des pauvres bougres qui consti­tuent la « masse ».

C’est ce que Joseph Caillaux, ce grand bour­geois au verbe fleu­ri, appe­lait chez nous la « grande péni­tence » : bru­tale réduc­tion des salaires, des trai­te­ments et des charges sociales, aug­men­ta­tion des impôts — des impôts de consom­ma­tion en pre­mier lieu. Avec le pro­duit de cette rafle dans les poches du bon peuple, l’État ren­floue les entre­prises au bord de la faillite, les sou­tient arti­fi­ciel­le­ment à coups de sub­ven­tions et d’exonérations fis­cales, à coups de com­mandes de tra­vaux publics et d’armements ; l’État, en un mot, se sub­sti­tue à la clien­tèle pri­vée, à l’épargne défaillante. Mais le régime « démo­cra­tique » se prête assez mal à la réa­li­sa­tion d’un tel plan. Tant que la « démo­cra­tie » sub­siste, les diverses caté­go­ries sociales qui com­posent le peuple (bien que copieu­se­ment dupées et gru­gées) ont tout de même quelques moyens de se défendre contre la « grande péni­tence » : liber­té de la presse, suf­frage uni­ver­sel, droit syn­di­cal, droit de grève, etc. Moyens insuf­fi­sants sans doute, mais qui imposent quelques limites aux exi­gences illi­mi­tées des puis­sances d’argent. La résis­tance, notam­ment, du pro­lé­ta­riat orga­ni­sé rend assez dif­fi­cile le mas­sacre des salaires. C’est pour­quoi, dans cer­tains pays et dans cer­taines cir­cons­tances, lorsque ses pro­fits sont par­ti­cu­liè­re­ment mena­cés, lorsqu’une « défla­tion » bru­tale lui paraît néces­saire, la bour­geoi­sie jette par-des­sus bord la tra­di­tion­nelle « démo­cra­tie » et appelle de ses vœux — en même temps que de ses sub­sides — un État fort. Lequel prive le peuple de tous ses moyens de défense, lui ligote les mains der­rière le dos, pour mieux vider ses poches.

[Willi Baumeister]

[…] À un moment don­né, les magnats capi­ta­listes […] lancent le fas­cisme à la conquête de l’État. Pour bien com­prendre la tac­tique fas­ciste au cours de cette seconde phase, il importe de dis­si­per une erreur assez répan­due, selon laquelle le pro­blème de la prise du pou­voir se pose­rait de la même façon pour le socia­lisme pro­lé­ta­rien et pour le fas­cisme. Or, il y a entre la prise du pou­voir par l’un et par l’autre une dif­fé­rence capi­tale : le socia­lisme est l’adversaire de classe de l’État bour­geois, même « démo­cra­tique », tan­dis que le fas­cisme est au ser­vice de la classe que repré­sente cet État. Le socia­lisme révo­lu­tion­naire sait qu’il ne conquer­ra le pou­voir que de haute lutte, qu’il lui fau­dra bri­ser la résis­tance achar­née de l’adversaire : s’il uti­lise tous les moyens légaux qui lui sont four­nis par la loi ou la Constitution, il le fait sans la moindre illu­sion ; il sait que la vic­toire est, en défi­ni­tive, une ques­tion de force. (Bien enten­du, ce qui vient d’être dit ne s’applique pas au « socia­lisme » oppor­tu­niste, qui ne vise pas à conqué­rir le pou­voir, mais tout au plus à l’« exer­cer » et à gou­ver­ner pour le compte de la bour­geoi­sie.) Au contraire, le fas­cisme, à par­tir du moment où il se lance à la conquête du pou­voir, a déjà l’assentiment de la frac­tion la plus puis­sante de la bour­geoi­sie capi­ta­liste. Il est assu­ré, en outre, de la com­pli­ci­té des chefs de l’armée et de la police, dont les liens avec ses bailleurs de fonds sont étroits ; quant à ceux qui tiennent encore les rênes de l’État bour­geois « démo­cra­tique », il sait que, même s’ils repré­sentent des inté­rêts quelque peu dif­fé­rents de ceux de ses bailleurs de fonds, ils ne lui oppo­se­ront pas une résis­tance armée : la soli­da­ri­té de classe sera plus forte que les diver­gences d’intérêts ou de méthode.

