Castoriadis — La démocratie ne se limite pas au dépôt d’un bulletin dans une urne


Entretien inédit pour le site de Ballast

Militant, phi­lo­sophe, éco­no­miste, psy­cha­na­lyste et figure cen­trale de l’or­ga­ni­sa­tion anti­sta­li­nienne Socialisme ou Barbarie : voi­là Cornelius Castoriadis. Arnaud Tomès et Philippe Caumières, pro­fes­seurs de phi­lo­so­phie, ont publié aux édi­tions L’Échappée un ouvrage aus­si pas­sion­nant que syn­thé­tique sur les idées majeures de ce pen­seur qui vou­lut « réin­ven­ter la révo­lu­tion » : Pour l’au­to­no­mie. La pen­sée poli­tique de Castoriadis. Que peut le théo­ri­cien de l’au­to­no­mie pour notre temps ? Nous en dis­cu­tons avec eux.


On dit sou­vent qu’il y a un Castoriadis mili­tant et un Castoriadis phi­lo­sophe. Vous mon­trez que ce pré­ju­gé n’est pas fondé…

Philippe Caumières : Il suf­fit de lire Castoriadis pour se rendre compte qu’il n’a jamais varié quant à ses enga­ge­ments poli­tiques : de fait, qu’il parle de ges­tion ouvrière dans les années 1950, d’auto­ges­tion dans les années 1970 ou de démo­cra­tie à par­tir des années 1980, c’est tou­jours d’autonomie, c’est-à-dire de direc­tion consciente par les hommes eux-mêmes de leur vie qu’il est ques­tion. Il convient par ailleurs de rap­pe­ler que L’Institution ima­gi­naire de la socié­té est un ouvrage consti­tué de deux par­ties écrites à dix années d’intervalle : la pre­mière, inti­tu­lée « Marxisme et théo­rie révo­lu­tion­naire », est pro­po­sée aux lec­teurs de Socialisme ou Barbarie en cinq livrai­sons, entre 1964 et 1965 ; la deuxième ne paraît qu’avec le livre, en 1975. C’est après l’écriture de la pre­mière par­tie que le groupe cesse de mili­ter — ce qui marque effec­ti­ve­ment la fin d’une période. Mais en l’intégrant à la publi­ca­tion de ce qui consti­tue son maître ouvrage, Castoriadis signi­fie que cela ne repré­sente pas une rup­ture, mais une évo­lu­tion ren­due néces­saire par un chan­ge­ment de cadre de pen­sée. C’est ce qui per­met de sai­sir pour­quoi il assure que res­ter révo­lu­tion­naire sup­po­sait l’abandon du mar­xisme. Il faut, enfin, sou­li­gner que si, vers le milieu des années 1960, Castoriadis cesse de mili­ter comme il l’avait fait les années pré­cé­dentes, il s’est direc­te­ment impli­qué dans l’espace public à chaque moment de convul­sion de la socié­té : en 1968, bien enten­du, où, mal­gré les risques d’expulsion encou­rus (Castoriadis n’a été natu­ra­li­sé qu’au début des années 1970), il est allé dis­tri­buer des textes ronéo­ty­pés aux mani­fes­tants avant de les reprendre dans son ana­lyse inti­tu­lée « La révo­lu­tion anti­ci­pée » parue fin juin dans La Brèche ; en 1986, en défen­dant les coor­di­na­tions étu­diantes ; en 1995, où il s’est clai­re­ment démar­qué de la posi­tion de ceux qui proches de lui, ont expri­mé, via la revue Esprit, leur sou­tien à la réforme impo­sée par le gou­ver­ne­ment Juppé.

Arnaud Tomès : Il ne faut pas oublier non plus que Castoriadis a constam­ment écrit de la phi­lo­so­phie, même pen­dant les années où il mili­tait à SoB [Socialisme ou Barbarie]. Il est clair que, chez lui, la réflexion phi­lo­so­phique croise tou­jours la réflexion poli­tique : ses ques­tions phi­lo­so­phiques majeures — Qu’est-ce qu’une socié­té ? qu’est-ce qui fait tenir ensemble toutes ses dimen­sions ? pour­quoi y a‑t-il de l’histoire et pas seule­ment de la répé­ti­tion ? — émanent de sa pra­tique mili­tante et des impasses du mar­xisme sou­li­gnées par Philippe. Ce n’est pas par refus de la pra­tique poli­tique que Castoriadis renonce au mili­tan­tisme après mai 68, mais parce qu’il estime qu’il y a une tâche plus impor­tante : refon­der une véri­table pen­sée poli­tique en évi­tant les pièges du déter­mi­nisme mar­xien et de la pra­tique auto­ri­taire qu’il induit nécessairement.

La cri­tique de la bureau­cra­tie est géné­ra­le­ment asso­ciée à l’i­déo­lo­gie (néo)libérale. Pourtant, il y a bien une cri­tique révo­lu­tion­naire de la bureau­cra­tie — son­geons récem­ment à l’an­thro­po­logue anar­chiste David Graeber. Castoriadis, avec Socialisme ou Barbarie, a été l’un des fers de lance de cette cri­tique dans les années 1950–60. Il voyait d’ailleurs dans l’URSS une « socié­té capi­ta­liste bureau­cra­tique » et non un simple capi­ta­lisme d’État. Que désigne dans la théo­rie cas­to­ria­dienne le concept de « bureaucratie » ?

