Cartouches (7)


Des cais­sières de la grande dis­tri­bu­tion, une machine à coudre Singer et des para­mi­li­taires, le front espa­gnol en proie à tous les rêves, des monstres et des crises épi­lep­tiques, l’é­co­no­mie enfin jubi­la­toire, le ramas­sage des pou­belles en com­mune liber­taire, les chants des femmes séné­ga­laises, Amilcar Cabral assas­si­né un jour de 1973, des cadences volon­taires et la Commune au fil des mythes : nos chro­niques du mois de février.


 Encaisser ! — Enquête en immer­sion dans la grande dis­tri­bu­tion, de Marlène Benquet

Ce livre se pré­sente comme une contri­bu­tion à la socio­lo­gie du monde du tra­vail, mais c’est aus­si l’eth­no­gra­phie — l’é­tude des us, mœurs et cou­tumes — pas­sion­nante du monde de la grande dis­tri­bu­tion, à tra­vers l’exemple du groupe Batax (pseu­do­nyme d’une marque fran­çaise très connue). Dans la lignée de cer­tains tra­vaux, comme ceux du socio­logue bri­tan­nique Michael Burawoy (dont l’ouvrage Produire le consen­te­ment a été récem­ment tra­duit en fran­çais), cette étude cherche à com­prendre les formes actuelles de l’obtention de la par­ti­ci­pa­tion, pas­sive ou active, des sala­riés à la réa­li­sa­tion du pro­fit de l’entreprise dans un nou­veau contexte de tra­vail (le ser­vice), avec de nou­velles formes de pré­ca­ri­té — qui concernent notam­ment les femmes. L’ethnographie se divise en trois volets : le monde des res­sources humaines (« Tout en haut : les pro­fes­sion­nels de l’obtention du tra­vail ») ; celui des cais­sières (« Tout en bas, les maga­sins ») ; l’organisation syn­di­cale Force Ouvrière (« Sur le côté : les orga­ni­sa­tions syn­di­cales »). Cette tri­par­ti­tion per­met au lec­teur une appré­hen­sion à la fois détaillée et glo­bale du fonc­tion­ne­ment du monde de la grande dis­tri­bu­tion. La démarche mar­xiste de l’ouvrage, qui allie socio­lo­gie et ana­lyse éco­no­mique (puisqu’il s’agit d’étudier la domi­na­tion comme moyen d’obtention du pro­fit), la richesse de l’enquête eth­no­gra­phique, le choix d’une écri­ture qui alterne des­crip­tion micro et ana­lyse macro­so­cio­lo­gique font d’Encaisser ! un ouvrage à la fois extrê­me­ment sti­mu­lant et acces­sible. Et, de fait, mili­tant : poin­ter les méca­nismes d’ac­cep­ta­tion de la domi­na­tion capi­ta­liste, c’est per­mettre une prise de conscience et pous­ser à réflé­chir aux nou­veaux moyens de sus­ci­ter une révolte vic­to­rieuse, des « dam­nées de la caisse » comme des autres. [L.V.]

