Le communisme libertaire : qu'est-ce donc ?

19 novembre 2016


Texte inédit pour le site de Ballast

Les mou­ve­ments com­mu­nistes et anar­chistes, aus­si com­po­sites soient-ils, ont relé­gué à l’ombre le com­mu­nisme liber­taire (ou anar­cho-com­mu­nisme) : de part et d’autre, les ortho­doxes se méfient. Trop mar­xiste pour les liber­taires, trop décen­tra­li­sé pour les léni­nistes, il évo­lue à la croi­sée de ces deux tra­di­tions que l’Histoire a volon­tiers oppo­sées. Approchons. ☰ Par Émile Carme


L’intitulé « com­mu­nisme liber­taire » naît en 1876, lors d’un congrès orga­ni­sé par la fédé­ra­tion ita­lienne de l’Association inter­na­tio­nale des tra­vailleurs. Soit 5 ans après la Commune de Paris, 19 après l’in­ven­tion du terme « liber­taire » et 36 après la mise en cir­cu­la­tion de « com­mu­nisme ». Errico Malatesta et Carlo Cafiero, tous deux ita­liens, en sont les prin­ci­paux ins­ti­ga­teurs. Si l’é­non­cé paraît encore contra­dic­toire, le second lan­çait pour­tant : « Nous devons être com­mu­nistes, parce que nous sommes des anar­chistes, parce que l’anarchie et le com­mu­nisme sont les deux termes néces­saires de la révo­lu­tion1. » Le com­mu­nisme, rap­pelle Cafiero, incarne l’é­ga­li­té et l’a­nar­chisme la liber­té : deux notions, pos­si­ble­ment anta­go­nistes, qu’il refuse d’op­po­ser. Mieux : il importe de les com­bi­ner, de résoudre cette ten­sion par une syn­thèse inédite.

Aux sources : décrasser les mots

« Plus de pauvres, ni de riches, ni de domes­tiques ; plus d’exploiteurs ni d’exploités, tel s’avance son programme. »

La France se sai­sit poli­ti­que­ment du terme « com­mu­nisme » en 1840. L’avocat Étienne Cabet est, la même année, l’un des pre­miers à en expli­ci­ter les visées : dans Comment je suis com­mu­niste, il met en garde son lec­teur : qu’il ne s’effraie pas d’un tel titre ! Puis s’empresse de trier les « vrais » des « faux » com­mu­nistes… Les pre­miers se recon­naissent par leur « plus admi­rable dévoue­ment pour la cause de l’Humanité » et déploient une phi­lo­so­phie — la « plus douce » et la « plus pure » qui soit — visant au « bon­heur des hommes ». Comment ? Par la fra­ter­ni­té, l’éducation, l’intelligence, la digni­té et la rai­son. Cabet, exi­lé, ancien dépu­té et fon­da­teur du jour­nal Le Populaire, estime que l’inégalité est la cause de tous les maux qui frappent le corps social : « Plus de pauvres, ni de riches, ni de domes­tiques ; plus d’exploiteurs ni d’exploités », tel s’avance son pro­gramme, par ailleurs géné­reux en pro­po­si­tions plus concrètes : repré­sen­ta­tion du peuple sou­ve­rain, élec­tions renou­ve­lables, révo­ca­bi­li­té des fonc­tion­naires, concen­tra­tion de l’industrie, droit au divorce, etc. Cela pour le bien de ce qu’il nomme « la masse du Juste-milieu qui désire sin­cè­re­ment le bien géné­ral », celle qui s’interroge avant tout sur le pain à ache­ter et le loyer à honorer.