« Refonder une véri­table pen­sée poli­tique en évi­tant les pièges du déter­mi­nisme mar­xien et de la pra­tique auto­ri­taire qu’il induit nécessairement. »

Philippe Caumières : La bureau­cra­tie repré­sente une for­ma­tion sociale indé­pen­dante qui exploite le pro­lé­ta­riat. Le pro­blème qui se pose aux mar­xistes non sta­li­niens tient dans la genèse de cette for­ma­tion. Est-elle le fait d’une pro­duc­tion basée sur la pro­prié­té pri­vée ? Si tel est le cas, son exis­tence dans une éco­no­mie ayant col­lec­ti­vi­sé les moyens de pro­duc­tion tient à une conjonc­ture par­ti­cu­lière de baisse de la dyna­mique révo­lu­tion­naire — et l’on peut esti­mer qu’elle n’est qu’une couche para­si­taire appe­lée à dis­pa­raître avec la reprise de cette dyna­mique, ain­si que le pen­sait Trotsky. Pour ce der­nier, l’essentiel est le fait que la bureau­cra­tie ne détient pas les moyens de pro­duc­tion, qu’elle ne fait que les contrô­ler — ce qui lui inter­dit de fon­der sa domi­na­tion sur la pro­prié­té et donc de trans­mettre à ses héri­tiers son droit à l’exploitation. C’est du reste parce qu’il consi­dé­rait l’appropriation col­lec­tive des moyens de pro­duc­tion et la pla­ni­fi­ca­tion comme mar­quant une évo­lu­tion essen­tielle par rap­port aux socié­tés capi­ta­listes que Trotsky a pu jus­ti­fier la défense de l’URSS durant la Seconde Guerre mon­diale, y com­pris après la signa­ture du Pacte ger­ma­no-sovié­tique.

Castoriadis rompt avec de telles pers­pec­tives. Plus exac­te­ment, il prend au sérieux les der­nières réflexions de Trotsky, qui avait fini par admettre que la défaite du pro­lé­ta­riat entraî­ne­rait la mise en place d’un régime inédit d’exploitation. À la fin des années 1940, la ques­tion lui parais­sait tran­chée : la bureau­cra­tie était bien une for­ma­tion sociale exploi­teuse appa­ren­tée à une classe au sens mar­xiste du terme — ce qui inter­di­sait, à pro­pos de la Russie, de par­ler d’État ouvrier, même dégé­né­ré. Quant à l’expression, cou­rante depuis Lénine, de capi­ta­lisme d’État, elle lui paraît tota­le­ment inap­pro­priée au sys­tème social issu de la révo­lu­tion parce qu’elle laisse entendre que les lois éco­no­miques du capi­ta­lisme conti­nue­raient de valoir après la dis­pa­ri­tion de la pro­prié­té pri­vée et de la concur­rence. Si tou­te­fois, on peut faire un paral­lèle entre les deux orga­ni­sa­tions sociales des deux blocs, c’est en rai­son d’une même ten­dance à l’asservissement des pro­duc­teurs à un pro­cès de tra­vail sur lequel ils n’ont aucun contrôle. Castoriadis voit là l’expression de ce qu’il nomme capi­ta­lisme bureau­cra­tique — frag­men­té à l’Ouest, total en URSS (où la domi­na­tion de la couche exploi­teuse est bien plus puis­sante que dans les socié­tés occi­den­tales). Mais il ne faut pas s’imaginer qu’entre les deux, il y a une simple évo­lu­tion. Même s’il appar­tient à l’univers du capi­ta­lisme, le régime social de la Russie repré­sente, aux yeux de Castoriadis, une créa­tion his­to­rique nouvelle.

[Jean Dubuffet]

Cette cri­tique est-elle encore per­ti­nente aujourd’­hui, alors que le néo­li­bé­ra­lisme triom­phant n’a ces­sé de faire recu­ler l’État social ?

Arnaud Tomès : Au contraire, il semble qu’elle soit plus que jamais per­ti­nente. Vous rap­pe­liez vous-même que se déve­loppe aujourd’hui, avec Graeber, une cri­tique de gauche de la bureau­cra­tie. Castoriadis affir­mait déjà, dans ses articles de SoB sur l’usine for­diste, que la bureau­cra­tie n’est pas for­cé­ment syno­nyme d’État : c’est dans l’entreprise pri­vée que se déve­loppent des bureaux, qui pilotent de manière cen­tra­li­sée la pro­duc­tion. Une cri­tique de la bureau­cra­tie n’est donc pas for­cé­ment — en tout cas pas uni­que­ment — une cri­tique de l’État : elle est une cri­tique de la dis­tinc­tion entre les diri­geants et les exé­cu­tants. L’erreur — et c’est une erreur que fait aujourd’hui une frac­tion de la gauche — serait de pen­ser que la cri­tique du néo­li­bé­ra­lisme impli­que­rait la réha­bi­li­ta­tion de l’État, ce qui occulte le fait que ce sont les États natio­naux qui ont mené des poli­tiques néo­li­bé­rales, y com­pris pour ce qui est de leurs propres admi­nis­tra­tions, comme en témoigne le new public mana­ge­ment. L’État social que nous avons connu sous les Trente Glorieuses est de toute manière en train de s’effondrer : la ques­tion est de savoir si nous vou­lons le main­te­nir arti­fi­ciel­le­ment en vie — ce que les évo­lu­tions du capi­ta­lisme contem­po­rain, avec la rup­ture du com­pro­mis for­diste, rendent très aléa­toire — ou si nous vou­lons en pro­fi­ter pour don­ner une nou­velle vigueur au pro­jet d’autonomie. Comme le sou­ligne à juste titre Franck Fischbach dans son livre Le Sens du social, les acquis de l’État social se fondent tout de même sur un pacte contes­table : nous vous accor­dons des avan­tages sociaux mais, en échange, vous devez vous plier aux exi­gences d’une éco­no­mie capi­ta­liste moderne ! L’État social est par exemple allé de pair avec le renon­ce­ment par les par­tis ouvriers et les syn­di­cats de toute reven­di­ca­tion d’autogestion sur le lieu de tra­vail. Je crois que Castoriadis nous donne des élé­ments pour pen­ser une autre socié­té, dans laquelle les indi­vi­dus n’abdiquent pas leur auto­no­mie en échange d’avantages matériels.

