Un Robinson post-apocalyptique, le goût des cerises, une Terre sans oiseaux, une expérience du monde, la frénésie contemporaine, un paysage balafré, un Nietzsche à deux visages, un rêve américain brûlé, une géographie libertaire, les femmes de la guerre, la vie polaire et l’exil : nos chroniques du mois de janvier.
☰ Trois fois la fin du monde, de Sophie Divry
C’est là une robinsonnade contemporaine à la fois dure et belle, pleine d’amour et de rage. Trois tableaux, un personnage. L’écrivaine Sophie Divry nous propulse dans la tête de Joseph Kamal à son arrivée en prison. Le récit est raide, sans complaisance : des cellules surpeuplées, un quotidien fait d’aléatoire et de promiscuité. La tension carcérale est toxique, la violence dans toutes les veines. Joseph va d’abord y perdre sa dignité, puis son empathie. C’est la première fin du monde : un condensé du pire des sociétés humaines, une étape préliminaire. Joseph en sort brisé. Deuxième acte, la catastrophe vient d’avoir lieu. On en sait peu, juste qu’elle est d’origine nucléaire. Tout s’est effondré, la prison comme la moitié de l’Europe. Joseph s’en sort et décide de se réfugier dans la zone interdite. Réveil du misanthrope qui sommeille en chaque lecteur : l’homme est enfin seul, libéré de ses congénères et des entraves de la société. Il dispose de maisons désertées et de supermarchés ; tout lui appartient désormais : le fantasme de l’abondance sans la société. Joseph va s’y construire une nouvelle vie. Sans êtres humains mais non sans compagnie : animaux, rivière, champs et forêt… Joseph explore son nouveau territoire, apprend à l’habiter et, en y cherchant les moyens de sa subsistance, l’apprivoisera tout autant qu’il se laissera apprivoiser. Il y a de l’Enfer et de l’Éden dans Trois fois la fin du monde. De la solitude, entre luxe et calvaire. De la communion avec la nature. Des déconvenues et de la joie à redécouvrir les saisons, de la peine et des satisfactions au travail de la terre, des attachements profonds qui sauvent comme ils désespèrent. En alternant récits et monologues, par ses changements de rythme littéraire, Sophie Divry réussit une fiction à la fois nerveuse et sensible, et revivifie le pourtant très abondant registre « post-apo » du dernier Homme sur Terre en l’ancrant dans l’intime et le réel. Une pépite. [C.M.D.]
Éditions Notabilia – Noir sur Blanc, 2018
☰ Dans le faisceau des vivants, de Valérie Zenatti
Il y a dans ce texte de Valérie Zenatti toute la magie triste et belle des livres que l’on sent écrits sous la dictée du destin. Un jour de janvier 2017, l’auteure, traductrice du romancier Aharon Appelfeld en France, apprend que l’écrivain avec qui elle entretenait une sorte de dialogue silencieux ponctué de brèves rencontres depuis plus de vingt ans, vient de mourir. Alors que le chagrin la submerge dans l’avion qui l’emmène à Tel-Aviv, une jeune femme improbable la reconnaît et lui dit sur le ton des certitudes indiscutables : « Il faut que vous alliez à Czernowitz. » Elle ira en effet quelques semaines plus tard, à la date anniversaire d’Appelfeld, dans la petite ville aujourd’hui ukrainienne où tout commença, où l’enfant juif apprit le goût de la cerise, l’amour inaltérable, les jeux de la lumière sur la neige et la rivière Pruth, quelques années avant que sa mère ne soit assassinée, puis son père et lui déportés ; quelques années avant sa fuite dans la forêt puis l’exil définitif, dans l’espace et dans la langue, qu’il racontera dans tous ses livres. L’hommage de la traductrice au traduit est bouleversant dans ce texte court et dense qui nous propose mieux qu’un tombeau : un voyage fait de la matière même des rêves et de la mémoire, de fidélité et de joie, de chagrin et de ce qui le surmonte. On mesure ici combien la parole, adressée aux morts comme aux vivants, permet de (re)tisser le temps déchiré par l’absence, qui n’est pas oubli. [A.B.]