Éditions La Découverte, 2015

 Popa Singer, de René Depestre

René Depestre est un nom qui résonne tout par­ti­cu­liè­re­ment dans la belle constel­la­tion des poètes de la négri­tude : le jeune Haïtien né en 1926 dut s’exi­ler de son pays en pleine dic­ta­ture de Papa Doc. Il fit alors le choix de rejoindre Che Guevara et l’a­ven­ture cubaine dont il s’é­loi­gne­ra dans les années 1970. Le poète nous donne là un étrange roman à clef, sur­réa­liste et drô­la­tique. Une maman haï­tienne à « l’i­den­ti­té rhi­zo­ma­tique » se voit pos­sé­dée par l’es­prit du poète vien­nois Hugo von Hoffmannstahl suite à l’a­chat d’une machine à coudre Singer. L’étrange sagesse que l’es­prit loa com­mu­nique ain­si à son che­val de mère lui per­met de com­men­ter l’Histoire en marche. Malgré les arres­ta­tions ubuesques, les pre­miers auto­da­fés, les pelo­tons d’exé­cu­tion, elle conti­nue de vou­loir que la poli­tique soit « l’art de mettre chaque sujet de l’es­pèce en accord fra­ter­nel avec les trem­ble­ments de la vie ». Tandis que la cruau­té se déchaîne dans l’île, en proie aux machi­na­tions des milices para­mi­li­taires (ces « ton­tons macoutes » de sinistre mémoire), elle affirme tran­quille­ment que « devant la rage d’i­ni­qui­té des maîtres du monde, vaincre le grand méca­nisme den­té de l’Histoire, c’est être capable de réunir libre­ment, à la même table fami­liale, une belle-fille juive et un gendre pales­ti­nien, qui s’ac­cordent pour célé­brer la poé­sie d’une mère haï­tienne au nom à tiroirs de Popa Singer von Hoffmannstahl ». Ici, le mer­veilleux dit la tra­gé­die. Le fils pro­digue de Popa Singer, un temps pro­té­gé par son sta­tut de poète, s’é­loigne à son tour de l’île, pro­met­tant de res­ter tou­jours debout, sur le qui-vive face à la bar­ba­rie. Dans cette ode à la liber­té mais aus­si à la sagesse mater­nelle, c’est avec tous ses « outillages d’Ilîen de la Caraïbe », à la parole somp­tueuse et à l’i­ma­gi­naire plan­tu­reux, que Depestre nous convie au res­sou­ve­nir d’« une course éper­due à la mer libre », por­tée par « le planc­ton mer­veilleux des enfances qui pro­tègent l’é­tat de poé­sie des ice­bergs meur­triers de la haine et de la bar­ba­rie… » [A.B.]

Éditions Zulma, 2016

Le Bref été de l’a­nar­chie — La vie et la mort de Buenaventura Durruti, de Hans Magnus Enzensberger

« Bonne aven­ture » : dès sa nais­sance, l’a­nar­chiste Durruti voyait s’ouvrir un che­min vers le champ des pos­sibles. Il y che­mi­na allè­gre­ment, avec pour mire des convic­tions, des idéaux et des prin­cipes — car avant d’être un chef de colonne sur le front d’Aragon, « cet ouvrier métal­lur­giste a dès sa petite jeu­nesse lut­té pour la révo­lu­tion. Il est mon­té sur les bar­ri­cades, a atta­qué des banques, lan­cé des bombes, enle­vé des juges. Il a été trois fois condam­né à mort : en Espagne, au Chili et en Argentine. Il a pas­sé par d’in­nom­brables pri­sons et a été expul­sé de huit pays. » C’est à l’aune de ce des­tin hors du com­mun que l’auteur consi­dère que le col­lage de divers docu­ments, choi­sis et jux­ta­po­sés par ses soins, donne à son livre un sta­tut de « roman ». Il décom­pose et isole les cha­pitres impor­tants de la vie de Durruti, se per­met­tant seule­ment une glose intro­duc­tive à chaque cha­pitre. Sur cette toile, il dépose des coups de pin­ceau ner­veux sous la forme de témoi­gnages, écrits, extraits de repor­tages, récits, articles de jour­naux, entre­tiens, dis­cours, tracts, bro­chures, docu­ments his­to­riques — sans hési­ter à faire jouer cer­taines contra­dic­tions. Le tableau ter­mi­né offre au lec­teur le recul néces­saire pour appré­cier les formes et les cou­leurs du réel dans sa com­plexi­té. Ce pro­cé­dé nar­ra­tif exi­geant montre que si Durruti attire la lumière de la légende, c’est que tout un théâtre d’ombres s’ac­ti­vait autour et avec lui pour un com­mu­nisme liber­taire, dans une Espagne d’a­bord monar­chique, puis répu­bli­caine et enfin mena­cée par le fas­cisme. Le lec­teur y trou­ve­ra un éclai­rage sur la lâche­té des démo­cra­ties libé­rales face à ce der­nier, mon­tant, mais aus­si celui de l’agenda sovié­tique qui s’imposa contre la révo­lu­tion. Il dis­po­se­ra d’un guide de l’ensemble des moyens d’ac­tion révo­lu­tion­naires (édu­ca­tion, action directe, expé­ri­men­ta­tion, asso­cia­tion, insur­rec­tion…) mobi­li­sables. Il débus­que­ra des pistes pour mener de concert une guerre et une révo­lu­tion, dans une dia­lec­tique entre prin­cipes et pra­tique. Il aigui­se­ra sa lec­ture des enjeux et des actions les plus pro­pices à étendre la conscience et la dis­ci­pline anar­chiste. Enfin, ce livre désigne un de ses héros obs­curs d’une anti­his­toire pro­lé­ta­rienne des vain­cus dans laquelle prennent place Makhno, Victor Serge et Voline. C’est donc en toute connais­sance de cause qu’il est conseillé de lire Le Bref été de l’a­nar­chie pour que le pro­chain dure plus d’une sai­son. [T.M.]

