Chili : la naissance d’un soulèvement


L’augmentation des tarifs des trans­ports en com­mun, le 6 octobre 2019, a jeté la jeu­nesse chi­lienne dans la rue. Des chan­sons de Victor Jara, assas­si­né par les put­schistes, ont bien­tôt réson­né dans les villes. Des por­traits d’Allende ont été aper­çus dans les cor­tèges. La peur n’a plus cours ; le consen­sus libé­ral implose, là-bas comme désor­mais par­tout ailleurs. Le pou­voir a pro­mul­gué l’é­tat d’ur­gence et le couvre-feu. Après avoir juré que le Chili était « en guerre contre un enne­mi puis­sant et impla­cable », le pré­sident-mil­liar­daire Sebastián Piñera a publi­que­ment « deman­dé par­don » — dans l’es­poir de mettre un coup d’ar­rêt au sou­lè­ve­ment popu­laire. Le 25, le pays connais­sait la plus grande mani­fes­ta­tion de son his­toire ; trois jours plus tard, huit ministres se voyaient limo­gés. Une ving­taine de per­sonnes sont mortes. Les mobi­li­sa­tions conti­nuent, déter­mi­nées. Mario Garcés D., his­to­rien chi­lien des mou­ve­ments sociaux et ancien mili­tant du Mouvement de la gauche révo­lu­tion­naire (MIR), revient sur l’é­clo­sion de la révolte. 


Au cours de la semaine du 14 au 18 octobre 2019, les étu­diants du secon­daire ont appe­lé à frau­der le métro de Santiago afin de pro­tes­ter contre la récente hausse des tarifs de ce moyen de trans­port de pre­mier plan. « Frauder, ne pas payer, une autre manière de lut­ter » a été la consigne que cer­tains d’entre eux ont enton­née à l’entrée des sta­tions, cela dès le lun­di 14. Le conflit s’est inten­si­fié, avec l’appui tacite d’une grande part de la popu­la­tion, lorsque le prix du métro a atteint 830 pesos chi­liens aux heures de pointe (soit 1,03 euros). Forts d’un tel mot d’ordre, les étu­diants entraient dans les sta­tions et sau­taient les tour­ni­quets sans payer le moindre ticket. Le jeu­di, alors que les sta­tions étaient gar­dées par les cara­bi­niers des Forces spé­ciales, le conflit s’est radi­ca­li­sé plus encore : les équi­pe­ments de cer­taines sta­tions ont été atta­qués — notam­ment les tour­ni­quets en ques­tion. Mais ce n’est que le ven­dre­di que le conflit a véri­ta­ble­ment pris de l’ampleur, jus­qu’à voir les sta­tions de forte affluence se rem­plir de mani­fes­tants, per­tur­bant ain­si le fonc­tion­ne­ment du métro de Santiago (lequel, chaque jour, trans­porte envi­ron 2,8 mil­lions de per­sonnes). Certaines ont com­men­cé à fer­mer ; la répres­sion s’est inten­si­fiée ici et là, alté­rant l’intégralité du sys­tème de trans­port de cette ville de 7 mil­lions d’habitants.

« La répres­sion n’a eu d’autre effet que d’encourager la mobi­li­sa­tion, laquelle a pris des formes inédites. »

