Cartouches (42)

30 avril 2019


Les grands à écor­cher, un bocage contre des blin­dés, la culture du viol, la révo­lu­tion pour frein d’ur­gence, les forêts en proie aux inves­tis­seurs, le bord des falaises, le refus de l’ex­ploi­ta­tion ani­male comme pra­tique fémi­niste, les petits riens, la vie des lignes et les dix morts d’une île : nos chro­niques du mois d’avril.


Souvenirs d’un étu­diant pauvre, de Jules Vallès

On connait de Jules Vallès Le Cri du peuple, le jour­nal qu’il fon­da quelques semaines avant le début de la Commune. Il y prit part dès son ori­gine, rédac­teur avec d’autres de la fameuse affiche rouge ; il en subit les consé­quences, exi­lé comme tant d’autres les dix années sui­vantes. Ce court texte, écrit peu avant sa mort en 1884, revient sur les années qui encadrent ses 20 ans. Trois années mar­quantes pour l’his­toire sociale (1848, la révo­lu­tion de Février, les jour­nées de Juin) et celle de espoirs déçus (1851, le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte). Trois années au bout des­quels le jeune Vallès en aura fini avec l’au­to­ri­té : une fois le bac­ca­lau­réat oublié — « J’étais étu­diant mal­gré moi », se sou­vient-il —, c’est de ses parents qu’il s’af­fran­chit. De ses débuts à Paris comme tant de ces étu­diants désar­gen­tés mais ambi­tieux — labo­rieux et dan­ge­reux —, on en retien­dra une man­sarde, des dés­illu­sions ami­cales, divers stra­té­gies pour réus­sir à ne pas avoir trop faim, mais sur­tout l’âpre volon­té d’un révo­lu­tion­naire qui se cherche. Se disant libre pen­seur ou répu­bli­cain à une époque où le catho­li­cisme régnait et où la République s’ar­ra­chait au prix d’une révo­lu­tion, Vallès affine la cri­tique de ceux qui l’en­tourent à leur contact. Plusieurs fois on pense à quelque jeune enra­gé qui n’a pas eu le temps de vivre la révolte. Il y a du Nizan chez Vallès, autant que l’in­verse, tout dépend de qui vous avez lu en pre­mier. Les pre­miers mots d’Aden Arabie résonnent à la lec­ture de ces Souvenirs : « J’avais vingt ans. Je ne lais­se­rais per­sonne dire que c’est le plus bel âge de la vie. » Pour Vallès, la misère intel­lec­tuelle a au moins autant d’im­por­tance qu’un ventre vide, si celui-ci n’est pas trop bruyant. Devant tant de médiocres pro­fes­seurs, il lance : « Je me jurai d’être tou­jours avec les reje­tés ou les vain­cus, et de n’al­ler aux grands que pour les grif­fer de mon rire, les écor­cher de ma plume, ou les viser avec mon fusil. » Ce qu’on sait de la suite a prou­vé la per­ti­nence de la pro­messe. [R.B.]