Éditions de l’Olivier, 2019
☰ Parce que l’oiseau, de Fabienne Raphoz
Alors que tout le livre semble indiquer le contraire, l’autrice annonce dès les premières pages : « Je ne suis pas ornithologue. » Ornithologue non, mais ornithophile oui. Et poète, aussi. Les éditions Corti, qu’elle dirige avec Bernard Fillaudeau depuis son Quercy d’adoption, ont une tradition paysagère de choix. Les longues descriptions de Julien Gracq, dans un récit qui leur est consacré — Les Eaux étroites — ou au cœur d’aventures lointaines — Le Rivage des Syrtes — magnifient ce qui s’offre au regard de l’auteur ou de ses personnages. Mais ses paysages sont pour la plupart silencieux. Fabienne Raphoz, elle, les peuple au point que ce n’est plus la vue qui les embrasse d’abord, mais l’ouïe : « oui, le chant précède l’oiseau, je ne vois l’oiseau — quand je le vois — qu’après l’avoir entendu ». L’autrice nous conte ses observations, des oiseaux de son jardin à ceux des parcs africains ou américains ; elle ponctue ses descriptions emplies de poésie d’un savoir écologique et historique passionné. Plus, elle essaie, dans une quête vaine, de prendre la place de ceux qu’elle scrute : « Combien de fois […] le paysage ne s’est-il pas transformé, dans mon corps du moins, en territoire, quand, jumelle coincée sur les yeux à m’en faire péter les arcades, je fixais l’oiseau et que, comme par capillarité, les alentours n’étaient plus regardés
mais sentis. » Ressentir, c’est le but de ces ballades sans cesse reproduites, sur les mêmes chemins, à la recherche des mêmes oiseaux, ceux qui, annonçant une saison ou la colorant de leurs plumes et de leurs chants, enchantent le quotidien. Les paysages silencieux de Gracq ne sont pas sans vie ; on en devine les habitants, car encore, dehors, lorsqu’on lève les yeux du livre, on les perçoit. Mais que serait vraiment un monde sans oiseaux ? Certains n’y survivraient pas. Parce que l’oiseau n’a pas de pourquoi. Ou alors celui-là : pourquoi ? Parce que. [R.B.]
Éditions Corti, Biophilia, 2018
☰ La Composition des mondes, Philippe Descola (entretiens avec Pierre Charbonnier)
« J’avais appris la vie dans les romans ; je l’ai désapprise dans les voyages. » Si Philipe Descola prend ici le contre-pied de son mentor, Claude Levi-Strauss — « Je hais les voyages et les explorateurs » a‑t-il écrit au début, bien fameux, de Tristes Tropiques —, ce n’est que pour mieux lui rendre hommage. Car si Levi-Strauss détestait tant la mystique des voyageurs, n’est-ce pas en allant lui aussi — lui d’abord — à la rencontre des peuples autochtones amazoniens qu’il a bâti ce regard révolutionnaire pour et au-delà de sa discipline ? Descola lui doit une méthode, celle de l’anthropologie structurale. Il lui doit même bien plus : « J’ai toujours écrit pour Levi-Strauss. » Mais ce long entretien ne s’arrête pas à cette seule relation, et ce sont celles que l’auteur a entretenues avec ses interlocuteurs Achuars, anthropologues confirmés ou en devenir qui frappe. Comment s’est construite cette attention unique à « La composition des mondes » ? D’étudiant en philosophie à professeur au Collège de France, Philippe Descola revient sur un parcours qui l’a mené des cercles anthropologiques parisiens au cœur d’une forêt amazonienne encore peu connue — expérience qu’il a par ailleurs relatée dans Les Lances du crépuscules. S’il reconnaît que la « question de la nature » fut déterminante dans la formation de son jugement et de sa sensibilité, cette notion a pour lui « fait son temps. » Le philosophe Pierre Charbonnier mène ainsi l’entretien vers les réflexions actuelles de l’anthropologie, des droits de la nature à ceux des non-humains, des luttes écologiques autochtones au devenir de la politique occidentale. Surtout, c’est tout l’édifice bâti dans Par-delà nature et culture qui est décortiqué. On y avait découvert ces quatre ontologies — naturalisme, animisme, analogisme et totémisme — comme autant de regards portés sur le monde ; on comprend ici que si aucune n’est « un modèle », elles servent chacune de preuve au fait que « notre expérience au monde n’est pas la seule envisageable. » D’autres, en devenir, peuvent même être envisagées. [R.B.]