Cabet récuse la vio­lence et pro­meut l’instauration d’un régime com­mu­niste « par la puis­sance de l’Opinion publique » : si un par­ti mino­ri­taire se targue de l’imposer aux masses, cela ne pour­ra, pour­suit-il, que conduire à la dic­ta­ture — reste dès lors à convaincre. L’auteur en appelle à un « régime tran­si­toire et pré­pa­ra­toire » et se déclare plus « réfor­miste » que « révo­lu­tion­naire ». Une année plus tard sort le jour­nal L’Humanitaire2, bien réso­lu à « expose[r] clai­re­ment et net­te­ment l’organisation com­mu­niste » tant, estime le pre­mier numé­ro, cela fait défaut au jeune mou­ve­ment. Le com­mu­nisme est le sys­tème où « toute domi­na­tion de l’homme sur l’homme serait entiè­re­ment abo­lie3 ». En 1845, le pério­dique La Fraternité entend à son tour faire connaître la nature d’une telle entre­prise : celle-ci, en plus d’être « l’affirmation la plus vraie de l’avenir », est l’espoir poli­tique de « tout ce qui tra­vaille et souffre », l’horizon des manœu­vriers, des ter­ras­siers, des agri­cul­teurs, des cou­tu­rières et des petits com­mer­çants qui peinent tan­dis que les ban­quiers et les agio­teurs réa­lisent « des gains énormes ». Le com­mu­nisme, pour­suit l’un des numé­ros, est « la voix du peuple reven­di­quant pour tous des droits et des devoirs égaux », la néga­tion d’un « ordre social mau­vais4 » : sans exclu­si­visme, il entend embras­ser la liber­té, l’égalité et la fraternité.

Uyuni, Bolivia (Peter's Travels)

« Un spectre hante l’Europe : le spectre du com­mu­nisme. » La Ligue des com­mu­nistes charge Karl Marx et Friedrich Engels — les deux Allemands n’ont pas 30 ans — de rédi­ger un pro­gramme com­mu­niste : ain­si naît le fameux Manifeste du par­ti com­mu­niste, paru à Paris l’année sui­vante, en 1848. « Il est grand temps que les com­mu­nistes exposent à la face du monde entier leurs concep­tions, leurs buts et leurs ten­dances » : et le texte, qui s’im­po­se­ra comme la réfé­rence théo­rique et pra­tique du com­mu­nisme mon­dial, de s’y atte­ler… Rappelons l’affaire à grands traits : l’histoire des socié­tés est celle de la lutte des classes ; la bour­geoi­sie a créé le pro­lé­ta­riat, façon­nant ain­si l’arme qui la détrui­ra un jour de manière « inévi­table » ; les ouvriers les plus réso­lus doivent se consti­tuer en par­ti et ren­ver­ser la bour­geoise afin de conqué­rir le pou­voir poli­tique puis d’instaurer la socié­té sans classes. Le binôme alle­mand contracte sa pen­sée en une sen­tence effi­lée : « Les com­mu­nistes peuvent résu­mer leur théo­rie dans cette for­mule unique : abo­li­tion de la pro­prié­té pri­vée. » Autrement dit, la pro­prié­té bour­geoise, fruit de l’exploitation des tra­vailleurs pour le bien du capi­tal (la pro­prié­té du petit pay­san ? « Nous n’avons que faire de l’abolir », répondent-ils à leurs cri­tiques). Leur com­mu­nisme entend en finir avec « l’exploitation de l’homme par l’homme » et se fend d’un déca­logue pro­gram­ma­tique — de l’expropriation de la pro­prié­té fon­cière à l’abolition du droit d’héritage, en pas­sant par la cen­tra­li­sa­tion du cré­dit dans les mains de l’État à l’abolition du tra­vail des enfants. Cette socié­té future per­met­tra « le déve­lop­pe­ment de cha­cun », condi­tion « du libre déve­lop­pe­ment de tous ». Le réfor­misme non-violent de Cabet laisse donc, en moins de 10 ans, place au révo­lu­tion­na­risme cui­ras­sé de Marx et d’Engels : seule une révo­lu­tion — « l’acte par lequel une frac­tion de la popu­la­tion impose sa volon­té à l’autre au moyen de fusils, de baïon­nettes et de canons5 », pré­ci­se­ra le second deux décen­nies plus tard — sera en mesure de libé­rer le peuple de ses chaînes de tou­jours. Par l’en­tre­mise de Lénine, le XXe siècle fige­ra la plu­ra­li­té com­mu­niste ori­gi­nelle dans la pra­tique que l’on sait : un par­ti d’a­vant-garde, un État cen­tra­li­sa­teur et répres­sif, un pro­duc­ti­visme de principe.

