Cartouches (31)

30 avril 2018


Un monde d’exi­lés, une gauche syn­di­cale euro­péenne, un vil­lage de cam­pagne, des sor­cières et des méde­cins, des bêtes à sau­ver du bou­cher, des dockers rouges et des mineurs, une com­mu­narde liber­taire, un damoi­seau et une révolte, un rap­peur et une résis­tante anti­co­lo­nia­liste : nos chro­niques du mois d’avril.


Par ailleurs (exils), de Linda Lê

Revenons dans l’Europe de la pre­mière moi­tié du XXe siècle aux côtés de celles et ceux qui sillon­nèrent ses routes et souf­flèrent dans ses organes malades des vents d’étrangeté. « Dans sa situa­tion d’i­so­le­ment, l’exi­lé, s’il n’y prend pas garde, risque de se ren­fer­mer sur lui-même, deve­nant réfrac­taire à toute accul­tu­ra­tion », écrit Lê dans les pas d’Edward Saïd. C’est un essai comme un kaléi­do­scope, où l’on croise, par la rétine sen­sible de l’au­teure, poètes, écrivain.e.s et « troubles-fêtes » impac­tés par l’Histoire ; toutes et tous firent le ter­reau de nos lit­té­ra­tures et tra­cèrent des che­mins que le pré­sent ne cesse de cou­vrir de pous­sière. L’errance, volon­taire ou subie, res­te­ra une empreinte, une genèse à la fois ter­rible et créa­trice. Nous sommes alors en pleine suf­fi­sance colo­niale, en pleine révo­lu­tion, en pleine mon­tée tota­li­taire : l’exil est un mot posé sur l’é­poque comme une fleur nucléaire, que l’au­teure s’en vient ramas­ser pour faire com­mu­nau­té — par-delà les ori­gines et les par­cours dis­tincts. Ces pages s’ouvrent sur Joseph Conrad, né en Pologne et mort en Angleterre, et se referment sur Antonin Artaud, né à Marseille et mort à Ivry-sur-Seine. Entre les deux : des dizaines d’autres de ces « boi­teux » et « boi­teuses » conso­lident cette famille d’esprits et de corps en mou­ve­ment, pas­sés par tous les points car­di­naux et un temps arrê­tés à ce car­re­four nom­mé Paris. Il y a celles et ceux que les fas­cismes pous­sèrent hors de leur centre de gra­vi­té — Perec, Brecht, Tsvetaïeva — et ceux, comme Klaus Mann, pour qui le départ volon­taire fut résis­tance à l’ordre ; ceux qu’une vision du monde mit en marche — Istrati, Bianciotti, Gauguin ou encore Fondane — puis les cou­pa en deux — ain­si de Kateb Yacine. Il y a ceux, broyés dans leur coquille, qui choi­sirent comme Cioran de chan­ger de langue pour réap­prendre à par­ler ; il y a enfin les exilé.e.s du dedans, Pessoa, Pizarnik ou Artaud, qu’une luci­di­té trop grande noya dans la conscience pour­ris­sante de leur propre peau. « Par Janus, ai-je assez des­cen­du et remon­té des échelles de valeurs per­pé­tuel­le­ment remises en ques­tion, sui­vant que je regar­dais vers mon pays natal ou vers mon pays adop­tif », écri­vit le Vietnamo-fran­çais Pham Van ky, plus actuel que jamais. [M.M.]

Christian Bourgeois, 2014

Les Classes sociales en Europe — Tableau des nou­velles inéga­li­tés sur le vieux conti­nent, de Cédric Hugrée, Étienne Penissat et Alexis Spire

