Cartouches (30)

30 mars 2018


Une capi­tale avec des bar­ri­cades mais pas d’es­sence, une direc­trice d’é­cole por­tant une école à bout de bras, un socio­logue qui file la BAC, une géo­gra­phie anar­chiste, l’en­fer de la mode et du gla­mour, un mani­feste d’é­du­ca­tion fémi­niste, l’en­vers du géno­cide des Tutsi, une balade en mer, une forte tête mexi­caine, une révo­lu­tion­naire syrienne dévo­rée par la révo­lu­tion et l’œuvre-vie d’un pen­seur de l’au­to­no­mie démo­cra­tique : nos chro­niques du mois de mars.


Plus vivants que jamais — Journal des bar­ri­cades, de Pierre Peuchmaurd

En mai 1968, Pierre Peuchmaurd n’a pas même vingt ans lorsqu’il prend plei­ne­ment part au mou­ve­ment de révolte. Révolte ? Non. Pour le jeune poète, cela ne fait aucun doute, Mai 68 est une bouf­fée d’air révo­lu­tion­naire. Détaché de tout groupe ou par­ti poli­tique, il décrit ce qu’il vit sous forme de jour­nal : Plus vivants que jamais est son pre­mier livre, paru alors et aujourd’­hui réédi­té aux édi­tions Libertalia. Sa plume, directe et poé­tique, nous plonge dans un Paris en ébul­li­tion : on se croit à ses côtés, par­cou­rant les rues en essayant de contour­ner les CRS qui bloquent l’accès au Quartier latin. Car la Sorbonne, « ce vieux tas de pierres, c’est vrai, tout d’un coup nous la vou­lons. Étudiants ou pas, elle est à nous. » D’un jour à l’autre, d’un lieu à l’autre, le lec­teur est pris dans les évé­ne­ments qui s’enchaînent. « C’est le début du pou­voir dans la rue. La rue en mai est sub­ver­sive », lance l’auteur avant un mee­ting à la Mutualité. Les slo­gans qui fleu­rissent de par­tout le réjouissent : « Cette fois, c’est vrai, la poé­sie est dans la rue. » La spon­ta­néi­té est pal­pable, la vie a quelque chose de dif­fé­rent : « Les arbres en tremblent de plai­sir. Ce soir, eux aus­si seront aux bar­ri­cades ». Celles-ci se mettent en effet rapi­de­ment en place — « Une bar­ri­cade ça sort de terre plus vite que le blé ». La nuit du 10 mai est mar­quée par des attaques de CRS, les lacry­mos, le chlore. Les pavés volent, avec un seul mot d’ordre : tenir ! Quelques jours plus tard, ce sont des cor­tèges désor­don­nés qui avancent au rythme de L’Internationale. Si la Sorbonne bouillonne, le mou­ve­ment prend auprès des ouvriers. Rapidement, grèves et blo­cages se répandent : « Paris sans essence. Ça fait tout de même plus propre », écrit Peuchmaurd, qui ne cache pas son exci­ta­tion. Mais aus­si sa décep­tion lors de la « tra­hi­son » de Georges Séguy, signant avec le pou­voir et actant la reprise du tra­vail au début du mois de juin. L’impression que tout était pos­sible fut courte, mais elle est mer­veilleu­se­ment retrans­crite au tra­vers de ce « jour­nal des bar­ri­cades ». [M.B.]

Éditions Libertalia, 2018

L’École du peuple, de Véronique Decker

Après Trop classe, Véronique Decker réitère : ce livre — fort de l’é­pais­seur de la quo­ti­dien­ne­té — montre la dif­fi­cul­té, pour les col­lec­tifs ensei­gnants comme pour la direc­trice qu’elle est, à réus­sir, par mille stra­té­gies et éco­no­mies de bouts de chan­delle, à gar­der à flot un éta­blis­se­ment par temps de casse des ser­vices publics et du sys­tème sco­laire. Celle-ci s’ex­prime avec fureur dans les quar­tiers popu­laires comme celui de la cité Karl-Marx à Bobigny, où Decker lutte contre des condi­tions de vie sou­vent très dures. Jamais misé­ra­bi­listes, ces soixante-quatre anec­dotes confèrent une den­si­té faite d’é­mo­tions, d’é­changes, de soli­da­ri­tés et de stra­té­gies de sur­vie à cette vie sco­laire qui déborde volon­tiers de ce seul cadre. On touche du doigt com­bien une école qui vit est une école à même de cris­tal­li­ser les efforts des enseignant.e.s, des parents, des divers agent.e.s et des élèves — en met­tant en avant le temps long, l’ap­pren­tis­sage pro­gres­sif, la péda­go­gie Freinet ou les valeurs d’en­traide et d’empathie.… Il y a quelque chose de L’Établi ou de l’en­quête sociale dans ce livre. Déprimant ? Eh bien non ! Au che­vet de l’é­cole et à l’é­coute de tous, le talent de Véronique Decker, dans sa manière de vivre comme d’é­crire, est de rap­pe­ler, pour qui en dou­tait, qu’il est une joie, par-delà les moments las, à tenir tête. L’auteure vise une réus­site sociale pour tous ces enfants : il y a fort à parier qu’elle a réus­si pour nombre d’entre eux. Une bouf­fée d’oxy­gène. [T.M.]