« Marx contre Proudhon, puis Marx contre Bakounine. Ces duels, poli­tiques autant que per­son­nels, sym­boles aux som­mets de grou­pe­ments ordi­naires et ano­nymes, enfan­te­ront un conflit séculaire. »

L’ouvrier, phi­lo­sophe et éco­no­miste Pierre-Joseph Proudhon est le pre­mier pen­seur à louer le mot « anar­chisme ». À lui don­ner en 1840 — l’an­née, donc, où Cabet se déclare com­mu­niste — une por­tée poli­tique et phi­lo­so­phique étayée : non pas le chaos, comme le croit le sens com­mun, mais « le plus haut degré de liber­té et d’ordre auquel l’humanité puisse par­ve­nir6 ». Quant au mot « liber­taire », on le doit éga­le­ment à Proudhon, quoique contre lui : il est inven­té en 1857 par l’ou­vrier-poète anar­chiste Joseph Déjacque, en oppo­si­tion au terme « libé­ral »7 et à Proudhon lui-même, qu’il accuse de miso­gy­nie, de conser­va­tisme et de libé­ra­lisme, bref, de n’être pas un anar­chiste authen­tique, c’est-à-dire un liber­taire. Si l’a­nar­chisme offre un noyau dur (la défense de l’in­di­vi­du face aux machines oppres­sives et la remise en cause de toutes les domi­na­tions8), il ne s’en divi­se­ra pas moins en de nom­breux cou­rants, sou­vent contra­dic­toires : l’a­nar­cho-syn­di­ca­lisme ne mange pas à la table de l’in­di­vi­dua­lisme liber­taire9 ; les anar­chistes illé­ga­listes armés raillent les anar­chistes non-vio­lents ou chré­tiens ; le post-anar­chisme10 fausse com­pa­gnie à l’a­nar­chisme his­to­rique, dépas­sé qu’il serait ; l’a­nar­chisme de droite toise à dis­tance celui de gauche, si tant est qu’il faille clas­ser l’a­nar­chisme à gauche — ce que cer­tains liber­taires contestent, rejet des géo­gra­phies par­le­men­taires oblige… Cadre poli­tique pour les uns, état d’âme ou « pro­jet éthique11 » pour les autres, l’a­nar­chisme — isme du reste démen­ti par quelques-uns, lui pré­fé­rant la seule anar­chie — est à ce point hété­ro­gène que le recours à l’é­ty­mo­lo­gie demeure sans doute la seule issue si l’on tient à quelque enca­dre­ment concep­tuel : anar­khia, absence de pou­voir, de com­man­de­ment, d’au­to­ri­té. L’anarchisme, va jus­qu’à pen­ser le phi­lo­sophe liber­taire Daniel Colson, « auto­rise tout le monde à par­ler en son nom12 ». Le com­mu­nisme émerge donc du com­mun, s’af­fir­mant posi­ti­ve­ment par le col­lec­tif ; l’a­nar­chisme, construit sur un pré­fixe pri­va­tif grec, s’a­vance par un geste de retrait13.

