Cartouches (35)

30 septembre 2018


Des chiens tra­qués, une révo­lu­tion des quatre coins du monde, le ventre colo­ni­sé des femmes, une uto­pie décrois­sante, la beau­té d’une ville déglin­guée, des intrus en poli­tique, vie et mort d’un indé­pen­dan­tiste, les mythes du sexe fémi­nin et les côtes saillantes des mon­tagnes : nos chro­niques du mois de septembre.


Les Chiens d’Istanbul, de Catherine Pinguet

Istanbul, juillet 1910. Portée par les Jeunes-Turcs et leur fureur de moder­ni­sa­tion, une opé­ra­tion dite de « déca­ni­sa­tion » débute : plus de 60 000 chiens errants sont cap­tu­rés et exi­lés sur l’île d’Oxia, au large de la ville. Si la pro­pa­gande offi­cielle affir­mait que les chiens y étaient entre­te­nus sur place, ils étaient en réa­li­té jetés là, loin des regards, s’entre-dévorant, mou­rant de faim et de soif ou se noyant en ten­tant de quit­ter cet enfer insu­laire. Catherine Pinguet nous relate la chro­no­lo­gie du drame, por­tant le regard tant du coté des cyno­phobes — pour les­quels la pré­sence de chiens sans maîtres dans les rues d’Istanbul était un archaïsme à effa­cer — que de leurs alliés. L’auteure explore notam­ment l’ambiguïté de la pro­tec­tion ani­male qui, sous cou­vert de réduc­tion de la souf­france, pro­meut l’euthanasie par chambre à gaz, dite « plus humaine », et concourt à la dis­pa­ri­tion pro­gram­mée de la socié­té anthro­po­ca­nine stam­bou­liote, véri­table labo­ra­toire plu­ri-cen­te­naire d’une coha­bi­ta­tion réus­sie entre des humains et des chiens sans laisse, sans foyer ni pro­prié­taire atti­tré. Communauté hybride ou muni­ci­pa­li­té des quatre pattes, cet ouvrage nous pousse à ima­gi­ner d’autres modes d’habiter. Publié en 2008, Les Chiens d’Istanbul est un livre à (re)lire après la sor­tie sur les écrans, en avril 2018, de L’Île aux chiens de Wes Anderson — ou le récit de la dépor­ta­tion sur une île-décharge de tous les chiens d’une méga­lo­pole japo­naise ima­gi­naire : un scé­na­rio qui résonne imman­qua­ble­ment avec la tra­gé­die de l’île d’Oxia… sans qu’il n’en soit pour­tant fait aucu­ne­ment réfé­rence. Cet « oubli » gênant sera pro­lon­gé et entre­te­nu par la qua­si-tota­li­té de la cri­tique, qui ne ver­ra dans la dépor­ta­tion des chiens d’Anderson qu’une allé­go­rie évo­quant « la crise des migrants » ou « l’Amérique de Trump ». [L.B.]

Éditions Bleu autour, 2008

☰ Errico Malatesta — Vie extra­or­di­naire du révo­lu­tion­naire redou­té de tous les gou­ver­ne­ments et polices du royaume d’Italie, de Vittorio Giacopini

80 années de vie, 60 d’a­nar­chie. Qui est Errico Malatesta ? Un homme en lutte, une vie d’exils. Les ser­vices de police de plu­sieurs pays redoutent cet élec­tri­cien en bleu de tra­vail, chef révo­lu­tion­naire mal­gré lui, agi­ta­teur inter­na­tio­na­liste. La Suisse, l’Argentine, l’Angleterre, l’Espagne, la France, les Pays-Bas, les États-Unis, Cuba et tant d’autres pays ponc­tuent ses tra­jets, ses va-et-vient… Et l’Italie, bien sûr, ter­rain cen­tral des ses luttes. L’histoire de sa vie est ain­si tra­ver­sée par l’his­toire de ce pays : à peine uni­fié en royaume, il plon­ge­ra dans les bras du colo­nia­lisme puis du fas­cisme. Les fuites for­cées du révo­lu­tion­naire sont mar­quées du sceau de l’at­tente d’un retour au pays natal pour reprendre l’ac­tion — cette pro­pa­gande par le fait qu’il pré­co­nise, avec d’autres — là où il sent pou­voir le faire. Compagnon de lutte de Carlo Cafiero, ils ne ces­se­ront de mettre en acte le prin­cipe qu’ils clament : il est vain de se tenir prêts pour la révo­lu­tion ; il faut agir sans tar­der, et apprendre de cha­cune de ses actions. Une exis­tence intense que les mul­tiples pas­sages en pri­son et pres­sions poli­cières n’al­tèrent en rien. Malatesta laisse peu d’é­crits der­rière lui, et l’in­cen­die qui aurait empor­té son pro­jet d’au­to­bio­gra­phie poli­tique, Cinquante ans d’a­nar­chisme, consti­tue une perte tra­gique. Alors, Vittorio Giacopini fouille, creuse les archives poli­cières riches du nom de Malatesta et ima­gine les mémoires de cet homme légende, ses pen­sées sur le pas­sé, le temps d’une jour­née, où réson­ne­raient iro­ni­que­ment dans son esprit les mots d’Élisée Reclus : « On ne va pas où on veut aller, mais là où mène la route que l’on a emprun­tée. » [C.G.]