Philippe Caumières : Castoriadis ne s’est pas conten­té de dénon­cer la bureau­cra­tie, sa ten­dance fon­cière à la réi­fi­ca­tion des tra­vailleurs ou des employés, d’un point de vue moral ; il a aus­si et sur­tout dénon­cé son carac­tère contra­dic­toire puisque la pro­duc­tion ne peut se pas­ser de l’initiative de ceux que l’on consi­dère comme de simples exé­cu­tants. Cela signale que le tra­vail n’est pas une acti­vi­té que l’on accepte sans impli­ca­tion, sans y cher­cher du sens. Les patho­lo­gies du tra­vail, régu­liè­re­ment dénon­cées, paraissent rele­ver fon­da­men­ta­le­ment de la même situa­tion qui exclut les indi­vi­dus de la direc­tion de leurs tâches.

C’est aus­si à cette époque qu’il dis­tingue, au sein de SoB, la véri­table contra­dic­tion du capi­ta­lisme : à ses yeux, elle ne se situe pas entre pro­lé­taires et pro­prié­taires des moyens de pro­duc­tion, mais entre diri­geants et exé­cu­tants. Une nou­velle vision de la lutte des classes ?

« La démo­cra­tie ne doit pas s’arrêter aux portes de l’usine, selon Castoriadis, et se limi­ter, tous les cinq ans, au dépôt d’un bul­le­tin dans une urne. »

Arnaud Tomès : Castoriadis n’a ces­sé de contes­ter l’idée, dif­fu­sée par les par­tis com­mu­nistes après la guerre et plus géné­ra­le­ment par ceux qui pen­saient que l’URSS était un État ouvrier, que la Russie sovié­tique avait réa­li­sé le socia­lisme en natio­na­li­sant les moyens de pro­duc­tion. Or, non seule­ment l’étatisation de ces moyens de pro­duc­tion ne sup­prime pas l’exploitation — cette exploi­ta­tion se fait seule­ment dans le cadre du capi­ta­lisme bureau­cra­tique — mais elle ne crée aucune liber­té : l’ouvrier sovié­tique était, répé­tons-le, encore plus féro­ce­ment exploi­té que l’ouvrier des socié­tés occi­den­tales, qui avait tout de même des moyens (par la lutte syn­di­cale, par exemple) de se défendre et même de conqué­rir des droits. Castoriadis en est donc venu à pen­ser que la véri­table contra­dic­tion est celle qui existe entre les diri­geants et les exé­cu­tants : tant que les indi­vi­dus sont sou­mis à ce qu’Yvon Bourdet appelle une « hété­ro­ges­tion », on ne peut pas par­ler de socia­lisme ou même tout sim­ple­ment de démo­cra­tie — celle-ci ne doit pas s’arrêter aux portes de l’usine, selon Castoriadis, et se limi­ter, tous les cinq ans, au dépôt d’un bul­le­tin dans une urne. Mais je ne pense pas que Castoriadis en par­le­rait comme d’une nou­velle lutte des classes. Il a aban­don­né le sché­ma mar­xiste de la lutte des classes dans les années 1970, en esti­mant qu’il existe une alié­na­tion plus pro­fonde de la socié­té, toutes classes confon­dues, à ses propres ins­ti­tu­tions, quand celle-ci cesse de les remettre en ques­tion, quand elle les consi­dère comme natu­relles ou néces­saires. D’une cer­taine manière, même les diri­geants sont alié­nés aux struc­tures sociales et à l’idéologie qui les sous-tend : il suf­fit de voir aujourd’hui l’aliénation des cadres, sou­mis à des exi­gences de per­for­mances et de ren­ta­bi­li­té tout aus­si insup­por­tables que les employés. Il est en ce sens plus dif­fi­cile de dénon­cer l’aliénation que d’en appe­ler à la simple lutte des classes.

Philippe Caumières : Comme je l’ai déjà sug­gé­ré, Castoriadis ne consi­dère pas le tra­vail comme une acti­vi­té struc­tu­rel­le­ment alié­nante qu’il fau­drait dépas­ser pour espé­rer vivre libre. Il y voit au contraire la pos­si­bi­li­té d’affirmation d’une liber­té concrète. Cela sup­pose évi­dem­ment de nou­veaux rap­ports de pro­duc­tion qui ne soient plus basés sur cette oppo­si­tion fixe et pérenne entre diri­geants et diri­gés que nous avons dénon­cée, mais qui per­mettent à cha­cun d’exprimer ses poten­tia­li­tés créa­trices : il s’agit de mettre de la poé­sie dans le tra­vail, comme dit Castoriadis.

[Jean Dubuffet]

On sait qu’il s’est dis­tan­cié rapi­de­ment du trots­kysme. Mais il a été encore plus loin, en s’af­fran­chis­sant même du mar­xisme. Pourtant, à l’in­verse de son cama­rade Claude Lefort, il n’a jamais som­bré dans le libé­ra­lisme ni le renie­ment. Quels sont les points prin­ci­paux que Castoriadis cri­tique dans la théo­rie de Marx ?