Communisme et anarchisme : feu nourri

Rixes légen­daires et ample­ment com­men­tées : Marx contre Proudhon, puis Marx contre Bakounine. Ces duels, poli­tiques autant que per­son­nels, sym­boles aux som­mets de grou­pe­ments ordi­naires et ano­nymes, enfan­te­ront un conflit sécu­laire. Marx raille les pro­pen­sions « petites-bour­geoises » et réfor­mistes de Proudhon, sa mécon­nais­sance de la dia­lec­tique, ses contra­dic­tions et sa vani­té ; Proudhon abhorre le com­mu­nisme (qu’il com­pare au nihi­lisme, à la nuit et au silence), ne suit pas Marx dans ses vel­léi­tés insur­rec­tion­nelles et l’ac­cuse de calom­nies comme de pla­giat ; Marx taxe les idées liber­taires de « rêve­ries d’i­déo­logues », blâme les « doc­teurs en science sociale14 » anar­chistes, qua­li­fie Bakounine de « Mahomet sans Coran15 » et les pro­po­si­tions de son Alliance16 de « bavar­dages vides de sens » ; Bakounine voue le com­mu­nisme aux gémo­nies (trop éta­tiste, cen­tra­li­sa­teur, atten­ta­toire aux liber­tés), n’en­tend pas se plier à l’i­dée d’une phase tran­si­toire révo­lu­tion­naire ou d’une quel­conque « dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat », et, bien que saluant l’ex­trême intel­li­gence de Marx, ne sup­porte pas son tem­pé­ra­ment « vani­teux et ambi­tieux, que­rel­leur, into­lé­rant et abso­lu comme Jéhovah, le Dieu de ses ancêtres [sic], et comme lui vin­di­ca­tif jus­qu’à la démence17 ». Le XXe siècle pro­lon­ge­ra ces conflits de papier dans le sang : la révo­lu­tion bol­che­vik ver­ra Trotsky appe­ler à abattre l’écrivain ukrai­nien liber­taire Voline puis Malatesta cla­mer « Lénine est mort, vive la liber­té18 ! ». L’Espagne, terre his­to­rique du syn­di­ca­lisme ouvrier, lan­ce­ra une révo­lu­tion anar­chiste dont Durruti, du haut de sa colonne mili­ta­ri­sée, demeure la figure la plus illustre : la rup­ture sera défi­ni­ti­ve­ment consom­mée entre rouges et noirs lorsque Moscou don­ne­ra l’ordre d’éradiquer les expé­riences auto­ges­tion­naires et accu­se­ra, bien sûr à tort, les liber­taires et les trots­kystes de pac­ti­ser avec le fas­cisme fran­quiste. La guerre per­dure, ici et là : en 2009, le phi­lo­sophe com­mu­niste Alain Badiou qua­li­fie l’a­nar­chisme de « vaine cri­tique19 » et Le Monde liber­taire, organe de la Fédération anar­chiste, qua­li­fie trois ans plus tard ce der­nier de « néos­ta­li­nien de ser­vice20 ».

Uyuni, Bolivia (Peter's Travels)

La Plate-forme : s’organiser et s’unir

Pierre Kropotkine assure en 1892 que « l’a­nar­chie mène au com­mu­nisme, et le com­mu­nisme à l’a­nar­chie21 », et explique à la veille de la Première Guerre mon­diale, dans La Science moderne et l’Anarchie, que le com­mu­nisme dis­pose en lui de deux voies : l’op­pres­sion et la liber­té, l’au­to­ri­ta­risme et l’a­nar­chisme. À condi­tion d’op­ter pour la seconde, le com­mu­nisme — liber­taire — consti­tue la forme de gou­ver­ne­ment social « qui garan­tit le plus de liber­té à l’in­di­vi­du ». Le com­mu­nisme « auto­ri­taire » (que Cafiero nomme éga­le­ment « éta­tiste » et que les liber­taires asso­cient le plus sou­vent au mar­xisme) n’en finit pas de han­ter le com­mu­nisme liber­taire. Dans les années 1920, Alexander Berkman publie ain­si What Is Communist Anarchism ? et affirme à son tour que ce pro­jet poli­tique est « fon­dé sur le prin­cipe de la non-agres­sion et de la non-contrainte22 ». La paru­tion, en 1926, d’une bro­chure de 16 pages inti­tu­lée Plate-forme orga­ni­sa­tion­nelle de l’union géné­rale des anar­chistes donne une assise sup­plé­men­taire au mou­ve­ment com­mu­niste liber­taire inter­na­tio­nal. Forts de l’ex­pé­rience révo­lu­tion­naire russe, Nestor Makhno, chef de guerre ukrai­nien en exil ron­gé par la « dic­ta­ture bol­che­vique-com­mu­niste23 » et la déroute anar­chiste, et Piotr Archinov, que l’URSS assas­si­ne­ra une décen­nie plus tard, dressent, aux côtés de trois autres cama­rades, un bilan cri­tique du mou­ve­ment anar­chiste. Leurs chefs d’in­cul­pa­tion ? Désorganisation, refus de la res­pon­sa­bi­li­té, égo­tisme, jouis­sance indi­vi­duelle et épar­pille­ment. La Plate-forme entend y remé­dier et loue la struc­tu­ra­tion, « l’u­ni­té étroite » et l’an­crage au sein du monde du tra­vail. L’abolition du capi­ta­lisme (et de l’État) pas­se­ra par « la révo­lu­tion sociale vio­lente » et abou­ti­ra, grâce à « l’au­to-admi­nis­tra­tion des classes labo­rieuses », à « une socié­té de tra­vailleurs libres ». Cette socié­té com­mu­niste liber­taire, décen­tra­li­sée et fédé­rale, garan­ti­ra de concert l’é­ga­li­té sociale et la liber­té des indi­vi­dus. L’Union anar­chiste com­mu­niste adop­te­ra sans tar­der ce pro­gramme (avant de l’a­ban­don­ner). En 1991, Alternative liber­taire s’ins­cri­ra dans le sillon néo-pla­te­for­miste. Neuf ans plus tard, la Fédération des com­mu­nistes liber­taires du Nord-Est, fon­dée à Boston, s’en reven­di­que­ra explicitement.