Lux Éditeur, 2018

Le Ventre des femmes — Capitalisme, racia­li­sa­tion, fémi­nisme, de Françoise Vergès

Fin des années 1960, sur l’île de La Réunion : des méde­cins avortent et sté­ri­lisent des mil­liers de femmes, de force. Toutes sont entrées enceintes à la cli­nique Saint-Benoît pour en sor­tir sans leur enfant, et sans avoir été infor­mées de ces opé­ra­tions. De ce scan­dale, ren­du public en juin 1970 — mais n’ayant per­mis, à ce jour, d’inculper aucun res­pon­sable —, Françoise Vergès nous expose toutes les rami­fi­ca­tions : de l’abus de pou­voir et de confiance du per­son­nel hos­pi­ta­lier à la com­pro­mis­sion des repré­sen­tants locaux de l’État fran­çais et de l’Église catho­lique, en pas­sant par l’organisation, au pro­fit des méde­cins, d’un vaste détour­ne­ment d’aides sociales publiques. Mais cette affaire, aus­si effroyable soit-elle, n’est pour l’auteure que le point de départ d’une réflexion plus vaste : com­ment de tels « centres d’avortements » ont-ils pu voir le jour et accom­plir ain­si leur sinistre tâche, en toute impu­ni­té ? C’est alors tout un arse­nal rhé­to­rique, juri­dique et bio­po­li­tique déployé par le pou­voir pour contrô­ler « le ventre des femmes » et déci­der « qui doit naître ou ne pas naître », qu’il s’agit d’exhumer et d’interroger dans une pers­pec­tive racia­liste et fémi­niste. Car, de fait, au sein même d’une République fran­çaise auto­pro­cla­mée « une et indi­vi­sible », cette poli­tique des corps et des nais­sances témoigne de la per­ma­nence d’une dis­sy­mé­trie d’héritage colo­nial : alors qu’en métro­pole la contra­cep­tion et l’avortement sont cri­mi­na­li­sés, de vio­lentes poli­tiques anti­na­ta­listes sont mises en place dans les DOM. Contre cette « car­to­gra­phie muti­lée » — dont même les mili­tantes du MLF se rendent cou­pables, en arti­cu­lant leur lutte de libé­ra­tion des femmes autour de la ques­tion du droit à l’avortement, et ce quelques mois à peine après la révé­la­tion du scan­dale de La Réunion —, Vergès affirme ici l’ambition de « repo­li­ti­ser » et de « pro­vin­cia­li­ser » le fémi­nisme afin d’« envi­sa­ger de nou­veaux pro­ces­sus de déco­lo­ni­sa­tion ». [L.M.]

