Cartouches (9)


Jouer au foot pour com­prendre le monde, un voyage à bord du RER B, du hip-hop, des canettes vides et les Antilles, des scalps de pubis, une fille dans un monde d’hommes, les exi­lés d’Espagne, Pasolini à la lumière de la psy­cha­na­lyse, la fer­me­ture des abat­toirs, les arnaques de la crois­sance verte, les lettres de Walter Benjamin et les zadistes face aux gen­darmes : nos chro­niques du mois d’avril. 


Comment ils nous ont volé le foot­ball — La mon­dia­li­sa­tion racon­tée par le bal­lon, d’Antoine Dumini et François Ruffin

footRaconter la mon­dia­li­sa­tion à tra­vers l’histoire de ce bal­lon de foot qui est « comme un monde en plus petit », par­ler d’Histoire, de stra­té­gies poli­tiques et finan­cières sans être aride ou trop abs­cons, mon­trer les méca­nismes d’une évo­lu­tion sombre du popu­laire vers le règne de l’argent-roi tout en ména­geant des lueurs d’espoir et des moments de joie, c’est le pari réus­si des auteurs dans ce petit livre de 120 pages. Il fait par­tie de la col­lec­tion « Tchio Fakir » (les petits Fakir) qui s’attachent à faire en quelques pages, d’une manière agréable mais réso­lu­ment mili­tante, le tour d’un sujet répu­té com­plexe (on peut ain­si citer Vive la ban­que­route !, Faut-il faire sau­ter Bruxelles, Pauvres action­naires ! ou encore Remporter la bataille des idées, un pseu­do-entre­tien avec le pen­seur com­mu­niste ita­lien Gramsci). Si le pré­sent ouvrage donne à sai­sir les méca­nismes du foot-busi­ness ain­si que les manœuvres mafieuses de la FIFA, on découvre éga­le­ment des figures comme celles de Caszely, foot­bal­leur vedette du Chili qui n’a jamais cédé devant Pinochet, ou Fowler, joueur irlan­dais qui, sur son maillot, a détour­né le logo Calvin Klein afin d’ex­pri­mer, en plein match, son sou­tien aux dockers irlan­dais gré­vistes de Liverpool. Le monde du foot en trois par­ties : une pre­mière, his­to­rique, qui retrace l’évolution du foot­ball de 1960 à nos jours ; une seconde, plus intime, sur l’expérience per­son­nelle de ce sport ; une der­nière en guise d’hom­mage à Dumini, col­la­bo­ra­teur de Fakir et co-auteur du livre, par­ti trop jeune. À mettre entre les mains de tous — celles et ceux qui sont pas­sion­nés de foot, de sport, celles et ceux qui, tout sim­ple­ment, aiment apprendre, réflé­chir et s’émouvoir. [L.V.]

Fakir édi­tions, 2014

 Les Passagers du Roissy-Express, de François Maspero et Anaïk Frantz

maspero16 mai 1989, début du jour­nal de bord d’un voyage d’un mois mené par l’au­teur François Maspero et la pho­to­graphe Anaïk Frantz. Cette odys­sée se déroule le long du RER B, fleuve fer­ro­viaire agré­geant les mobi­li­tés de l’en­semble de la région pari­sienne. Une règle, une seule : faire de chaque gare un port d’attache et dor­mir sur place. Loin des repré­sen­ta­tions pari­sia­no-cen­trées (la gri­saille intrin­sèque col­lée sur la ban­lieue, le ter­rain vague à l’âme), le tan­dem trace une carte du tendre d’un ter­ri­toire plein, rem­pli de vie. Une immen­si­té mécon­nue que Maspero décrit avec l’hon­nê­te­té d’un pro­vin­cial à Paris, tota­le­ment tour­né vers la décou­verte. Les voya­geurs se perdent dans cette géo­gra­phie — palimp­seste de plu­sieurs époques, du parc d’activités Garonor au bourg de Roissy, en pas­sant par la cité de la Muette de Drancy, le paque­bot d’Aulnay, les cités-jar­dins, le canal de l’Ourcq et l’a­que­duc d’Arcueil. Mais ce récit ini­tia­tique met aus­si la géo­gra­phie à dis­tance en par­lant de l’Histoire à majus­cule — à tra­vers des mono­gra­phies muni­ci­pales et des évé­ne­ments pré­le­vés dans l’actualité (Tian’anmen, par exemple). Ce livre — habit d’ar­le­quin mêlant enquête, balade, récit intros­pec­tif et repor­tage — est la ren­contre entre le mou­ve­ment du voya­geur et l’é­pais­seur quo­ti­dienne et sta­tique de la vie des habi­tants, des tra­vailleurs et des pas­sants. Chaque coin de rue est la pro­messe d’un espoir comme d’une peine alors que rôde, déjà, le fan­tôme mala­dif du Front natio­nal. Sans en avoir l’air, ces pages font effet d’exor­cisme en louant la len­teur, celle qui per­met d’al­ler vers l’autre. Heureux qui comme François et Anaïk ont pu faire ce long voyage, sur­tout lorsque celui-ci com­mence au pas de leur porte. Le voyage, dit Anaïk Frantz, « c’est aus­si l’en­vie de reve­nir ». [T.M.]

