Cartouches (84)

1 juillet 2023


Une grève mécon­nue de sar­di­nières bre­tonnes, le quo­ti­dien d’un tra­vailleur en mai­son de retraite, la vio­lence conju­gale d’une femme envers une autre, la forêt mise en cartes, l’his­toire renou­ve­lée du géno­cide des Tutsi, un voyage bri­sé par un viol, le jour­nal d’une ins­tal­la­tion pay­sanne, une ana­lyse sty­lis­tique de la lit­té­ra­ture réac­tion­naire, la phi­lo­so­phie face à un monde en flammes : nos chro­niques du mois de juin.


Une belle grève de femmes — Les Penn sar­din, Douarnenez, 1924, d’Anne Crignon

Beaucoup ont connu les sar­di­nières, celles de Douarnenez, par le biais d’une chan­son enton­née à l’oc­ca­sion d’une mani­fes­ta­tion ou d’une veillée. « Écoutez l’bruit d’leurs sabots / voi­là les ouvrières d’u­sine », com­mence le refrain en l’hon­neur des gré­vistes de l’an­née 1924. Un refrain que la jour­na­liste Anne Crignon a enten­du sou­vent elle aus­si. Toutefois, son livre ne com­mence pas par des vers, mais par une image. C’était un jour d’hi­ver : une vieille pho­to­gra­phie trou­vée dans une bro­cante déclenche une obses­sion. « Ces sar­di­nières d’u­sine, je les disais depuis long­temps mes sœurs ; à vingt ans par roman­tisme, à qua­rante ans par enga­ge­ment », écrit-elle en intro­duc­tion. Un livre plus tard, la rela­tion s’est affer­mie : après la contem­po­raine des sar­di­nières Lucie Colliard, la docu­men­ta­riste Marie Hélia, la cher­cheuse Anne-Denes Martin et la chan­son­nière Claude Michel, Anne Crignon relate à son tour et magni­fi­que­ment la vie de celles qui étaient alors les ouvrières les moins bien payées de France. On s’é­tonne du peu d’é­cho qu’a eu la grève des sar­di­nières jus­qu’à pré­sent : « Alors que ce sou­lè­ve­ment fut l’un des plus écla­tants de la IIIe République […], on ne trouve qua­si pas de noms ni de visages pour repré­sen­ter celles qui mar­chèrent qua­rante-huit jours dans la ville et le froid. » Si quelques figures appa­raissent dans une série de pho­to­gra­phies — la déjà citée Lucie Colliard, ensei­gnante com­mu­niste et pre­mière exé­gète du mou­ve­ment, Daniel Le Flanchec, l’his­to­rique maire « rouge » de la ville, ou encore Joséphine Pencalet, actrice de la lutte et pre­mière femme élue de France alors que les femmes ne votaient pas encore — le mou­ve­ment se pré­sente sous un jour col­lec­tif. Durant un hiver, « Douarnenez plonge avec joie dans le com­mu­nisme ». En dépit du violent mépris des capi­taines d’in­dus­trie, de la pâleur des remon­trances du gou­ver­ne­ment à l’é­gard des patrons, de l’ar­ri­vée de quelques bri­seurs de grève aguer­ris, la pro­tes­ta­tion tient bon et finit vic­to­rieuse. « En six semaines, des sar­di­nières sans édu­ca­tion poli­tique ont appris le rap­port de force » note l’au­trice, qui convainc que, mal­gré l’ad­ver­si­té, « aucune [lutte] n’est per­due d’a­vance ». [E.M.]