À la tom­bée de la nuit, la police est appa­rue débor­dée. Face aux mani­fes­tants, le gou­ver­ne­ment a bran­di la menace de la loi de sécu­ri­té inté­rieure de l’État1, n’offrant dès lors aucune porte de sor­tie à la hausse des tarifs. La seule réponse du pou­voir a été de trai­ter les contes­ta­taires de « van­dales et de cri­mi­nels ». À 20h30, les cas­se­roles se sont mises à tin­ter dans plu­sieurs quar­tiers de Santiago ; des mani­fes­tants, en grand nombre, se sont ras­sem­blés à l’entrée de sta­tions de métro (beau­coup d’entre eux étaient des jeunes des quar­tiers popu­laires). Ce sou­lè­ve­ment est né d’une rage accu­mu­lée : celle d’une large majo­ri­té qui vit au quo­ti­dien la pré­ca­ri­té sociale et l’inégalité struc­tu­relle que le néo­li­bé­ra­lisme a for­gée, maté­ria­li­sée et natu­ra­li­sée au sein de la socié­té chi­lienne — depuis la dic­ta­ture de Pinochet jusqu’à aujourd’­hui. Quelques sta­tions atta­quées, cer­taines incen­diées (les dom­mages cau­sés ont atteint plu­sieurs mil­lions de pesos), donc. Du pillage, aus­si : des com­merces, des super­mar­chés. Le métro a sus­pen­du la cir­cu­la­tion dans tout Santiago et le gou­ver­ne­ment s’est réuni en urgence à La Moneda [siège de la pré­si­dence, ndlr] pour décré­ter l’« état d’urgence », minuit pas­sé. La charge du main­tien de l’ordre public incom­bait désor­mais aux mili­taires. À chaque étape, la stra­té­gie du gou­ver­ne­ment a été mau­vaise, en plus d’être tar­dive. La répres­sion n’a eu d’autre effet que d’encourager la mobi­li­sa­tion, laquelle a pris des formes inédites.

Samedi 19, l’état d’urgence ins­tau­ré, les mani­fes­ta­tions ont pro­cé­dé à un double tour­nant : 1) conjoin­te­ment au concert de cas­se­roles et aux mani­fes­ta­tions du mal-être sur les places et les grandes ave­nues, les pillages des super­mar­chés et des phar­ma­cies se sont mul­ti­pliés ; 2) la contes­ta­tion s’est éten­due aux pro­vinces, pour deve­nir natio­nale — du nord au sud du pays, au moins d’Iquique jusqu’à Punta Arenas, et tout par­ti­cu­liè­re­ment à Valparaíso et Concepción (les deux plus grandes villes du Chili après la capi­tale). La popu­la­tion a déso­béi. Défié l’état d’urgence. Si bien que, dans la nuit du same­di, le « couvre-feu » a été impo­sé à Santiago, Valparaíso et Concepción. Il n’a pas appor­té les effets escomp­tés par le pou­voir : les mani­fes­ta­tions publiques et les pillages n’ont pas pris fin. Le Chili vivait là le plus grand « sou­lè­ve­ment social » depuis le regain de la démo­cra­tie, c’est-à-dire depuis les trente der­nières années. Un sou­lè­ve­ment que per­sonne ne pou­vait ima­gi­ner ni pré­voir — même si beau­coup admettent à pré­sent que les symp­tômes étaient mani­festes depuis un cer­tain temps déjà. Pour cou­ron­ner le tout, le pré­sident Piñera, fidèle à la suc­ces­sion d’erreurs et d’ab­sur­di­tés de son gou­ver­ne­ment, a décla­ré le dimanche 20 octobre, à la tom­bée de la nuit, que « nous étions en guerre ».

[Chili, octobre 2019 | Sofía Yanjarí | AFI

Ce sou­lè­ve­ment social nous sur­prend dans un contexte des plus cri­tiques, du point de vue social et poli­tique. Disons-le de manière quelque peu sché­ma­tique. D’une part, les ins­ti­tu­tions éta­tiques et gou­ver­ne­men­tales appa­raissent au plus faible de leur cré­di­bi­li­té et de leur légi­ti­mi­té : cor­rup­tion (Églises com­prises), dis­tance, indif­fé­rence abys­sales à l’en­droit de la socié­té et du peuple en par­ti­cu­lier. D’autre part, cette mobi­li­sa­tion popu­laire — deve­nue un « sou­lè­ve­ment » — s’a­vance sans coor­di­na­teur cen­tral ni orga­ni­sa­tions connues (ni par­tis, ni CUT [Centrale uni­taire des tra­vailleurs du Chili], ni coor­di­na­tions ter­ri­to­riales). Cela lui confère un cer­tain carac­tère spon­ta­né, qu’il convient tou­te­fois de nuan­cer : en amont du sou­lè­ve­ment, les étu­diants du secon­daire ain­si que plu­sieurs mou­ve­ments sociaux avaient créé leurs propres modes d’organisation et d’expression publiques. Ainsi du mou­ve­ment mapuche depuis la fin des années 1990 ; du mou­ve­ment étu­diant, secon­daire et uni­ver­si­taire (Mochilazo, en 2002 ; la révo­lu­tion des pin­gouins en 2006 ; le mou­ve­ment pour l’éducation publique en 2011) ; du mou­ve­ment No + AFP2 depuis 2016 ; du « mai fémi­niste » de 2018 ; des divers mou­ve­ments socio-envi­ron­ne­men­taux et de lutte pour « l’eau et les ter­ri­toires » ; des luttes et de la grève des pro­fes­seurs en 2018. Et cæte­ra. Toutes ces luttes ont une grande valeur, mais il leur man­quait les ins­tances de coor­di­na­tion et d’unification suffisantes.