Éditions du Seuil, 1990

 Chants bar­bares, de D’ de Kabal

kabal Une cou­ver­ture est aux pages d’un livre ce qu’est la peau à l’âme d’un homme : com­men­çons donc ici. Du rouge et du noir qui rap­pellent à cha­cun ce qu’il croit bon d’y voir ; un bou­quin de Stendhal, une chan­son de Brel, un dra­peau com­mu­niste liber­taire. Au centre, un por­trait signé Mordin — une figure expres­sion­niste ins­pi­rée des toiles d’un fameux artiste afro-amé­ri­cain. Et ce titre en franches majus­cules : Chants bar­bares. Doit-on y voir quelque écho au second roman de Victor Hugo, Bug-Jargal, dans lequel l’au­teur conta la rébel­lion d’un esclave noir et par­la de ce vent qui « appor­tait par lam­beaux leurs chants bar­bares mêlés au son des gui­tares » ? Nous l’i­gno­rons. Mais D’ de Kabal est musi­cien (rap­peur, sla­meur, beat­boxer) et fait de l’es­cla­vage le noyau dur de cet ouvrage qui s’af­fiche sous les cou­leurs du théâtre. Deux aver­tis­se­ments avant d’al­ler plus loin : oublier sa voix à la lec­ture de ses lignes (une voix de grotte, de fon­de­rie ou de voies fer­rées) et se munir d’un crayon pour sou­li­gner ce qui doit l’être. « Putain, même quand on sou­rit, sur nos dents y a écrit 9–3, nous, on le vit, ça », lance celui qui gran­dit à Bobigny. La puan­teur du quar­tier, la BAC, les exi­lés, les flics et les canettes vides : « Comme un pois­son qu’on écaille avant de le remettre à l’eau. / Comme un œil qui s’ouvre pour qu’on puisse mieux le cre­ver, / Comme un cœur abî­mé recou­vert d’une vieille peau. » Une mère qui frappe faute de savoir aimer, les murs gris, le bra­quage lou­pé d’une épi­ce­rie et la mémoire des Antilles : « J’écris comme on meurt du sida. » Ses chants tranchent bien plus qu’ils ne charment — quoique. Nulles ritour­nelles ni douces mélo­pées : les notes craquent et l’au­teur inter­pelle la France, sa géni­trice, celle qui en son sein compte « des cocar­diers, des ânes bâtés, des révo­lu­tion­naires et ses plus fidèles détrac­teurs », celle qui se fait tour à tour « plaie » et « mor­sure ». Paul Éluard mit un jour en garde les ver­si­fi­ca­teurs : « Rien de plus affreux que le lan­gage poé­ti­sé, que des mots trop jolis gra­cieu­se­ment liés à d’autres perles. La poé­sie véri­table s’ac­com­mode de nudi­tés crues, de planches qui ne sont pas de salut, de larmes qui ne sont pas iri­sées. Elle sait qu’il y a des déserts de sable et des déserts de boue, des par­quets cirés, des che­ve­lures décoif­fées, des mains rugueuses, des vic­times puantes, des héros misé­rables, des idiots superbes, toutes les sortes de chiens, des balais, des fleurs dans l’herbe, des fleurs sur les tombes. » Le bar­bare, qui se décrit comme un « pay­san de l’as­phalte », fait sans conteste œuvre de poé­sie. [R.N.]

