Clément Sénéchal : « Le tirage au sort est antipolitique »


Entretien paru dans le n° 2 de la revue Ballast (printemps 2015)

Nous publions en ligne notre dos­sier consa­cré au tirage au sort. Outil fon­ciè­re­ment démo­cra­tique (meilleure repré­sen­ta­tion du corps social, évic­tion des pro­fes­sion­nels de la poli­tique, com­pres­sion du désir de pou­voir) ou règne de l’ar­bi­traire et fin de la res­pon­sa­bi­li­té indi­vi­duelle et col­lec­tive ? Ce pre­mier volet donne la parole à Clément Sénéchal, mili­tant éco­lo­giste et auteur anti­li­bé­ral de l’es­sai Médias contre médias : en contemp­teur réso­lu du tirage au sort, il plaide pour la repré­sen­ta­tion comme garante d’une authen­tique démo­cra­tie sociale. Il va de soi — c’est même tout l’ob­jet de notre rubrique « Agora », jamais avare d’un franc débat autour des ques­tions qui agitent le camp de l’é­man­ci­pa­tion — qu’il convien­dra de lire le second volet, aux côtés de la mili­tante et met­teuse en scène Judith Bernard, afin d’en­tendre le pré­sent dossier.


Edwy Plenel estime que nom­mer un repré­sen­tant (ou « un maître ») n’est pas consti­tu­tif de la démo­cra­tie. Une idée que l’on retrouve éga­le­ment chez Rancière : « Dans son prin­cipe, comme dans son ori­gine his­to­rique, la repré­sen­ta­tion est le contraire de la démo­cra­tie. » Comment par­ve­nez-vous à conci­lier celles-ci ?

D’abord, atten­tion à ne pas confondre repré­sen­tant et « maître », qui sont deux termes qui ren­voient à des choses très dif­fé­rentes, tant du point de vue concep­tuel — les deux figures n’expriment pas le même lien de subor­di­na­tion, notam­ment parce que l’idée de légi­ti­mi­té est absente du second, qui semble sou­te­nir sa posi­tion uni­que­ment par l’antériorité d’une force — que par les champs séman­tiques et poli­tiques aux­quels ils appar­tiennent. « Maître » est un terme extrê­me­ment pauvre — il dit peu de choses sur le rap­port de pou­voir qu’il pré­tend décrire — et signale bien sou­vent une pen­sée sim­pliste, sché­ma­tique et allu­sive. Que je sache, Edwy Plenel, en tant que direc­teur de la publi­ca­tion, repré­sente Mediapart — il ne cesse d’ailleurs de par­ler en son nom dans les médias. Rancière lui-même, puisque vous le citez, doit bien repré­sen­ter quelque chose éga­le­ment, sans doute un cou­rant de pen­sée, une manière de conce­voir poli­tique et démo­cra­tie. Dans l’absolu, c’est pré­ci­sé­ment la facul­té de repré­sen­ter — par une langue, un dis­cours, des œuvres d’art ou des concepts — qui donne à l’homme son huma­ni­té, sa capa­ci­té à faire socié­té, et le dis­tingue encore un peu des ani­maux. Politiquement, la repré­sen­ta­tion se carac­té­rise par le jeu de média­tions qui per­mettent d’ordonner paci­fi­que­ment la plu­ra­li­té et la dif­fé­ren­tia­li­té humaine : elle est l’enjeu néces­saire de l’intersubjectivité, de la mise en com­mun, de l’association. Je ne vois donc pas bien en quoi le prin­cipe de la repré­sen­ta­tion, qui sup­pose la mise en ordre et la per­pé­tua­tion d’intérêts col­lec­tifs au niveau poli­tique, peut être le contraire de la démocratie.