Libertalia, 2015

Habiter en lutte, du col­lec­tif comm’un

« De ce qui s’est vécu sur la ZAD ces der­nières années, beau­coup appar­tient au pas­sé. » À lire ces pages qui retracent 40 ans de lutte, on pour­rait se prendre à la consi­dé­rer comme un mor­ceau d’Histoire, une fresque déjà dépas­sée. Pourtant, si « l’in­dis­pen­sable uni­té impo­sée par la lutte com­mune » est par­tie avec le pro­jet d’aé­ro­port, le mou­ve­ment lui per­siste. Le texte, fruit d’un tra­vail col­lec­tif d’ha­bi­tants ou de proches de la ZAD, ne se veut pas une chro­nique dis­tan­ciée, ni une ana­lyse pré­ten­dû­ment objec­tive de quelques décen­nies dans un bocage de Loire-Atlantique. Il est né de la convic­tion que la ZAD qui s’est éta­blie à Notre-Dame-des-Landes, si elle n’est pas un modèle à décal­quer ailleurs, peut ser­vir d’exemple — et elle le fait déjà. Dès lors, le récit de son com­bat « est de ceux qui méritent d’être contés ». Les tableaux s’en­chaînent, sui­vant la chro­no­lo­gie de la lutte. Du pro­jet ini­tial dans les années 1970 à la répres­sion poli­cière signant son aban­don défi­ni­tif en 2018, le mil­lier d’hec­tares concer­nés s’est vu tour à tour conser­vé par un amé­na­ge­ment sans cesse repous­sé, et brus­que­ment retour­né par des bottes de CRS en pre­mière ligne devant des blin­dés. Les évé­ne­ments mar­quants sont en bonne place — vic­toires juri­diques, affron­te­ments et fêtes mémo­rables —, mais c’est sur­tout de la vie quo­ti­dienne dont il est ques­tion. Les chro­niques du Collectif Mauvaise Troupe avait déjà esquis­sé les ques­tion­ne­ments locaux, la dif­fi­cul­té de construire sous la menace per­ma­nente d’une expul­sion, l’or­ga­ni­sa­tion d’une myriade de per­son­na­li­tés bien dif­fé­rentes, mais aus­si les joies des réa­li­sa­tions com­munes. C’est avec une ampleur nou­velle que la tâche est ici entre­prise, et par un angle sin­gu­lier. L’habitat tient une place de choix, car c’est l’ha­bi­ter qui est au centre de la réflexion. Nombre de cabanes et de lieux aux noms emblé­ma­tiques sont décrites, leur his­toire sont décor­ti­quées. Comme l’est l’ou­til car­to­gra­phique, les élé­ments de l’his­toire aca­dé­mique sont détour­nés : écrit par ceux qui la vivent, avec des sources pio­chées dans les éphé­mères médias locaux et dans les dires des habi­tants suc­ces­sifs, le récit de ces années de lutte est por­té par des voix éma­nant du bocage et non issu d’un regard dis­tan­cié. Des voix qui nous rap­pellent que « rien n’est fini, tout recom­mence ». [R.B.]

Le pas­sa­ger clan­des­tin, 2019

Une culture du viol à la fran­çaise, de Valérie Rey-Robert

Les vio­lences sexuelles ont ceci de par­ti­cu­lier que la véhé­mence de leurs condam­na­tions ver­bales n’a d’égale que la capa­ci­té col­lec­tive à fer­mer les yeux des­sus. Mille fois mau­dits, les vio­leurs sont la figure repous­soir par excel­lence. Pourtant, si autant de femmes sont agres­sées, si autant d’hommes agressent, c’est qu’un cli­mat d’impunité règne encore. Les fémi­nistes uti­lisent la notion de « culture du viol » pour dési­gner l’ensemble des méca­nismes sociaux qui concourent à la bana­li­sa­tion des vio­lences sexuelles et à la culpa­bi­li­sa­tion des vic­times. Avec ce livre docu­men­té dont on appré­cie­ra l’effort péda­go­gique, Valérie Rey-Robert (dont le blog Crêpe Georgette nous est par­fois plus fami­lier) nous pré­sente l’histoire de cette notion et les phé­no­mènes qu’elle recouvre ; syn­thé­tise les don­nées exis­tantes sur les vio­lences sexuelles en France ; sou­ligne les dif­fi­cul­tés aux­quelles se heurtent les vic­times — notam­ment face au sys­tème judi­ciaire ; décrypte brillam­ment les prin­ci­pales idées reçues et mythes autour du viol, à com­men­cer par ceux qui concernent l’identité des vio­leurs et des vic­times : des juge­ments empreints de sexisme, de racisme et de clas­sisme. Elle aborde éga­le­ment cette « culture du viol à la fran­çaise », évo­quée dans le titre, en s’appuyant sur une ana­lyse d’œuvres cultu­relles et lit­té­raire, du trai­te­ment média­tique de dif­fé­rentes affaires, et plus géné­ra­le­ment des normes de la séduc­tion « natio­nale »… Ceci tout en sou­le­vant quelques pistes afin de lut­ter contre la culture du viol. Un ouvrage à la hau­teur de l’urgence de la ques­tion. [I.L.]