Arnaud Tomès : Castoriadis a com­men­cé par cri­ti­quer des points très pré­cis de la pen­sée éco­no­mique de Marx : consta­tant par lui-même l’augmentation du niveau de vie des ouvriers lors des Trente Glorieuses et le non-effon­dre­ment du capi­ta­lisme, pour­tant pré­dit par ceux qui se reven­di­quaient de la lettre du mar­xisme, il ne pou­vait accep­ter les dogmes de la baisse ten­dan­cielle du taux de pro­fit ou de la pau­pé­ri­sa­tion iné­luc­table des socié­tés capi­ta­listes. Mais, plus pro­fon­dé­ment, c’est la phi­lo­so­phie de l’histoire de Marx que Castoriadis a fini par reje­ter com­plè­te­ment : dans une telle phi­lo­so­phie, ce sont les forces pro­duc­tives qui jouent le rôle fon­da­men­tal, celui du moteur de l’Histoire, et les phé­no­mènes his­to­riques s’expliquent par le déve­lop­pe­ment tech­nique et éco­no­mique. Même si elle inter­vient en der­nière ins­tance, selon le mot d’Engels, la cau­sa­li­té éco­no­mique reste donc la plus impor­tante : cela abou­tit de fait à un déter­mi­nisme his­to­rique, sans doute com­pli­qué par la com­plexi­té des situa­tions his­to­riques (ce qu’Althusser appe­lait la « sur­dé­ter­mi­na­tion »), mais tout de même, l’Histoire est fon­da­men­ta­le­ment régie par des lois éco­no­miques qui ont, selon l’expression de Marx, la « néces­si­té de fer » des pro­ces­sus natu­rels. Cela abou­tit fort logi­que­ment à faire des hommes les ins­tru­ments d’une néces­si­té his­to­rique qui leur échappe : nous ne sommes pas si loin que cela de la « ruse de la Raison » hégé­lienne ! Castoriadis voit dans ce néces­si­ta­risme une contra­dic­tion avec les idéaux de liber­té qui mènent les mou­ve­ments révo­lu­tion­naires : d’où la fameuse for­mule, rap­pe­lée par Philippe, selon laquelle nous avons le choix entre res­ter mar­xistes ou res­ter révo­lu­tion­naires. Dans L’Institution ima­gi­naire de la socié­té, Castoriadis va encore appro­fon­dir sa cri­tique du déter­mi­nisme his­to­rique de Marx en mon­trant que c’est le type de théo­rie pro­po­sée par Marx qui est pro­blé­ma­tique : une théo­rie qui ignore la créa­tion social-his­to­rique et recon­duit la pré­ten­tion de la pen­sée héri­tée — de toute la tra­di­tion occi­den­tale depuis Platon — à déga­ger l’essence du social par une vue (theo­ria) ration­nelle : dans la pen­sée mar­xiste, nous trou­vons déjà tous les élé­ments pour consti­tuer une science de l’Histoire et du social, science qui devient très vite la pro­prié­té exclu­sive des intel­lec­tuels du par­ti et de ses cadres diri­geants. On n’a plus ensuite qu’à pos­ter des gardes devant la Douma, comme le fait le par­ti bol­che­vik en 1918, au nom du fait que le résul­tat des élec­tions n’a pas été conforme au sens de l’Histoire ! La cri­tique de Marx l’aura ain­si conduit à une cri­tique radi­cale du ratio­na­lisme et de ses pré­sup­po­sés, qu’il a appro­fon­die par la suite en pro­po­sant une nou­velle onto­lo­gie et une phi­lo­so­phie où l’imaginaire joue un rôle déterminant.

Philippe Caumières : On pour­rait résu­mer en disant que c’est sa ten­dance à la scien­ti­fi­ci­té que Castoriadis reproche à Marx, son féti­chisme de l’économie comme « science », comme il dit. Cela lui paraît anti­no­mique avec l’autre ten­dance irra­diant son œuvre, qui assure que l’émancipation des hommes sera le fait de leur enga­ge­ment, de leurs luttes.

L’autonomie est l’un des concepts phares de l’œuvre de Castoriadis. Boltanski et Chiapello ont mon­tré com­ment cette notion, ain­si que celle d’au­to­ges­tion, ont été récu­pé­rées par le « nou­vel esprit du capi­ta­lisme ». En quoi l’au­to­no­mie cas­to­ria­dienne se dis­tingue du jar­gon des managers ?

« Castoriadis assure que s’il n’y a pas d’égalité sans liber­té, sans libre par­ti­ci­pa­tion de tous au pou­voir, il n’y a pas non plus de liber­té sans égalité. »

Philippe Caumières : L’étymologie l’indique : l’autonomie, c’est le fait de poser soi-même la loi, c’est-à-dire ne pas la rece­voir d’un Autre, qu’il s’agisse de Dieu ou de l’État. Mais cela ne relève nul­le­ment d’une reven­di­ca­tion « indi­vi­dua­liste ». L’individu est un être social, une « fabri­ca­tion sociale », comme dit Castoriadis, qui refuse de l’envisager comme un être sin­gu­lier. Il ne nie pas qu’existe une dimen­sion sin­gu­lière ; mais celle-ci n’est autre que la psy­chè, cette part de cha­cun qui reste irré­duc­tible à la socia­li­sa­tion. Si, comme nous l’avons déjà sou­li­gné, Castoriadis assure que l’autonomie est la « direc­tion consciente par les hommes eux-mêmes de leur vie », c’est qu’il ne sépare pas l’individu du citoyen. Il est du reste fort cri­tique à l’égard des ceux qui, comme Benjamin Constant, pré­tendent défendre les liber­tés pri­vées et le droit de culti­ver son jar­din en lais­sant à d’autres, qui le dési­rent, la « charge » des affaires publiques. Qui ne voit la contra­dic­tion d’une telle vue, qui conduit pour­tant à la défense de la repré­sen­ta­tion politique ?