« Si le peuple en entier reste assem­blé constam­ment, alors plus per­sonne n’œuvre à la repro­duc­tion maté­rielle de la socié­té. Il faut donc des ins­tances de média­tion : des institutions. »

D’ailleurs, je ne crois pas qu’il soit bon de replier le poli­tique entiè­re­ment sur le social, de cou­per la res­pi­ra­tion qui peut exis­ter entre l’un et l’autre ; car elle per­met à l’individu de s’aménager des marges de manœuvre sans être écra­sé sous le poids d’une tota­li­té, c’est-à-dire de s’accomplir dans un jeu d’adhésions et de résis­tances, de par­ti­ci­pa­tions et de retraits. Le déca­lage de la scène repré­sen­ta­tive per­met de mettre au jour une zone de contro­verses et d’hétérogénéités (des luttes, des tem­po­ra­li­tés…) indis­pen­sables à la démo­cra­tie. Que reste-t-il d’autonomie du sujet dans le contrat social de Rousseau, où cha­cun « se don­nant à tous ne se donne à per­sonne », deve­nant « par­tie indi­vi­sible du tout » ? Bien peu de choses. D’ailleurs, en fai­sant in fine appel à des guides et à une reli­gion civile, Rousseau lui-même ne cache pas le carac­tère inso­luble de son contrat social. D’après lui, un sys­tème poli­tique dépour­vu de repré­sen­ta­tion ne peut se réa­li­ser que dans une démo­cra­tie idéale et sans his­toire, car seul « un peuple de dieux » — incor­rup­tibles — pour­rait s’en satis­faire. Enfin, des argu­ments prag­ma­tiques en faveur de la repré­sen­ta­tion : si tout le monde parle en même temps, c’est la satu­ra­tion cog­ni­tive, et fina­le­ment le néant. Si cha­cun n’arbitre que d’après sa propre volon­té, c’est la guerre de tous contre tous et le chaos. Et si le peuple en entier reste assem­blé constam­ment, alors plus per­sonne n’œuvre à la repro­duc­tion maté­rielle de la socié­té. Il faut donc des ins­tances de média­tion : des institutions.

Mais le tirage au sort (dit TAS) sou­lève une ques­tion plus large encore, celle du pou­voir. Ses par­ti­sans estiment qu’il éli­mi­ne­ra ain­si tous les pré­ten­dants aux hon­neurs. Entendez-vous, comme la tra­di­tion anar­chiste ou le phi­lo­sophe Alain le pensent, que la nature même du pou­voir est de cor­rompre qui­conque s’en saisit ?

Si la nature du pou­voir est de cor­rompre tous ceux qui s’en sai­sissent, alors peu importent les inten­tions de celui qui s’en trouve pour­vu. Ce genre de pos­tu­lat ne mène pas loin — à la para­ly­sie, tout au plus. Il est bien évident que le pou­voir, dans la mesure où il fonde une posi­tion d’excédent, couvre tou­jours l’abus de pou­voir. Il faut donc que « par la dis­po­si­tion des choses, le pou­voir arrête le pou­voir », comme le sou­tient Montesquieu. Qu’il s’agisse de pou­voirs en exté­rio­ri­té (le judi­ciaire face à l’exécutif, par exemple) ou en inté­rio­ri­té (les man­da­taires sur leurs man­dants). Mais, pour autant, il ne s’agit nul­le­ment d’empêcher toute expres­sion du pou­voir. Souvenons-nous que sans pou­voir, nous sommes condam­nés à l’impuissance, c’est-à-dire dans l’incapacité d’habiter col­lec­ti­ve­ment ce monde. La facul­té de déci­der est sans doute la chose la plus pré­cieuse de l’être humain — il serait bon de s’en sou­ve­nir de temps en temps. Dans un cli­mat d’apathie géné­rale, pre­nons garde à ne pas ampli­fier constam­ment une accep­tion néga­tive du pou­voir, en dia­bo­li­sant a prio­ri la volon­té de pou­voir et ceux qui s’en réclament. Essayons plu­tôt de par­ve­nir à ce que cha­cun reven­dique de par­ti­ci­per au mou­ve­ment du pou­voir, c’est-à-dire œuvrer à l’instauration d’une véri­table démo­cra­tie d’action : une démo­cra­tie pro­ta­go­nique, c’est-à-dire un régime qui incite chaque citoyen à s’impliquer dans la ges­tion des poli­tiques publiques.

(DR)

Vous êtes un défen­seur des par­tis comme cadre d’organisation de la confron­ta­tion poli­tique. L’abstention mas­sive et les ras­sem­ble­ments gran­dis­sants qui se consti­tuent à l’écart de ces for­ma­tions (du mou­ve­ment du 15‑M à Occupy Wall Street) ne donnent-ils pas à dou­ter de la péren­ni­té des partis ?