Il n’est pas simple de pro­po­ser une pers­pec­tive ana­ly­tique sys­té­ma­tique de ce que nous venons et conti­nuons de vivre. Premièrement, parce que les évé­ne­ments se déroulent encore sous nos yeux ; deuxiè­me­ment, parce que la situa­tion met au défi nos caté­go­ries ana­ly­tiques tra­di­tion­nelles ; troi­siè­me­ment, du fait de la charge émo­tion­nelle que repré­sente, pour nombre d’entre nous — qui avons vécu la dic­ta­ture —, de voir à nou­veau des mili­taires dans les rues. Malgré tout, il importe d’essayer.

Les raisons du mal-être

« L’économie, par la grâce de sa crois­sance, serait du reste en mesure d’offrir à elle seule plus de tra­vail, de res­sources et, bien sûr, de consommation. »

Il existe un consen­sus des médias, des poli­tiques, des intel­lec­tuels et du sens com­mun pour dire que le pro­blème dépasse l’augmentation du prix des tickets de métro. C’était la « goutte d’eau qui a fait débor­der le vase » — autre­ment dit, au regard d’une cer­taine tra­di­tion, nous, Chiliens, réagis­sons « quand l’eau nous arrive jusqu’au cou ». Ce consen­sus s’oriente dans deux direc­tions : 1) l’inégalité struc­tu­relle de la socié­té chi­lienne, deve­nue insup­por­table ; 2) l’accumulation des abus et des aug­men­ta­tions de prix dans les ser­vices publics d’électricité et de trans­port, de san­té (sur­tout des médi­ca­ments), du loge­ment et même des pro­duits de pre­mière néces­si­té. À quoi l’on pour­rait ajou­ter d’autres rai­sons : pré­ca­ri­sa­tion des droits sociaux, endet­te­ment crois­sant de la popu­la­tion — et spé­ci­fi­que­ment des plus pauvres, du fait du sys­tème de cartes de cré­dit (sans lequel ils ne pour­raient faire leurs courses au super­mar­ché, ache­ter des vête­ments, une voi­ture ou s’é­qui­per en appa­reils élec­tro­niques). Si l’on pour­rait pro­lon­ger la liste des griefs, il est aus­si une rai­son poli­tique : abso­lu­ment rien ne peut chan­ger, quand bien même les citoyens se mobi­lisent par mil­liers, sans l’assentiment de la droite ou du gou­ver­ne­ment en place. Ni les retraites pré­caires et le sys­tème d’AFP [socié­tés de ges­tion des fonds de pen­sion, ndlr], ni les bas salaires, le sys­tème d’éducation publique, le sys­tème de san­té publique, l’accès au logement…