Éditions L’œil du souf­fleur, 2010

Éros Émerveillé — Anthologie de la poé­sie éro­tique française

eros-jpegPasser ses nuits debout ne suf­fit pas, encore faut-il savoir être nu(e)s debout. Voici un petit livre en for­mat poche qui devrait vous y aider. Passée l’introduction du poète Zéno Bianu qui nous annonce explo­rer « les jeux de la langue et du sexe, avec toutes leurs saveurs, du sucré au salé, de l’implicite à l’explicite, […] de l’infrarouge des ins­tincts jusqu’à l’ultraviolet des trans­fi­gu­ra­tions », il n’y a plus qu’à se lais­ser embar­quer dans un tour­billon de sens et de mots. On redé­couvre les « bla­sons » de la Renaissance, ces courts éloges du cul, du con et des tétins ; on s’étonne de trou­ver Louise Labé, au XVIe siècle, si vio­lem­ment évo­ca­trice des tour­ments de l’amour (« je vis, je meurs ; je me brûle et me noie », mais j’en rede­mande :« baise m’encor, rebaise-moi et baise ») ; on s’ébaubit devant l’autre La Fontaine qu’on n’apprenait pas à l’école (« Aimer sans foutre est peu de chose / Foutre sans aimer ce n’est rien ») ; on vous passe les audaces de Théophile de Viau et les poèmes zutiques de Rimbaud et consorts ; on y trouve les grands clas­siques éro­ti­co-amou­reux de Desnos ou d’Eluard ; mais sur­tout on vous encou­rage à décou­vrir d’étonnantes mer­veilles, d’Henri Pichette à Ghérasim Luca, de Lucien Becker à Mohammed Dib, de Marcel Moreau à Marcel Béalu (« qui ne rêve­rait, nou­veau Sardanapale, de scal­per le pubis de cha­cune de ses maî­tresses pour en confec­tion­ner à l’usage de ses vieux jours une des­cente de lit douillet­te­ment héris­sée dont les vulves velues s’entrouvriraient sous l’orteil ? »). Attention, lec­ture dan­ge­reuse : on n’en fini­rait plus de vou­loir pas­ser la nuit cou­ché. [A.B.]

Éditions Gallimard, 2012

 Mémoire de fille, d’Annie Ernaux

filleEncore un livre d’Annie Ernaux sur sa vie, son par­cours de trans­fuge de classe, fille de petits com­mer­çants deve­nue épouse d’un jeune cadre et pro­fes­seure de lettres ? On croyait pour­tant qu’après L’Événement (sur son avor­te­ment clan­des­tin), La Place (sur la com­plexi­té pour une trans­fuge de trou­ver sa place, entre sa classe sociale d’origine, celle de ses parents, et celle que lui pro­mettent ses études), et La Femme gelée (sur sa vie de couple étouf­fante), l’auteure avait fait le tour. Eh bien, non. Encore un livre. Et encore un roman-témoi­gnage bou­le­ver­sant, une « auto-socio-bio­gra­phie » à cou­per le souffle, encore une Annie Ernaux magis­trale. Mais cette fois, d’abord une his­toire « de fille », d’une fille qui se des­sine et gran­dit dans et contre la socié­té d’il y a un demi-siècle, ses normes, ses valeurs et sa vision de la nor­ma­li­té. Histoire de la femme d’aujourd’hui qui regarde la fille de 1958, son entrée dans l’âge adulte, son éveil à la vio­lence de la sexua­li­té fémi­nine dans un monde de gar­çons, sa lutte contre l’angoisse de l’avenir, sa dif­fi­cul­té à choi­sir un métier et à se défi­nir dans le monde social. Histoire d’un corps de fille, entre la bru­ta­li­té des pre­mières expé­riences sexuelles (« C’est comme s’il était trop tard pour reve­nir en arrière, que les choses doivent suivre leur cours. Qu’elle n’ait pas le droit d’abandonner cet homme dans cet état qu’elle déclenche en lui. »), la mani­fes­ta­tion phy­sique des trau­ma­tismes (amé­nor­rhée, bou­li­mie, ano­rexie), jusqu’au dégel, au retour à la vie. Un va-et-vient entre hier et aujourd’hui, entre ce que l’on croit deve­nir et ce que l’on est, entre « l’effarante réa­li­té de ce qui arrive » et « l’étrange irréa­li­té [de] […] ce qui est arri­vé ». Mais aus­si l’expression d’une force, d’une revanche grâce à l’écriture (« Disproportion inouïe entre l’in­fluence sur ma vie de deux nuits avec cet homme et le néant de ma pré­sence dans la sienne. Je ne l’en­vie pas, c’est moi qui écris. »). Le corps fra­gile d’une fille, un roseau — mais un roseau pen­sant, une auteure. [L.V.]