Attention : je ne pense pas que les par­tis soient le seul cadre de la confron­ta­tion poli­tique. Les luttes syn­di­cales, par exemple, sont éga­le­ment déci­sives et le syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire, dans les deux siècles der­niers, a obte­nu des modi­fi­ca­tions sub­stan­tielles de l’état de la lutte des classes. Cependant, je pense comme Lénine ou Gramsci que le champ poli­tique pré­sente des spé­ci­fi­ci­tés stra­té­giques et néces­site des acteurs qui lui soient propres, à même de trans­cen­der l’action syn­di­cale nichée au cœur même du pro­cès de pro­duc­tion, à savoir les par­tis poli­tiques — sans quoi nous en res­te­rions au niveau d’une démo­cra­tie cor­po­ra­tive. De même, le monde asso­cia­tif mène aujourd’hui de nom­breuses luttes pour l’émancipation abso­lu­ment indis­pen­sables : mais seuls les par­tis sont à même d’opérer le tra­vail de syn­thèse thé­ma­tique qui per­met de por­ter une vision du monde et de lui impri­mer une direc­tion his­to­rique. Tous ces élé­ments doivent donc se tenir dans une divi­sion orga­nique du tra­vail poli­tique à même de fon­der une contre-hégé­mo­nie oppo­sable à l’ordre capi­ta­liste, plu­tôt que de se diluer dans le fac­tion­na­lisme. Enfin, de façon plus pro­saïque, je ne vois pas com­ment, dans un ave­nir proche, une force poli­tique pour­rait s’imposer en France sans s’être d’abord consti­tuée en par­ti. Pour autant, per­sonne ne peut nier là sim­ple­ment le carac­tère auto­ri­taire du néo­li­bé­ra­lisme, pré­sa­gé par Poulantzas dès les années 1970, c’est-à-dire celui d’un bloc his­to­rique qui appuie sa domi­na­tion sur un exé­cu­tif cou­pé du peuple et une bureau­cra­tie inac­ces­sible aux par­le­ments, met­tant à dis­tance toutes les pro­cé­dures de la démo­cra­tie clas­sique. Et Poulantzas de rap­pe­ler : « Les fas­cismes, les dic­ta­tures mili­taires, ou les bona­par­tismes n’ont pas sim­ple­ment sup­pri­mé les seuls par­tis ouvriers ou révo­lu­tion­naires, mais l’ensemble des par­tis démo­cra­tiques tra­di­tion­nels, bour­geois et petits-bour­geois com­pris, dans la mesure où ceux-ci, paral­lè­le­ment à leurs fonc­tions de classe, expri­maient la pré­sence en leur sein de cer­taines reven­di­ca­tions des masses popu­laires dont il fal­lait bien tenir compte. » Quant aux Indignados espa­gnols ou aux mani­fes­tants grecs, leurs conden­sa­tions poli­tiques s’appellent Podemos et Syriza.

Mais les renie­ments — pour ne pas dire « tra­hi­sons » — de Syriza ne confortent-elles pas les posi­tions de ceux qui contestent toute capa­ci­té de chan­ge­ment radi­cal par les voies ins­ti­tu­tion­nelles, pour ne pas dire légales ?

« Qui peut croire aujourd’hui que des acti­vistes puissent défier la vio­lence d’État et le pou­voir répres­sif du capi­tal — qui a les moyens de finan­cer des mer­ce­naires et des armées privées ? »

