Cartouches (79)

29 septembre 2022


Un anthro­po­logue anar­chiste, les lumières d’un cirque, l’his­toire de la dépres­sion, une révo­lu­tion sans chefs et oubliée, l’in­fra­monde pari­sien, un roman mélan­co­lique et bizarre, la jeu­nesse ita­lienne en bande-des­si­née, des gra­vures en pleine Seconde Guerre mon­diale, les lettres d’exil d’un révo­lu­tion­naire syrien, des pistes pour com­prendre la guerre en Ukraine : nos chro­niques du mois de septembre.


Pour une anthro­po­lo­gie anar­chiste, de David Graeber

L’idée qu’une révo­lu­tion ne peut se limi­ter à un bas­cu­le­ment effec­tué à un ins­tant pré­cis, mais néces­site au contraire un patient pro­ces­sus de construc­tion de struc­tures à même de rem­pla­cer les États, semble désor­mais être davan­tage répan­due au sein de la gauche radi­cale : la théo­rie mar­xiste n’est plus aus­si omni­pré­sente que par le pas­sé, et nombre d’i­dées issues des cou­rants anar­chistes ont irri­gué les mobi­li­sa­tions de la der­nière décen­nie. Les exemples zapa­tiste et kurde ont pu mon­trer qu’une révo­lu­tion d’ins­pi­ra­tion com­mu­niste-liber­taire est loin d’être uto­pique. Convaincu que l’an­thro­po­lo­gie est la science la plus à même d’é­pau­ler un pro­ces­sus de trans­for­ma­tion sociale anar­chiste — c’est-à-dire col­lec­tif, démo­cra­tique et refu­sant toute domi­na­tion hié­rar­chique — l’an­thro­po­logue David Graeber s’est pen­ché sur la ques­tion de savoir « quelle sorte de théo­rie sociale aurait un inté­rêt pour ceux qui tentent d’ai­der à l’é­mer­gence d’un monde dans lequel les gens sont libres de se gou­ver­ner eux-mêmes ». Il est per­sua­dé que les anthro­po­logues ont « à por­tée de la main des outils qui peuvent être d’une grande impor­tance pour la liber­té humaine ». Son essai pro­pose dif­fé­rents fils à tirer pour fina­le­ment défi­nir ce que serait le pro­gramme de recherche d’une anthro­po­lo­gie anar­chiste. Il se conclut sur une dénon­cia­tion des conni­vences qui lient les uni­ver­si­taires aux dif­fé­rentes struc­tures de domi­na­tion, et de ce fait les rendent peu enclins à mener une réflexion glo­bale sur la manière de se pas­ser de celles-ci. Les pistes pro­po­sées sont riches. Mettant au cœur d’un fonc­tion­ne­ment démo­cra­tique anar­chiste le pro­ces­sus de déci­sion au consen­sus, Graeber défend l’i­dée que les socié­tés sans chefs, loin d’être « pri­mi­tives », ont en réa­li­té fait ce choix en toute connais­sance de cause. Leur étude peut four­nir des réponses à ce que serait une socié­té anar­chiste — en étant tou­te­fois conscient des biais qu’une telle recherche peut occa­sion­ner, de la posi­tion du cher­cheur jus­qu’au risque de pro­mou­voir une régres­sion pri­mi­ti­viste. [L.]