Éditions Albin Michel, 2017

Écotopia, d’Ernest Callenbach

En 1980, la Californie du Nord, l’Oregon et l’État de Washington font séces­sion pour mettre en place un sys­tème poli­tique décrois­sant radi­cal, puis ferment la fron­tière. Après 20 ans d’isolement, un jour­na­liste amé­ri­cain est auto­ri­sé à venir visi­ter ce nou­veau pays, Écotopia. C’est à tra­vers ses articles et notes de voyage que le lec­teur découvre une socié­té où les femmes sont au pou­voir (lui-même décen­tra­li­sé), la recherche d’un équi­libre éco­lo­gique au cœur de la prise de déci­sion, l’héritage abo­li, la concen­tra­tion de capi­tal extrê­me­ment limi­tée, le sys­tème édu­ca­tif et les rap­ports sociaux trans­for­més, etc. Le jour­na­liste nous décrit une « semi-uto­pie » éco­lo­giste sur le che­min d’un fonc­tion­ne­ment har­mo­nieux, des­si­nant en creux l’absurdité du capi­ta­lisme consu­mé­riste amé­ri­cain. Car si toute une par­tie du livre s’attache à détailler le fonc­tion­ne­ment de la vie poli­tique et de l’économie éco­to­pienne, il raconte aus­si l’é­vo­lu­tion de son per­son­nage prin­ci­pal — une socié­té éco­lo­gique demande autant la trans­for­ma­tion pro­fonde de son fonc­tion­ne­ment que des indi­vi­dus qui la com­posent. Lire aujourd’hui ce suc­cès lit­té­raire publié en 1975 est à la fois sti­mu­lant et décou­ra­geant, la majo­ri­té des pro­blé­ma­tiques abor­dées s’étant aggra­vées depuis. Callenbach, écri­vain et jour­na­liste adepte de la sim­pli­ci­té volon­taire, sou­lève la dif­fi­cile ques­tion des moyens d’arriver à un tel sys­tème : Écotopia ne par­vient à exis­ter que grâce à la richesse éco­no­mique et intel­lec­tuelle de ses ter­ri­toires d’origine, à l’abandon du reste des États-Unis, et à l’instauration d’un rap­port de force mili­taire pour garan­tir son indé­pen­dance. L’auteur va plus loin, en décri­vant son déli­te­ment en une mul­ti­tude de cités-États cultu­rel­le­ment uni­formes, met­tant ain­si fin au pro­jet d’unité des États-nations modernes. [M.H.]

Éditions Rue de l’é­chi­quier, 2018

Les Vies de papier, de Rabih Alameddine

Aaliya vit seule. Ou, plu­tôt, elle vit avec ses livres. Environnée de mil­liers et de mil­liers de pages, elle se trouve à un moment char­nière de sa vie. Elle doit choi­sir un nou­veau roman à tra­duire, le trente-sep­tième, pas­sés 40 ans de tra­vail méti­cu­leux. Isolée, crain­tive, elle ne trouve de paix que dans son amour pas­sion­né de la lit­té­ra­ture. Le monde qui l’entoure, tant pas­sé que pré­sent, n’en forme pas moins le maté­riau cen­tral de ses diva­ga­tions. L’âge, le bruit, les cou­pures d’électricité… Et puis Beyrouth : four­millante, déglin­guée, cabos­sée par la guerre et pleine de charme et de voi­tures. Aaliya la misan­thrope ne jure que par la poé­sie de Fernando Pessoa et par cette ville ; les pages, de poli­tique en sou­ve­nirs per­son­nels, donnent à sai­sir cette der­nière et ses habi­tants. Les vies de papier d’Aaliya font réson­ner les vers et les phrases comme autant d’éléments vivants de la ville en trans­for­ma­tion, entre­mê­lant le ciment et les médi­ta­tions lit­té­raires — où les drames humains de la guerre civile, des bom­bar­de­ments israé­liens et des camps pales­ti­niens côtoient les auteurs en toute inti­mi­té. On retrouve le souffle de cette cité énig­ma­tique, accueillante et inhos­pi­ta­lière à la fois, son haleine de gaz d’é­chap­pe­ment, les soli­da­ri­tés bruyantes du voi­si­nage, les beau­tés du Coran et de l’a­rabe clas­sique ; une invi­ta­tion à quelque grand mélange, un regard de nos­tal­gie char­gé de pas­sion poé­tique. [J.G.]

Éditions Les Escales, 2016

Des intrus en poli­tique — Femmes et mino­ri­tés : domi­na­tions et résis­tances, de Mathilde Larrère et Aude Lorriaux