Vous en connais­sez d’autres ? Prendre les armes ? Qui peut croire aujourd’hui que des acti­vistes puissent défier la vio­lence d’État et le pou­voir répres­sif du capi­tal — qui a les moyens de finan­cer des mer­ce­naires et des armées pri­vées ? C’est une lubie roman­tique. De même, ne pas com­prendre que Syriza est arri­vé au pou­voir dans un envi­ron­ne­ment encom­bré par les déci­sions pas­sées et sur­dé­ter­mi­né par des consi­dé­ra­tions géo­po­li­tiques relève de la naï­ve­té. D’abord, il ne suf­fit pas de prendre le pou­voir pour l’exercer : il faut d’abord recom­po­ser les rap­ports de force qui tra­versent l’appareil éta­tique, lui-même hété­ro­gène. Ensuite, il faut se confron­ter aux mou­ve­ments des adver­saires poli­tiques — la CDU alle­mande, par exemple. Enfin, la concen­tra­tion ins­ti­tu­tion­nelle d’un pou­voir de classe dans les trai­tés euro­péens et ses ins­ti­tu­tions réduit les marges de manœuvre. Autrement dit, il n’y a que dans la chan­son que l’on peut faire table rase du pas­sé, et la pre­mière tâche d’un pou­voir révo­lu­tion­naire est de réor­ga­ni­ser sa sou­ve­rai­ne­té. En gagnant les élec­tions, Syriza ne s’est pas retrou­vé face à une feuille blanche où impri­mer tran­quille­ment son pro­gramme et ses lois, mais face à un plan de bataille sur lequel gagner habi­le­ment des posi­tions. Mais l’important était de bri­ser le car­can de la subal­ter­ni­té inté­rio­ri­sée par la gauche radi­cale depuis des années en Europe, et d’ouvrir ain­si l’espoir d’un espoir, ou « la pos­si­bi­li­té d’un pos­sible », comme dit Badiou. Et pour ça, il faut des vic­toires électorales.

Le socio­logue Yves Sintomer estime que le TAS serait sou­hai­table, au regard de l’abstention mas­sive dont nous par­lions et de l’incapacité gran­dis­sante des par­tis à por­ter les aspi­ra­tions popu­laires. Le TAS pour­rait redon­ner, juge-t-il, du « souffle » à la vie poli­tique. Pourquoi serait-il donc, comme vous l’avez écrit, « anti­po­li­tique » ?

Je ne vois pas en quoi s’en remettre au hasard pour­rait redon­ner du « souffle » à quoi que ce soit, si ce n’est à la super­sti­tion. Je rap­pelle que le TAS a des ori­gines reli­gieuses. Pour les Grecs, le hasard n’existait pas ; ils y voyaient la volon­té des dieux. La démo­cra­tie, c’est au contraire fon­der la poli­tique sur elle-même : imma­nence contre trans­cen­dance. Dès lors, il n’y a pas d’autre solu­tion que de s’en remettre à l’action volon­taire des hommes dans tous les moments de l’existence, y com­pris et sur­tout dans l’instance de sélec­tion des gou­ver­nants. Le TAS est anti­po­li­tique parce qu’il enjambe le tra­vail de convic­tion par lequel le lan­gage et la rai­son se trouvent som­més de deve­nir poli­tiques, c’est-à-dire à la fois mis en par­tage et trans­for­més en force maté­rielle. (« Une idée devient une force lorsqu’elle s’empare des masses », écrit Marx.) Il l’est éga­le­ment parce qu’il neu­tra­lise la déli­bé­ra­tion comme foyer de pro­po­si­tions dif­fé­rentes, de pro­grammes oppo­sés et de pro­jets à accom­plir, sou­mis au choix plu­riel du grand nombre et dans les­quels la lutte des classes trouve son expres­sion poli­tique — et éven­tuel­le­ment son ren­ver­se­ment ou son abo­li­tion. Sans repré­sen­ta­tion, la poli­tique se trouve sim­ple­ment englou­tie par le social : elle disparaît.

(DR)

Le TAS, décla­rez-vous, ren­for­ce­rait l’individualisation de la socié­té ; ses défen­seurs estiment au contraire qu’il pous­se­rait chaque citoyen, enfin concer­né (ou poten­tiel­le­ment) direc­te­ment par la chose publique, à s’affirmer comme acteur poli­tique. Pourquoi cette hypo­thèse ne vous semble-t-elle pas cré­dible ni cohérente ?