Éditions Gallimard, 2016

Une Auberge espa­gnole, de Luis Bonet

Non, il ne s’agit pas de l’histoire d’une sym­pa­thique colo­ca­tion arc-en-ciel aux cou­leurs de l’Europe Erasmus. Pas de Klapisch ici, mais Luis Bonet, typo­graphe et mili­tant com­mu­niste. Son récit, celui d’un com­bat­tant de l’armée répu­bli­caine qui doit, après trois ans de guerre civile, pas­ser les Pyrénées en février 1939 afin de fuir les forces natio­na­listes menées par Franco. Hélas, c’est avec des camps d’internement que la France accueille les réfu­giés espa­gnols, oubliant pour l’oc­ca­sion sa devise natio­nale et répu­bli­caine. Ce sont d’abord ceux qui acceptent de ren­trer en Espagne, et donc de se sou­mettre à Franco, qui ont le droit à une dis­tri­bu­tion d’eau et de nour­ri­ture. Luis Bonet nous livre les sou­ve­nirs ter­ribles de cet exil, de cette marche et de ce camp : moments tra­giques de vio­lences, de faim, de froid dans ce lieu où les couches sont creu­sées dans le sable, où il est inter­dit de sor­tir (pous­sant cer­tains au sui­cide) ; moments de soli­da­ri­té, aus­si, de beau­té voire de poé­sie — comme lorsque le nar­ra­teur s’invente un cama­rade du nom de « Francisco de Goya » afin de rece­voir un peu de pain sup­plé­men­taire (« Comme nous, voi­là un siècle, il connut l’exil. Aujourd’hui, grâce à la magie de son nom por­té sur une liste d’affamés, il nous offre un mor­ceau de pain sup­plé­men­taire. Goya nous donne sa part. ») Un bijou d’Histoire, de poli­tique et d’humanité ou, comme le dit la pré­face, un de ces « témoi­gnages extra­or­di­naires de vie ordi­naires ». [L.V.]

Éditions Agone, 2016

Pulsions paso­li­niennes, de Fabrice Bourlez

pasoLorsque l’on pense à Pasolini, nous sommes d’ordinaire mar­qués par les nom­breuses polé­miques qu’ont sus­ci­té ses œuvres. Radical dans sa cri­tique de la bour­geoi­sie et du consu­mé­risme ita­lien, Pier Paolo Pasolini fut l’un des com­bat­tants les plus armés contre le consen­sus ambiant de son siècle : armé de la langue, de l’image et du visible. Dans cet ouvrage, Fabrice Bourlez s’est lan­cé un défi auda­cieux : sai­sir la pen­sée paso­li­nienne à l’aune de la psy­cha­na­lyse, ame­nant ain­si le pas­sé à faire corps avec le pré­sent. Les per­son­nages de cette œuvre sont empreints d’affects, de pul­sions, et donc d’humanité. C’est pour­quoi l’auteur a sou­hai­té ques­tion­ner ces per­son­nages-là, se deman­dant pour­quoi et com­ment nous dési­rons. Psychanalyste et pro­fes­seur de phi­lo­so­phie et d’esthétique à l’École Supérieure d’art et de Design de Reims, Bourlez ana­lyse l’échec répé­ti­tif des pul­sions qui animent les pro­ta­go­nistes du poète, roman­cier et cinéaste assas­si­né — mais, et cela contri­bue à l’in­té­rêt de la lec­ture, sans jamais tendre vers une psy­cho­lo­gi­sa­tion de Pasolini lui-même. En rap­pro­chant sub­ti­le­ment l’œuvre freu­dienne et laca­nienne de l’écriture paso­li­nienne, l’au­teur nous invite à relire celui qui « remet en ques­tion la visi­bi­li­té de l’image propre au sep­tième art ». Face à l’utilisation de la vio­lence et du sexe contre « le diver­tis­se­ment et tous les fast-foods de la pen­sée », Bourlez s’interroge : « Pourquoi faire appel à l’intolérable ? Pourquoi lire ça ? Pourquoi regar­der ça ? » [M.S.-F.]