En résu­mé, les « ombres de la dic­ta­ture3 » ont fait en sorte que la poli­tique soit le mono­pole des pou­voirs en place tout spé­cia­le­ment du grand entre­pre­neu­riat et des par­tis poli­tiques. Que la pro­messe de la Transition4, entendre que « la joie est en route5 », n’a por­té ses fruits que pour une poi­gnée — excluant la grande majo­ri­té, uni­que­ment per­çue comme objet des poli­tiques publiques tech­no­cra­tiques et jamais comme sujet à même de par­ti­ci­per et d’i­ni­tier. Durant la période tran­si­toire, seul l’ac­cès au pou­voir éta­tique s’est rela­ti­ve­ment démo­cra­ti­sé — pas celui de la socié­té ni de son droit à par­ti­ci­per. La Constitution de 1980, approu­vée durant la dic­ta­ture, assu­rait et enté­ri­nait cette direc­tion. Disons-le briè­ve­ment : la poli­tique est affaire de poli­ti­ciens et, pour le bon pro­grès de la socié­té, la popu­la­tion se doit de faire confiance à leur sen­si­bi­li­té comme à leur sens du « ser­vice public » — et autres euphé­mismes du même genre. L’économie, par la grâce de sa crois­sance, serait du reste en mesure d’offrir à elle seule plus de tra­vail, de res­sources et, bien sûr, de consom­ma­tion. En réa­li­té, comme le dit un jour quelque poli­ti­cien et intel­lec­tuel autre­fois de gauche (on en trouve beau­coup…), la plus grande des démo­cra­ties est celle qui pro­duit le mar­ché. Plus on a de consom­ma­teurs, meilleure est la démo­cra­tie ! Devenez « entre­pre­neur », ça ne dépend que de vous ! Et si vous en dou­tez, admet­tez que « vou­loir, c’est pou­voir ! » — comme le clame la publi­ci­té de quelque banque chilienne.

[Chili, octobre 2019 | Sofía Yanjarí | AFI

On pour­rait conti­nuer long­temps encore, mais je crois que la majeure par­tie du pays le sait : nous vivons dans un pays double. Un pays pour les pauvres, dont un seg­ment che­mine en direc­tion de la classe moyenne ; un pays pour les riches, qui compte un seg­ment de classes moyennes pros­pères. Cette dua­li­té se mani­feste de manière visible : une san­té pour les riches et une pour les pauvres, une édu­ca­tion pour les riches et une pour les pauvres, des quar­tiers et des loge­ments pour les riches et d’autres pour les pauvres… Nous sommes face à la repro­duc­tion « moderne » de l’an­cien sys­tème de classes, qui, dans cette conjonc­ture, est en train d’exploser à la face des puis­sants, comme à de nom­breuses occa­sions dans l’histoire du Chili.

Le soulèvement comme moyen d’expression

« Une san­té pour les riches et une pour les pauvres, une édu­ca­tion pour les riches et une pour les pauvres, des quar­tiers et des loge­ments pour les riches et d’autres pour les pauvres. »

D’abord contre le métro, c’est-à-dire, contre l’État ; puis contre le capi­tal, c’est-à-dire contre les super­mar­chés, les phar­ma­cies, les banques et les grands maga­sins. Ce n’est pas la pre­mière fois que les ado­les­cents chi­liens sont à l’avant-garde des luttes sociales. Cela peut paraître sur­pre­nant. Pourquoi les lycéens ? Une hypo­thèse pos­sible, et qui donne une image posi­tive de notre socié­té, est que les ado­les­cents réflé­chissent et qu’ils le font même avec davan­tage de liber­té que les adultes. Ils ne font d’ailleurs pas que réflé­chir, ils « agissent » — et, sans se poser 1 000 ques­tions, leur action pro­duit des effets. Cette fois-ci, lorsqu’il leur a été rétor­qué que la hausse du prix du ticket n’affectait pas les étu­diants, ils ont répon­du, clairs et lim­pides : « Oui, mais ça affecte nos familles. » Une réponse qui leur assure deux vic­toires : ils embarquent leurs mères et leurs pères ; ils désta­bi­lisent le dis­cours de Piñera et de la droite, eux qui n’ont de cesse de jurer qu’ils agissent pour la défense de la famille.