Cette idée d’après laquelle la pers­pec­tive d’être un jour tiré au sort inci­te­rait les citoyens à s’intéresser à la chose publique n’est pas sérieuse. Sur les 45 mil­lions d’électeurs fran­çais, pour une assem­blée de 2 000 per­sonnes renou­ve­lées tous les ans, la chance de par­ti­ci­per une fois aux affaires dans sa vie est par exemple d’environ 0,004 %. Ridicule. D’ailleurs, je ne constate pas que la pers­pec­tive d’être un jour appe­lé à par­ti­ci­per à un jury d’assises excite une quel­conque pas­sion pour le droit. Par contre, si les cam­pagnes, les bul­le­tins de vote, les par­tis et le lien de loyau­té entre l’élu et l’électeur dis­pa­raissent, alors le citoyen se trou­ve­ra lit­té­ra­le­ment déman­te­lé, subis­sant le jour impro­bable où enfin il sera tiré au sort — et pour quoi faire ? Il n’en aura plus la moindre idée.

Un ouvrier vous avait pris à par­tie dans Mediapart : il vous a repro­ché de nour­rir une vision éli­tiste de l’émancipation poli­tique, de ne pas faire confiance aux masses pour s’administrer elles-mêmes et de per­pé­tuer cette vieille idée d’avant-garde…

« Le tirage au sort exclut toute conflic­tua­li­té au pro­fit d’une vue sim­ple­ment ges­tion­naire, igno­rant tota­le­ment la dimen­sion dis­ci­pli­naire qu’elle implique toujours. »

C’est exac­te­ment l’inverse ! Comme on constate un essouf­fle­ment du mou­ve­ment ouvrier, il fau­drait dis­soudre ses organes et fronts de résis­tance vacillants plu­tôt que de les ren­for­cer. Les ouvriers se défendent mal ? Tirons-les aux dés ! C’est jus­te­ment la doc­trine du TAS qui dénie aux classes popu­laires la facul­té de s’organiser pour la conquête du pou­voir. De quelle façon, d’un point de vue théo­rique, arti­cu­lez-vous votre cri­tique du TAS avec le néo­li­bé­ra­lisme ? C’est très simple. Sur le plan socioé­co­no­mique, le néo­li­bé­ra­lisme fonc­tionne autour de la figure ultra-indi­vi­dua­liste du win­ner, atome ver­sa­tile, somme d’énergies tou­jours en dépla­ce­ment, ne s’opposant jamais à rien ni ne s’engageant dura­ble­ment, sous peine de perdre son employa­bi­li­té. Sur le plan poli­tique, le néo­li­bé­ra­lisme pri­vi­lé­gie l’étanchéité de l’administration bureau­cra­tique à l’aléa démo­cra­tique, au prin­cipe d’incertitude. L’État doit gérer les besoins et contra­dic­tions intrin­sèques du capi­ta­lisme, sans jamais le mettre en cause : c’est la théo­rie de la fin de l’Histoire de Fukuyama et le « There is no alter­na­tive » (TINA) de Thatcher. Les pos­tu­lats du TAS sont les mêmes. D’une part, toute orga­ni­sa­tion col­lec­tive est sus­pecte, tout mou­ve­ment vers le pou­voir signale une atten­tion mal­saine, tout mili­tant se trouve en conflit d’intérêts. D’un mot, le TAS sanc­ti­fie le désen­ga­ge­ment. D’autre part, il affirme que la tâche poli­tique se réduit à résoudre des pro­blèmes concrets de façon prag­ma­tique et consen­suelle, au sein d’une assem­blée tirée au sort, dépour­vue de colo­ra­tion poli­tique. Autrement dit, le TAS exclut toute conflic­tua­li­té au pro­fit d’une vue sim­ple­ment ges­tion­naire, igno­rant tota­le­ment la dimen­sion dis­ci­pli­naire qu’elle implique tou­jours. Enfin, il peut se trou­ver une alliance objec­tive entre le capi­tal et le TAS dans le fait qu’une somme d’individus désor­ga­ni­sés et inex­pé­ri­men­tés se mani­pule ou s’achète bien plus faci­le­ment que des mili­tants aguer­ris et res­pon­sables devant des élec­teurs. D’autant que l’idéologie capi­ta­liste irrigue et enrobe l’ensemble des rap­ports de pro­duc­tion quo­ti­diens : elle est ins­crite au plus pro­fond du tis­su social et nous sommes tous, spon­ta­né­ment, capi­ta­listes (condi­tion­nés par ses caté­go­ries). La vieille rhé­to­rique anti­par­tis (qu’on pense au quant-à-soi « apar­ti­daire » de Simone Weil, théo­ri­sé dans sa Note sur la sup­pres­sion géné­rale des par­tis poli­tiques en 1940) nour­rie par le TAS s’accompagne d’une apo­lo­gie des formes affi­ni­taires, fluides et en réseaux, qui mène à l’instauration d’une socié­té liquide, dont seule pro­fite l’hyperclasse capitaliste.