Éditions Flammarion, 2017
☰ Les Rigoles, de Brecht Evens
Sorti en septembre 2018, l’album Les Rigoles se lit non pas comme l’antithèse, non pas comme l’antidote du dernier Houellebecq, mais comme sa meilleure alternative. Si le romancier médaillé est à l’envi décrit comme le « sociologue » des classes moyennes contemporaines, son lot de plates abjections, doublé d’un humour sarcastique à l’odeur de tabac froid, vire au plan marketing et à la mauvaise blague. Si loin et pourtant si proche de l’écrivain cacochyme, Brecht Evens, plein de vie et de mélancolie, reprend le programme prometteur d’Extension du domaine de la lutte, une véritable ethnographie du monde social moderne, mais comme sous perfusion d’ayahuasca. Creusant le sillon entamé avec Les Noceurs, il propose un regard acéré et microsociologique sur notre frénésie contemporaine, nos tentatives de réenchantement par le sexe, la drogue, la fête, l’ivresse. Si tout semble toujours instable chez Evens, c’est dû aux excès qu’offre cette modernité qui nous rend si versatiles, insatiables mais également exaltés. Roman graphique explosant les cadres, à la lisière de l’abstrait pour certaines planches, d’une énergie vitale débordante faisant se rencontrer de nombreux personnages et autant d’états d’esprits et de points de vue — le tout se déployant dans le seul quartier des Rigoles, véritable allégorie de nos réseaux sociaux. Enivrant et cruel, réflexif et léger, haut en couleur mais surtout sensible, Brecht Evens ne ménage ni ses lecteurs, ni ses personnages — sans jamais les juger. Proposant un voyage noctambule sur 300 pages, l’album est un festival zazou, une comédie humaine désenchantée, ô combien plus satisfaisante qu’un shoot de sérotonine avariée. [J.C.]
Éditions Acte Sud, 2018
☰ No TAP — Territoires en bataille, n° 2, du Collectif Mauvaise troupe
On avait suivi la Mauvaise troupe pour un premier voyage dans les Territoires en bataille à Errekaleor, dans le pays Basque, en mai dernier. On les retrouve ici dans les Pouilles, en Italie du Sud, avec les « No-TAP », sigle personnifié par chacun des militants engagés sur place contre le Trans Pacific Pipeline (TAP), un gazoduc de 5 000 kilomètres partant de la mer Caspienne et échouant au cœur de l’Italie — ce cœur italien que les habitants n’hésitent pas à appeler « la poubelle de l’Europe » tant la pollution y est intense et les décharges sauvages nombreuses. Le contraste est fort entre la côte adriatique et l’immédiat intérieur. La première, touristique, est épargnée par la balafre paysagère comme par les travaux ; ceux-ci s’arrêtent le temps de la haute saison. Le second, lui, accueille les désagréments rejetés ailleurs. C’est ainsi qu’en 2013 tombe une décision inattendue pour les locaux : un gazoduc européen passera par chez eux, détruisant de nombreux hectares d’oliveraie, culture principale sur ce territoire. Il n’en fallait pas plus pour que ses habitants se lancent dans une lutte qui ressemble en beaucoup de points à celle des « No-TAV » du Piémont italien. Déficit d’information, imposition autoritaire, répression policière, les ingrédients de plus en plus connus de la réaction aux luttes territoriales se concentrent sur à peine deux ans, là où il en a fallu une vingtaine au « No-TAV » pour arriver au même point. Si la haie était un des symboles du bocage de Notre-Dame-des-Landes, l’olivier est ici autant un rempart qu’un hébergement temporaire pour ces étranges fruits que sont les manifestants les défendant. Alternant récits et entretiens, le collectif Mauvaise troupe met en avant un de ces lieux si importants où se déploie la lutte contre les aménageurs et leur monde. [R.B.]
Auto-édition, 2018
☰ Essai critique sur Nietzsche, de Victor Serge
Le père de Zarathoustra ne fut pas l’anarchiste que d’aucuns crurent, transportés par le verbe volcanique du solitaire allemand. Pas plus qu’il ne fut précurseur du nazisme ou, sous la plume épaisse de quelque léniniste encroûté (nous parlons bien sûr d’Aymeric Monville), responsable, une fois repris par la gauche, du « bûcher où périt la République » au lendemain de Mai 68. Nietzsche, et c’est là toute la finesse de ce petit texte publié en 1917 par le militant révolutionnaire Victor Serge, donne du fil à retordre aux esprits courts. C’est un bilan, fait d’entrelacs, que le futur compagnon de route de la Révolution russe dresse ici : Nietzsche « est un démolisseur et un constructeur », et l’on ne saurait passer sous silence aucun de ces visages. Il y a le mécréant, l’ennemi de l’État, l’Européen, le partisan de la vie, l’errant et le réfractaire (celui que Serge nomme le « Nietzsche libertaire ») ; il y a aussi le laudateur de la violence, l’individualiste autoritaire, le défenseur de Napoléon et l’aristocrate (le « Nietzsche impérialiste »). Si Serge tient le disciple de Schopenhauer pour un « adversaire », voire un « ennemi », il n’en confie pas moins l’estime — et même l’amour — qu’il lui porte : son œuvre enseigne « l’horreur de la vie mesquine, […] le culte de la volonté et de la joie ». Jusqu’alors introuvable dans les librairies ou les bibliothèques, ce document — que les éditions Nada ont pris soin d’illustrer par les dessins du fils même de l’auteur, le muraliste mexicain Vlady — est complété par six autres textes de jeunesse, comme autant de jalons posés, en l’espace de neuf ans, dans le mouvement d’une pensée : l’anarchiste individualiste s’en va rallier le communisme. Demeure le désir d’une « vie complète », que Serge, rescapé du stalinisme, aura à cœur d’honorer jusque dans l’exil. [E.C.]