Et pour­quoi le métro ? Nous sommes nom­breux à nous être posés cette ques­tion. C’est qu’elle pro­voque des sen­ti­ments ambi­va­lents : le métro est un bien public, et il four­nit un ser­vice essen­tiel. Mais il faut ajou­ter qu’il est aus­si le sym­bole de l’ordre et de l’État. Dans le lan­gage de la jeu­nesse, on dirait qu’il repré­sente « le sys­tème », celui qui orga­nise la vie quo­ti­dienne de la ville. S’attaquer au métro, si l’on observe la situa­tion de façon rétros­pec­tive, revient en effet à frap­per le sys­tème et à désar­ti­cu­ler l’ordre urbain (comme le dit le le dic­ton popu­laire : « On ne fait pas d’omelette sans cas­ser des œufs » — cette fois, ils ont bien été cas­sés). Samedi, les attaques contre les super­mar­chés se sont mul­ti­pliées à tra­vers tout le pays. Le groupe le plus tou­ché a été Walmart6, et ses super­mar­chés emblé­ma­tiques Lider. Le dimanche au soir, Walmart a fait état du sac­cage de 140 de ses locaux. Et pour­quoi lui ? La rai­son paraît simple : ce groupe est celui dont le peuple est le plus proche, celui auprès duquel on contracte le plus de dettes, celui où l’on se rend au quo­ti­dien. Les attaques contre les phar­ma­cies n’exigent pas un effort d’a­na­lyse pous­sé : la spé­cu­la­tion sur les prix des médi­ca­ments. Elle est subie par les per­sonnes plus âgées, notam­ment les retrai­tées, pour qui ils repré­sentent une part majeure de leurs maigres retraites. Si le métro repré­sente l’État, le réseau de super­mar­chés et de phar­ma­cies repré­sente quant à lui « le mar­ché ». Le sou­lè­ve­ment social a offert l’occasion de leur « adres­ser la facture ».

[Chili, octobre 2019 | Sofía Yanjarí | AFI

Répertoires d’actions populaires

La plus grande sur­prise, pour le gou­ver­ne­ment comme pour l’en­semble des Chiliens, a été, l’é­tat d’ur­gence décré­té, la conti­nua­tion des mobi­li­sa­tions. La déci­sion d’en­voyer les mili­taires dans la rue n’a pas eu l’effet d’un anti­dote, pas plus qu’elle n’a défait la contes­ta­tion, laquelle a pris forme de deux manières : les cace­ro­leos [concerts de cas­se­roles] et l’oc­cu­pa­tion des places publiques7, mais aus­si les « marches » en pro­vince et les pillages dans les quar­tiers de Santiago ain­si que des grandes villes du pays. Les mani­fes­ta­tions ont été média­ti­sées de manière qua­si conti­nue par la radio et la télé­vi­sion, avec un double dis­cours : mani­fes­ter paci­fi­que­ment est un droit, piller un délit. De toute évi­dence, ce qui est en jeu dans pareil dis­cours, c’est la légi­ti­mi­té même de la révolte sociale. Se révèle ain­si l’ac­tion de deux groupes sociaux dis­tincts : la classe moyenne (sa par­ti­ci­pa­tion est un coup dur pour la droite et le gou­ver­ne­ment, qui jure asseoir sa légi­ti­mi­té sur elle) et la classe des plus pauvres. Ceux-là se voient condam­nés avec force argu­ments : de la cri­mi­na­li­sa­tion de la vio­lence à la défense de la démo­cra­tie. Mais per­sonne ne dit que le carac­tère fra­gile de la démo­cra­tie résulte de la pré­do­mi­nance des inté­rêts d’une mino­ri­té de per­sonnes, res­pon­sable, ces der­nières années, des plus grands actes de cor­rup­tion — en outre, ces indi­vi­dus se pro­tègent entre eux par des pro­cès sans fin ni condam­na­tion : jamais ils ne res­ti­tuent ce qu’ils ont volé à L’État (tout au plus sont-ils astreints à des « cours d’éthique »).