Libertalia, 2023

T’as pas trou­vé pire comme bou­lot ? Chronique d’un tra­vailleur en mai­son de retraite, de Nicolas Rouillé

C’est en cher­chant un bou­lot ali­men­taire suite au confi­ne­ment de 2020 que Nicolas Rouillé est deve­nu agent des ser­vices hos­pi­ta­liers (ASH) en EHPAD. Comprendre : tra­vailleur — dans un uni­vers où ce sont sur­tout des tra­vailleuses — char­gé des tâches d’en­tre­tien, de ser­vice et d’ac­com­pa­gne­ment. Il com­mence alors à tenir des chro­niques, ini­tia­le­ment parues dans le men­suel CQFD, qui « n’ont d’autre ambi­tion que de mon­trer à tra­vers un éven­tail de scènes du quo­ti­dien les der­nières années de vie pas­sées en col­lec­ti­vi­té, dans un éta­blis­se­ment à qui on ne donne pas les moyens de sub­ve­nir de façon adap­tée à tous les besoins ». De nom­breux repor­tages ont poin­té les dys­fonc­tion­ne­ments dans les EHPAD, qui vont jus­qu’à la mal­trai­tance des pen­sion­naires. Le livre de Nicolas Rouillé, lui, per­met de sai­sir des ins­tants de la vie quo­ti­dienne, épui­sante pour celles et ceux qui y tra­vaillent, ryth­mée par les rituels de la jour­née pour les habitant·es (toi­lette, repas, acti­vi­tés quand il y en a). Ces dernier·es, l’au­teur a veillé à ne pas les réduire aux symp­tômes de leur âge avan­cé. De façon tou­jours déli­cate et res­pec­tueuse, mais sans occul­ter les dif­fi­cul­tés, il dépeint l’hu­ma­ni­té de ce col­lec­tif de per­sonnes que rien n’a­vait pré­des­ti­né à vivre ensemble, avec toutes les ten­sions, les moments de joie ou de peine que cela implique. Les sen­ti­ments aus­si, car l’a­mour ne s’é­teint pas avec l’âge. Les auxi­liaires de vie dans les mai­sons de retraite sont éga­le­ment des tra­vailleuses sociales : des liens se nouent avec les résident·es, et sou­vent l’ac­tion des ASH dépasse le cadre de leur fiche de poste. Ces chro­niques étant celles d’un tra­vailleur, elles abordent éga­le­ment les condi­tions d’exer­cice du métier d’ASH, sou­vent décon­si­dé­ré, et ses effets sur les per­sonnes, que l’au­teur éprouve pen­dant les seize mois pas­sés dans l’é­ta­blis­se­ment : la fatigue intense, les dou­leurs dans le corps, l’EHPAD qu’on finit peu à peu par rame­ner chez soi parce qu’on s’in­quiète pour tel·le ou tel·le résident·e. [L.]

Lux, 2023

Dans la mai­son rêvée, de Carmen Maria Machado

« Il arrive que les récits soient détruits, et il arrive qu’ils ne soient même pas pro­non­cés ; dans les deux cas, c’est un vide immense dont souffrent irré­vo­ca­ble­ment nos his­toires col­lec­tives. » Carmen Maria Machado cherche avec ce livre à péné­trer dans la « mai­son du maître », c’est-à-dire dans la chasse gar­dée des archives qui demeurent, enté­ri­nées, et aux­quelles il faut oppo­ser ou ajou­ter des sou­ve­nirs recom­po­sés. Dans la mai­son rêvée fonc­tionne comme une grande marelle condui­sant le récit d’une his­toire qui a pesé. On saute de case en case, de cha­pitre en cha­pitre, dans une nar­ra­tion à la deuxième per­sonne qui nous place en équi­libre et nous fait avan­cer à cloche-pied pour dis­si­per un peu le brouillard. Il y a des retours en arrière, des images impres­sives, des scènes décom­po­sées, revues, lor­gnées. Dédale sub­ti­le­ment agen­cé et pétri de réfé­rences anglo-saxonnes (SF, ciné­ma, chan­son), cette his­toire se dévore et nous laisse à la fin chancelant·es : elle a fait son œuvre, elle a cer­né avec déri­sion et réso­lu­tion la chose dif­fuse qui étouf­fait — mor­ti­fiait. Elle a racon­té la vio­lence conju­gale que la nar­ra­trice-autrice a vécue avec son ancienne com­pagne, cette vio­lence embar­ras­sante, très peu écrite dans l’histoire queer et qui demeure sou­vent fan­to­ma­tique pour la jus­tice et son régime de preuves. Des preuves, la lit­té­ra­ture n’en donne pas. Elle ajoute sans clô­tu­rer, tenant pour acquis que « l’archive com­plète est une chi­mère ». Elle per­met de repar­cou­rir le che­min, l’amour, la mai­son, « l’éclat inno­cent de la lumière », la jouis­sance des corps, les tra­jets en voi­ture, en avion, les démé­na­ge­ment, les fêtes, Halloween, Noël, la voi­ture encore, et la peur qui s’installe insi­dieu­se­ment. « Si un arbre tombe dans une forêt et cloue une grive au sol, si celle-ci s’égosille sans que jamais on ne l’entende, pro­duit-elle un son ? Souffre-t-elle ? Qui peut le dire avec cer­ti­tude ? » [Y.R.]