De Fontenis à Guérin : une ligne de crête

« Que reproche-t-il au dra­peau noir ? Ses infan­ti­lismes, son pen­chant à l’u­to­pie, son roman­tisme, sa désué­tude. Que reproche-t-il au dra­peau rouge ? Sa pro­pen­sion à la dic­ta­ture, sa pas­sion éta­tiste, son goût pour les mino­ri­tés professionnelles. »

En France, deux pen­seurs vont s’im­po­ser comme autant de balises du com­mu­nisme liber­taire de la seconde moi­tié du siècle der­nier. L’instituteur et syn­di­ca­liste Georges Fontenis, membre de la Fédération com­mu­niste liber­taire, publie en 1953 son Manifeste du com­mu­nisme liber­taire. Y est ciblé le cou­rant « exis­ten­tiel » de l’a­nar­chisme, en ce qu’il s’é­carte des racines sociales et ouvrières : « Ôter à l’a­nar­chisme son carac­tère de classe serait le condam­ner à l’in­forme, le condam­ner à se vider de son conte­nu, à deve­nir un passe-temps phi­lo­so­phique incon­sis­tant, une curio­si­té pour bour­geoises intel­li­gentes, un objet de sym­pa­thie pour gens de cœur en mal d’i­déaux, un sujet de dis­cus­sion aca­dé­mique24. » Le com­mu­nisme liber­taire rejette la morale bour­geoise autant que le cynisme immo­ra­liste, évince « l’hu­ma­nisme de paco­tille » et ren­voie dos à dos la « vieille concep­tion roman­tique de l’in­sur­rec­tion » et la vision gra­dua­liste des réfor­mistes (pour qui l’hu­ma­ni­té avan­ce­ra pas à pas, sans à‑coups ni sur­sauts, au gré des amen­de­ments et des pro­grès que l’Histoire sème). Fontenis défend ain­si « l’au­to-admi­nis­tra­tion, l’au­to-gou­ver­ne­ment, la véri­table démo­cra­tie, la liber­té dans l’é­ga­li­té éco­no­mique, la sup­pres­sion des pri­vi­lèges et des mino­ri­tés diri­geantes et exploi­teuses ». Et trace sa route entre les impasses libé­rales et marxistes-léninistes.