Libertalia, 2019

La Révolution est le frein d’ur­gence — Essais sur Walter Benjamin, de Michael Löwy

C’est là, sous la forme d’un recueil de neuf textes (le plus vieux date de l’an­née 1995), un exer­cice d’ad­mi­ra­tion. Et peut-être, s’il en était besoin, de réha­bi­li­ta­tion. Löwy déplore le limage aca­dé­mique dont Benjamin est à ses yeux l’ob­jet : les com­men­ta­teurs font à l’en­vi l’im­passe sur la por­tée sub­ver­sive et insur­rec­tion­nelle de l’œuvre du phi­lo­sophe alle­mand, mort par sui­cide en 1940 et tenu par l’au­teur pour une figure unique du XXe siècle. Sa décou­verte fut pour lui une « illu­mi­na­tion » ; le grand mérite de Benjamin ? Avoir été le pre­mier mar­xiste à rompre avec l’i­déo­lo­gie du pro­grès. La révo­lu­tion n’est pas le fruit d’un pro­ces­sus iné­luc­table : nulle néces­si­té his­to­rique, nulles lois de l’Histoire, nul déter­mi­nisme éco­no­mique. Löwy, fort d’un exa­men patient de ses écrits sur Marx, le sur­réa­lisme, le Paris d’Haussmann, la Commune ou le fas­cisme, entend mettre au jour le mar­xisme pes­si­miste de Benjamin, tout à la fois héré­tique, roman­tique et tra­mé de riches éclats liber­taires. Un pied à Moscou, l’autre à Jérusalem. Faire la révo­lu­tion, ce n’est pas s’en remettre, can­dide, à quelque hori­zon radieux, c’est inter­rompre le chaos qui vient ; c’est mettre en garde contre la course folle de la civi­li­sa­tion tech­no-indus­trielle ; c’est cou­per la mèche avant l’ex­plo­sion. D’où, pour Löwy, l’ac­tua­li­té poli­tique du pen­seur en matière d’é­co­lo­gie poli­tique : en abo­lis­sant l’ex­ploi­ta­tion capi­ta­liste, le socia­lisme reste seul à même d’ar­ra­cher la nature des griffes mor­telles du pro­duc­ti­visme. Le livre se clôt sur une issue de secours — « chaque seconde est la porte étroite par laquelle peut venir le salut » — et nous laisse avec cette for­mule ben­ja­mi­nienne, superbe, qui nous appa­raît comme la ten­sion la plus féconde que le camp anti­ca­pi­ta­liste ait à prendre en charge : tra­vailler entre « la fronde anar­chiste et la dis­ci­pline révo­lu­tion­naire ». [E.C.]