Éditions Gallimard, 1975

 L’Ascension du Haut Mal, de David B 

La plume de David B est une parole à part, langue trouée de la conscience à l’encre de Chine. Encre noire. Lignes tan­tôt liquides, tan­tôt épaisses, taches qui noient sans relâche les mots pour assu­mer la néces­si­té de l’i­mage et illus­trer les néants du voca­bu­laire – si limi­té quand il s’a­git de par­ler de l’es­pace noué de l’exis­tence. L’Ascension du Haut Mal paraît en six tomes de bande des­si­née, de 1996 à 2003, et il n’y avait, à l’é­poque, que les édi­tions de l’Association capables d’ac­cueillir la liber­té d’un tel lexique gra­phique. Du noir et du blanc, for­cé­ment. C’est Goya qui dis­serte à la plume, sur des cen­taines de pages, de son Sommeil de la rai­son. Le Haut mal, cet ancien terme qui désigne l’é­pi­lep­sie, est la mala­die qui touche le grand frère de l’au­teur. Récit auto­bio­gra­phique, giflant l’en­fance dans le monde adulte, au sein d’une famille fran­çaise des années 1970 qui ten­ta tous les che­mins pos­sibles pour accom­pa­gner et soi­gner le frère fou­droyé, d’an­née en année, par de vio­lentes crises. Médecins irres­pon­sables, cli­niques, centres d’ac­cueil, méde­cines alter­na­tives et lente ostra­ci­sa­tion. David B croque luci­de­ment le spec­tacle de la médio­cri­té – la sienne comme celles des autres – en ajou­tant la dose de monstres et de mer­veilles qui furent ses ins­pi­ra­tions pour lire le monde, à tra­vers les livres, l’Histoire et la Seconde Guerre de ses grands-parents. Une mala­die trop encom­brante noyée dans l’abomination d’un monde nor­mal. Un recueil ras­sem­blant les six tomes a paru en 2011. On aura peine, après une telle lec­ture, à entendre un Finkielkraut assé­ner publi­que­ment qu’il serait insul­tant pour la lit­té­ra­ture que la bande des­si­née ne reste pas à sa place d’art mineur. Après avoir fer­mé le Haut Mal des­si­né par David B, de telles affir­ma­tions paraissent bien étroites ; la meilleure des réponses sera un grand silence. [M.M.]