Partant du constat que l’eu­ro­péa­ni­sa­tion des poli­tiques capi­ta­listes ne s’est guère accom­pa­gnée de la construc­tion d’un mou­ve­ment social à l’é­chelle du conti­nent, les auteurs entendent contri­buer en tant que cher­cheurs à une pos­sible inter­na­tio­na­li­sa­tion des luttes, en poin­tant ce qui rap­proche les classes popu­laires euro­péennes. Ces classes popu­laires se retrouvent prises dans des pro­ces­sus ana­logues — quelle que soit la diver­si­té des situa­tions qui étaient les leurs avant la mise en place des poli­tiques de l’Union. Ce livre s’at­tache, à tra­vers un appa­reil sta­tis­tique très four­ni, à démon­trer que les classes popu­laires n’ont pas dis­pa­ru en Europe, quoique mas­si­ve­ment dépos­sé­dées de toute visi­bi­li­té (média­tique, poli­tique, cultu­relle, etc.) ; et les conflits de classe n’é­tant pas réduc­tibles à des oppo­si­tions entre États. S’il est deve­nu habi­tuel de rai­son­ner en termes de pays (Sud contre Nord, riches contre pauvres), c’est une construc­tion intel­lec­tuelle et média­tique qui ne cor­res­pond pas exac­te­ment à la réa­li­té : par bien des aspects — reve­nus, condi­tions de vie, accès aux res­sources cru­ciales des socié­tés contem­po­raines —, ces classes popu­laires sont bien plus proches les unes des autres que des autres classes dont elles par­tagent la natio­na­li­té. Face à la dégra­da­tion par­ta­gée de leurs condi­tions de vie, la voie d’une riposte à l’é­chelle euro­péenne reste natu­rel­le­ment dif­fi­cile. « Au-delà des débats stra­té­giques sur le posi­tion­ne­ment vis-à-vis de l’Union euro­péenne, il paraît indis­pen­sable de faire exis­ter, à défaut d’une classe en acte, une repré­sen­ta­tion en acte des classes. Ce n’est sans doute que la pre­mière étape d’un long pro­ces­sus de (re)construction d’une gauche syn­di­cale et poli­tique capable de se déployer à la même échelle que celle des firmes capi­ta­listes, c’est-à-dire au niveau euro­péen. [L.V.]

Agone, 2017

Les Oiseaux, de Tarjei Vesaas

Le frère, Mattis, et la sœur, Hege, vivent ensemble en marge d’un vil­lage cam­pa­gnard. Le pre­mier illu­mine ses phrases de com­pa­rai­sons sur­réa­listes et d’images éton­ne­ment sen­sibles. « T’es comme un éclair, toi » ; « T’es vive comme une lame, toi », lance-t-il ain­si à sa sœur ; celle-ci nour­rit la mai­son­née grâce à son tri­cot inces­sant. Si Hege ne voit que fadeur à cette vie dont le sens lui échappe, Mattis se fait une joie de petits évé­ne­ments qu’il ne par­vient pas à par­ta­ger avec les autres — Hege, mais aus­si le reste du vil­lage. Ainsi d’une passe de bécasses volant au-des­sus de son toit. Après elle, sa mai­son « était deve­nue autre, […] il fal­lait la regar­der avec d’autres yeux ». Mais ces yeux sont seule­ment ceux de Mattis. Honte cachée de sa sœur, mas­cotte du vil­lage qui dans son dos l’appelle « La Houppette », Mattis s’attache la pitié et les moque­ries des autres à cause de sa mal­adresse — mal­adroit qu’il est avec ses mains comme avec ses mots. Mattis a pour­tant un talent : il sait ramer. Seul sur le grand lac, et mal­gré l’eau à éco­per, ses pen­sées filent aus­si droit que sa barque. Pourquoi ne serait-il donc pas pas­seur ? Cette idée d’Hege, ano­dine en appa­rence, va être à l’origine d’un bou­le­ver­se­ment dans leur vie. Parmi nombre d’al­lers et retours vains entre deux rives, Mattis ren­contre en son seul pas­sa­ger, Jörgen, une source de jalou­sie, d’ad­mi­ra­tion et de chan­ge­ments irré­mé­diables. Les Oiseaux, œuvre de la der­nière par­tie sym­bo­liste de la vie de Tarjei Vesaas, fait une grande place à la nature et à ce qu’elle ins­pire à ceux qui la contemplent. Mattis est de ceux-là ; et pour ça, on ne le com­prend pas. [R.B.]