Éditions Francicopolis, 2015

Anarchie et cause ani­male, de Philippe Pelletier

anarchy Freud, après Darwin, se plut à gifler notre nar­cis­sisme : si Dieu puis Descartes nous octroyèrent — enten­dons les Homo sapiens — le pri­vi­lège d’assujettir et de domi­ner la Nature comme le monde ani­mal, le psy­cha­na­lyste rap­pe­la pour­tant que l’homme « n’est rien d’autre, n’est rien de mieux que l’a­ni­mal, il en est lui-même issu de la série ani­male, il est appa­ren­té de plus près à cer­taines espèces ». La bio­lo­gie blesse l’e­go mais l’in­ven­teur de l’im­pri­me­rie, du métier à tis­ser et du four à micro-ondes appar­tient bien au règne des chiens, des gorets et des ragon­dins. Le mou­ve­ment anti­spé­ciste (rap­pe­lons qu’il prône, dans le sillage de l’an­ti­ra­cisme et de l’an­ti­sexisme, l’é­gale digni­té des espèces et l’a­bo­li­tion de la domi­na­tion humaine sur le reste du monde sen­tient) ne cesse de pro­gres­ser en Occident : ce qui hier pas­sait pour folie devient aujourd’­hui matière à débats légi­times. La cause ani­male se conso­lide, trouve de nou­veaux appuis et gagne pas à pas les esprits : les « biens meubles » sont deve­nus « des êtres vivants et sen­sibles » et il y a fort à parier que les abat­toirs seront vus, dans un futur plus ou moins loin­tain, comme les abo­mi­na­tions d’un temps révo­lu. Pourtant, note l’au­teur du pré­sent ouvrage — géo­graphe et spé­cia­liste du Japon —, la pen­sée liber­taire demeure mécon­nue alors qu’elle ques­tion­na, dès ses ori­gines, la place de l’Homme dans le vivant et, plus spé­ci­fi­que­ment, le lien qui l’u­nis­sait aux bêtes. Le socia­lisme pro­clame l’é­ga­li­té et l’a­nar­chisme insiste plus encore sur la sou­ve­rai­ne­té de chaque être : sans tou­jours prô­ner le végé­ta­risme, les liber­taires se devaient au moins de voir plus loin que le bout de leur assiette. Louise Michel, com­mu­narde dépor­tée en Kanaky : « Tout va ensemble, depuis l’oi­seau dont on écrase la cou­vée jus­qu’aux nids humains déci­més par la guerre. » Élisée Reclus, com­mu­nard exi­lé : « Chacun de nous a pu être le témoin de quelque-uns de ces actes bar­bares, com­mis par le car­ni­vore contre les bêtes qu’il mange. […] Mais à l’égard des ani­maux, la morale n’est-elle pas éga­le­ment élas­tique ? En exci­tant les chiens à déchi­rer le renard, le gen­til­homme apprend à lan­cer ses fusi­liers sur le Chinois qui fuit. Les deux chasses ne sont qu’un seul et même sport. […] Le sang appelle le sang. » Un ouvrage, com­po­sé d’un texte inédit de Pelletier et de mor­ceaux choi­sis issus du patri­moine anar­chiste, qui fait coup double : l’hu­main et l’a­ni­mal appar­tiennent à la même « grande patrie » (Bakounine) et cela oblige, a mini­ma, à en com­prendre les contours. [E.C.]

Les édi­tions du Monde liber­taire, 2015

L’Âge des low tech — Vers une civi­li­sa­tion tech­ni­que­ment sou­te­nable, de Philippe Bihouix