Éditions Nada, 2018
☰ Le Meilleur, de Bernard Malamud
C’est un roman sur le base-ball. Au premier abord, le lecteur pourrait se sentir déstabilisé au fil des pages par les termes ou les détails précis des différentes séquences de ce jeu qui peine à traverser l’Atlantique. Il serait pourtant dommage de ne pas entrer plus avant dans cet ouvrage. Entre les mains de Malamud, le sport n’est qu’un prétexte pour dépeindre l’allégorie parfaite du « rêve américain ». Écrit dans les années 1950 mais traduit récemment en français, le récit donne à découvrir Roy Hobbs, brave gars d’une vingtaine d’années promis à une brillante carrière de joueur. Naïf et trop sensible aux charmes des femmes qu’il rencontre sur sa route, sa bonne étoile l’abandonne à la veille de la signature de son premier contrat professionnel : nous retrouvons notre antihéros, 15 ans plus tard, saisissant une seconde chance inespérée. Parti de rien, comme remplaçant dans une équipe new-yorkaise de seconde zone, il arrive au sommet de son art, adulé par toutes et tous. Puis va connaître la versatilité de ce public qu’il pensait conquis. La suite ? Presque courue d’avance : cet Icare du base-ball finira par se brûler les ailes. Isolé et perdu au milieu des journalistes sportifs, des dirigeants et des fans, Roy est plongé, et bientôt noyé, dans le milieu du sport professionnel. Si l’American dream nous est bien connu, c’est l’une de ses modalités, celle de l’insatisfaction permanente, que nous livre avec brio Bernard Malamud. [B.A.]
Éditions Rivages Poche, 2016
☰ Comment un anarchiste a découvert la Terre : Élisée Reclus, de John P. Clark
Il voulait « promouvoir chaque plante, chaque animal et chaque vie humaine ». Communiste libertaire, internationaliste, féministe, pédagogue, végétarien et communard, Reclus est présenté dans ces pages, signées du directeur de l’Institut La Terre pour la communauté et l’écologie, comme « un modèle de l’être humain éveillé ». Si ce petit ouvrage, rassemblant deux textes, est sans conteste une ode au natif de Sainte-Foy-la-Grande, c’est le « fondateur » de la géographie anarchiste qui mobilise avant tout l’attention de l’auteur. Fort du « devenir-planétaire » de notre espèce porté par l’œuvre de Reclus (« Les développements de l’humanité se lient de la manière la plus intime avec la nature environnante. Une harmonie secrète s’établit entre la terre et les peuples qu’elle nourrit, et quand les sociétés imprudentes se permettent de porter la main sur ce qui fait la beauté de leur domaine, elles finissent toujours par s’en repentir ») et des trois lois énoncées par ses soins (la lutte des classes, la recherche de l’équilibre et la souveraineté individuelle), Clark met en évidence l’importance de sa pensée — à ses yeux éminemment dialectique — pour notre temps hanté par l’extinction massive et le recul de la biodiversité : Reclus « offre une alternative aux formes hégémoniques de domination et d’exploitation mondialisées, corporatives et étatistes ». Autrement dit, il rend possible l’appréhension, au moins théorique, d’un monde où le centre serait « partout » et la périphérie « nulle part ». [M.L.]