Éditions Plein Chant, 1986

Sorcières, sages-femmes et infir­mières, de Barbara Ehrenreich et Deirdre English

L’essai s’ouvre sur ce constat : les femmes ont tou­jours été des soi­gnantes dans l’Histoire, des « sor­cières, sages-femmes et infir­mières » mais, en 1973, on apprend que 93 % des méde­cins sont des hommes, alors même que les femmes sont pré­sentes à 70 % dans le milieu médi­cal état­su­nien ! « Nous avons été incor­po­rées comme ouvrières dans une indus­trie dont les patrons sont les hommes », s’in­dignent les auteures, Barbara Ehrenreich et Deirdre English, qui retracent ici l’histoire de la femme soi­gnante et ses per­sé­cu­tions — notam­ment par l’Église. Avec la médi­ca­li­sa­tion du monde moderne, le domaine de la san­té prend une ampleur nou­velle. Les hommes veulent alors écar­ter les sages-femmes du médi­cal pour mieux asseoir leur domi­na­tion scien­ti­fique ; soi­gner consiste pour­tant à appor­ter remèdes et soins, ce que fai­saient les gué­ris­seuses empi­riques, ordi­nai­re­ment esti­mées pour leur fonc­tion de méde­cins et d’infirmières. Les hommes, sou­cieux de conser­ver la part noble du tra­vail médi­cal, repro­dui­sirent le sché­ma de la socié­té patriar­cale : l’homme ne pou­vait patien­ter au che­vet des malades ; cette tâche fut attri­buée à l’infirmière, dotée de sa « sen­si­bi­li­té et sa spi­ri­tua­li­té innée » et bien­tôt astreinte à ce rôle dans ce rude monde qu’est celui de la science. Les deux fonc­tions sont aujourd’­hui irré­mé­dia­ble­ment sépa­rées ; aucune jus­ti­fi­ca­tion his­to­rique et cohé­rente ne vient pour­tant appuyer l’exclusion des femmes : « La pro­fes­sion­na­li­sa­tion de la méde­cine n’est rien d’autre que l’institutionnalisation du mono­pole des hommes de la classe domi­nante ». Le sys­tème de san­té voit donc la lutte des salarié.e.s comme fon­da­men­ta­le­ment liée à la lutte fémi­niste — « s’adresser aux tra­vailleuses de la san­té en tant que tra­vailleuses revient à s’adresser à elles en tant que femmes ». [E.M.]

Éditions Cambourakis, 2014

Du végé­ta­risme, de Gandhi

Il arrive qu’une phrase ait à elle seule le pou­voir de fiche sens des­sus des­sous l’ordre du monde ; ce modeste livre ne s’en prive pas, rap­pe­lant à la mémoire du lec­teur l’un des temps forts de l’au­to­bio­gra­phie du lea­der anti­co­lo­nia­liste indien ; n’en déplaise aux laz­zis, cette phrase — « À mon sens, la vie d’un agneau n’est pas moins pré­cieuse que celle d’un être humain. » — nous engage sitôt que l’on en sai­sit la por­tée, monu­men­tale. C’est qu’elle induit d’un même élan modes­tie et orgueil : l’Homo sapiens est un ani­mal comme les autres, quoi qu’en jure l’illustre arro­gance huma­niste, mais un omni­vore sin­gu­lier en ce qu’il peut opé­rer des choix, donc pro­duire une morale, donc une poli­tique. Refuser la pré­da­tion est pour Gandhi une « mis­sion » : reste, selon ses propres mots, à « sau­ver les bovins du cou­teau du bou­cher ». Dès les années 1890, le jeune avo­cat bat en brèche l’i­dée que le végé­ta­risme serait nocif pour la san­té et qua­li­fie, à la veille de la Première Guerre mon­diale, la consom­ma­tion de viande (et même de lait) d’« inac­cep­table ». Si l’an­ti­ca­pi­ta­liste hin­dou ne conteste en aucune façon que la vie se fonde sur la des­truc­tion du vivant, cela ne sau­rait nul­le­ment jus­ti­fier la vio­lence inutile : il convient seule­ment de réduire autant que faire se peut l’empreinte néga­tive que nous avons sur ce qui nous entoure. Cette ques­tion n’est pas d’ordre sani­taire ni nutri­tion­nelle, mais touche, répète-t-il au fil des lettres et des articles ras­sem­blés dans ce recueil, à ce qui est « juste » ou non : refu­ser de sacri­fier en vain des vies est un « devoir » pour qui aspire à rendre le monde plus sup­por­table. Un pré­cur­seur de l’an­tis­pé­cisme, en somme ; un appui de pre­mier ordre pour l’in­dis­pen­sable poli­ti­sa­tion éman­ci­pa­trice — et, par­tant, mon­diale — de la cause ani­male. [L.T.]