La pen­sée de Castoriadis, pro­fon­dé­ment cohé­rente, ne peut évi­ter de déga­ger les consé­quences des thèses qu’elle avance : être auto­nome, diri­ger consciem­ment sa vie, sup­pose sans doute un tra­vail sur soi — ce pour­quoi, selon Castoriadis, la psy­cha­na­lyse relève du pro­jet d’autonomie ; mais cela ne sau­rait suf­fire. On ne peut se pré­tendre libre au sens des stoï­ciens, en accep­tant l’ordre social tel qu’il est et en consi­dé­rant, par exemple, que l’on n’a rien à dire sur les orien­ta­tions que doit prendre l’entreprise où l’on tra­vaille et, qu’une fois pas­sé la porte d’entrée, il faut suivre les règles édic­tées par la hié­rar­chie. Diriger sa vie, c’est la diri­ger dans tous ses aspects, pas seule­ment le dimanche ou en famille, mais dans l’entreprise éga­le­ment ; ce qui sup­pose la pos­si­bi­li­té d’avoir voix au cha­pitre en ce qui concerne les poli­tiques éco­no­miques locales et géné­rales. On com­prend pour­quoi Castoriadis assure que s’il n’y a pas d’égalité sans liber­té, sans libre par­ti­ci­pa­tion de tous au pou­voir, il n’y a pas non plus de liber­té sans éga­li­té — com­ment être libre si d’autres ont plus de pou­voir, que ce soit au plan stric­te­ment poli­tique ou éco­no­mique ? De la ges­tion ouvrière, on passe ain­si à l’autogestion, puis à la démo­cra­tie, en évi­tant tout for­ma­lisme. L’ouvrage de Boltanski et Chiapello est fort sti­mu­lant et les ana­lyses qu’il déve­loppe sou­vent justes. Il est tou­te­fois regret­table que ses auteurs n’aient pas tenu compte des vues de Castoriadis. Ils auraient pu notam­ment prendre connais­sance d’un texte, publié en 1974 dans une revue de la CFDT — c’est-à-dire trois ans avant la rup­ture de l’Union de la gauche et le « recen­trage » de la cen­trale syn­di­cale —, qui dénonce fer­me­ment toute forme de hié­rar­chie, tant du com­man­de­ment que des salaires. Ils auraient alors per­çu que, pour être mino­ri­taire, exis­tait un cou­rant pour lequel la dis­tinc­tion entre cri­tique artiste et cri­tique sociale n’est ni accep­tée ni acceptable.

[Jean Dubuffet]

Partisan de l’au­to­ges­tion, des Conseils ouvriers, cri­tique de l’État et de la bureau­cra­tie, anti-tota­li­taire et anti-léni­niste… Tout porte à croire que Castoriadis était un anar­chiste — son influence sur les liber­taires n’est pas des moindres, d’ailleurs. Mais il ne s’en est jamais reven­di­qué, et a même écrit contre l’anarchisme !

Arnaud Tomès : Le rap­port de Castoriadis avec l’anarchisme est assez mys­té­rieux : comme vous le sou­li­gnez, il existe beau­coup d’analogies entre la posi­tion de Castoriadis et celle des anar­chistes, et pour­tant Castoriadis est très cri­tique vis-à-vis de ce cou­rant poli­tique avec lequel il devrait pour­tant se sen­tir en sym­pa­thie. Cela s’explique par plu­sieurs fac­teurs : tout d’abord, la culture de Castoriadis est mar­xiste, et on sait ce que Marx pen­sait de l’anarchisme et quels furent ses rap­ports avec Stirner ou Bakounine. Ensuite et sur­tout : Castoriadis consi­dère l’anarchisme comme une variante de l’individualisme. Il exprime cela dans un de ses pre­miers textes phi­lo­so­phiques inti­tu­lé « Phénoménologie de la conscience pro­lé­ta­rienne », qui reste encore très hégé­lien. Il y défi­nit l’anarchisme comme une forme de la conscience de soi, qui estime pou­voir chan­ger immé­dia­te­ment la socié­té, par un mou­ve­ment spon­ta­né de révolte, sans s’intéresser à la ques­tion de l’organisation. Castoriadis n’a jamais défen­du la spon­ta­néi­té des masses en tant que telle, sachant fort bien qu’elle n’est pas néces­sai­re­ment arti­cu­lée à un désir d’autonomie : c’est ce qui l’a oppo­sé à Lefort à l’époque de SoB, et c’est ce qui l’oppose aux anar­chistes, qui ont peur de perdre leur « belle âme » dans les média­tions poli­tiques — qui sup­posent tou­jours des rap­ports de pou­voir. Enfin, Castoriadis estime que les anar­chistes ne peuvent pas pen­ser le social : comme les libé­raux, ils pensent la socié­té à par­tir de l’individu, et les formes de vie col­lec­tive sur le modèle d’un contrat social. Ils occultent donc la force de l’institution ou des signi­fi­ca­tions ima­gi­naires sociales, ces signi­fi­ca­tions qui sont au centre de toute socié­té et qui ne sont pas le pro­duit d’un indi­vi­du ou d’un rap­port entre des individus.

Philippe Caumières : Castoriadis n’envisage pas une vie sociale sans ins­tances de pou­voir ni ins­ti­tu­tions. La ques­tion, pour lui, n’est pas leur mise en cause ou leur aban­don, mais de les pen­ser selon les prin­cipes démo­cra­tiques. En ce qui concerne le pou­voir, il s’agit de le rendre le plus expli­cite pos­sible tout en refu­sant qu’il émane d’une ins­tance sépa­rée de la socié­té comme peut l’être ou a pu l’être l’État moderne. De même faut-il évi­ter que les ins­ti­tu­tions ne « s’autonomisent » si l’on peut dire, qu’elles échappent au contrôle des citoyens en rai­son de leur iner­tie propre. De manière géné­rale, une socié­té auto­nome est une socié­té ins­ti­tuante, son acti­vi­té poli­tique est per­ma­nente. C’est là un point que beau­coup contestent, consi­dé­rant cela comme irréa­li­sable et donc irréa­liste. Sans doute l’histoire plaide-t-elle pour eux puisque les moments révo­lu­tion­naires, ces « moments heu­reux », comme dit Arendt, qui sont des moments d’effervescence et de créa­ti­vi­té dans tous les domaines, comme cela a pu être le cas au mi-temps des années 1960 jusqu’au début des années 1970, ne durent pas. Mais Castoriadis pense que cela ne tient pas à des dyna­miques imma­nentes, qu’une socié­té auto­nome n’est nul­le­ment contra­dic­toire et néces­sai­re­ment vouée à ver­ser dans l’hétéronomie.