Lux, 2006

L’Attente du soir, de Tatiana Arfel

Il y a des heures que l’on attend chaque jour impa­tiem­ment et d’autres qu’on ne cesse de reje­ter. Pour Giacomo, Mlle B. et le môme, ce sont les pre­miers ins­tants du soir qui sou­lagent le mieux. Mais s’ils attendent de concert une pareille nuit, ces trois-là ne l’aiment pas pour les mêmes rai­sons. Prenons Giacomo. Il a le nom de son père, qui avait le nom du sien. Ce nom, c’est aus­si celui du cirque dans lequel on est clown de géné­ra­tion en géné­ra­tion mal­gré les erre­ments de l’Histoire. Le soir de Giacomo est bar­dé de lam­pions, de cris d’en­fants, de caniches acro­bates et de tra­pé­zistes. C’est le soir qui dure autour du feu de camp, qui est aus­si un feu de joie. Mlle B., pour sa part, attend le soir pour ne plus voir le jour. Depuis sa nais­sance ses parents, puis toutes les per­sonnes qu’elle côtoie, lui dénient le droit d’a­voir un visage. On ne la regarde pas. Alors quand vient la nuit, quand sonne l’heure de s’é­teindre enfin, Mlle B. n’at­tend pas. Et le môme, à quoi res­semble le soir qu’il aime tant ? Il ne le dirait pas lui-même, parce qu’il n’a pas l’u­sage des mots. Sûrement le pein­drait-il avec les cou­leurs qu’il affec­tionne. La nuit, le môme quitte le ter­rain vague qui l’a­brite pour cher­cher nour­ri­ture et maté­riaux dans les pou­belles des envi­rons. Il se gave de goûts et d’o­deurs afin de peindre tout le jour. Pourquoi ces trois per­son­nages devraient-ils se ren­con­trer ? Comment leurs par­cours pour­ront-ils conver­ger ? Tatiana Arfel a sai­si trois fils aux teintes franches, à la tex­ture rêche et en a fait une pelote épaisse qu’on se plaît à dévi­der en sa com­pa­gnie. Ces trois fils se nomment Giacomo, Mlle B., le môme. D’un même élan, ils par­ti­cipent à redres­ser un cirque autant que les torts dus au hasard d’une nais­sance, aux acci­dents d’une vie. [E.M.]

Corti, 2018 (2008)

L’Empire du mal­heur — Une his­toire de la dépres­sion, de Jonathan Sadowksy

D’après l’OMS, la dépres­sion est désor­mais « la pre­mière cause de mor­bi­di­té et d’incapacité » dans le monde : plus de 300 mil­lions de per­sonnes seraient atteintes par cette mala­die. Mais quan­ti­fier réel­le­ment le nombre de cas s’avère dif­fi­cile, et même contro­ver­sé. Il existe bien un ensemble de cri­tères pour la défi­nir, mais son émer­gence et sa construc­tion en tant que mala­die est aus­si le résul­tat d’un pro­ces­sus social, dépen­dant donc de normes cultu­relles et tem­po­relles. « Cette souf­france a une his­toire » écrit ain­si l’historien de la méde­cine Jonathan Sadowsky. La dépres­sion est his­to­ri­que­ment liée à la mélan­co­lie, mais ne recouvre pas pour autant la même chose ; une tran­si­tion s’opère d’ailleurs au XVIIIe siècle. Pour les psy­cha­na­lystes, elle a repré­sen­té une « colère inté­rio­ri­sée », explique l’auteur — un regard plus cri­tique sur la psy­cha­na­lyse, hau­te­ment dis­cu­tée et contes­tée, aurait cepen­dant été appré­ciée. Dans la seconde moi­tié du XXe siècle, le déve­lop­pe­ment des anti­dé­pres­seurs — et sur­tout l’apparition du Prozac — contri­bue à rendre plus visible la dépres­sion. Ces trai­te­ments médi­ca­men­teux inten­si­fient donc l’intérêt por­té à la mala­die, tout en influen­çant la per­cep­tion de celle-ci, qui a ten­dance à être réduite à un « dés­équi­libre chi­mique ». L’auteur s’oppose ici à ce type de réduc­tion­nisme : « les modèles bio­lo­gique et psy­cho­lo­gique ne sont pas incom­pa­tibles, ils sont com­plé­men­taires ». Et l’historien ne manque pas de nuan­cer cer­tains dis­cours (faus­se­ment) cri­tiques qui entourent les anti­dé­pres­seurs : « L’expression cou­rante et trop facile de pilules du bon­heur […] est impropre, et elle a quelque chose d’humiliant pour les per­sonnes dépri­mées. Les trai­te­ments peuvent sou­la­ger les gens d’une souf­france inutile, mais ils ne suf­fisent cer­tai­ne­ment pas en eux-mêmes à les rendre heu­reux. » Car si la pleine com­pré­hen­sion de cette mala­die semble dif­fi­cile pour celles et ceux qui ne l’ont pas vécue, il s’agit bien de la prendre au sérieux. Et comme nous y invite l’ouvrage, cela implique de recon­naître la dimen­sion poli­tique de la dépres­sion, for­te­ment inéga­li­taire. [M.B]