Mais David Van Reybrouck, l’auteur de Contre les élec­tions, ne vise-t-il pas juste lorsqu’il dénonce l’obsession des scru­tins à venir et l’hypocrisie qu’ils induisent : séduire, men­tir, jouer sur le temps, conser­ver ses places et, au fond, ne rien chan­ger à la donne ?

L’intrigue et la brigue sont consti­tu­tives de l’être humain et il est vain de pré­tendre pou­voir son­der a prio­ri les reins et les cœurs, sauf à res­treindre un grand nombre de liber­tés fon­da­men­tales. Il faut plu­tôt pen­ser un sys­tème poli­tique qui convienne à « un peuple de démons », selon le mot de Kant. Un uni­vers où les gens ont inté­rêt à l’universel — ce qui défi­nit la répu­blique de Machiavel. Or, la répu­blique est indis­so­ciable du prin­cipe de publi­ci­té, lequel carac­té­rise aus­si les can­di­dats aux charges poli­tiques. Quelles contraintes pour­raient bien peser sur un ano­nyme tiré au sort qui, à l’inverse d’un élu, n’a pas d’image à défendre ? Sorti de la toile d’interdépendances tis­sée par l’élection, il en serait d’autant plus cor­rup­tible. Ce sont donc les règles de l’élection qu’il faut res­ser­rer : ins­tau­ra­tion du réfé­ren­dum révo­ca­toire, stricte éga­li­té des temps de parole dans les médias, stricte éga­li­té des finan­ce­ments publics pour chaque for­ma­tion poli­tique, ren­for­ce­ment du contrôle opé­ré sur les dépenses de cam­pagne, même pla­fond pour tous (ce qui implique de mettre un contrô­leur dans chaque équipe de cam­pagne), etc.

(DR)

Vous évo­quez un « risque » tota­li­taire si le TAS était appli­qué au sens strict, mais vous n’êtes pas, en revanche, oppo­sé à cer­taines formes de démo­cra­tie directe, et donc à cer­tains chan­ge­ments : lesquels ?

La confu­sion entre repré­sen­ta­ti­vi­té socio­lo­gique et repré­sen­ta­tion poli­tique, dans la mesure où elle trans­forme un état de fait en devoir être, com­porte effec­ti­ve­ment un risque tota­li­taire. Si le TAS donne un reflet exact de la socié­té et que cela devient un motif de légi­ti­mi­té indis­cu­table, quelle place alors pour une oppo­si­tion poli­tique et l’expression de voix dis­si­dentes ? C’est une aggra­va­tion de la « tyran­nie de la majo­ri­té ». Que fait-on par exemple si la majo­ri­té socio­lo­gique est raciste, ou miso­gyne ? Jamais les mino­ri­tés ne pour­raient sor­tir du cercle vicieux de leur oppres­sion. Car pour qu’un inté­rêt mino­ri­taire en fait devienne majo­ri­taire en droit, il faut qu’il soit reçu puis por­té par quelqu’un d’autre, dans un rap­port dia­lec­tique de média­tion-repré­sen­ta­tion. Tuez les par­tis, vous aurez l’ordre éta­bli. Concernant la démo­cra­tie directe, je pense que les par­tis peuvent très cer­tai­ne­ment revoir leurs pra­tiques — res­ter connec­té en per­ma­nence avec la base mili­tante, même pen­dant l’exercice du pou­voir, par exemple. Que les col­lec­tifs de pro­duc­tion (les entre­prises) doivent évo­luer vers des coopé­ra­tives auto­gé­rées. Et qu’il est temps d’instaurer en France une vraie culture du réfé­ren­dum d’initiative populaire.


Portrait de Clément Sénéchal : © Benjamin Boccas


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