En 1984, l’é­cri­vain et his­to­rien Daniel Guérin offre, avec À la recherche d’un com­mu­nisme liber­taire, un recueil riche de 15 années de réflexion. Guérin a été sym­pa­thi­sant trots­kyste, anar­chiste puis com­mu­niste liber­taire — son ouvrage s’a­vance dès lors comme « syn­thèse, voire dépas­se­ment, de l’a­nar­chisme et du meilleur de la pen­sée de Marx ». Que reproche-t-il au dra­peau noir ? Ses infan­ti­lismes, son pen­chant à l’u­to­pie, son roman­tisme, sa désué­tude. Que reproche-t-il au dra­peau rouge ? Sa pro­pen­sion à la dic­ta­ture, sa pas­sion éta­tiste, son goût pour les mino­ri­tés pro­fes­sion­nelles, sa croyance éli­tiste en une science du deve­nir his­to­rique, son auto­ri­ta­risme léni­niste, son jaco­bi­nisme cen­tra­li­sa­teur. Daniel Guérin parle de « frères jumeaux, frères enne­mis ». L’autogestion, le rejet de la bureau­cra­tie, le fédé­ra­lisme (prin­ci­pa­le­ment prou­dho­nien), le syn­di­ca­lisme et la valo­ri­sa­tion de l’in­di­vi­du demeurent à ses yeux des maté­riaux liber­taires plus que néces­saires. Le com­mu­nisme liber­taire, conclut-il, déteste autant « l’im­puis­sante pagaille de l’i­nor­ga­ni­sa­tion » que « le bou­let bureau­cra­tique de la sur-orga­ni­sa­tion » : il se méfie pareille­ment du Parti et de la foire poli­ti­cienne élec­to­ra­liste ; il est inter­na­tio­na­liste sans jamais, au nom de quelque uni­ver­sa­lisme hors-sol et orgueilleux, nier les spé­ci­fi­ci­tés propres à chaque pays ; il fait sienne l’as­pi­ra­tion fédé­ra­liste et ne récuse pas la pla­ni­fi­ca­tion démo­cra­tique ; il arrache les médias de masse des mains des oli­garques et décen­tra­lise ; il se pré­oc­cupe de l’en­vi­ron­ne­ment et n’é­carte pas, par prin­cipe, l’i­dée de tran­si­tions ; il ne se pense pas comme grou­pus­cu­laire et coïn­cide avec « les ins­tincts de classe de la classe ouvrière ». « L’anarchisme est insé­pa­rable du mar­xisme. Les oppo­ser, c’est poser un faux pro­blème. Leur que­relle est une que­relle de famille. »

Uyuni, Bolivia (Peter's Travels)

Trois chantiers

Préférons, à la mul­ti­pli­ca­tion des réfé­rences, nous atta­cher à trois pro­po­si­tions contem­po­raines por­teuses de la diver­si­té de ce mou­ve­ment qu’au­cun marbre ne sau­rait fixer pour l’é­ter­ni­té : le muni­ci­pa­lisme liber­taire, l’or­ga­ni­sa­tion Alternative liber­taire et l’ou­vrage Affinités révo­lu­tion­naires — Nos étoiles rouges et noires. Fondé dans les années 1970 par le pen­seur états-unien Murray Bookchin, ledit muni­ci­pa­lisme (par­fois appe­lé com­mu­na­lisme) aspire à bâtir une socié­té arti­cu­lée autour de trois notions phares : la démo­cra­tie directe, l’é­co­lo­gie sociale et la décen­tra­li­sa­tion. Dans les années 2000, il accom­pagne la muta­tion du PKK puis, à par­tir de 2011, ins­pire la révo­lu­tion menée dans le Rojava syrien. Le muni­ci­pa­lisme liber­taire entend fon­der, en lieu et place de l’État-nation, un réseau de com­munes coor­don­nées de bas en haut par une Commune des com­munes — chaque muni­ci­pa­li­té, dotée de sa garde civique, fonc­tion­nant autour d’une assem­blée popu­laire ins­ti­tuée et garante du prin­cipe majo­ri­taire. Ni Grand Soir ni réfor­misme, mais un patient et métho­dique pro­ces­sus révo­lu­tion­naire popu­laire : « Le pas­sage à une autre socié­té ne se fera pas par une explo­sion sou­daine, sans une longue période de pré­pa­ra­tion intel­lec­tuelle et morale25. »

« Une socié­té ache­vée est un leurre : il n’exis­te­ra jamais aucun stade actant la fin de l’émancipation. »