Amsterdam, 2022

Asturies 1934 — Une révo­lu­tion sans chefs, d’Ignacio Díaz

On ne compte plus les ouvrages parus à pro­pos de la guerre d’Espagne, de l’an­née 1936 et des quelques sui­vantes. Dans la plu­part d’entre eux, en intro­duc­tion ou inci­dem­ment, il est rap­pe­lé que l’a­nar­cho-syn­di­ca­lisme a sou­le­vé de solides col­lec­tifs en Catalogne, en Andalousie ou à Madrid la décen­nie pré­cé­dente. Parfois, il est aus­si ques­tion d’une révolte qui s’est dérou­lée en 1934 dans une région que l’on connaît peu, sise au nord-ouest du pays, qui a pour nom Asturies. La men­tion est rare. Pourtant, les témoi­gnages de l’é­poque indiquent que la révo­lu­tion astu­rienne n’a rien eu d’a­nec­do­tique : Camus en fit une pièce, Romain Rolland y vit le plus bel évé­ne­ment depuis la Commune de Paris. Avec cette tra­duc­tion, les édi­tions Smolny par­ti­cipent à com­bler un vide his­to­rio­gra­phique éton­nant concer­nant une insur­rec­tion qui est depuis long­temps « mise en équi­va­lence avec les prin­ci­paux évé­ne­ments de l’his­toire du mou­ve­ment ouvrier ». Ignacio Díaz revient sur l’his­toire sociale de cette région d’Espagne mode­lée par l’ex­trac­tion minière et l’in­dus­trie qui en découle. On apprend ain­si qu’au début du XXe siècle, « les Asturies ont le plus haut taux natio­nal de conflits sociaux » et que ces der­niers sont le plus sou­vent spon­ta­nés. Si le syn­di­cat des mineurs, d’in­fluence socia­liste, s’im­pose peu à peu durant ces mêmes années et com­mence à struc­tu­rer le mou­ve­ment ouvrier, les mineurs, métal­lur­gistes, dockers, che­mi­nots, sidé­rur­gistes, n’ou­blient pas leur auto­no­mie lorsque leurs repré­sen­tants négo­cient avec la dic­ta­ture de Primo de Rivera ou la répu­blique poli­cière qui lui fait suite. Mais c’est sur­tout en octobre 1934 que cette indé­pen­dance s’ex­prime avec le plus d’é­clat. Alors qu’une insur­rec­tion est cen­sée se coor­don­ner à l’é­chelle de l’Espagne, seuls les anar­chistes et socia­listes des Asturies par­viennent à s’en­tendre pour la mener à terme. Ignacio Díaz décrit minu­tieu­se­ment la révolte, ses pre­mières conquêtes, la répres­sion qu’elle subit. Pour mater le mou­ve­ment, un cer­tain Franco est dépê­ché depuis le Maroc avec ses troupes — comme la répé­ti­tion du coup d’État qui sui­vra. [R.B.]

Smolny, 2021

Les Sauvages de la civi­li­sa­tion — Regards sur la Zone, d’hier à aujourd’­hui, de Jérôme Beauchez