Éditions de L’Association, 2011

 Nos mytho­lo­gies éco­no­miques, de Éloi Laurent

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Petit manuel de sur­vie au lavage de cer­veau éco­no­mique qui per­met à vos voi­sins de trou­ver tout à fait nor­mal que l’on gère les finances publiques comme un compte en banque pri­vé : alors que, jus­te­ment, un État peut vivre en défi­cit, si l’on se sou­vient tout sim­ple­ment qu’il pré­sente des dif­fé­rences fon­da­men­tales par rap­port à tout autre acteur éco­no­mique. Par exemple ? La dura­bi­li­té (non, les États ne risquent pas de faire faillite, puis­qu’ils éta­blissent les règles du jeu qui per­mettent de créer l’argent qui per­met de les ren­flouer…) ; la capa­ci­té de lever l’im­pôt (contrai­re­ment à votre fabri­cant de sham­poing). Dès lors, com­prendre à quel point une mytho­lo­gie qui se pré­sente sous les atours de la science éco­no­mique s’est sub­sti­tuée à toute réflexion de bon sens, c’est reprendre le pou­voir sur celui-ci, dénier aux gou­ver­nants le droit d’ar­guer sans cesse de leur impuis­sance pour mas­quer leur incom­pé­tence, affir­mer la péren­ni­té de la puis­sance publique, qui n’est jamais que la puis­sance que le peuple se confère à lui-même quand il veut bien se sou­ve­nir qu’il peut être libre. Car, non, les mar­chés n’o­bligent pas les gou­ver­ne­ments ; ce sont bien eux qui s’y sou­mettent, au nom d’une ser­vi­tude volon­taire qui masque l’é­ter­nel appât du gain sous le vocable de mon­dia­li­sa­tion for­cée. Véritable plai­doyer pour une éco­no­mie au ser­vice de l’homme, dans la lignée de l’é­co­no­miste indien Amartya Sen, ce petit livre décons­truit aus­si le ter­rible mythe selon lequel « On ne pour­rait pas accueillir toute la misère du monde » —, en démon­trant que les flux migra­toires ne consti­tuent en rien une menace pour nos niveaux de vie (quand c’est bien plu­tôt l’in­cu­rie des poli­tiques sociales et d’ac­cueil qu’il faut inter­ro­ger sur ce sujet). Une der­nière par­tie s’at­tache à la com­pa­ti­bi­li­té de la tran­si­tion éco­lo­gique et de la poli­tique de lutte contre les inéga­li­tés. Quinze exemples jubi­la­toires qui démontrent la pos­si­bi­li­té de récu­ser le dis­cours néo­li­bé­ral en toute sim­pli­ci­té. Ancré dans l’ac­tua­li­té, ce texte est par­ti­cu­liè­re­ment recom­man­dé aux pro­fanes qui cher­che­raient déses­pé­ré­ment un livre à la fois com­pré­hen­sible, argu­men­té et enga­gé. [A.B.]

Éditions Les Liens qui libèrent, 2016

La Commune libre de Saint-Martin, de Jean-François Aupetitgendre

À quoi res­sem­ble­rait un vil­lage liber­taire dans la France d’aujourd’hui ? Peut-être à la com­mune libre de Saint-Martin. La mai­rie est deve­nue le Centre com­mu­nal d’autogestion ; les parcs se sont trans­for­més en pota­gers com­mu­naux ; on mange à la can­tine à prix libre ou à la bras­se­rie com­mu­nale ; enfants et adultes fré­quentent ensemble l’école du vil­lage ; on répare sa voi­ture et sa machine à laver dans les ate­liers col­lec­ti­vi­sés ; les banques sont sous contrôle des habi­tants ; les flics sont deve­nus des tra­vailleurs sociaux ; l’entretien de la rivière et la jus­tice sont deve­nus l’affaire de tous… Depuis qu’un his­to­rien, qui s’est décou­vert anar­chiste en ins­pec­tant les archives locales, a rem­por­té les élec­tions muni­ci­pales, la rou­tine a lais­sé sa place à d’incessants débats : com­ment on s’organise sans chef à 5 000 per­sonnes ? Qui doit ramas­ser les ordures et balayer les rues ? Comment moti­ver les gens à tra­vailler pour le bien com­mun autre­ment qu’avec un salaire ou la contrainte ? Comment évi­ter la répres­sion éta­tique et lui faire face ? Que faire en cas de vol ou de ten­sions com­mu­nau­taires ? Idées éman­ci­pa­trices et pro­pos réac­tion­naires s’affrontent sur la place du vil­lage, au bis­tro ou au conseil com­mu­nal. En refer­mant ce livre, on aime­rait se convaincre qu’il ne s’agit pas d’un roman, et que la Commune libre existe autre part que dans l’imagination de son auteur. Un style qui ne roule pas des méca­niques et des dia­logues qui mettent en scène les argu­ments clas­siques des défen­seurs du sta­tu quo et leurs objec­tions : ce bou­quin est un che­val de Troie liber­taire capable de s’infiltrer en dou­ceur dans les for­te­resses mar­chandes et auto­ri­taires que nous avons dres­sées autour de nos ima­gi­naires. [E.D.]