Christian Bourgois, 2019

Bouts de bois — Des objets aux forêts, d’Agnès Stienne

Quel est l’arbre, quelle est la forêt qui se cachent der­rière un cageot, une palette, les pages d’un jour­nal, une table basse ou un bou­chon de liège ? Quelle essence, quelle géo­gra­phie, quel sys­tème indus­triel ? En somme, quel monde fores­tier porte les objets en bois qui nous entourent ? Autant de ques­tions posées par la car­to­graphe indé­pen­dante et plas­ti­cienne Agnès Stienne, un temps contri­bu­trice régu­lière au Monde diplo­ma­tique et co-fon­da­trice du site Visioncarto. Avec une cer­taine légè­re­té — qui ne cache pas, tou­te­fois, un pro­fond sen­ti­ment de révolte face à l’é­tat des forêts fran­çaises et mon­diales — l’au­trice tire les fils de ces « bouts de bois » qu’elle manie au quo­ti­dien dans son tra­vail d’ar­tiste ou qu’elle ren­contre régu­liè­re­ment au cours de ses pro­me­nades. Ainsi des tra­verses de che­min de fer uti­li­sées sous les rails et long­temps réem­ployées pour ser­vir d’élé­ments déco­ra­tifs dans les jar­dins : Agnès Stienne sou­ligne à la fois les trai­te­ments can­cé­ri­gènes dont elles sont l’ob­jet et l’his­toire du réseaux fer­ré que ces mor­ceaux de chêne révèlent. Elle com­pare, cartes à l’ap­pui, l’é­vo­lu­tion des lignes depuis plus d’un siècle et dénonce leur pro­gres­sive dis­pa­ri­tion. Ailleurs, ce sont les épi­céas et les pins mari­times, les attaques de para­sites et les grands feux qu’ils subissent, qui servent d’exemples pour mettre en évi­dence l’« absence d’une authen­tique poli­tique fores­tière » en France. Et l’au­trice de se deman­der, d’ailleurs, s’il est « pos­sible d’as­so­cier sym­bo­li­que­ment le pay­sage d’une ville ins­crite dans son envi­ron­ne­ment à un sys­tème poli­tique ». La réponse tient en sept repré­sen­ta­tions, « de l’a­nar­chisme à l’ul­tra­li­bé­ra­lisme », dont les élé­ments sont de plus en plus ordon­nés à mesure que le sys­tème poli­tique envi­sa­gé se dur­cit, tan­dis que les struc­tures pay­sa­gères sont quant à elles de plus en plus ratio­na­li­sées, sim­pli­fiées, appau­vries. Perdons-nous un moment dans les forêts rêvées des cités anar­chistes, com­mu­nardes ou fédé­rées pour gar­der un peu d’es­poir. [R.B.]