La Zone. Une bande de terre située au pied des for­ti­fi­ca­tions de Paris, coin­cée entre la capi­tale et les ban­lieues ouvrières, et bâtie de construc­tions (illé­gales) de bric et de broc, rou­lottes sur pilo­tis ou masures en planches au toit de tôle. « Cet infra­monde pari­sien, fruit amer d’une moder­ni­té qui aurait dépo­sé là toutes ses misères, pas­sait pour une sorte de capi­tale des classes dan­ge­reuses » qui aurait engen­dré des « sau­vages de la civi­li­sa­tion » selon le regard sur­plom­bant que portent sur ses habitant·es les classes domi­nantes — mais aus­si les révo­lu­tion­naires, méfiants face à ce qu’ils consi­dèrent comme le lum­pen­pro­lé­ta­riat. C’est d’a­bord à ces regards que s’in­té­resse Jérôme Beauchez. La méthode archéo­gra­phique de l’au­teur s’at­tache « aux façons de dire, de faire entendre et de mon­trer la mar­gi­na­li­té, ain­si consti­tuée en objet d’his­toires, mais aus­si de pou­voirs, de domi­na­tions et de contrôles sociaux ». Alors qu’il n’existe fina­le­ment qua­si­ment pas de témoi­gnages directs des zoniers, les dis­cours de poli­tiques, de jour­na­listes, d’ar­tistes exté­rieurs à la Zone ont construit la repré­sen­ta­tion d’un ter­ri­toire de non-droit, abri­tant une menace pour la socié­té. Il s’a­git alors pour les classes domi­nantes d’y remettre de l’ordre, à la fois dans l’es­pace en rasant les construc­tions illé­gales pour les rem­pla­cer par des immeubles, et chez les indi­vi­dus en leur impo­sant les normes du tra­vail, de la reli­gion, de la famille… Le régime de Vichy accé­lé­re­ra le pro­ces­sus de déman­tè­le­ment de la Zone, qui fini­ra après-guerre par être rem­pla­cée par le péri­phé­rique pari­sien. Mais plu­tôt que dis­pa­raître, elle se déma­té­ria­lise et se recom­pose dans les inter­stices de la ville. À par­tir des années 60, les « zonards », skin­heads, punks, squat­teurs, cherchent des façons de vivre à l’é­cart des normes impo­sées, dans des espaces plus alter­na­tifs qu’op­po­si­tion­nels. Allant d’une fin de siècle à une autre, l’é­tude n’a­borde pas la ques­tion de ce qu’on appelle aujourd’­hui « les ban­lieues », pour les­quelles l’au­teur appelle à « d’autres déve­lop­pe­ments ». [L.]

Amsterdam, 2022

Jean-Luc et Jean-Claude, de Laurence Potte-Bonneville

Jean-Luc et Jean-Claude s’en sont allés un peu plus loin qu’à l’accoutumée : ils devaient être ren­trés pour 17 heures au foyer, mais les voi­là per­dus dans le froid, entre les poneys et les phoques, tapis dans une cabane de chasse à écou­ter par­ler un drôle de mon­sieur, ramas­seur de cham­pi­gnons, ici cueilleur impro­vi­sé de Jean-Luc et Jean-Claude, qui leur offri­ra de quoi pas­ser la nuit au chaud. Cette scène est nichée par­mi d’autres, dans une suite de séquences qui s’enchaînent assez rapi­de­ment et dont l’é­cri­ture épouse chaque fois la langue et les pen­sées de per­son­nages en proie à dif­fé­rents tra­cas, obser­vant et sen­tant l’écoulement du temps dans des pay­sages de prés salés balayés de pluie — avec inquié­tude, impa­tience ou irri­ta­tion. Beaucoup de choses sont dites dans ce pre­mier roman irri­gué de dia­logues vifs, mais d’autres se laissent devi­ner. On sent que Jean-Luc craint ce qui vien­dra demain ven­dre­di, on sent la liber­té et la joie qui, pour les deux hommes, peuvent vite prendre la figure du dan­ger lorsqu’ils sont trop loin au dehors. On sent des choses qui vivent et se répondent : des rêves de phoques ou de vieille dame, la détresse rageuse d’un jeune qui n’a plus de quoi faire le plein et roule fenêtres au vent, les bons conseils des cura­teurs ou édu­ca­teurs qui peuvent aider quand il s’agit d’avancer dans cet uni­vers mélan­co­lique et bizarre. Il y a le PMU, l’Intermarché, le rond-point, le lit­to­ral, Abbeville, Louviers au bout de la natio­nale, et puis la plage avec ses phoques, son asso­cia­tion Nature en baie et les hordes de sco­laires qui y débarquent en sor­tie péda­go­gique. On avance au petit bon­heur, au petit mal­heur dans cette his­toire, en consta­tant l’importance d’objets ou de paroles qui sont par­fois des balises ras­su­rantes, par­fois des tor­pilles en puis­sance. Le roman n’explore ni en long ni en large des per­son­nages qui auraient psy­cho­lo­gies et exis­tences bien fice­lées — il les côtoie un moment, nous les pré­sente et nous fait faire un petit bout de che­min avec eux. [L.M.]