Éditions de l’é­clat, 2019

Main basse sur nos forêts, de Gaspard d’Allens

Le ter­ri­toire fran­çais n’a jamais été aus­si fores­tier. Si grandes entre­prises, ONG et conven­tions inter­na­tio­nales tentent de lut­ter ou de redo­rer leur image en s’en­ga­geant contre la défo­res­ta­tion — ailleurs, très loin —, la « mal­fo­res­ta­tion » est l’un des maux qui, plus proche, touche nos forêts. Le pos­ses­sif n’est pas de trop après cette lec­ture. La forêt y est décrite comme un bien com­mun dont la simple évo­ca­tion fait jaillir un ima­gi­naire puis­sant, fait d’une faune par­ti­cu­lière, d’o­deurs, de sons. Mais ce n’est pas d’une forêt fan­tas­mée dont il est ici ques­tion. C’est du constat de sa pri­va­ti­sa­tion, de sa pri­va­tion, de la pré­da­tion qui l’en­toure que part Gaspard d’Allens pour décor­ti­quer les leviers qui font de la forêt un ins­tru­ment de l’é­co­no­mie capi­ta­liste. Son rôle finan­cier est mécon­nu. Pourtant, elle « repré­sente le troi­sième por­te­feuille des inves­tis­seurs après les valeurs bour­sières et l’im­mo­bi­lier ». La forêt est un pro­duit com­mer­cial comme les autres. La tra­jec­toire ayant mené à son exploi­ta­tion indus­trielle suit celle de l’a­gri­cul­ture : mono­cul­ture, spé­cia­li­sa­tion spé­ci­fique dans les rési­neux et coupes rases dans le Morvan ou le Limousin font écho aux grandes cultures du bas­sin pari­sien. Entre deux plan­ta­tions de pin Douglas ou de bet­te­raves, seule la nature des cultures change. Un même paral­lèle est dres­sé entre bio­car­bu­rant et bio­éner­gie ; une même absur­di­té est à leur ori­gine. À ce tra­vail d’en­quête détaillé et enra­gé, l’au­teur ajoute les voix de ceux qui réin­ventent la forêt aujourd’­hui. Ceux qui renouent « avec la pré­sence » en lut­tant dans et pour leurs bois, en se dis­tin­guant d’un regard éco­no­mique ou dis­tan­cié pour embras­ser par leur exis­tence celle des arbres qui les accueillent. La liste des alter­na­tives est longue. De la forêt jar­di­née pro­mue par le RAF, aux cri­tiques de nom­breux dis­si­dents de l’ONF dégou­tés des choix qu’on leur demande de faire, ce sont « des cen­taines de femmes et d’hommes [qui] tracent des che­mins buis­son­niers, inventent d’autres tra­jec­toires en pra­ti­quant une syl­vi­cul­ture res­pec­tueuse des éco­sys­tèmes, ancrée sur un ter­ri­toire ». En fai­sant leur por­trait, d’Allens montre que si « la forêt est un ter­ri­toire à repo­li­ti­ser », la lutte a déjà com­men­cé. Des coups d’œil vers le pas­sé — guerre des Demoiselles, com­bat pour les com­muns — rap­pellent qu’elle est ancienne ; à nous de la conti­nuer. [R.B]

Seuil/Reporterre, 2019

Le Sein de la terre, de Marilyse Leroux et Véronique Durruty

Une médi­ta­tion amou­reuse devient un chant mythique, ber­cé par l’o­deur et les lan­gueurs de la mer. L’homme et la femme se cherchent et se détrompent, s’aiment et se défont, s’a­che­minent ensemble, épousent leurs ombres res­pec­tives. Ils ont peur de mou­rir, ils sont peut-être morts, l’un des deux sépa­ré de l’autre et qui pour­tant pro­met de tou­jours le retrou­ver. « Avance amour / lorsque tu me retrou­ve­ras / ce ne sera pas le halo de la lune / ce ne sera pas l’éclat de la mer / mais ce qui brille de moi / à l’intérieur de toi. » On peut lire ce texte comme une longue déam­bu­la­tion au bord des falaises, l’un tombe et l’autre le rat­trape, par la manche ou par l’âme, et quand l’autre se retourne, c’est encore pour qu’ils s’aiment au lieu de se perdre, au lieu même où l’on se perd. Illustré par Véronique Durruty, qui l’ac­com­pagne de ses aqua­relles, le livre est pré­texte à rêve­rie indis­tinc­te­ment éro­tique et mari­time (thème cher à l’au­teure, qui avait don­né un très beau recueil inti­tu­lé Ancrés, par ailleurs nou­vel­liste et roman­cière). Une voix simple, qui dit l’es­pé­rance ardente et la mélan­co­lie de ce qui fut vécu, par là même hap­pé par le pas­sé tout en se révé­lant indes­truc­tible dans la mémoire. Le bra­sier brûle encore au bord des lèvres dont on ne sait plus très bien si elles témoignent de la magie de vivre encore ou d’a­voir aimé pour tou­jours. Le silence finit for­cé­ment par l’emporter, mais en atten­dant, quelques leçons s’im­posent dou­ce­ment au fil des vers libres où abondent méta­phores végé­tales et apho­rismes déli­cats. Il y a du Michaux et du Guillevic, de l’aube et de la nuit, du désir et de la ter­reur dans ces voix qui s’en­che­vêtrent et s’en­tre­mêlent, se caressent sans jamais se confondre, doubles soli­tudes acco­lées dans le même élan pro­phé­tique, se conso­lant à l’a­vance de ce qui ne peut man­quer d’ad­ve­nir dans le temps tra­ver­sé de déchi­rures et de renais­sances. Demeure un éloge sou­ve­rain de la dou­ceur et de la puis­sance d’être. [A.B.]