« Les mani­fes­ta­tions ont été média­ti­sées de manière qua­si conti­nue par la radio et la télé­vi­sion, avec un double dis­cours : mani­fes­ter paci­fi­que­ment est un droit, piller un délit. »

La coexis­tence des modes d’action a entraî­né des diver­gences dans l’« opi­nion publique » — lar­ge­ment ren­for­cées par des médias una­nimes dans la condam­na­tion de « la vio­lence ». Il nous faut pour­tant bien admettre que si tout ceci n’avait pas eu lieu — les attaques contre les sym­boles de l’État et du mar­ché —, nous ne serions pas au beau milieu d’une révolte et une crise qui, toutes deux, ouvrent la pos­si­bi­li­té de créer et d’i­ma­gi­ner à nou­veau l’avenir de la socié­té chi­lienne. Les mani­fes­ta­tions se pour­sui­vront pro­ba­ble­ment, même si la répres­sion et la pré­sence mili­taire dans les rues auront des effets, notam­ment sur les pillages. Mais rien n’as­sure que la pres­sion poli­tique et sociale dimi­nue si elle diver­si­fie ses modes d’action (ou, dit autre­ment, ses formes de lutte) — par des marches, des cace­ro­leos, des blo­cages, des décla­ra­tions publiques ou encore des appels à un « sou­lè­ve­ment natio­nal » où pour­ront coexis­ter actions paci­fiques et flam­bées de vio­lence sociale. S’entend : nous n’ignorons pas que ces dif­fé­rences pro­voquent des divi­sions et des conflits, à même d’af­fai­blir les alliances poli­tiques et d’être ins­tru­men­ta­li­sées par le gou­ver­ne­ment et les médias afin de légi­ti­mer la répression.

Le rôle des jeunes

La pré­sence de la jeu­nesse a atti­ré l’at­ten­tion. Un phé­no­mène peut-être uni­ver­sel, mais qui, au Chili, acquiert une conno­ta­tion toute par­ti­cu­lière. Ces nou­velles géné­ra­tions n’ont pas connu la dic­ta­ture et, pour­rait-on dire, ne portent pas la « peur » en elles — celle qui a accom­pa­gné leurs mères, pères, grands-parents. Des géné­ra­tions qui, en outre, s’en­gagent en faveur de chan­ge­ments cultu­rels aus­si légi­times que mul­tiples : esthé­tiques (rela­tions au corps, manières de s’ha­biller), sexuels (rela­tions de couple), pro­fes­sion­nels (nou­velles formes de sur­vie et d’in­ser­tion dans le monde du tra­vail, via des stra­té­gies de tra­vail infor­mel tou­jours plus vastes). Et, sans doute de manière plus évi­dente encore, com­mu­ni­ca­tion­nels : recours impor­tant au numé­rique, réseaux d’information et d’é­changes en temps réel (infor­ma­tions, appels, ana­lyses, jeux, diver­tis­se­ment) — une sorte d’« opi­nion publique » entre pairs, en somme. Cette jeu­nesse par­ti­cipe d’une nou­velle sub­jec­ti­vi­té, plus liber­taire et citoyenne. Nous nous trou­vons donc au milieu de nou­veaux acteurs et de nou­velles tem­po­ra­li­tés. Au nombre des évé­ne­ments à avoir obte­nu un impact public cer­tain, un défi­lé, lun­di 14, de cen­taines de jeunes de la classe moyenne sur l’a­ve­nue Providencia : ils ont mani­fes­té à Apumanque, devant l’é­cole mili­taire, à Apoquindo con Vespucio [où se trouvent des centres com­mer­ciaux et des bou­tiques de luxe, ndlr], au cœur des quar­tiers de la bour­geoi­sie chi­lienne : inima­gi­nable, par le passé.

[Chili, octobre 2019 | Sofía Yanjarí | AFI

Quand « le vieux monde tarde à mourir et le nouveau à apparaître »