Rivages poche, 2018

 Grands soirs et beaux len­de­mains, cof­fret DVD d’i­mages d’ar­chives édi­té par Ciné-Archives

Vingt courts métrages tour­nés entre 1945 et 1956 sous l’é­gide du PCF et de la CGT et un livret de 150 pages per­met­tant de s’ap­pro­prier une fil­mo­gra­phie mécon­nue de la France des années 1940–1950, c’est ce que pro­pose ce cof­fret DVD édi­té par Ciné-Archives — une asso­cia­tion qui gère le fond audio­vi­suel du Parti com­mu­niste fran­çais et du mou­ve­ment ouvrier. Dans les rangs du Parti et du syn­di­cat, des ouvriers du ciné­ma, des pro­jec­tion­nistes, des met­teurs en scène, des com­po­si­teurs et des comé­diens s’u­nissent pour faire valoir leurs droits, celui de don­ner à voir les luttes des tra­vailleurs sur grand écran. La séquence 1945–1956 est pro­li­fique en matière de 7e art, en plus d’être tumul­tueuse : en témoignent les images d’ar­chives de cette décen­nie mar­quée par bien des rup­tures poli­tiques. De la volon­té de pro­mou­voir un « ciné­ma pro­gres­siste d’a­près-guerre » se heur­tant à la pré­do­mi­nance des block­bus­ters amé­ri­cains, à la lutte de la CGT aux marches du Palais à Cannes au sor­tir de la Seconde Guerre mon­diale en pas­sant par la lutte des dockers et la longue et âpre grève des mineurs fran­çais de novembre à décembre 1948, tout dans ce cof­fret nous rap­pelle que la bataille idéo­lo­gique passe aus­si par la cir­cu­la­tion des films. Montrer le com­bat, oui, de manière poé­tique et intime, ques­tion­nant les indi­vi­dus et leurs par­cours : dévoi­ler le tra­vail en mer dans Mon ami Pierre, celui des mineurs dans Ma Jeannette et mes copains, celui des champs dans Ceux des champs ; voi­là ce que fai­saient les réa­li­sa­trices et réa­li­sa­teurs, eux-mêmes ouvriers du ciné­ma. [M.S.-F.]

Ciné-Archives, 2017

Souvenirs d’une morte vivante — Une femme dans la Commune de 1871, de Victorine Brocher