La lucarne des écri­vains, 2018

La Politique sexuelle de la viande, de Carol J. Adams

Il fut un jour deman­dé à Virigina Woolf de par­ler de la guerre : elle répon­dit que la tâche était ardue puisque seuls les hommes la font, et que seuls ceux-là ouvrent le feu sur les ani­maux et les oiseaux. S’il appa­raît pos­sible d’être fémi­niste tout en consom­mant de la chair ani­male, s’il semble même étrange ou far­fe­lu à d’aucun·e·s de rap­pro­cher ces deux ques­tions, l’au­teure, éta­su­nienne, avance au contraire com­bien la lutte pour l’é­ga­li­té entre les sexes est inti­me­ment liée à celle pour la recon­nais­sance de la digni­té de toutes les espèces ani­males. La consom­ma­tion car­née est l’un des mar­queurs de la viri­li­té (Simone de Beauvoir par­lait ain­si de l’« orgueil car­nas­sier ») et l’a­ni­mal et la femme sont tous deux cho­si­fiés, objec­ti­fiés, frag­men­tés (bell hooks avan­çait ain­si que les femmes noires sont consi­dé­rées « comme des ham­bur­gers » et les blanches comme des « côtes de bœuf »). Si l’au­teure rap­pelle les liens his­to­riques entre le mou­ve­ment fémi­niste et la lutte ani­ma­liste (majo­ri­tai­re­ment com­po­sée de femmes) et met en lumière d’ins­pi­rantes voix mécon­nues (son­geons à l’es­sayiste paci­fiste Mary Alden Hopkins, liant la guerre, l’ins­ti­tu­tion du mariage et le régime car­né, ou à la jour­na­liste Agnes Ryan, expli­quant en pleine Seconde Guerre mon­diale que les car­nages entre humains per­du­re­ront tant que les ani­maux fini­ront dans leurs assiettes), Adams n’en regrette pas moins le défi­cit géné­ral en la matière : le fémi­nisme, œuvrant pour­tant pour les domi­nées, « a accep­té le point de vue domi­nant » sur la ques­tion ani­male. Les deux com­bats forment une « conti­nui­té », écrit-elle — non parce que les femmes auraient quelque dis­po­si­tion natu­relle à l’empathie, mais parce qu’elles font face à l’ordre patriar­cal et que cet ordre s’en­ra­cine éga­le­ment dans la des­truc­tion de masse du monde ani­mal. Refuser d’ex­ploi­ter les ani­maux relève dès lors d’une pra­tique fémi­niste. Et l’au­teure de conclure par cette bou­tade : man­gez du riz pour désta­bi­li­ser la domi­na­tion mas­cu­line ! [L.T.]