Pour lui, la théo­rie poli­tique ne peut être une créa­tion d’intellectuels retran­chés dans leur bureau mais bien une théo­rie qui s’en­ra­cine dans l’agir poli­tique des masses : leurs luttes, leurs pro­jets, leurs ins­ti­tu­tions… Est-ce à dire que le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire n’a pas besoin de « théo­ri­ciens », voire d’intellectuels ?

« Castoriadis n’envisage pas une vie sociale sans ins­tances de pou­voir ni ins­ti­tu­tions. La ques­tion, pour lui, n’est pas leur mise en cause ou leur aban­don, mais de les pen­ser selon les prin­cipes démocratiques. »

Philippe Caumières : La ques­tion, pour lui, n’est évi­dem­ment pas de contes­ter la théo­rie ni ceux qui la déve­loppent. Il revient très tôt du reste sur le pro­pos que l’on trouve dans le Que faire ? de Lénine, assu­rant que « sans théo­rie révo­lu­tion­naire, il n’y a pas d’action révo­lu­tion­naire », pour assu­rer que son sens pro­fond signi­fie qu’il ne peut y avoir déve­lop­pe­ment de l’action révo­lu­tion­naire, sans déve­lop­pe­ment de la théo­rie révo­lu­tion­naire. Mais il tient à rap­pe­ler que la théo­rie, pour être une théo­rie per­ti­nente, ne vient jamais de rien, qu’elle s’enracine dans le vécu, celui des domi­nés notam­ment. Castoriadis reste ici fidèle à Marx et Engels, qui voyaient dans la dis­tinc­tion entre théo­rie et pra­tique l’origine de l’idéologie. Oublier que la théo­rie doit se nour­rir de la pra­tique ne conduit pas sim­ple­ment à des ana­lyses contes­tables ; cela accorde la place du maître à ceux qui les déve­loppent. Les mili­tants de Socialisme ou Barbarie, Claude Lefort en tête, étaient fort sen­sibles à ce point qui a sus­ci­té de vifs débats à pro­pos de la ques­tion de l’organisation mili­tante. Ce qui est tou­te­fois essen­tiel pour Castoriadis est la créa­ti­vi­té per­ma­nente des masses que les caté­go­ries habi­tuelles de pen­ser inter­disent de recon­naître. Il faut rap­pe­ler que la revue Socialisme ou Barbarie a immé­dia­te­ment fait écho à une des pre­mières expé­riences de prise de parole par quelqu’un « d’en bas », en publiant, au long de ses six pre­miers numé­ros, L’Ouvrier amé­ri­cain, jour­nal d’un tra­vailleur signant Paul Romano.

Arnaud Tomès : Je crois que Castoriadis a évo­lué sur ces ques­tions. Après la dis­so­lu­tion de SoB, il a lui-même entre­pris un tra­vail intel­lec­tuel de grande ampleur parce qu’il lui sem­blait que le moment était venu d’une élu­ci­da­tion des rai­sons de l’échec des mou­ve­ments ouvriers se reven­di­quant du mar­xisme, et d’une refon­da­tion d’un pro­jet révo­lu­tion­naire. Ce que cri­tique Castoriadis, c’est l’intel­lec­tuel orga­nique, ou celui qui pré­tend dis­pen­ser la science aux masses incultes, comme Bourdieu dis­pen­sant son savoir socio­lo­gique aux vic­times de la domi­na­tion pour qu’ils se libèrent ; ce n’est nul­le­ment le tra­vail de l’intellectuel cri­tique. Ce qui est tout de même frap­pant quand on a mili­té un peu, c’est de voir à quel point les mili­tants des orga­ni­sa­tions clas­siques de gauche sont pri­son­niers des schèmes de la pen­sée héri­tée : c’est moins vrai depuis que les Indignés, Occupy Wall Street ou Nuit debout ont déve­lop­pé une réelle réflexion sur leur action. Mais les orga­ni­sa­tions syn­di­cales ou les par­tis clas­siques res­tent de grandes machines bureau­cra­tiques, qui ne conçoivent l’action que selon une divi­sion du tra­vail recon­dui­sant les schèmes de l’hétéronomie. On le voit par exemple chez les Insoumis de Mélenchon. Nul doute ici que le tra­vail intel­lec­tuel d’un Castoriadis soit abso­lu­ment nécessaire.

[Jean Dubuffet]

Critique de l’idéologie du Progrès et d’un cer­tain ratio­na­lisme obtus, Castoriadis n’abandonne pas l’idée de rai­son cri­tique, ni celle d’amélioration des condi­tions de vie ou de pro­grès de la liber­té. Où se situe-t-il dans le débat, encore pré­gnant, entre post­mo­dernes et modernes ?