On sait la célèbre for­mule de Marx, gra­vant la lutte des com­mu­nards dans le marbre d’un ciel sou­dain pris d’as­saut ; on sait moins les femmes qui gros­sirent leurs rangs : « L’attitude des femmes pen­dant la Commune fai­sait l’admiration des étran­gers et exas­pé­rait la féro­ci­té des Versaillais », nota pour­tant le jour­na­liste Prosper-Olivier Lissagaray. L’auteure de ces pages, parues en 1909, fut membre de l’Association inter­na­tio­nale des tra­vailleurs, canti­nière puis ambu­lan­cière saluée pour le « cou­rage qu’elle a mon­tré en sui­vant le bataillon au feu et [pour] l’humanité qu’elle a eue pour les bles­sés ». Le régime, le sou­lè­ve­ment maté, la condam­na à mort ; elle par­vint à gagner clan­des­ti­ne­ment la Suisse puis œuvra, en liber­taire et le reste de sa vie, comme cor­don­nière, ins­ti­tu­trice et libraire. Ses Mémoires — ici édi­tées en poche — font la part belle à ces soixante-douze jours d’une lutte qui n’en finit pas, pour brève et san­glante qu’elle fût, de ravi­tailler nos ima­gi­naires. « Le peuple était sor­ti de la léga­li­té pour ren­trer dans la révo­lu­tion ; c’é­tait son droit, et ce droit lui était contes­té », écri­vit Brocher tout en raillant « la presse sou­doyée » au ser­vice de Versailles. La com­mu­narde conta les dra­peaux rouges et tri­co­lores bran­dis aux fenêtres, cla­ma sa pas­sion pour une République alors por­teuse d’es­poirs, dit la joie tom­bée sur les rues d’une capi­tale en passe de s’af­fran­chir, puis décri­vit la défaite et les cadavres s’en­tas­sant dans l’a­no­ny­mat des der­niers jours : « Notre dra­peau renaî­tra de ses cendres ; alors l’i­dée renou­ve­lée et plus vivace que jamais, mieux com­prise, aide­ra la marche du pro­grès vers un ave­nir social meilleur et plus humain. » [M.L.]

Éditions Libertalia, 2017

L’Affabulateur, de Jakob Wassermann

Dans une pro­vince alle­mande qui n’a pas encore été conquise par la Renaissance, Ernest, fils d’une baronne qui ne s’occupe guère de lui, apporte un peu de mer­veilleux aux tristes jour­nées qui s’y déroulent. « Raconter des his­toires était toute sa rai­son d’être ». Le gar­çon observe, écoute, fraye avec les domes­tiques, les forains et les vaga­bonds alors que tout cela lui est pros­crit par son rang. Mais, de même qu’il charme les enfants des alen­tours et leurs parents, les gardes et les per­sonnes en charge de sa sur­veillance se font prendre au jeu, eux aus­si : « La grâce, la séré­ni­té avec laquelle le damoi­seau racon­tait ses his­toires était à même de vaincre l’oreille la plus réti­cente. » C’est sans comp­ter sur son oncle, évêque des plus aus­tères dont l’activité prin­ci­pale se résume à semer le déses­poir dans les logis en y chas­sant toute per­sonne sus­cep­tible de pac­ti­ser avec le diable. Les sor­cières brûlent par four­nées entières dans sa bonne ville de Wurtzbourg. Influencé par son conseiller Gropp, l’oncle dément prend sous son aile son neveu afin de le remettre dans le droit che­min chré­tien — et les pires tor­tures ne sont pas redou­tées. Paru en 1926 dans une Allemagne gan­gré­née par l’antisémitisme, L’Affabulateur donne rai­son à la fan­tai­sie et à la joie face aux ténèbres des dogmes arbi­traires. Rêveur, naïf et pers­pi­cace, Ernest est un doux héros qui se retrouve au cachot sans com­prendre quelle est sa faute, qui devient lea­der d’une révolte pour la simple rai­son que l’on sou­haite entendre d’autres de ses his­toires. Au récit offi­ciel por­té par la Sainte Inquisition, Ernest triomphe en lui oppo­sant les méandres de son ima­gi­na­tion. « Je vais vous racon­ter une his­toire, pas une de celles que vous connais­sez, une tout autre, l’histoire du damoi­seau Ernest d’Ehrenberg »… [R.B.]