« Tu es enceinte, tu ne seras pas ministre » ; « Aujourd’hui les femmes, demain les beurs, les noirs et les han­di­ca­pés » ; « Mais qui va gar­der les enfants ? » ; « Beau petit oiseau des îles » ; « Peut-être a‑t-elle mis cette robe pour qu’on n’é­coute pas ce qu’elle avait à dire » ; « Pas cette les­bienne »… Ces « petites phrases », et bien d’autres, s’af­fichent sur la cou­ver­ture du livre de l’his­to­rienne Mathilde Larrère et de la jour­na­liste Aude Lorriaux. Alors même que l’ar­ticle pre­mier de notre Constitution déclare que la République doit inclure tous ses membres « sans dis­tinc­tion d’o­ri­gine, de race ou de reli­gion », alors même que bon nombre de bar­rières légales empê­chant cer­taines per­sonnes d’é­vo­luer dans la sphère poli­tique ont été abo­lies, les ins­ti­tu­tions poli­tiques res­tent un monde de riches hommes blancs. Même les caté­go­ries qui ne sont pas des mino­ri­tés, comme les femmes, se retrouvent « mino­ri­sées ». Comment est-on pas­sé d’une exclu­sion légale, expli­cite, à une dis­cri­mi­na­tion plus insi­dieuse ? Larrère et Lorriaux explorent les diverses stra­té­gies de stig­ma­ti­sa­tion (sexua­li­sa­tion, ani­ma­li­sa­tion, infan­ti­li­sa­tion, etc.), mais aus­si les stra­té­gies oppo­sées par ces mino­ri­tés et minorisé·e·s : la ten­ta­tive de se confor­mer aux normes ou la résis­tance, la colère, le retour­ne­ment du stig­mate ou l’hu­mour. Qu’opposer à la stig­ma­ti­sa­tion ? Mettre en avant son iden­ti­té peut être « une arme à double tran­chant » : quelle est la limite entre la reven­di­ca­tion fière et la bana­li­sa­tion de cli­chés, voire la mar­ke­ti­sa­tion d’un sta­tut ? Un équi­libre périlleux déjà poin­té par Bourdieu. On peut seule­ment regret­ter, ici, que la notion de stig­mate ne soit défi­nie que par la réfé­rence au socio­logue Erving Goffman (qui l’u­ti­li­sait de manière neutre). Ce concept exi­ge­rait une redé­fi­ni­tion poli­tique : à trop élar­gir la notion, on risque de ne plus dis­tin­guer la stig­ma­ti­sa­tion illé­gi­time de l’at­taque poli­tique. Ceci poin­té, on ne peut que conseiller la lec­ture de cet ouvrage : un maté­riau très riche dans une optique com­ba­tive. [L.V.]

Éditions du Détour, 2018

De nos frères bles­sés, de Joseph Andras

Nous sommes dans les années 1950 : l’Algérie n’est pas encore indé­pen­dante et il y sévit déjà une guerre qui n’en porte pas le nom. Des hommes et des femmes luttent contre le colo­nia­lisme et son lot d’op­pres­sions, de vio­lences, mais aus­si de mas­sacres déjà tris­te­ment nom­breux. Si d’au­cuns, par­mi les indé­pen­dan­tistes, choi­sissent ou se résignent à répondre avec une vio­lence elle aus­si meur­trière, d’autres éla­borent des actions en s’as­su­rant qu’il n’y ait aucune vic­time. C’était le cas de Fernand Iveton, qui avec d’autres, avait pré­vu de faire explo­ser une bombe dans un local désaf­fec­té de l’u­sine où il tra­vaille à Alger : une frappe sym­bo­lique forte sans morts. Nous sommes le 14 novembre 1956, et rien ne se dérou­le­ra comme pré­vu : il sera arrê­té avant même que la bombe n’ex­plose. Joseph Andras reprend ici cet évé­ne­ment mar­quant du récit fran­co-algé­rien — Fernand Iveton sera le seul euro­péen guillo­ti­né par­mi les près de 200 pri­son­niers poli­tiques qui le seront pen­dant la guerre d’Algérie — d’une plume sai­sis­sante et remar­quable. En quelques pages, il par­vient à racon­ter toutes les his­toires conte­nues dans cette his­toire : celle d’un homme épris de liber­té, la ren­contre avec la femme aimée, son enga­ge­ment poli­tique, les tor­tures pra­ti­quées par la police colo­niale (les âmes sen­sibles seront pré­ve­nues), la divi­sion au sein du Parti com­mu­niste fran­çais sur la ques­tion algé­rienne, la jus­tice colo­niale qui dicte une condam­na­tion poli­tique et demande la peine capi­tale, mais sur­tout les pen­sées d’un homme, « un idéa­liste qui aima sa terre, sa femme, ses amis, la vie — et la liber­té, qu’il espé­ra pour tous les frères humains ». Les choix d’é­cri­ture, les prises de posi­tions, mais aus­si le style de Joseph Andras, donnent l’en­vie de se pro­cu­rer au plus vite ses autres écrits. [C.G.]