Éditions Libertaires, 2012

☰ Les Bouts de bois de Dieu, de Ousmane Sembène 

Octobre 1947. 20 000 che­mi­nots séné­ga­lais se mettent en grève pour récla­mer les mêmes droits et trai­te­ments que leurs homo­logues blancs. Cet évé­ne­ment majeur, décrit comme étant la pre­mière grève de toute l’his­toire colo­niale, dure­ra cinq mois et dix jours. D’aucuns diront que ce fut l’événement annon­cia­teur de la déco­lo­ni­sa­tion. Cent-cin­quante-et-un jours de heurts et d’op­pres­sion. De famine, aus­si. Le pou­voir des auto­ri­tés colo­niales — qui ne semble connaître aucune limite — met tous les moyens en œuvre afin de bri­ser le mou­ve­ment : de l’in­ter­dic­tion dic­tée aux épi­ciers de vendre des den­rées à cré­dit aux gré­vistes jus­qu’aux cou­pures de l’a­li­men­ta­tion en eau cou­rante de quar­tiers entiers. Dix ans après, l’au­teur nous plonge au cœur de la puis­sance de cet évé­ne­ment où les doutes côtoient la per­sé­vé­rance et la misère la soli­da­ri­té. Qui est Ousmane Sembène ? Mobilisé par l’armée fran­çaise en 1942 pour deve­nir tirailleur séné­ga­lais, docker à Marseille en 1946 – il publie­ra en 1956 son pre­mier roman, Le Docker noir —, mili­tant contre la guerre en Indochine et pour l’in­dé­pen­dance de l’Algérie, il repart pour l’Afrique en 1960, à l’in­dé­pen­dance du Sénégal. Il nous tarde, après la lec­ture de ce roman, de décou­vrir ses nom­breuses autres œuvres ; il réa­li­se­ra aus­si plu­sieurs longs-métrages, dont cer­tains seront pri­més. Dans les pré­sentes pages, c’est le train de la ligne Dakar-Bamako — « La Fumée de la savane » — qui consti­tue le sujet de tous les enjeux de ce récit. Mais les femmes des gré­vistes en sont les pre­miers rôles ; on assiste au déploie­ment de leur force au fil des lignes… Et ce sont elles qui res­tent lorsque l’on referme le livre, le bruit de leurs pas et leur chant à l’o­reille. [C.G.]

Éditions Le Livre Contemporain, 1960

☰ Amilcar Cabral, recueil de textes

Il n’est pas encore minuit quand Amilcar Cabral et sa femme rentrent d’une soi­rée dan­sante, à bord de leur Volkswagen, ce same­di 20 jan­vier 1973. Au moment de se garer, des hommes sortent d’une jeep du Parti — le sien. Le ton monte. Ordre est don­né d’at­ta­cher le lea­der révo­lu­tion­naire. Il refuse et fait savoir qu’il aime mieux mou­rir ; une balle l’at­teint au foie. Il s’é­croule, pro­nonce le nom de celle qu’il aime puis dit à ses assas­sins qu’il est encore temps de « dis­cu­ter ». Une rafale de AK-47 se charge de mettre fin à l’é­change. Il était dans sa 49e année ; il ne connaî­tra pas l’in­dé­pen­dance de son pays, la Guinée-Bissau, pour laquelle il com­bat­tait depuis deux décen­nies : elle sera pro­cla­mée huit mois plus tard. Fils d’ins­ti­tu­teur et ingé­nieur agro­nome, Cabral avait créé le PAIGC (Parti afri­cain pour l’in­dé­pen­dance de la Guinée et du Cap-Vert) en 1956 — l’Indochine avait rem­por­té sa lutte contre l’Empire fran­çais et l’Algérie lui emboî­tait le pas depuis deux ans. On peine à trou­ver les écrits, épui­sés, du gué­rille­ro socia­liste : saluons donc les édi­tions suisses CETIM (Centre Europe-Tiers Monde) pour leur tra­vail. Leurs recueils, syn­thé­tiques et visant le grand public, rap­pellent le noyau dur de ces paroles enfouies (elles ont éga­le­ment publié, dans leur col­lec­tion « Pensées d’hier pour demain », des textes du Burkinabè Joseph Ki-Zerbo ou du Tanzanien Julius Nyerere). Moins de cent pages, et quelques lignes de force : l’u­ni­té dans la lutte. La lutte enten­due comme « condi­tion nor­male de tous les êtres vivants ». Mais si Cabral a étu­dié le mar­xisme, il n’en prend pas moins vis-à-vis de ce der­nier cer­taines dis­tances, au regard du contexte afri­cain : la notion de « classe » n’est pas uni­voque et l’his­toire des hommes ne lui est pas entiè­re­ment réduc­tible – lorsque Marx et Engels font savoir que « L’histoire de toute socié­té jus­qu’à nos jours n’a été que l’his­toire de la lutte de classes », Cabral répond qu’il existe des socié­tés afri­caines qui ne peuvent être lues sous le prisme clas­siste et qu’il serait impen­sable de leur dénier leur réa­li­té his­to­rique ; l’i­dée mar­xiste selon laquelle l’im­pé­ria­lisme pour­rait, dia­lec­ti­que­ment, c’est-à-dire en résol­vant par quelque pro­ces­sus de syn­thèse les contra­dic­tions en pré­sence, accé­lé­rer cer­tains cycles de déve­lop­pe­ment (pas­ser de la féo­da­li­té au capi­ta­lisme qui, plus ou moins méca­ni­que­ment, condui­ra au com­mu­nisme), lui semble un peu courte. La lutte pro­po­sée par Amilcar Cabral — qui, face à l’oc­cu­pant por­tu­gais, n’hé­si­ta pas à pro­mou­voir les armes — doit s’en­tendre dans une pers­pec­tive de pro­grès plus que dans un « retour aux sources » cris­pé et aveugle : sa lutte, fon­dée sur les prin­cipes démo­cra­tiques, « exige la mobi­li­sa­tion et l’or­ga­ni­sa­tion d’une majo­ri­té signi­fi­ca­tive de la popu­la­tion, l’u­ni­té poli­tique et morale des diverses caté­go­ries sociales, la liqui­da­tion pro­gres­sive des restes de la men­ta­li­té tri­bale et féo­dale, le refus des règles et des tabous sociaux et reli­gieux incom­pa­tibles avec le carac­tère ration­nel et natio­nal du mou­ve­ment libé­ra­teur ». Une lutte qui, en contes­tant au colon le pou­voir qu’il exerce, le gran­dit et l’é­man­cipe en même temps : le colon libé­ré accède enfin à l’hu­ma­ni­té. [E.C.]