L’Âge d’Homme, 2016

L’Alcool des vents, de Michel Baglin

Ce recueil se par­court comme une double ini­tia­tion à la vie et à la poé­sie. On doit à Michel Baglin (par ailleurs infa­ti­gable édi­teur d’un blog poé­tique de réfé­rence, Texture) des romans, des nou­velles, un recueil au titre inson­dable plein d’al­li­té­ra­tions (L’Oscur ver­tige des vivants) mais aus­si un essai, Poésie et pesan­teur, où il défend une concep­tion réa­liste et exi­geante du poème au plus près du monde, celui qui per­met de renouer avec la dure jus­tesse des choses et la véri­table injus­tice des hommes. On trou­ve­ra donc, en ces pages témoi­gnant d’une pra­tique poé­tique fidèle à la théo­rie, des scènes et des per­son­nages, des lieux et des jeux, des mar­ron­niers et des car­tables, de l’encre et des corps, du lyrisme et des choses : la cos­mo­lo­gie d’un homme entier, consu­mé de grâces et d’i­vresses, de failles et d’é­lans, de rumeurs et d’é­vi­dences, de sou­ve­nirs et d’ar­deur, réca­pi­tu­lant tout ce qui fait « d’une vie d’homme cette inter­mi­nable addi­tion dont le résul­tat, / avec le sens, / iné­luc­ta­ble­ment lui échap­pe­ra ». L’alcool des vents, c’est aus­si la part des anges, ce qui demeure de ce qui s’est éva­dé avec cette « ter­rible envie d’ex­pa­trier son ombre », quand on a explo­ré tous les mondes pos­sibles pour ten­ter de s’en fabri­quer un à la mesure de notre appé­tit. On pour­ra le lire comme un éloge des miracles invi­sibles, des frag­ments de temps volés à l’ou­bli quo­ti­dien, des étin­celles qui s’ac­crochent aux basques bien après que le feu d’ar­ti­fice se soit éteint. C’est un peu comme si l’a­thée reven­di­qué, puisque le poète se pré­sente ain­si, nous offrait un verre à la san­té de ce « dieu des petits riens » si bien chan­té par Arundhati Roy. On en rede­mande puisque l’on se sur­prend à être ému, par­fois cloué par la force de telle ou telle image, enfin rame­né sur terre par un sou­rire fra­ter­nel, embar­qué « comme on res­pire, comme on se bat peut-être et comme on aime ». Il y a de l’in­can­ta­tion dans ces ver­sets para­doxaux qui disent l’en­fance et l’i­na­dap­ta­tion assu­mée au monde tel qu’il va mal, tout en esquis­sant l’air de rien une poli­tique de la rébel­lion (« À celui qu’on vit dans l’as­sem­blée nazie les bras croi­sés quand les autres saluaient ; au maire qui n’inscrivit que son nom sur la liste des otages à fusiller. ») [A.B.]

Rhubarbe, 2019

Une brève his­toire des lignes, de Tim Ingold

Démarche aus­si ori­gi­nale que le titre le laisse paraître : bâtir un ouvrage autour des lignes — celles qui longent, tra­versent, s’en­tre­mêlent, relient ou séparent — a de quoi sur­prendre. Loin de se vou­loir exhaus­tif sur le sujet, l’an­thro­po­logue écos­sais Tim Ingold sou­haite bien plus ouvrir des pistes pour ceux qui se trou­ve­ront conquis. De la nota­tion musi­cale à la dif­fé­rence entre chant et parole, de l’en­tre­la­ce­ment des fils à ceux des che­mins ani­maux et humains, de la lignée généa­lo­gique aux lignes de fuite, le sujet n’est en effet pas près d’être épui­sé. « Où qu’ils aillent et quoi­qu’ils fassent, les hommes font des lignes, en mar­chant, en par­lant ou en fai­sant des gestes. » Car la ligne qu’il exploite n’est pas celle, rigide, qui s’im­pose sur une carte ou par les liens enser­rant deux poi­gnets, c’est celle qui est tou­jours « per­çue comme un mou­ve­ment et un déve­lop­pe­ment », celle qui, mêlée à d’autres, forme tout sim­ple­ment ce qui est. « L’écologie est l’é­tude de la vie des lignes » ; c’est dans la suite de ses essais sur la per­cep­tion de l’en­vi­ron­ne­ment et le fait d’ha­bi­ter que l’an­thro­po­logue s’ins­crit ici. Car ça n’est pas à pro­pre­ment par­ler d’une « his­toire » dont il est ques­tion ici, mais de l’in­ter­pré­ta­tion de ce qu’est habi­ter le monde à par­tir des che­mins que l’on com­pose en son sein. Convoquant récits du Moyen-Âge, compte-ren­dus eth­no­lo­gique des Orochon et Samis du Grand Nord aux Walparis abo­ri­gènes, mais aus­si Klee ou Kandisky, c’est par ces réfé­rences hété­ro­clites mais jamais fou­traques que l’au­teur par­vient à gar­der le cap. Les concepts se déclinent en oppo­si­tions sou­vent simples, sans jamais être sim­plistes : tra­jet et trans­port, trace et connexion, plan et sur­face… En somme, c’est la vieille dis­tinc­tion — tou­jours autant d’ac­tua­li­té — de Lévi-Strauss, entre bri­co­leur et ingé­nieur, qui est remise à jour sans qu’elle ne soit pour autant men­tion­née. Elle est cette fois appli­quée non seule­ment à notre appré­hen­sion du monde, à nos modes de connais­sance, mais aus­si à notre manière de nous y ins­crire. À l’oc­cu­pa­tion répond l’ha­bi­ta­tion, ou plu­tôt une poé­tique de l’ha­bi­tat et de l’ha­bi­ter. Et cette der­nière ne se conçoit qu’en mou­ve­ment. Les lignes, dès lors tissent les lieux, lieux qui se vivent comme se lisent les pages d’un livre. [R.B.]