low Les révo­lu­tions indus­trielles se suc­cèdent : vapeur et char­bon au XVIIIe siècle, élec­tri­ci­té et pétrole au XIXsiècle, micro­pro­ces­seur et Internet à par­tir des années 1970 — actuel­le­ment : impri­mantes 3D et Internet des objets. La course à l’in­no­va­tion tech­no­lo­gique semble infi­nie. La prise de conscience de la dégra­da­tion sans pré­cé­dent de notre envi­ron­ne­ment n’in­quiète pas les « ingé­nieurs thau­ma­turges » qui nous vendent des solu­tions tou­jours plus tech­niques : smart grids (réseaux de ges­tion d’éner­gie), fermes de pan­neaux solaires, nano et bio­tech­no­lo­gies, etc. Nommez un pro­blème, il y aura tou­jours un ingé­nieur pour vous pro­po­ser une « haute tech­no­lo­gie » révo­lu­tion­naire et « éco-res­pon­sable ». Dans ce livre, Bihouix s’at­taque métho­di­que­ment au concept de tech­no­lo­gie verte. Ingénieur lui aus­si, il démontre l’ab­sur­di­té d’un pro­gramme de géné­ra­li­sa­tion de ces high tech dont la pro­duc­tion demande d’é­normes quan­ti­tés de res­sources rares (en par­ti­cu­lier des métaux) et dont la com­plexi­té crois­sante empêche la répa­ra­tion et le recy­clage. Au lieu de conti­nuer à croire aveu­glé­ment en un pro­grès tech­no­lo­gique insou­te­nable sous sa forme actuelle – l’au­teur com­pare notre atti­tude au fou qui s’ex­clame, à chaque fois qu’il met une pièce dans le dis­tri­bu­teur de bois­son : « Tant que je gagne, je joue ! » —, il faut se tour­ner vers les basses tech­no­lo­gies (ou low tech). Ce concept ne se limite évi­dem­ment pas à une liste de pro­duits verts. Il s’ap­pa­rente plu­tôt à une série de prin­cipes qui doivent gui­der la trans­for­ma­tion de notre sys­tème éco­no­mique et indus­triel ; le pre­mier étant le ques­tion­ne­ment de nos besoins. Anticipant les cris d’or­fraie de rigueur à toute remise en cause du sta­tu quo, Philippe Bihouix explore les ques­tions de l’emploi, de l’é­chelle de la trans­for­ma­tion (régions et États sont pré­fé­rés à une uto­pique « gou­ver­nance mon­diale »), de la néces­saire muta­tion du sys­tème de valeurs domi­nantes (uti­li­ta­risme et consu­mé­risme en tête). Aux grin­cheux et aux thu­ri­fé­raires de la « crois­sance verte », il répond : « Pas d’al­ter­na­tive, vrai­ment ? Et bien réflé­chis­sons, ten­tons, expé­ri­men­tons, tant pis si ça ne fonc­tionne pas, au moins nous aurons essayé quelque chose ! Et quel bon­heur, entre-temps, d’ou­vrir une nou­velle brèche, une pers­pec­tive dif­fé­rente de celle d’un sys­tème à bout de souffle. » [M.H.]

Éditions du Seuil, 2014

Lettres sur la lit­té­ra­ture, de Walter Benjamin

benjaPeut-être que la nature éclec­tique de la pro­duc­tion intel­lec­tuelle du phi­lo­sophe et cri­tique de la culture Walter Benjamin (1892–1940) a repré­sen­té l’une des contri­bu­tions les plus ori­gi­nales de la pen­sée euro­péenne des pre­mières décen­nies du XXe siècle. Ses écrits, frag­men­taires pour la plu­part, résul­tat d’une série de contin­gences sub­jec­tives et objec­tives, ont construit une œuvre des plus vastes. La lit­té­ra­ture fut l’un de ses objets d’étude. Son contact avec la lit­té­ra­ture fran­çaise remonte à ses années de jeu­nesse, à tra­vers la tra­duc­tion d’auteurs tels que Balzac, Proust, Saint-John Perse et Baudelaire. Puis l’exil pari­sien, de 1933 à 1940 — il lui don­ne­ra l’opportunité de deve­nir un témoin et un obser­va­teur lucide de la culture et des réa­li­tés poli­tiques hexa­go­nales. Cette édi­tion, éta­blie par Muriel Pic, se com­pose de sept lettres que Benjamin adres­sa au phi­lo­sophe Max Horkheimer, son réfé­rent auprès de l’Institut pour la Recherche Sociale (il avait démé­na­gé à New York suite à l’arrivée du nazisme au pou­voir). La période d’échanges entre les deux hommes est aus­si brève qu’in­tense (1937–1940). La lettre, en tant que genre ou « forme » de com­mu­ni­ca­tion, s’impose et cela nous révèle la ver­sa­ti­li­té et l’o­ri­gi­na­li­té de Benjamin quant à ses choix tex­tuels. Elles abordent une mul­ti­pli­ci­té de sujets, dans une très large com­bi­nai­son de maté­riaux : on y lit bio­gra­phie et récit du quo­ti­dien, réflexion phi­lo­so­phique, cri­tique lit­té­raire et cultu­relle, stra­té­gies vis-à-vis du mar­ché édi­to­rial et des milieux intel­lec­tuels de Paris. Benjamin se montre extrê­me­ment pré­cis dans la nar­ra­tion des faits ; plus que de simples compte-ren­dus de son acti­vi­té de cher­cheur, ce sont des véri­tables ana­lyses du contexte dans lequel la culture se pro­duit. On sai­sit ain­si le tra­vail atten­tif de ce cri­tique sévère, de « l’homme sans attache » qui uti­lise tous ses outils pour inter­pré­ter l’atmosphère et les rela­tions maté­rielles. Avec la luci­di­té qui l’a tou­jours accom­pa­gné, Benjamin dénonce le confor­misme de cer­tains intel­lec­tuels fran­çais face au dan­ger fas­ciste, s’interroge sur le rôle social de l’intelligence par temps de crise ou s’étonne des vel­léi­tés d’évasion poli­tique plus ou moins ambi­guës que cer­tains de ses « confrères » mani­festent. Ses juge­ments ne laissent que peu d’espace à la com­plai­sance. Céline, Gide, Bataille, de Rougemont, Caillois et Klossowski deviennent les cibles. Sans conces­sions. Peut-être sont-ils les « signes » vivants de la catas­trophe à venir ? [L.D.]