Arnaud Tomès : Castoriadis a tou­jours refu­sé de prendre part à la que­relle entre par­ti­sans de la moder­ni­té et post­mo­der­nistes. Pour lui, la notion de moder­ni­té n’a d’ailleurs aucun sens : une socié­té qui s’intitule elle-même « moderne » affirme d’une cer­taine manière que rien ne pour­ra venir après elle, qu’elle consti­tue la fin de l’Histoire — ce qui est absurde. Quant à la post­mo­der­ni­té, conçue à la manière de Jean-François Lyotard (ancien membre de SoB), il y voyait l’une de ces modes intel­lec­tuelles sans inté­rêt qui régu­liè­re­ment animent le monde média­tique. Castoriadis se veut fidèle à ce qu’il appelle lui-même le pro­jet d’autonomie, qui ne naît pas avec la moder­ni­té, mais bien avant, au moment où la socié­té grecque invente à la fois la démo­cra­tie et la phi­lo­so­phie : l’un des acquis de ce pro­jet d’autonomie, dont les Lumières consti­tuent à la fois la reprise et la radi­ca­li­sa­tion, est en effet l’idée de la rai­son cri­tique, à laquelle Castoriadis est très atta­ché. Rien de plus étran­ger à lui que l’irrationalisme de ses contem­po­rains, d’un Foucault qui voit la rai­son — dans les pages les moins ins­pi­rées de son Histoire de la folie à l’âge clas­sique — comme un vec­teur d’assujettissement et d’exclusion, par exemple. Mais Castoriadis n’est pas igno­rant de toutes les ambi­guï­tés du ratio­na­lisme : il sait que la rai­son n’a pas le même sens selon qu’on la limite à la ratio­na­li­té ins­tru­men­tale (celle de l’économie capi­ta­liste, par exemple) ou selon qu’on y voit le pro­duit et le moyen du pro­jet d’autonomie. Ni moderne ni anti­mo­derne, il est donc plu­tôt, comme Socrate, ato­pos : non situable dans cette polé­mique qui ne le concerne pas, fidèle à ce qu’a de meilleur la moder­ni­té (l’universalisation du pro­jet d’autonomie) et cri­tique de ce qu’elle a de pire.

Ces cri­tiques ne peuvent être déta­chées du concept prin­ci­pal for­gé par ce phi­lo­sophe, à savoir celui d’imaginaire, et plus par­ti­cu­liè­re­ment d’imaginaire radi­cal et d’imaginaire ins­ti­tuant. En quoi l’analyse que fait Castoriadis révo­lu­tionne-t-elle les para­digmes habi­tuels des sciences humaines et, par­tant, de la pen­sée politique ?

« Tout se passe comme si les idées de Castoriadis, res­tées mar­gi­nales durant toute sa vie, avaient fini par irra­dier l’espace public. »

Philippe Caumières : Castoriadis tâche de rendre compte de ce qui est, de la réa­li­té effec­tive. La consi­dé­ra­tion des socié­tés et de la contin­gence de leur his­toire conduit à recon­naître qu’elles ne relèvent que d’elles-mêmes, qu’elles s’auto-instituent. C’est un point sou­vent mal com­pris, contes­té par tous ceux qui conti­nuent à réflé­chir avec des cadres de pen­sée héri­tés, usant, par exemple, du prin­cipe de cau­sa­li­té quel que soit le domaine abor­dé — ce qui impose de conce­voir que tout ce qui existe est par­fai­te­ment déter­mi­né, n’étant jamais que l’effet néces­saire de causes anté­cé­dentes. Mais com­ment alors évi­ter de rap­por­ter la socié­té — le social-his­to­rique, comme dit Castoriadis pour mani­fes­ter que toute socié­té est his­to­rique et que l’histoire relève tou­jours du social — à une ori­gine extra-sociale ? Et com­ment accep­ter l’émergence du nou­veau au sens fort du mot ? Parler de nou­veau, c’est en effet par­ler de ce qui n’a jamais été, pas même en puis­sance, de ce qui ne dérive pas de causes anté­cé­dentes. Le nou­veau est le fruit d’une créa­tion ex-nihi­lo, même si celle-ci n’est jamais in nihi­lo ni cum nihi­lo : il est émer­gence qui ne pro­vient de rien, qui n’est pas simple trans­for­ma­tion d’un don­né préa­lable, même si cette der­nière ne se pro­duit jamais dans le rien ni à par­tir de rien. Ce pour­quoi il marque une rup­ture dans l’histoire. Les grandes œuvres artis­tiques, par exemple, sont des créa­tions en ce sens. Mais cela vaut aus­si au plan col­lec­tif : la tra­gé­die ou la démo­cra­tie sont des créa­tions de la socié­té athé­nienne clas­sique, de même la (pseu­do) ratio­na­li­té éco­no­mique est-elle une créa­tion moderne qui n’est en rien un effet néces­saire de l’ordre social à un moment don­né de son évo­lu­tion. La recon­nais­sance du nou­veau conduit Castoriadis à insis­ter sur une ins­tance créa­trice comme sa condi­tion de pos­si­bi­li­té : l’imagination indi­vi­duelle ou l’imaginaire col­lec­tif. Castoriadis envi­sage ain­si le social-his­to­rique comme un ordre propre, ne ren­voyant qu’à lui-même, c’est-à-dire comme repré­sen­tant un niveau d’être spé­ci­fique. Il savait que cela n’était géné­ra­le­ment pas admis par ses pairs qui, refu­sant de céder sur la pleine déter­mi­na­tion et sur la cau­sa­li­té, le rap­por­taient à la nature ou en fai­saient le pro­duit d’interactions entre indi­vi­dus — comme si ces der­niers pou­vaient exis­ter indé­pen­dam­ment du social. Il pen­sait que cette thèse, et le tra­vail d’élucidation mené à par­tir de là, repré­sen­taient son apport théo­rique majeur.

Le pes­si­misme de fin de vie de Castoriadis semble indi­quer une perte de foi dans les chan­ge­ments révo­lu­tion­naires. Qu’a-t-il per­çu, dans les années 1990, des luttes de son époque ?