La Dernière Goutte, 2010

Par le pire, d’Hatik

Dans cet EP sor­ti en 2017, le rap­peur Hatik livre un rap sombre et direct, ali­men­té à la fois par son expé­rience de la rue et ses lec­tures socio­lo­giques (notam­ment Didier Fassin, en matière de vio­lence poli­cière). À l’instar du havrais Médine, Hatik pose son flow contes­ta­taire sur des prods modernes mar­quées par les codes de la trap — tem­pi lents et rythmes ner­veux, syn­thé­ti­seurs et nappes élec­tro­niques, voix par­fois voco­dée —, toutes com­po­sées par le beat­ma­ker Medeline. Contre la ten­dance qui consiste à décrier le rap dit « conscient » comme mora­liste et pas­séiste, face à l’impératif de diver­tis­se­ment, cet EP vient rap­pe­ler avec vigueur que le rap ouver­te­ment poli­tique est actuel ; les Kery James, La Canaille, Casey, Lucio Bukowski et Gaël Faye le démontrent assez, chacun.e à sa manière. En atteste ain­si le mor­ceau « Master » : rap­port sala­rial (« De l’usine à la cale du bateau, il n’y a qu’un coup de fouet »), domi­na­tion poli­cière (« Nos anciens ont gran­di dans le coton, salis, bafoués / Aujourd’hui on gran­dit sur le béton, on crie La police m’a tué ! »), alié­na­tion mar­chande (« Oh oui, j’ai des chaînes comme toi mais tu les ver­ras pas / elles sont sur mes Nike, elles sont sur mes cartes de cré­dit, par­tout sauf sur mon mic’ ») et inté­gra­tion de la raci­sa­tion par le raci­sé lui-même (« Je suis prêt à jurer que j’ai déjà déni­gré les renois sur leurs atti­tudes ou leurs tis­sages »). En somme, un bras d’honneur salu­taire lan­cé en direc­tion de tous ceux qui se sont convain­cus que nous vivions en démo­cra­tie et que « Liberté, éga­li­té, fra­ter­ni­té » était plus qu’une mau­vaise plai­san­te­rie. Un rap­peur qui gagne­rait à une recon­nais­sance plus large et qui, s’il est déjà pré­sent depuis un moment dans le rap-jeu, est à suivre et à sou­te­nir d’urgence. [A.]

Low Wood, 2017

Contre le colo­nia­lisme, de Simone Weil

Heureuse idée que celle-ci : ras­sem­bler en un même volume les dif­fé­rents écrits de la phi­lo­sophe liber­taire, chré­tienne et anti­fas­ciste ayant trait à la ques­tion colo­niale. Sept années d’en­ga­ge­ment, de la prise du pou­voir du Front popu­laire, en 1936, à la résis­tance contre le nazisme au mitan de la Seconde Guerre mon­diale. La voi­ci qui, d’une plume impla­cable, dénonce l’in­dif­fé­rence de la gauche vic­to­rieuse, et de la classe ouvrière en géné­ral, à l’en­droit des « mil­lions de pro­lé­taires des colo­nies » ; la voi­ci qui s’é­lève d’une même et forte voix contre l’hu­mi­lia­tion faite aux tra­vailleurs algé­riens sur le sol métro­po­li­tain et la poli­tique impé­ria­liste conduite en Afrique du Nord comme en Indochine ; la voi­ci qui, sans détour, désigne l’op­pres­seur, l’État fran­çais et ses gou­ver­ne­ments suc­ces­sifs, et endosse la « petit part » de res­pon­sa­bi­li­té qui est la sienne, en sa qua­li­té de citoyenne exhor­tant ses lec­teurs à prendre toute la mesure de « la tra­gé­die colo­niale ». Comme Orwell en son temps puis Césaire en 1950, Weil sai­sit les mou­ve­ments de fond à l’œuvre sous les décla­ra­tions lyriques et l’en­vers du décor « démo­cra­tique » et « répu­bli­cain » : « L’hitlérisme consiste dans l’ap­pli­ca­tion par l’Allemagne au conti­nent euro­péen, et plus géné­ra­le­ment aux pays de race blanche, des méthodes de la conquête et de la domi­na­tion colo­niales. […] Si on exa­mine en détail les pro­cé­dés des conquêtes colo­niales, l’a­na­lo­gie avec les pro­cé­dés hit­lé­riens est évi­dente. » La résis­tante qu’elle est aux côtés de la France libre, à Londres, sait bien que c’est « tou­jours, par­tout, le même pro­blème qui se pose », tou­jours et « par­tout où il y a des oppri­més » : l’hu­mi­lia­tion crée la révolte — seule change la cou­leur des dra­peaux des bour­reaux. [E.C.]

Rivages poche, 2018


Photographie de ban­nière : Lucas Zanon


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