Zones sen­sibles, 2011

La Vérité sur « Dix petits nègres », de Pierre Bayard

Agatha Christie a‑t-elle pu se trom­per, et ain­si duper invo­lon­tai­re­ment des mil­lions de lec­teurs en écri­vant Dix petits nègres ? C’est ce qu’avance le pro­fes­seur de lit­té­ra­ture Pierre Bayard, avec ce petit livre pour le moins ori­gi­nal. Selon lui, le plus célèbre des romans de la femme de lettres bri­tan­nique ne pré­sente pas une solu­tion satis­fai­sante à la réso­lu­tion de l’enquête poli­cière. Ou plu­tôt, cette der­nière « est enta­chée d’invraisemblances si graves qu’il est dif­fi­cile de com­prendre com­ment elle a pu pas­ser pen­dant si long­temps pour une ver­sion plau­sible de ce qui s’est pro­duit sur l’île ». En nous livrant un récit à la pre­mière per­sonne, c’est comme si le ou la véri­table meurtrier·ère pre­nait la plume, esti­mant dis­po­ser d’une légi­ti­mi­té suf­fi­sante car res­pon­sable de la mort de dix indi­vi­dus. Si les plus assi­dus pour­ront relire Dix petits nègres avant de se plon­ger dans cette contre-enquête, ce n’est pas une obli­ga­tion : l’ouvrage rap­pelle les per­son­nages dont il est ques­tion, le dérou­lé de l’histoire ain­si que la réso­lu­tion pro­po­sée par Agatha Christie. Le ou la véri­table cou­pable s’attache à révé­ler un cer­tain nombre d’incohérences qui auraient dû piquer la curio­si­té d’un lec­teur atten­tif. Et si la solu­tion tra­di­tion­nelle a si peu été ques­tion­née, c’est parce que nous avons été vic­time d’un « double aveu­gle­ment » qui ne nous a pas per­mis de voir ce qu’il fal­lait voir, ni là où il le fal­lait. Dix petits nègres s’inscrivant dans la caté­go­rie d’énigme à chambre close — il s’a­git d’une île où per­sonne ne peut venir ni s’é­chap­per pen­dant plu­sieurs jours —, la solu­tion doit donc « res­pec­ter les règles du genre mais, dans le même temps, être à la fois simple et belle ». On regret­te­ra une ten­dance à faire un peu trop durer le sus­pense au fil des pages ; force n’en est pas moins de recon­naître que celle pro­po­sée dans ce livre est sti­mu­lante, plu­tôt cohé­rente et bien pen­sée. Pari réus­si pour l’auteur. [M.B.]

Les Éditions de Minuit, 2019 


Crédits pho­to de la ban­nière : Walter Bosshard, Chine, 1938 © Fotostiftung Schweiz / Archiv für Zeitgeschichte


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