Zones, 2023

Le géno­cide au vil­lage, de Hélène Dumas

Comprendre les méca­nismes du géno­cide des Tutsi au Rwanda néces­site de res­ti­tuer les tem­po­ra­li­tés mul­tiples dans les­quelles il se déploie : l’hé­ri­tage des taxi­no­mies racistes nées de l’administration colo­niale et d’une « construc­tion poli­tique et idéo­lo­gique de l’ethnicité » qui se pro­longe après l’indépendance ; la mémoire des mas­sacres des années 1960–1970 et la trans­mis­sion des pra­tiques de vio­lence ; les consé­quences de la guerre civile qui débute en octobre 1990, avec ses effets de « cris­tal­li­sa­tion d’un socle de repré­sen­ta­tions et son ins­crip­tion concrète dans la vie des habi­tants ». Dans ce temps spé­ci­fique de la guerre, deux logiques meur­trières convergent pro­gres­si­ve­ment jusqu’à fusion­ner au moment du géno­cide en 1994 : « une dyna­mique ver­ti­cale, impul­sée par l’État, et une logique hori­zon­tale de pogroms au sein des com­mu­nau­tés de voi­sins », reliées entre elles par toute une série d’acteurs inter­mé­diaires qui jouent un rôle char­nière. Mais ce qui res­sort du tra­vail d’Hélène Dumas, ce sur quoi insistent toutes les vic­times et consti­tue la radi­cale nou­veau­té de ce « géno­cide de proxi­mi­té », c’est l’implication des voi­sins et la « réver­si­bi­li­té meur­trière de leur monde social ». Le sou­ve­nir des exac­tions pas­sées peut ain­si se retour­ner contre les vic­times : les stra­té­gies de sur­vie héri­tées deviennent caduques et les refuges d’hier, bâti­ments admi­nis­tra­tifs ou ins­ti­tu­tions reli­gieuses, « se muent en pièges » mor­tels. « Tout comme le retour­ne­ment des voi­sins, la vio­la­tion des lieux répu­tés sûrs marque la spé­ci­fi­ci­té du géno­cide. » Remarquable, ce livre l’est aus­si pour sa démarche scien­ti­fique sin­gu­lière. Hélène Dumas assiste pen­dant cinq années aux audiences des tri­bu­naux gaca­ca de l’ancienne com­mune de Shyorongi, au nord du Rwanda. Elle porte une atten­tion par­ti­cu­lière aux affects et à la langue, dont témoigne le soin appor­té à la tra­duc­tion pour res­ti­tuer au plus près les mots des acteurs, « le grain de la langue » et « le carac­tère vivant de cette parole ». Elle sillonne aus­si, en com­pa­gnie des res­ca­pés, les lieux du géno­cide afin de recons­ti­tuer « le pay­sage du mas­sacre » et dévoile ain­si la manière dont les tueurs ont su mobi­li­ser « leur savoir topo­gra­phique afin d’assurer l’efficacité » des tue­ries. [B.G.]

Seuil, 2014

Pente raide, de Marvic

« Je vou­drais par­ler de tous les viols, je vou­drais que ce récit, comme d’autres qui ont fait émer­ger en moi le désir, le cou­rage et la force de racon­ter, te donne aus­si la force à toi, lec­trice ou lec­teur à qui c’est arri­vé hier, à qui c’est arri­vé enfant, de racon­ter à ton tour, pour que se fis­sure tou­jours un peu plus le mur de ce tabou. » Pente raide est d’abord le récit d’une femme qui voyage. Seule, à pied la plu­part du temps, tente dans son sac à dos. Sur son iti­né­raire qui l’emmène des hautes mon­tagnes de Géorgie à celles l’Iran, puis en Turquie, elle croise des hommes. Parfois aidant, plus sou­vent har­ce­leurs. Et quelques fois, des agres­seurs. Marvic refuse de céder sa liber­té aux conseils pater­na­listes de ceux qui vou­draient la voir voya­ger comme ils l’en­tendent et le conçoivent pour une femme. Elle avance, au fil des ren­contres ou des « soi­rées seule sous les étoiles ». Puis, a lieu l’agression. La route du voyage se mêle alors au che­min à par­cou­rir pour répa­rer les bles­sures inté­rieures. En plus de la rage et la dou­leur qui l’habitent, elle doit com­po­ser avec un sys­tème judi­ciaire auto­ri­taire, et une diplo­ma­tie fran­çaise qui ne la com­prend pas. Pour reprendre les mots d’Ici-bas, qui ont réédi­té l’ouvrage après une pre­mière auto-édi­tion en 2019 : « Empreint d’une luci­di­té et d’une sin­cé­ri­té totales, tou­jours poi­gnant, par­fois dérou­tant, Pente raide est un témoi­gnage sans fard sur l’entrave que consti­tue la culture du viol pour les vic­times en quête de recons­truc­tion. Il contri­bue aus­si à une réflexion essen­tielle sur la jus­tice, le pro­ces­sus de répa­ra­tion après une expé­rience trau­ma­tique, ain­si que l’indépendance et la liber­té. » Pente raide fait par­tie de ces livres dont la lec­ture vous remue pro­fon­dé­ment. [L.]