Éditions Actes Sud, 2016

Les Joies d’en bas, de Nina Brochmann et Ellen Støkken

C’est une attaque contre les mythes sur le sexe fémi­nin. Les deux autrices, étu­diantes nor­vé­giennes en méde­cine, s’en prennent à tous les cli­chés. Saviez-vous que le cli­to­ris n’é­tait pas un bou­ton, mais un organe majo­ri­tai­re­ment sou­ter­rain ? qu’a­lors qu’il est connu depuis le milieu du XIXe siècle, il n’a pas été repré­sen­té dans les manuels d’a­na­to­mie jus­qu’à très récem­ment (2017, en France) ? que l’é­ja­cu­la­tion fémi­nine existe et qu’elle est ban­nie du por­no en Grande-Bretagne depuis 2014 ? ce qu’est l’en­do­mé­triose, une mala­die très peu connue alors qu’elle affecte gra­ve­ment 10 % des femmes (« Imaginez qu’un homme sur dix s’ab­sente de son tra­vail une semaine par mois en rai­son de dou­leur ter­ribles dans les tes­ti­cules. Ce serait décla­ré cause natio­nale et ferait par­tie du pro­gramme sco­laire ! ») ? que la vir­gi­ni­té n’est pas liée à l’hy­men et qu’il impos­sible d’at­tes­ter médi­ca­le­ment de la vir­gi­ni­té d’une per­sonne ? que la repré­sen­ta­tion clas­sique de la course des sper­ma­to­zoïdes jus­qu’à l’o­vule qui les attend, immo­bile, n’a aucune réa­li­té scien­ti­fique, mais qu’elle révèle sur­tout la pré­gnance de repré­sen­ta­tions sté­réo­ty­pées des « rôles » de l’homme et de la femme ? Les Joies d’en bas se pré­sente à la fois comme un ouvrage de vul­ga­ri­sa­tion et de réin­for­ma­tion : « Nous sou­hai­tons que les femmes puissent faire des choix auto­nomes, en ayant toutes les infor­ma­tions à leur dis­po­si­tion ; nous sou­hai­tons que ces choix reposent sur des connais­sances médi­cales, et non sur des rumeurs, des mal­en­ten­dus, ou sur la peur. » Limité qu’il est par son ambi­tion (par­lant tour à tour d’a­na­to­mie, de contra­cep­tion et de sexua­li­té, il ne peut détailler tous les points qu’il aborde), les ques­tions du « sexe social » et du « genre » sont peu abor­dées : on ne peut tou­te­fois que saluer un ouvrage qui encou­rage les femmes à reprendre, avec fier­té, pos­ses­sion de leurs corps. [L.V.]

Éditions Actes Sud, 2018

Dans les pas de Bárbara Dávalo, de Mélanie Sadler

Nous voi­ci dans les pas de Bárbara, une ado­les­cente de la grande bour­geoi­sie de Buenos Aires des années 1900. Celle-ci étouffe dans un milieu qui ne lui pro­met comme ave­nir que le des­tin d’une femme sou­mise à son époux. La ren­contre de Giu et de Tito lui fait décou­vrir un autre monde : celui des conven­tillos, ces quar­tiers de tra­vailleurs, sou­vent immi­grés, où se mélangent Italiens, Espagnols, Basques, Turques, etc., et qui fut un des ber­ceaux du tan­go. Apparaît avec Bárbara, écar­te­lée entre deux mondes, l’op­po­si­tion vio­lente de la bour­geoi­sie réac­tion­naire, incar­née par son frère Enrique, enrô­lé dans des milices bour­geoises qui orga­nisent des rafles contre les tra­vailleurs immi­grés indo­ciles et le mou­ve­ment ouvrier anar­chiste argen­tin, en plein essor, qui construit une contre-culture urbaine, sociale et poli­tique. Le roman lie non sans talent fic­tion et Histoire en mélan­geant les figures des héroïnes — Bárbara, Matilde — à des figures his­to­riques — comme Marie Curie ; les per­son­nages évo­luent sur une toile de fond his­to­rique à la fois dis­crète et pré­cise. Plus que Bárbara, dont la solu­tion pour échap­per à une situa­tion inex­tri­cable (elle ne veut pas de son des­tin de bour­geoise mais ne paraît pas non plus prête à rejoindre le mou­ve­ment ouvrier) ne paraît pas tout à fait cré­dible, c’est le per­son­nage de Matilde qui nous sai­sit : elle, qui a fui l’Italie et se bat en silence, est déci­dée à lut­ter pour trou­ver mieux : « Ce mieux, Matilde avait cru le perdre irré­mé­dia­ble­ment dans les bri­sures de ses larmes là-bas, de l’autre côté de la mer, écla­tées sur les côtes saillantes des mon­tagnes. Et puis, elle avait ramas­sé les miettes, ain­si qu’elle le fai­sait du pain ras­sis pour accom­mo­der les pâtes. Elle avait cru l’en­tre­voir ensuite dans les ciels de Gênes, avant d’embarquer pour Buenos Aires. » Mélanie Sadler nous entraîne, avec exal­ta­tion, dans les pas de l’his­toire argen­tine. [L.V.]

Éditions Flammarion, 2018


Photographie de ban­nière : Henri Cartier-Bresson, Juvisy, 1938


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