Verdier, 2022

Au-delà des décombres, de Zerocalcare

Zerocalcare est deve­nu célèbre en France après la BD Kobanê Calling qui raconte la lutte des Kurdes au Rojava, avec un humour qui ne tombe jamais dans la fri­vo­li­té et un sens de la syn­thèse effi­cace. Dans Au-delà des décombres, il des­sine et scé­na­rise les états d’âme d’une jeu­nesse ita­lienne née dans les années 1980, mar­quée par le punk, les mou­ve­ments alter­mon­dia­listes et les « cen­tro sociale », lieux popu­laires auto­gé­rés. En par­ti­cu­lier, la géné­ra­tion de Zerocalcare a gar­dé le trau­ma de la répres­sion des mani­fes­ta­tions anti-G8 à Gênes en 2001, au cours des­quelles la police assas­sine Carlo Giuliani, un jeune mili­tant de 23 ans. Dans un contexte mar­qué par le tra­vail pré­caire, l’au­teur s’in­ter­roge sur la façon de conci­lier acti­vi­té pro­fes­sion­nelle, enga­ge­ments mili­tants, vie affec­tive. Il raconte les ami­tiés d’en­fance qui se délitent et se recom­posent au fil des acci­dents de la vie, qui par­fois s’a­vèrent trop lourds à por­ter. La mort d’une de ses amies est évo­quée dans plu­sieurs de ses livres, dont celui-ci. Au-delà de l’an­crage dans le contexte de Rebbibia, un quar­tier popu­laire de Rome dont la tra­duc­trice Brune Seban a su avec talent res­ti­tuer l’atmosphère et le lan­gage en conser­vant cer­taines expres­sions dans leur langue ori­gi­nale, c’est sans doute aus­si parce que l’œuvre de Zerocalcare porte des inter­ro­ga­tions par­ta­gées par toute une géné­ra­tion qu’elle a su tou­cher un public aus­si large. Au-delà des décombres, comme plu­sieurs de ses albums, tourne autour de son his­toire per­son­nelle, « ce qu’il arrive à faire le mieux ». Sa conscience est incar­née par un tatou, qui ne manque pas de venir le tirailler lors­qu’il faut faire des choix. Chaque nou­vel album apporte ses varia­tions, mul­ti­pliant les points de vue. Zerocalcare affirme vou­loir tenir un dis­cours expli­cite, faci­le­ment com­pré­hen­sible pour les lec­teurs. Son des­sin l’est assu­ré­ment, et l’on est empor­té par la gouaille de ses per­son­nages, contre­point à la mélan­co­lie qui imprègne l’ou­vrage. [L.]