Ici-bas, 2023

Bambois, la vie verte, de Claudie Hunzinger

La pré­face nous pré­vient : dans Bambois, la vie verte, publié pour la pre­mière fois en 1973, « il ne s’a­git pas de faire de la lit­té­ra­ture, mais de por­ter témoi­gnage ». Et c’est en cette qua­li­té de témoins que Claudie Hunzinger, dite Mélu, et Francis Hunzinger, dit Pagel, débutent leur prise de note : « Nous étions vrai­ment per­dus à cette époque, je veux dire que nous ne nous étions pas encore trou­vés nous-mêmes, ou quoi que ce soit. » C’était en 1964, dans les Vosges, quatre ans avant les migra­tions étu­diantes et mili­tantes vers les mon­tagnes céve­noles ou arié­geoises pour recom­men­cer la vie ailleurs et autre­ment, loin des villes. Mélu et Pagel devancent d’un peu le retour à la terre de leurs contemporain·es, et se confrontent sans repères aux dif­fi­cul­tés de l’ac­qui­si­tion de terres ou de la réfec­tion d’une ber­ge­rie. Dans ce livre, il est ques­tion de lieux, ser­rés les uns contre les autres sur le dos d’une mon­tagne. Il y a les fermes de Bourse-Noire, Targoutte et enfin la mai­son de Bambois. En arri­vant, ils le savent : « la seule issue, c’est de savoir faire quelque chose ». Mélu et Pagel ont appris et ne sont jamais repar­tis. Les vieux monts qui les accueillent ont quelque chose de la mon­tagne de Lure où, dans les années 1930, des jeunes gens venaient se ras­sem­bler auprès de Lucien Jacques et de Jean Giono. En Provence comme dans les Vosges, il y a eu de la joie, de vraies et très simples richesses. Mais, à Bambois, il a éga­le­ment fal­lu apprendre les rudi­ments de l’é­le­vage, puis du tis­sage et de la tein­ture, qui assurent au couple sa sub­sis­tance, et com­po­ser avec la dure­té des condi­tions. « Vivre là-haut, ce n’est pas la poé­sie ima­gi­naire des cita­dins, c’est une méchante bagarre où il faut mettre toute sa force. » On est pris par des réflexions tendres, lumi­neuses, par­fois amu­santes. « Curieux : la mon­tagne fau­chée res­semble à une bre­bis ton­due. » Petit à petit, les acti­vi­tés du couple, le ter­ri­toire dans lequel il vit et les mots de Claudie Hunzinger se confondent : « je ne suis moi-même qu’i­ci, dans ce pay­sage de feuilles et d’air, qu’i­ci seule­ment je vis tous mes âges à la fois ». [E.M.]