Arnaud Tomès : Castoriadis est mort en 1997 : il n’a pas vrai­ment eu le temps de voir le déve­lop­pe­ment de l’altermondialisme. Il n’en est pas moins extrê­me­ment cri­tique du néo­li­béa­lisme dans l’un de ses der­niers textes publiés, inti­tu­lé iro­ni­que­ment « La Rationalité du capi­ta­lisme » : toutes les cri­tiques déve­lop­pées plus tard par Attac, ou par les mou­ve­ments alter­mon­dia­listes, y sont déjà pré­sentes. Castoriadis, qui a long­temps gagné sa vie comme éco­no­miste, voyait dans le néo­li­bé­ra­lisme l’une des plus grandes régres­sions intel­lec­tuelles de notre époque, témoi­gnant pré­ci­sé­ment de ce qu’il consi­dé­rait comme la « mon­tée de l’insignifiance », y com­pris dans la théo­rie. Castoriadis n’était pas aveugle face aux évé­ne­ments poli­tiques qui pou­vaient mani­fes­ter un regain d’intérêt pour le pro­jet d’autonomie : s’il n’a pas écrit, à ma connais­sance sur le mou­ve­ment zapa­tiste, il a en revanche été très atten­tif à ce qui se pas­sait en France en décembre 1995, comme le rap­pe­lait Philippe. Mais Castoriadis fai­sait un diag­nos­tic d’ensemble des socié­tés occi­den­tales : il y voyait un vaste mou­ve­ment de dépo­li­ti­sa­tion, de repli dans la vie pri­vée, et une crise des signi­fi­ca­tions ima­gi­naires cen­trales sur les­quelles ces socié­tés s’étaient bâties. Ce n’est pas la par­tie de l’œuvre de Castoriadis que je pré­fère — il y cède sou­vent à des constats socio­lo­giques à l’emporte-pièce : le mora­liste et le polé­miste l’emportent par­fois sur le phi­lo­sophe —, mais Castoriadis y pointe tout de même cer­tains phé­no­mènes inquié­tants comme la dis­pa­ri­tion de cer­tains modèles anthro­po­lo­giques au pro­fit du consom­ma­teur-jouis­seur fabri­qué par le néo-capi­ta­lisme contemporain.

Philippe Caumières : En fait, ce que vous nom­mez son pes­si­misme, relève de son diag­nos­tic concer­nant ce qu’il nomme « l’éclipse du pro­jet d’autonomie et la pri­va­ti­sa­tion des indi­vi­dus », lequel date de la fin des années 1950. Comme nous l’avons déjà dit, cela ne l’a pas empê­ché de se mobi­li­ser chaque fois qu’il y a eu une vague contes­ta­taire dans l’espace public.

[Jean Dubuffet]

Il n’a pas pu assis­ter à Occupy Wall Street, Nuit debout, 15‑M, et tant d’autres ini­tia­tives sur­gies dans l’a­près-crise 2007. Comment ses idées peuvent-elles éclai­rer une pers­pec­tive révo­lu­tion­naire contemporaine ?

Philippe Caumières : Tout se passe comme si les idées de Castoriadis, res­tées mar­gi­nales durant toute sa vie, avaient fini par irra­dier l’espace public. Les mou­ve­ments que vous évo­quez se carac­té­risent en effet par le refus d’une orga­ni­sa­tion hié­rar­chi­sée de manière fixe et la volon­té des mili­tants de domi­ner, autant que faire se peut, leur deve­nir commun.

Arnaud Tomès : Castoriadis est en effet lu et reven­di­qué par beau­coup de mili­tants. Il a eu le mérite de ne pas pro­po­ser d’utopie (terme qu’il reje­tait) ni de vou­loir pro­phé­ti­ser la forme que pren­drait le mou­ve­ment social : c’était contraire à son idée de la créa­ti­vi­té his­to­rique. Il faut aujourd’hui lire Castoriadis, quand on est révo­lu­tion­naire ou tout sim­ple­ment démo­crate, pour se déprendre des schèmes intel­lec­tuels assez répan­dus dans les mou­ve­ments poli­tiques de gauche : une cer­taine vision de l’histoire, qui n’est pas exempte de téléo­lo­gie ; un mora­lisme qui confine par­fois au mani­chéisme ; une ten­dance à la bureau­cra­tie et à l’autoritarisme. Castoriadis a éga­le­ment le mérite de pro­po­ser une réflexion de fond sur ce qu’est une démo­cra­tie véri­table — et pas ces oli­gar­chies libé­rales que nous appe­lons à tort, de manière oxy­mo­rique, « démo­cra­ties repré­sen­ta­tives ». Castoriadis pose les ques­tions essen­tielles : quelles sont les signi­fi­ca­tions ima­gi­naires qui peuvent aujourd’hui faire sens pour nous ? vou­lons-nous une démo­cra­tie authen­tique, un régime de l’autonomie et de l’auto-limitation ? com­ment rompre avec la socié­té mar­chande ? quelle édu­ca­tion pour un homme démo­cra­tique ? Les mou­ve­ments révo­lu­tion­naires ont tout inté­rêt à se réap­pro­prier ces ques­tions, qui sont au centre du tra­vail de Castoriadis.


image_pdf

REBONDS

☰ Lire notre article « Castoriadis ou l’au­to­no­mie radi­cale », Galaad Wilgos, juillet 2017
☰ Lire notre entre­tien avec Jacques Rancière : « Le peuple est une construc­tion », mai 2017
☰ Lire notre entre­tien avec Hervé Kempf : « On redé­couvre ce qu’est la poli­tique », juillet 2016
☰ Lire notre article « Bookchin : éco­lo­gie radi­cale et muni­ci­pa­lisme liber­taire », Adeline Baldacchino, octobre 2015
☰ Lire le texte inédit de Daniel Bensaïd, « Du pou­voir et de l’État », avril 2015


Découvrir nos articles sur le même thème dans le dossier :
Ballast

« Tenir tête, fédérer, amorcer »

Découvrir d'autres articles de



Nous sommes un collectif entièrement militant et bénévole, qui refuse la publicité. Vous pouvez nous soutenir (frais, matériel, reportages, etc.) par un don ponctuel ou régulier.