Cambourakis, 2019

Dans la nuit, de Erich Glas

Un matin d’hi­ver de 1942, Erich Glas se réveille d’une nuit de cau­che­mars, se tenant la tête à deux mains. L’artiste du Bauhaus est dans une chambre de l’hô­pi­tal d’un kib­boutz en Palestine sous man­dat bri­tan­nique. Il y vit depuis 1934, après avoir dû quit­ter l’Allemagne alors que com­men­çaient les per­sé­cu­tions du régime nazi envers les Juifs, lui fai­sant perdre son poste d’en­sei­gnant. Les mas­sacres com­mis ne font alors l’ob­jet que de rumeurs. Et pour­tant, « dans la nuit » que raconte l’ar­tiste à tra­vers une série de 28 lino­gra­vures, tout est là. Il se repré­sente avec un per­son­nage déchar­né, sque­let­tique, debout der­rière lui, une main sur son épaule, l’autre posée sur la sienne qui tient son crayon. S’ensuit une série d’i­mages ter­ri­fiantes, par­fois dif­fi­ci­le­ment sou­te­nables, qui par­fois évoquent les repré­sen­ta­tions médié­vales de l’Enfer. Le trait est net, l’encre noire contraste avec la blan­cheur du papier. Les corps bri­sés, tor­dus, expriment une souf­france intense. Car l’ar­tiste voit tout : les pogroms com­mis par les troupes alle­mandes, les sol­dats gri­ma­çant comme des démons et por­tant des insignes nazis, qui déportent, tuent, détruisent, et la fuite des exi­lés qui sou­vent se ter­mine par la mort. Pourtant, ce n’est pas celle-ci qui conclut l’ou­vrage. Ne se résol­vant pas à la fata­li­té, les deux der­nières images appellent à la résis­tance et montrent un peuple qui prend les armes. Est-ce l’ex­pé­rience de la vio­lence lors de la Première Guerre mon­diale qui a gui­dé l’in­tui­tion de Erich Glas ? A‑t-il eu accès à des infor­ma­tions qu’à l’é­poque peu connais­saient ? Toujours est-il qu’au moment de leur réa­li­sa­tion, il peine à mon­trer et édi­ter ses images, que l’on refuse de voir. C’est fina­le­ment une mai­son d’é­di­tion sud-afri­caine qui réa­li­se­ra un petit tirage de l’ou­vrage en 1943, en pleine Seconde Guerre mon­diale. Par sa forme, on peut le consi­dé­rer comme pré­cur­seur des romans gra­phiques, que les édi­tions Ici-bas sont les pre­mières à publier en fran­çais. [L.]

Ici-bas, 2022

Lettres à Samira, de Yassin Al Hadj Saleh

Elle s’ap­pelle Samira Al-Khalil et a dis­pa­ru le 9 décembre 2013, à Douma, dans la Ghouta orien­tale, en Syrie. Tandis que depuis deux ans une révo­lu­tion secoue le pays, que des mil­liers de morts sont déjà dénom­brés et que des cen­taines de mil­liers vont s’a­jou­ter, Samira Al-Khalil est enle­vée, avec plu­sieurs de ses col­lègues militant·es pour les droits humains, par un groupe isla­miste. La cou­ver­ture du livre pré­sente Samira. Celui qui a écrit les lettres qui le com­posent, lui, pour sa part, s’a­dresse à Sammour. Il s’a­git de son com­pa­triote, cama­rade poli­tique et mari Yassin Al Hadj Saleh, l’une des prin­ci­pales figures de la révo­lu­tion syrienne en exil. Il dit : « le monde, Sammour, est une grande Syrie » et encore : « Sammour, nous avions récla­mé le plu­ra­lisme poli­tique et nous avons obte­nu une plu­ra­li­té de guerres et de pays en Syrie ». Les phrases pèsent dans le ventre de celui ou de celle qui les lit, d’au­tant plus sachant qu’elles ne sont pas pour soi, ou pas seule­ment. De 2017 à 2019 Yassin Al Hadj Saleh a écrit de longues lettres à sa com­pagne dis­pa­rue, qu’il a dif­fu­sé sur Internet. Une manière de main­te­nir un lien, de pour­suivre une lutte, de conti­nuer à vivre. « Les réserves d’es­poir sont au plus bas depuis des géné­ra­tions » com­mente l’au­teur qui, pour­tant, a connu les pri­sons de Hafel el-Assad et de son fils Bachar el-Assad — lui, donc, qui connaît l’es­poir muré. C’est que la pri­son a pris une autre forme depuis un exil pré­ci­pi­té, alors que Samira reste. La révo­lu­tion n’a pas seule­ment été anni­hi­lée, elle a aus­si été le pré­texte à des inter­ven­tions mul­tiples des puis­sances étran­gères pour des inté­rêts qui, la plu­part du temps, sont les leurs et non ceux du peuple sou­le­vé. Ainsi Yassin Al Hadj Saleh constate « l’ef­fon­dre­ment du cadre natio­nal du conflit syrien » et le fait que la « révo­lu­tion des ano­nymes et des insi­gni­fiants » ait été « enfouie sous une épaisse couche d’im­pu­dence inter­na­tio­nale ». L’amertume est immense, mais les capa­ci­tés cri­tiques sur­nagent — mieux, l’au­teur s’a­charne à les renou­ve­ler pour ne pas perdre la juste mesure de ce qui se passe. Pour cela, deux bous­soles : tout dire à Samira et, inci­dem­ment, aux lec­teurs de ces lettres ; ne jamais perdre de vue que ce qu’il faut, « c’est la digni­té, une vie décente et faire le bien ». [R.B.]