L’organisation fran­çaise Alternative liber­taire publie à la fin des années 1980 son Projet com­mu­niste liber­taire. Réédité jusque dans les années 2000, il consti­tue à ce jour, avec les tra­vaux de Bookchin, la pro­jec­tion la plus concrète de ce que pour­rait être une socié­té post-capi­ta­liste et com­mu­niste liber­taire. Après avoir rap­pe­lé les fon­da­men­taux de cette tra­di­tion et le double rejet qui la struc­ture — le mar­xisme-léni­nisme éta­tiste et ultra-cen­tra­li­sa­teur ; l’a­nar­chisme roman­tique, indi­vi­dua­liste, hos­tile aux lois comme au pou­voir —, l’or­ga­ni­sa­tion invite à réin­ven­ter le socia­lisme sans purisme, à inté­grer le mar­xisme pour mieux le dépas­ser, à bâtir un com­mu­nisme de la liber­té et de l’é­thique, à fon­der par la base un mou­ve­ment anti-auto­ri­taire de masse. Autogouvernement, fédé­ra­lisme, décen­tra­li­sa­tion, contre-pou­voir et pou­voir des tra­vailleurs (pro­lé­ta­riat ouvrier, cher­cheurs, tech­ni­ciens, ensei­gnants, intel­lec­tuels, etc.), ser­vices publics, assem­blées et conseils élus et révo­cables : autant de res­sources néces­saires à cette révo­lu­tion éga­le­ment enten­due comme pro­ces­sus. Une socié­té ache­vée est un leurre : il n’exis­te­ra jamais aucun « stade » actant la fin de l’é­man­ci­pa­tion. La popu­la­tion, mobi­li­sée et orga­ni­sée en contre-pou­voir com­mu­niste liber­taire, devien­dra le pou­voir, se sub­sti­tuant à l’État (qu’il désar­me­ra et déman­tè­le­ra) et se défen­dant, par la vio­lence s’il le faut, contre les attaques de ce der­nier (une vio­lence non pas iso­lée mais enca­drée par la dyna­mique de masse, « consciente et lucide »). Le temps de tra­vail sera pos­si­ble­ment réduit à deux heures quo­ti­diennes ; les reve­nus seront éga­li­sés dans des pro­por­tions à défi­nir ; l’é­co­no­mie de mar­ché dis­pa­raî­tra au pro­fit du seul mar­ché des biens de consom­ma­tion ; la pla­ni­fi­ca­tion de l’é­co­no­mie se fera démo­cra­ti­que­ment ; le droit (bour­geois) devien­dra le contrat ; les forces de l’ordre seront rem­pla­cées par des struc­tures contrô­lées par la popu­la­tion ; l’ar­mée cède­ra la place à une défense civile popu­laire : « Il y a une vie après le néo­li­bé­ra­lisme, elle mérite d’être vécue. »

En 2014, Olivier Besancenot, porte-parole du NPA, et le phi­lo­sophe éco­so­cia­liste Michael Löwy publient l’ou­vrage Affinités révo­lu­tion­naires. Le tan­dem exhorte à une soli­da­ri­té effec­tive entre mar­xistes et liber­taires en se pla­çant sous le signe plu­ra­liste de la Première Internationale. « Plutôt que de comp­ta­bi­li­ser les erreurs et les fautes des uns et des autres — les kyrielles d’ac­cu­sa­tions réci­proques ne manquent pas —, nous vou­drions plu­tôt mettre en avant l’as­pect posi­tif de cette expé­rience : un mou­ve­ment inter­na­tio­na­liste divers, mul­tiple, démo­cra­tique », expliquent-ils ain­si. Si les auteurs pro­viennent inti­me­ment de la tra­di­tion com­mu­niste, ils n’en rejettent pas moins l’au­to­ri­ta­risme bol­che­vik, la répres­sion de Kronstadt (rati­fiée par Trotsky) et vont jus­qu’à décla­rer : « Reconnaissons-le : à l’é­chelle de l’Histoire, le mou­ve­ment anar­chiste porte le dra­peau de l’é­man­ci­pa­tion indi­vi­duelle bien plus haut que la famille mar­xiste. » L’ouvrage appelle, par­tant, à cher­cher un point d’é­qui­libre, attei­gnable en indi­vi­dua­li­sant le com­mu­nisme et en col­lec­ti­vi­sant l’a­nar­chisme. Accepter le pou­voir à condi­tion de le contrô­ler démo­cra­ti­que­ment et par la base, s’ins­pi­rer du zapa­tisme comme de Daniel Guérin, louer la pres­cience éco­lo­giste et sociale de Bookchin mais cri­ti­quer sa tech­no­phi­lie et sa foi en l’é­chelle locale, ins­tau­rer le fédé­ra­lisme des enti­tés auto­gé­rées, ne pas débou­ter par prin­cipe les élec­tions, pla­cer l’é­co­lo­gie poli­tique en son cœur : autant de pistes ébau­chées « pour bâtir une socié­té désa­lié­née, éga­li­taire » et « jeter des ponts » à même de construire la conver­gence idéo­lo­gique et pra­tique des pro­chaines batailles. Mais Besancenot de confier à la pré­sente revue, en 2016 : « Il y a un ins­tinct de pro­prié­té sur l’héritage poli­tique assez fort chez les rouges autant que chez les noirs. »