Côté médias — les­quels occupent ici une place pré­pon­dé­rante et font des jour­na­listes quelque chose comme des « intel­lec­tuels orga­niques » de la crise —, on avance que le diag­nos­tic est posé une fois pour toutes : les inéga­li­tés et les abus ont conduit à « l’explosion sociale ». Le gou­ver­ne­ment Piñera, au terme de plu­sieurs décla­ra­tions absurdes, a fini par admettre qu’il aurait dû écou­ter « la voix des citoyens ». À gauche et sur les réseaux sociaux, la ten­dance en jure : « Le peuple se lasse. » Et dès les pre­mières heures de la mobi­li­sa­tion, des ana­lystes che­vron­nés se deman­daient com­ment ceci n’avait pu être anti­ci­pé ? Où était le direc­teur du Renseignement ? Et les conseillers du gou­ver­ne­ment ? Quant aux groupes au pou­voir, la pro­tes­ta­tion et la révolte sociale sont une sur­prise qu’ils n’ont pu pré­voir et, peut-être, encore moins ima­gi­ner. Cette situa­tion est révé­la­trice de la scis­sion et de l’é­loi­gne­ment du poli­tique vis-à-vis de la socié­té, du décou­plage du social et du poli­tique — base sur laquelle s’or­ga­ni­sa la période de tran­si­tion vers la démo­cra­tie, qui exclut et sou­mit les mou­ve­ments sociaux ayant lut­té contre la dic­ta­ture. C’est là, d’une cer­taine manière, le fruit de l’a­dap­ta­tion du centre-gauche (démo­crates-chré­tiens, socia­listes et PPD8) à la Constitution de 1980 (héri­tée de la dic­ta­ture) et au modèle néo­li­bé­ral. La pre­mière a conduit à « l’é­li­ti­sa­tion » ou à « l’o­li­gar­chi­sa­tion » de la poli­tique ; le second à la « mar­chan­di­sa­tion » de la vie sociale (et, par­tant, à la colo­ni­sa­tion de l’État par les grands groupes éco­no­miques natio­naux et les mul­ti­na­tio­nales, avec son lot de cor­rup­tion à répétition).

« Tous, ils sont deve­nus des hommes et des femmes fonc­tion­nels. Pragmatiques. C’est contre cette moda­li­té de la poli­tique, dis­cré­di­tée au fil du temps, que la pro­tes­ta­tion sociale a éclaté. »

Dans un tel contexte, la droite (pour des rai­sons évi­dentes) et le centre-gauche ont inté­gré les logiques néo­li­bé­rales, aug­men­tant leurs reve­nus (en par­ti­cu­lier ceux des par­le­men­taires et des hauts fonc­tion­naires) et vidant peu à peu la poli­tique de ses conte­nus idéo­lo­giques. Tous, ils sont deve­nus des hommes et des femmes fonc­tion­nels. Pragmatiques. C’est contre cette moda­li­té de la poli­tique, dis­cré­di­tée au fil du temps, que la pro­tes­ta­tion sociale a écla­té : l’heure était aux chan­ge­ments pro­fonds, à même de répondre aux reven­di­ca­tions citoyennes et popu­laires. Mais la situa­tion des forces pro­gres­sistes, de la gauche extra-par­le­men­taire et des sec­teurs popu­laires n’est pas simple non plus. Au cours des cin­quante der­nières années, le peuple chi­lien a été le pro­ta­go­niste de deux grandes épo­pées : l’Unité popu­laire [coa­li­tion qui a conduit Allende au pou­voir, ndlr] et les mani­fes­ta­tions natio­nales contre la dictature9. Toutes deux se sont sol­dées par des défaites aux coûts humains, poli­tiques et sym­bo­liques impor­tants. On ne peut d’ailleurs tou­jours pas les éva­luer, puisque que la gauche se refuse à une réelle ana­lyse et se contente de tenir « les enne­mis de la gauche » pour seuls res­pon­sables. Historiquement, il me semble que ce point nodal irré­so­lu a par­tie liée avec des pro­blèmes qui sont tou­jours les nôtres, et que cette révolte sociale a remis sur la table : les rela­tions entre l’État et la socié­té civile ; le rôle des mou­ve­ments sociaux et des sujets col­lec­tifs du chan­ge­ment social. Les adap­ta­tions du centre-gauche et notre refus de prendre la mesure de nos défaites a conduit au déve­lop­pe­ment d’une gauche dif­fuse et diluée (qui par­ti­cipe au sys­tème poli­tique), d’une gauche anar­chiste (par­ti­cu­liè­re­ment jeune) et d’une gauche qui vit dans le pas­sé (en son­geant aux pages glo­rieuses comme à tout ce qui n’ad­vint pas). Tout bien pesé, le plus grand coût de ces défaites est la crise de l’ins­ti­tu­tion « par­ti poli­tique de gauche ».