« À par­tir du moment où le fas­cisme marche vers le pou­voir, le mou­ve­ment ouvrier ne dis­pose plus que d’une seule res­source : s’emparer avant lui du pouvoir. »

[…] Le fas­cisme sait donc qu’en réa­li­té la conquête du pou­voir n’est pas pour lui une ques­tion de force. Il pour­rait d’ores et déjà, s’il le vou­lait, prendre pos­ses­sion de l’État. Pourquoi ne le fait-il pas ? Parce qu’il n’a pas encore avec lui une frac­tion suf­fi­sam­ment impor­tante de l’opinion publique. Or, il est impos­sible, de nos jours, de gou­ver­ner sans l’assentiment de larges masses. Il lui faut donc s’armer de patience, gagner d’abord à lui ces foules, don­ner l’impression qu’il est por­té au pou­voir par un vaste mou­ve­ment popu­laire et non pas sim­ple­ment parce que ses bailleurs de fonds, parce que les chefs de l’armée et de la police sont prêts à lui livrer l’État. Aussi sa tac­tique est-elle essen­tiel­le­ment léga­liste. Il veut arri­ver au pou­voir par le jeu nor­mal de la Constitution, du suf­frage uni­ver­sel. […] À par­tir du moment où le fas­cisme marche vers le pou­voir, le mou­ve­ment ouvrier ne dis­pose plus que d’une seule res­source : gagner le fas­cisme de vitesse, s’emparer avant lui du pou­voir. […] [L]e mou­ve­ment ouvrier, à la veille de la vic­toire fas­ciste, est pro­fon­dé­ment affai­bli et démo­ra­li­sé. Non seule­ment à cause du chô­mage, non seule­ment par suite des défaites répé­tées pro­ve­nant d’un manque d’audace dans les rixes jour­na­lières avec les bandes fas­cistes, mais sur­tout parce que les orga­ni­sa­tions syn­di­cales n’ont pas su conser­ver les avan­tages acquis par la classe ouvrière.

[À] par­tir du moment où la classe ouvrière a lais­sé pas­ser la vague fas­ciste, une longue période s’ouvre d’esclavage et d’impuissance, une longue période au cours de laquelle les idées socia­listes — ou sim­ple­ment « démo­cra­tiques » — ne sont pas seule­ment rayées des fron­tons des monu­ments publics ou des biblio­thèques, mais sont — ce qui est bien plus grave — extir­pées des cer­veaux. Le fas­cisme détruit, au sens phy­sique du mot, tout ce qui s’oppose, si peu que ce soit, à sa dic­ta­ture ; autour de lui il fait le vide, der­rière lui il laisse le vide. […] Les tra­vailleurs ne sortent de leur pas­si­vi­té que lorsqu’un évé­ne­ment leur révèle du dehors qu’ils ne sont pas seuls, que, de l’autre côté des fron­tières, d’autres tra­vailleurs sont en lutte. C’est ain­si que les grandes grèves de juin 1936, en France, mal­gré les efforts de la presse fas­ciste pour en mini­mi­ser l’importance, ont un écho pro­fond par­mi les ouvriers d’Italie et d’Allemagne.

[Willi Baumeister]

[…] [L]a leçon des drames ita­lien et alle­mand est que le fas­cisme n’a aucun carac­tère de fata­li­té. Le socia­lisme eût pu et dû l’exorciser s’il s’était arra­ché à son état de para­ly­sie et d’impuissance ; s’il avait gagné de vitesse son adver­saire ; s’il avait conquis, ou pour le moins neu­tra­li­sé, avant lui, les classes moyennes pau­pé­ri­sées ; s’il s’était empa­ré, avant le fas­cisme, du pou­voir — non pour pro­lon­ger tant bien que mal le sys­tème capi­ta­liste (comme l’ont fait trop de gou­ver­ne­ments por­tés au pou­voir par la classe ouvrière), mais pour mettre hors d’état de nuire les bailleurs de fonds du fas­cisme (magnats de l’industrie lourde et grands pro­prié­taires fon­ciers) : en un mot, s’il avait pro­cé­dé à la socia­li­sa­tion des indus­tries clés et à la confis­ca­tion des grands domaines. En conclu­sion, l’antifascisme est illu­soire et fra­gile, qui se borne à la défen­sive et ne vise pas à abattre le capi­ta­lisme lui-même.