Photographies de ban­nière et de vignette : Uyuni, Bolivia (Peter’s Travels)


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  1. « Anarchie et com­mu­nisme » est la repro­duc­tion du rap­port lu par Carlo Cafiero en 1880 à l’occasion du congrès de la Fédération juras­sienne de l’Association inter­na­tio­nale des tra­vailleurs. Ce texte fut publié la même année dans le jour­nal anar­chiste Le Révolté.[]
  2. Le libraire lyon­nais Gabriel Charavay en est le direc­teur ; il sera par la suite incar­cé­ré puis dépor­té en Algérie. Voir, sur la géné­ra­tion des com­mu­nistes babou­vistes des années 1840, l’article « La géné­ra­tion com­mu­niste de 1840 et la mémoire de Gracchus Babeuf », Alain Maillard, L’Homme et la socié­té, volume 1, 1994, pp. 89–100.[]
  3. N° 1, juillet 1841.[]
  4. N° 9, sep­tembre 1845.[]
  5. « Le par­ti de classe — Questions d’organisation — Luttes de ten­dances et dis­so­lu­tion de l’Internationale », 1873.[]
  6. Dans l’ar­ticle « Polémique contre Louis Blanc et Pierre Leroux », novembre 1849-jan­vier 1850.[]
  7. « De l’être-humain mâle et femelle. Lettre à P.J. Proudhon », La Nouvelle-Orléans, 1857.[]
  8. En résulte un sou­ci plus aigu des oppres­sions sou­vent tenues pour péri­phé­riques par le gros des mou­ve­ments com­mu­nistes : fémi­nisme, éthique ani­male, etc.[]
  9. Volontiers lec­teur de Max Stirner, héraut de l’Unique, ou de Nietzsche, adu­la­teur du sur­hu­main, embri­ga­dés à leur corps défen­dant.[]
  10. Lire L’Anarchisme aujourd’hui de Vivien Garcia, L’Harmattan, 2007.[]
  11. Nous emprun­tons cette for­mule à Daniel Colson. Voir son Petit lexique phi­lo­so­phique de l’a­nar­chisme, Biblio essais, 2001.[]
  12. Daniel Colson, Petit lexique phi­lo­so­phique de l’a­nar­chisme, op. cit., p. 13.[]
  13. Léo Ferré, chantre artis­tique de sa frange indi­vi­dua­liste, estime dans l’un de ses articles qu’une « morale de l’a­nar­chie ne peut se conce­voir que dans le refus ». « L’anarchie », Le Monde liber­taire, 1968.[]
  14. « De l’in­dif­fé­ren­tisme en matière poli­tique, L’Almanaco Republicano per l’an­no 1874, jan­vier 1873.[]
  15. Cité par Mathieu Léonard dans L’Émancipation des tra­vailleurs, La Fabrique, 2011, p. 128.[]
  16. Internationale de la démo­cra­tie socia­liste.[]
  17. Mikhaïl Bakounine, Étatisme et anar­chie, Éditions Tops/H. Trinquier, 2009, p. 316.[]
  18. Billet paru dans Pensiero et Volonta, n° 3, 1er février 1924.[]
  19. Alain Badiou, L’Hypothèse com­mu­niste, Lignes, 2009, p. 126.[]
  20. Monique Janover et Thomas Feixa, « Le néos­ta­li­nisme à la fran­çaise », Le Monde liber­taire, 5 avril 2012.[]
  21. La Conquête du pain, Éditions du Sextant, 2006.[]
  22. Qu’est-ce que l’a­nar­chisme ?, L’Échappée, 2010.[]
  23. Voir la bio­gra­phie Nestor Makhno, le cosaque liber­taire, Alexandre Skirda, Les édi­tions de Paris, 1999.[]
  24. Manifeste du com­mu­nisme liber­taire, Problèmes essen­tiels, 1953, Éditions L, 1985.[]
  25. Une socié­té à refaire, Atelier de créa­tion liber­taire, 1992.[]

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