Cambourakis, 2023

Le Style réac­tion­naire — De Maurras à Houellebecq, de Vincent Berthelier

Depuis soixante-dix ans les jour­na­listes res­sassent l’idée que les grands écri­vains fran­çais seraient tous réac­tion­naires, là où la prose des pro­gres­sistes serait encom­brée de leurs idées poli­tiques : « à gauche […], la pesan­teur idéo­lo­gique, à droite, la légè­re­té », en somme. C’est parce qu’ils cultivent ce que l’his­to­rien de la lit­té­ra­ture Vincent Berthelier appelle le « style réac­tion­naire » que les pen­seurs de la contre-révo­lu­tion se font pas­ser pour des écri­vains inté­res­sants. Selon l’auteur, ce style se recon­naît à un ensemble de motifs (le bon sens, l’ironie cin­glante, l’éternelle miso­gy­nie, un cer­tain res­pect de la culture sco­laire), qui forment le por­trait-type de l’« anti­mo­derne ». Chapitre après cha­pitre, il ana­lyse les excès sty­lis­tiques d’une poi­gnée d’écrivains (« de Maurras à Houellebecq », comme l’indique le sous-titre du livre), dans l’intention affi­chée de « mettre au jour une dyna­mique lit­té­raire qui a par­tie liée avec la réac­tion poli­tique ». L’auteur dégage ain­si de son cor­pus trois moments d’esthétisation, où chaque style cor­res­pond à une nou­velle ten­dance idéo­lo­gique : le natio­na­lisme des années 1910 et son style impec­cable qui donne des allures d’aristocrate (Maurras) ; le fas­cisme des années 1930 et son style esthète qui ren­voie dos à dos la droite et la gauche (Drieu la Rochelle) ; le décli­nisme des années 1970 et son style exigent et éli­tiste qui pré­tend résis­ter à l’abaissement du niveau cultu­rel ambiant (Cioran). Dans le sillage de Bourdieu, Berthelier consi­dère que ces mises en forme lit­té­raire ne sont qu’un pro­ces­sus d’euphémisation des dis­cours xéno­phobes ambiants. Le livre s’achève sur trois écri­vains contem­po­rains : Renaud Camus, Richard Millet et Michel Houellebecq. Berthelier démontre que, sous cou­vert d’une écri­ture recher­chée et d’une pos­ture anti­li­bé­rale, leur style et leurs idées véhi­culent des « fan­tasmes nobi­liaires ». Au cours du siècle der­nier, l’extrême droite lit­té­raire a fina­le­ment renou­ve­lé son style sans chan­ger le fond de ses haines. [T.B.]

Amsterdam, 2022

Quand la forêt brule — Penser la nou­velle catas­trophe éco­lo­gique, de Joëlle Zask

Sur fond de cas­se­roles, le ministre de la Transition éco­lo­gique a récem­ment pré­sen­té son plan pour lut­ter contre les incen­dies, dont le nombre s’ac­croît chaque année. Ses mesures : des sen­ti­nelles, des camé­ras de sur­veillance, une nou­velle « météo des forêts », des bouts de chan­delle pour les pom­piers et une obli­ga­tion de débrous­saillage. À lire Quand la forêt brûle, on se dit que dans ce domaine comme ailleurs, le gou­ver­ne­ment vit dans un monde paral­lèle au nôtre. Car si le para­doxe que consti­tue « la nature sociale de ces très grands feux de forêts humai­ne­ment incon­trô­lables » rend dif­fi­cile toute poli­tique consé­quente à leur égard, il est cer­tain que le court-ter­misme ne chan­ge­ra rien et que ces mesures pèsent bien peu lorsque leurs auteurs contri­buent acti­ve­ment au dérè­gle­ment cli­ma­tique. Dans un essai aus­si effrayant que brillant, la phi­lo­sophe Joëlle Zask essaye de tenir ensemble deux faits contra­dic­toires : les méga­feux qui dévastent des sur­faces de plus en plus impor­tantes de forêt sont d’o­ri­gine humaine et il est impos­sible de les maî­tri­ser avec les moyens à notre dis­po­si­tion. Après avoir été domes­ti­qué il y a plu­sieurs cen­taines de mil­liers d’an­nées, jus­qu’à être exclu, au siècle der­nier, des sites pré­ser­vés pour leur natu­ra­li­té, le feu s’en­sau­vage désor­mais — et il semble qu’il n’y a pas de retour pos­sible. L’autrice s’at­tache ain­si à reprendre la lit­té­ra­ture scien­ti­fique exis­tante, tant éco­lo­gique qu’­his­to­rique, et place ses maigres espoirs dans une « culture du feu » où atten­tion et soin envers les milieux natu­rels — envers toute chose, fina­le­ment — pren­draient une place pré­pon­dé­rante. Difficile d’y croire, néan­moins, tant les mots de Walter Benjamin, écrits en 1939 et cités en conclu­sion de Quand la forêt brûle paraissent d’ac­tua­li­té : « Que les choses conti­nuent à aller ain­si, voi­là la catas­trophe. » [R.B.]

Premier Parallèle, 2022


Photographie de ban­nière : Shirley Baker


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