Éditions CETIM, 2013

 Produire le consen­te­ment, de Michael Burawoy

Trente-six ans après sa paru­tion, voi­ci enfin tra­duit en fran­çais un ouvrage de réfé­rence dans la socio­lo­gie du tra­vail. Ce livre pose une ques­tion à rebours du sens com­mun : pour­quoi les ouvriers tra­vaillent-ils aus­si dur ? Question pour le moins étrange dans une lit­té­ra­ture domi­nante qui, depuis les années 1930, était engon­cée dans l’é­tude de « l’or­ga­ni­sa­tion scien­ti­fique du tra­vail ». Les hypo­thèses théo­riques et psy­cho­lo­giques liées aux ouvriers et la « culture d’en­tre­prise » n’a­vaient comme objec­tifs que la ren­ta­bi­li­té et la pro­duc­ti­vi­té. La ques­tion n’a pas per­du de sa per­ti­nence. Burawoy, eth­no­graphe d’o­bé­dience mar­xiste, fait un tra­vail de ter­rain appro­fon­di comme ouvrier spé­cia­li­sé dans une usine de pièces de moteur, dans la ban­lieue de Chicago, durant un an. En ren­ver­sant le para­digme des théo­ries domi­nantes, il n’en fait pas seule­ment une cri­tique, mais met à jour ce qu’il appelle le making out. Sorte de jeu, de chal­lenge que s’im­posent les tra­vailleurs afin d’at­teindre un objec­tif de pro­duc­tion plus éle­vé que l’ob­jec­tif stan­dard et, ce fai­sant, aug­men­ter leur salaire. Ce qui implique une trans­for­ma­tion des rap­ports sociaux et des condi­tions de tra­vail. Ce making out comme rap­port de force, marge de manœuvre, auto­no­mie, recherche de satis­fac­tion, est au final bien accep­té par la direc­tion : « Dans le cas où il est ins­ti­tu­tion­na­li­sé, le jeu devient une fin en soi […], tant que les ouvriers sont insé­rés dans un jeu qui engage leur rap­port à la machine, ils acceptent leur subor­di­na­tion au pro­cès de pro­duc­tion. » Cet ouvrage savant, d’une grande lim­pi­di­té, est loin de por­ter un regard noir et pes­si­miste sur la condi­tion ouvrière : certes, il œuvre à une des­crip­tion ana­ly­tique de la « ser­vi­tude volon­taire », mais sans se déro­ber aux consé­quences poli­tiques qu’il faut tirer lorsque l’on s’in­sère dans le grand mou­ve­ment de l’é­man­ci­pa­tion. Mentionnons éga­le­ment une post­face par­ti­cu­liè­re­ment robo­ra­tive – et indis­pen­sable à lire pour qui veut sai­sir l’es­sence du livre. Burawoy y fait un retour cri­tique, trente ans plus tard : sorte de making of d’une étude socio­lo­gique enga­gée, poin­tant les limites et ouvrant sur de nou­velles pers­pec­tives. [J.C.]