Éditions Les Lisières, 2021

Jamais frères ? Ukraine et Russie : une tra­gé­die post­so­vié­tique, de Anna Colin Lebedev

« Donner du sens aujourd’­hui aux évé­ne­ments est poli­ti­que­ment indis­pen­sable, mais scien­ti­fi­que­ment impos­sible » écrit la poli­to­logue Anna Colin Lebedev. Elle qui est née en Russie et y a gran­di avant de rejoindre la France, qui tra­vaille depuis deux décen­nies sur l’Ukraine contem­po­raine, sait que ses mots vont être scru­tés. Depuis le 24 février 2022 pour certain·es, depuis l’an­née 2014 ou depuis plus loin encore pour d’autres, le besoin de com­prendre les situa­tions post­so­vié­tiques s’est sou­dai­ne­ment fait pres­sant. On se demande quels sont les liens cultu­rels, poli­tiques, lin­guis­tiques ou encore his­to­riques entre la Russie et l’Ukraine ; quels peuvent être les rai­sons ayant conduit à une telle rup­ture, ren­dant, selon son prin­ci­pal ins­ti­ga­teur Vladimir Poutine, la guerre inévi­table. Anna Colin Lebedev revient dans un essai oppor­tun sur les rela­tion entre l’Ukraine et la Russie ces trente der­nières années. Elle met de côté les mots et les outils de la géo­po­li­tique pour leur pré­fé­rer l’a­na­lyse socio­lo­gique et his­to­rique, mieux à même de décrire les socié­tés russes et ukrai­niennes contem­po­raines. C’est la mémoire col­lec­tive qui, d’a­bord, l’in­ter­pelle, avant de se pen­cher sur l’his­toire de l’u­sage des langues russes et ukrai­niennes. Si le récit natio­nal ukrai­nien a long­temps occul­té l’im­pli­ca­tion des natio­na­listes dans la Shoah et a pas­sé sous silence les pogroms per­pé­trés par ces der­niers, un tra­vaille mémo­riel est enta­mé. En Russie, l’Histoire ne s’é­crit même plus, ou seule­ment en termes vic­to­rieux : la Shoah a dis­pa­ru des pro­grammes sco­laires, les vain­queurs et les vic­times sont les mêmes, soit les vété­rans de la « Grande Guerre patrio­tique ». C’est ensuite la mémoire récente qu’in­ter­roge l’au­trice : la socié­té ukrai­nienne après l’ef­fon­dre­ment de l’URSS, l’ap­pré­hen­sion par ses habitant·es d’une Russie ins­ti­ga­trice de guerres répé­tées sur ses bords, les réa­li­tés d’un métis­sage impor­tant que les récents évé­ne­ments ont fait voler en éclat. Anna Colin Lebedev donne par son approche cultu­relle des clés de lec­ture déter­mi­nantes pour affron­ter une actua­li­té qu’on ne peut scru­ter sans inquié­tude. [E.M.]

Seuil, 2022


Photographie de ban­nière : Laszlo Moholy-Nagy 


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