Illustrations de ban­nière et de vignette : Willi Baumeister


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  1. « Au terme d’une conver­sa­tion sur Le Suicide fran­çais, les échecs de l’as­si­mi­la­tion et du modèle mul­ti­cul­tu­rel, je lui ai posé la ques­tion sui­vante : Mais vous ne pen­sez pas que ce soit irréa­liste de pen­ser qu’on prend des mil­lions de per­sonnes, on les met dans des avions… ; il ajoute : Ou dans des bateaux, et je reprends : Pour les chas­ser ? » rap­por­tait le jour­na­liste ita­lien Stefan Montefiori à pro­pos de son entre­tien avec Éric Zemmour réa­li­sé le 30 octobre 2014. Et Zemmour d’a­jou­ter : « Je sais, c’est irréa­liste mais l’Histoire est sur­pre­nante. Qui aurait dit en 1940 qu’un mil­lion de pieds-noirs, vingt ans plus tard, seraient par­tis d’Algérie pour reve­nir en France ? Ou bien qu’a­près la guerre, cinq ou six mil­lions d’Allemands auraient aban­don­né l’Europe cen­trale et orien­tale où ils vivaient depuis des siècles ? » Aussi, en sep­tembre 2021, nie-t-il farou­che­ment avoir jamais uti­li­sé le terme « remi­gra­tion » — un concept appa­ru en France dans les années 2010, au sein des espaces d’ex­trême droite, visant à qua­li­fier et pro­mou­voir le dépla­ce­ment for­cé de popu­la­tions entières. Un men­songe de plus : le 27 jan­vier 2021, sur CNews, il avait ain­si décla­ré : « Vouloir la remi­gra­tion ce n’est pas être raciste. C’est consi­dé­rer qu’il y a trop d’im­mi­grés en France, que ça pose un vrai pro­blème d’é­qui­libre démo­gra­phique et iden­ti­taire, que l’i­den­ti­té de la France est en dan­ger… »
  2. Par « pro­lé­ta­riat », il faut entendre « la classe des tra­vailleurs sala­riés modernes qui, ne pos­sé­dant pas en propre leurs moyens de pro­duc­tion, sont réduits à vendre leur force de tra­vail pour vivre » (Engels).
  3. Cette for­mule ren­voie au modèle poli­tique fon­dé sur la démo­cra­tie des soviets, autre­ment dit des conseils ouvriers et pay­sans. Il ne sau­rait être ques­tion, pour Daniel Guérin, de louer ici le régime sta­li­nien.
  4. Dans la Rome antique, cer­tains magis­trats étaient pré­cé­dés d’officiers, dits « lic­teurs », qui por­taient, comme signe de leur pou­voir, des verges de bou­leau liées en fais­ceau autour d’une hache. Dans le jar­gon poli­tique moderne en Italie, on a appe­lé fas­cio (plu­riel fas­ci) diverses ligues d’actions poli­tique et sociale, de ten­dances sou­vent très avan­cées. Puis le fas­cisme mus­so­li­nien s’est empa­ré du vocable [ndla].

REBONDS

☰ Lire notre article « L’hypothèse com­mu­niste liber­taire », Victor Cartan, mai 2021
☰ Lire notre semaine thé­ma­tique consa­crée aux 150 ans de la Commune, mars 2021
☰ Lire notre article « Orwell : faire front, puis la révo­lu­tion », Elias Boisjean, novembre 2019
☰ Lire notre entre­tien avec Jean-Paul Jouary : « De tout temps, les démo­crates ont refu­sé le suf­frage uni­ver­sel », mars 2019
☰ Lire notre abé­cé­daire de Daniel Guérin, novembre 2018
☰ Lire « La Commune ou la caste — par Gustave Lefrançais », juin 2017

Ballast

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