Éditions Atelier de création libertaire, 2019
☰ Algériennes 1954–1962, de Swann Meralli et Deloupy
« La résistance c’est s’exprimer sur les sujets qu’on veut taire. » Cette bande dessinée aborde la guerre d’Algérie sous un angle singulier, celui des grandes oubliées de l’Histoire. Béatrice est une fille d’appelé : son père a participé à cette guerre mais n’en parle jamais. Ayant l’impression d’avoir hérité d’un tabou aussi bien familial que national, elle s’en va à la rencontre d’Algériennes : « puisque les hommes ne parlent pas j’irai voir les femmes ». Les récits de cinq d’entre elles s’entremêlent pour former le portrait de cette période, euphémisée, comme on le sait, sous le nom d’« événements » par le gouvernement français. La narration est vibrante, parfois douloureuse : l’exil, le déchirement, la torture et la résistance construisent ce récit tout en nuances. Moudjahida résistante, pied-noire ou exilée, chacune de ces femmes a vécu sa guerre ; on ne trouvera pourtant nulle trace de leur rôle, seuls les exploits des hommes semblant rester. « La guerre d’indépendance ça a aussi été la guerre des femmes dans la guerre des hommes », raconte l’une d’elles. À travers les yeux de Lucienne, Saïda, Djamila, Malika et Bernadette, une nouvelle guerre d’Algérie s’esquisse. La douceur du dessin contraste avec l’âpreté du récit ; et Malika de le rappeler : « La révolution elle est belle pour le courage mais elle n’est pas belle dans sa vérité. » [E.M.]
Éditions Marabout, 2018
☰ Dernières nouvelles des étoiles, de Jonathan Millet
« La vie polaire, et de surcroît en groupe, ne permet aucun maquillage, aucun subterfuge, aucune tricherie. On se montre tel qu’on est : l’homme que l’on est au fond de soi et qu’on ignore soi-même… » écrit Paul-Émile Victor dans la préface de l’ouvrage Antarctique, désert de glace. Le présent film documentaire, signé Jonathan Millet, travaille avec les paradoxes de l’être humain : face à l’immensité et perdu sur la glace, si le corps se retrouve seul, l’esprit, lui, est encombré. Au cœur de la base la plus reculée d’Antarctique (une station de recherche franco-italienne), les pensées se bousculent, les mirages s’intensifient, l’incompréhension et les doutes se multiplient. En faisant le choix de tout quitter durant treize mois, sans nulle possibilité de retour, les hivernants de la mission Concordia prennent un billet à destination de leur propre folie : il faut dire qu’« il n’y a plus rien d’autre à penser qu’à soi », explique le réalisateur, fasciné par cet isolement qu’il donnait déjà à saisir dans son documentaire Ceuta, douce Prison. Mais si l’on peut décrire la folie, comment la filmer ? Millet confie la caméra aux hivernants. Les images et les sons se répondent, chahutent ; la voix off fait le récit d’une torture, celle de la mission, se questionne et s’intensifie à mesure que le film exerce son emprise. Montage (Vincent Tricon), travail sonore (Mikael Kandelman), compositions psychédéliques (Wissam Hojeij) et créations visuelles (Sylvain Coisne) : Dernières nouvelles des étoiles nous transporte très loin de notre quotidien tout en nous rapprochant de notre plus grand démon : l’extrême solitude. [M. S.-F.]
DVD édité par Docks66, 2018
☰ Rue des Pâquerettes, de Mehdi Charef
En un dialogue se cimente la relation d’un lecteur à son livre ; un dialogue comme celui du jeune Mehdi Charef avec sa grand-mère, dans le reg aride de leur région d’Algérie : elle répond aux interrogations de ce petit fils trop bavard et explique le sens des lignes tatouées sur son visage de rides sèches. Elle ne voulait pas d’encre, lui confie-t-elle, ce sont des hommes qui ont enfoncé l’aiguille « sur la cime lumineuse de son corps ». Il a fallu qu’un jour ses tatouages l’apprivoisent, elle, Hanna : « C’est par l’ouverture de cette figure, le losange, que l’enfant se fait, que l’enfant naît […]. Ce losange est un bouclier », révèle-t-elle au petit. Ce souvenir, le narrateur, âgé de 10 ans, se le remémore au milieu du bidonville où il est installé depuis peu, venu retrouver la France et son père qu’il ne connaît pas — une main dans celle de sa mère, l’autre tenant ses frères. Quitter leurs montagnes pour vivre entre quelques planches de tôles sur la terre molle et humide du colon qu’on leur avait appris à fuir ou à combattre. On est en 1962, on est à Nanterre, on est en hiver : des milliers d’Algériens débarquent pour construire à bas coûts le pays français, logés sans décence. L’exil d’une génération se raconte, comme un couteau dans l’enfance, dans une langue lucide et pudique : celle d’un taiseux, d’un observateur de ces adultes déracinés, sentant en lui la colère prendre forme pierre à pierre en saisissant les sacrifices des siens, en même temps que s’impose une attirance vive pour les mots et les livres. L’enfant du bidonville, qu’un professeur soucieux destinait à l’usine, deviendra ouvrier, écrivain puis réalisateur. [M.M.]
Éditions Hors d’atteinte, 2019
Photographie de bannière : Frank E. Kleinschmidt / Library of Congress Prints and Photographs Division
REBONDS
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