Éditions La Ville brûle, 2015

☰ Paris, bivouac des révo­lu­tions — La Commune de 1871, de Robert Tombs 

Robert Tombs est sans doute le plus émi­nent spé­cia­liste anglo­phone de la Commune de Paris. Il est l’un des arti­sans, aux côtés de Jacques Rougerie et de quelques autres, du pro­fond renou­vel­le­ment des études his­to­riques de cette der­nière, sur­ve­nu au cours des années 1970. L’historiographie mar­xiste, hégé­mo­nique durant la pre­mière moi­tié du XXe siècle, s’é­tait déjà vue contes­tée dans les années 1960. Des socio­logues tels que Manuel Castells ou Henri Lefebvre, por­tés par le contexte de Mai 68, s’é­taient oppo­sés avec suc­cès à une inter­pré­ta­tion léni­niste de la Commune, fai­sant de cette der­nière un pré­am­bule à la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat. Ils y voyaient plu­tôt une uto­pie fes­tive, un bou­le­ver­se­ment des normes de la bour­geoi­sie conser­va­trice du Second Empire, un ren­ver­se­ment des règles. La perte de vitesse de l’é­cole his­to­rique mar­xiste et le déclin de la mémoire com­mu­niste de la Commune ont fait d’elle ce que les his­to­riens aiment à qua­li­fier d’« objet froid ». Enfin, il est pos­sible de por­ter un regard dis­tan­cié sur la der­nière grande révo­lu­tion du XIXe siècle en Europe. L’ouvrage de Robert Tombs est sans conces­sion. Il s’emploie à mettre à bas un cer­tain nombre de mythes concer­nant l’é­vé­ne­ment. La Commune, aurore ou cré­pus­cule ? La ques­tion a long­temps tarau­dé les his­to­riens. Crépuscule, a tran­ché Jacques Rougerie. Et Robert Tombs d’a­bon­der dans son sens : la Commune de Paris, loin d’an­non­cer les révo­lu­tions du XXe siècle, consti­tue bien davan­tage le chant du cygne d’une tra­di­tion révo­lu­tion­naire fran­çaise ini­tiée en 1789. Le rôle des femmes dans la Commune ? Relativement mineur, d’a­près Tombs, moins impor­tant que ce qu’il avait été pen­dant la Révolution. L’historien insiste sur la dyna­mique de l’événement, à rebours d’une his­to­rio­gra­phie mar­xi­sante insis­tant sur le temps long : com­ment com­prendre la Commune sans la guerre fran­co-alle­mande, com­ment expli­quer cet élan révo­lu­tion­naire que per­sonne n’a­vait su anti­ci­per, sinon en se pen­chant sur le carac­tère excep­tion­nel des années 1870–1871 ? Tombs, fai­sant preuve d’une capa­ci­té de syn­thèse impres­sion­nante, pro­pose un récit exhaus­tif ain­si qu’un pano­ra­ma remar­quable de l’his­to­rio­gra­phie de la Commune. S’il ne cache pas une sym­pa­thie cer­taine pour les com­mu­nards, il s’at­tache à sai­sir l’événement dans toute sa com­plexi­té. Et d’a­che­ver sa brillante syn­thèse sur les magni­fiques phrases de Jules Vallès : « Quoi qu’il arrive, dus­sions-nous être à nou­veau vain­cus et mou­rir demain, notre géné­ra­tion est conso­lée. Nous sommes payés de vingt ans de défaites et d’an­goisses. » [P.-L.P.]

Éditions Libertalia, 2014


Photographie en ban­nière : Richmond, 1943, par Dorothea Lange


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Cartouches 6, jan­vier 2016
Cartouches 5, décembre 2015
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