Éditions ZOE, 2016

Notre-Dame-des-Landes, de Hervé Kempf

landes Petite com­mune de Loire-Atlantique peu­plée de 2 000 habi­tants, Notre-Dame-des-Landes est deve­nue le théâtre de la « plus grande bataille éco­lo­gique fran­çaise des années 2010 ». Hervé Kempf, auteur et jour­na­liste à Reporterre, retrace la longue his­toire de cette « zone d’aménagement dif­fé­ré » créée en 1972 afin de construire un aéro­port qui res­te­ra au stade de pro­jet durant des décen­nies — avant d’être remis sur la table en l’an 2000. Petit à petit, il devient le sym­bole des luttes contre les « grands pro­jets inutiles », l’artificialisation des terres agri­coles, l’opacité des déci­sions d’aménagement, la col­lu­sion public-pri­vé, la répres­sion poli­cière ; il devient, plus géné­ra­le­ment encore, le sys­tème qui l’a mis au jour : « Non à l’aé­ro­port et son monde », clame le slo­gan. De fait, il devient aus­si un labo­ra­toire pour des mili­tants venant d’horizons variés : les « his­to­riques » (pay­sans, rive­rains, élus) sont rejoints à par­tir de 2009 par des anar­chistes, des auto­nomes, des éco­lo­gistes et des alter-mon­dia­listes, qui apportent avec eux une vision glo­bale de la contes­ta­tion. L’auteur raconte com­ment ces dif­fé­rentes com­po­santes apprennent petit à petit à vivre ensemble — non sans accrocs ! —, à expé­ri­men­ter de nou­veaux modes de contes­ta­tion et à endu­rer une répres­sion déme­su­rée : l’opération « César » mobi­li­sa en octobre 2012 plus de 1 200 gen­darmes et poli­ciers pour expul­ser les zadistes. En plus d’un résu­mé des argu­ments tech­niques por­tés par les deux camps, le livre pro­pose une plon­gée dans la vie quo­ti­dienne de la « Zone à défendre » : les ques­tions du pou­voir, de la logis­tique, du rap­port aux médias et des objec­tifs à long terme sont omni­pré­sentes. Bien conscients de la pré­ca­ri­té de leur situa­tion, les zadistes aux­quels Kempf donne la parole recon­naissent que le modèle qu’ils déve­loppent n’est pas géné­ra­li­sable : ils sont majo­ri­tai­re­ment jeunes, en bonne san­té et sans enfants. Un des mili­tants le rap­pelle : « C’est un espace de lutte, pas un espace de vie. On regarde le pou­voir les yeux dans les yeux : on va res­ter. » [M.H]

Éditions du Seuil, 2014


Photographie de ban­nière : Pasolini jouant au foot­ball (extrait)


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REBONDS

Cartouches 8, mars 2016
Cartouches 7, février 2016
Cartouches 6, jan­vier 2016
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Ballast

« Tenir tête, fédérer, amorcer »

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