La plus grande nou­veau­té de ces der­nières années a sans doute été la créa­tion du Frente Amplio [en 2017, ndlr]. Il a ras­sem­blé divers par­tis et col­lec­tifs de gauche — dont cer­tains récem­ment créés — et a réus­si à obte­nir une repré­sen­ta­tion par­le­men­taire consé­quente aux élec­tions de 2017 [20 sièges, ndlr]. Mais, jusqu’à pré­sent, leur per­for­mance au par­le­ment s’est avé­rée médiocre ; ils n’ont pas réus­si à deve­nir une réfé­rence poli­tique signi­fi­ca­tive. Leur plus grande fai­blesse réside incon­tes­ta­ble­ment dans la rela­tion fra­gile qu’ils entre­tiennent avec les sec­teurs popu­laires. Ce tableau serait incom­plet si nous ne tenions pas compte du déve­lop­pe­ment des mou­ve­ments sociaux, les tra­di­tion­nels comme les nou­veaux. Les pre­miers (syn­di­ca­listes, pay­sans, popu­laires) sont des sujets col­lec­tifs affai­blis ; les seconds (mapuches, fémi­nistes, étu­diants, éco­lo­gistes) ont accru leur pré­sence publique. Le plus grand défi de la conjonc­ture actuelle réside dès lors dans le ren­for­ce­ment de ces dyna­miques au sein de la socié­té civile, qui, plu­tôt que d’être un archi­pel, devraient être capables de for­mer un conti­nent — à même de ren­for­cer les inter­ac­tions et de pro­duire des ins­tances d’u­ni­té sociale et politique.

*

À l’heure qu’il est, per­sonne ne peut pré­dire de quelle façon cette crise sera conju­rée. Mais ce qui est clair, c’est que le Chili n’est déjà plus le même pays qu’­hier — grâce à la mobi­li­sa­tion de son peuple.


Texte ini­tia­le­ment repris par le site du Centre œcu­mé­nique Diego de Medellín sous le titre « Estallido social en el Chile neo­li­be­ral », le 24 octobre 2019. Traduit de l’es­pa­gnol pour Ballast, avec l’ai­mable auto­ri­sa­tion de l’au­teur, par Céline Bagault, Zohra A, Elsa Gautier, Pauline Molozay, Danaé M. Rodriguez et Marguerite.
Photographies de ban­nière et de vignette : Chili, octobre 2019 | Sofía Yanjarí | AFI


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  1. La Ley de Seguridad Interior del Estado (ou loi 12927). Elle a été pro­mul­guée en 1958 puis élar­gie sous Pinochet.
  2. Association de fonds de pen­sion basée sur la capi­ta­li­sa­tion indi­vi­duelle. Elle se trouve aux mains d’en­tre­prises pri­vées, sans par­ti­ci­pa­tion des tra­vailleurs.
  3. Référence à l’ou­vrage Las lar­gas som­bras de la dic­ta­du­ra, paru en 2019 au Chili.
  4. La tran­si­tion chi­lienne vers la démo­cra­tie — la Transición — s’est ouverte avec la fin de la dic­ta­ture mili­taire de Pinochet, après le « non » au réfé­ren­dum d’oc­tobre 1988.
  5. « La ale­gría ya viene » : slo­gan du « non » audit réfé­ren­dum.
  6. Groupe trans­na­tio­nal connu pour ses pra­tiques anti-syn­di­cale.
  7. Au centre, la Plaza Italia ; dans le sec­teur ouest, la Plaza Ñuñoa.
  8. Le Parti pour la démo­cra­tie, d’o­rien­ta­tion sociale-libé­rale, a été fon­dé en 1987.
  9. Les jour­nées natio­nales de pro­tes­ta­tion, à la fois syn­di­cales, par­ti­daires et civiles, se sont dérou­lées de 1983 à 1986 : elles ont été vio­lem­ment répri­mées par le régime mili­taire.

REBONDS

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☰ Lire notre entre­tien avec Arnulfo Vásquez : « Les riches ne le sont pas parce que Dieu l’a vou­lu », décembre 2016
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