Éditions Libertalia, 2017

La Force de l’ordre — Une anthro­po­lo­gie de la police des quar­tiers, de Didier Fassin 

« Quelles sont les rela­tions entre la police et les habi­tants dans les ban­lieues ? », s’in­ter­roge ce cher­cheur connu pour la rigueur de sa méthode. Cette ques­tion l’a pous­sé à mener une enquête pen­dant près de deux ans au sein d’une bri­gade anti-cri­mi­na­li­té de la région pari­sienne, entre 2005 et 2007 : ces uni­tés spé­ciales décrites dans le corps même de la police comme « un mal néces­saire » qui ren­drait ser­vice aux autres uni­tés, tout en pro­dui­sant plus de dégâts « en impo­sant leur loi par la peur ». En expli­ci­tant de manière très claire les rouages et les effets de la « poli­tique du chiffre » et en démon­trant métho­di­que­ment la nature ciblée de l’u­sage de la vio­lence de la police — en ce qu’elle ne s’ap­plique pas à toutes et à tous —, Didier Fassin révèle le rôle et la fonc­tion de celle-ci dans les ter­ri­toires ségré­gués de la République — où réside pas moins d’un habi­tant sur huit, en métro­pole. Non pas faire appli­quer la loi, mais main­te­nir un ordre social selon lequel cha­cun est tenu de ne pas oublier la place qui lui est assi­gnée. La vio­lence employée, tant phy­sique que morale, est exer­cée par « des indi­vi­dus qui ont non seule­ment le mono­pole de l’u­sage légi­time de la force, mais éga­le­ment l’ex­clu­si­vi­té de son uti­li­sa­tion effec­tive », cou­verts qu’il sont par le prin­cipe d’un pou­voir dis­cré­tion­naire leur auto­ri­sant un « usage de la force à peu près sans res­tric­tion » — sans ana­lyse ni sanc­tion a pos­te­rio­ri, et sur « des indi­vi­dus dou­ble­ment cap­tifs, en rai­son à la fois de la coer­ci­tion phy­sique qu’ils subissent et de la menace latente qui pèse sur eux au cas où ils auraient la mau­vaise idée de répondre ». C’est toute la bana­li­té et la bana­li­sa­tion des vio­lences poli­cières, dis­cri­mi­na­toires et struc­tu­rel­le­ment auto­ri­sées, voire aux­quelles on incite, qui res­sortent de cette enquête : elle sus­ci­ta, on l’i­ma­gine, bien des polé­miques à sa sor­tie. Si le pou­voir s’ap­puie tou­jours sur la police pour gou­ver­ner, « la manière d’u­ti­li­ser la force publique défi­nit le style d’un régime : d’où l’at­ten­tion que les citoyens doivent por­ter aux pra­tiques poli­cières ». Chacun y trou­ve­ra au moins une bonne rai­son de l’a­voir lu. [C.G.]

Éditions du Seuil, 2015

Pour une géo­gra­phie anar­chiste, de Simon Springer

Simon Springer fait par­tie de ces auteurs dont le tra­vail aca­dé­mique n’est pas dis­so­ciable de leur mili­tan­tisme. À le lire, on se dit qu’il est fina­le­ment pos­sible d’allier rigueur scien­ti­fique et fougue de la révolte. Ainsi, le voi­ci digne héri­tier de deux géo­graphes-anar­chistes sur les­quels il s’appuie lon­gue­ment dans son ouvrage : Élisée Reclus et Pierre Kropotkine. Du pre­mier, il retient l’en­ga­ge­ment constant pour l’émancipation et la liber­té, son végé­ta­risme ou bien sa concep­tion sti­mu­lante de la nature ; du second, il reprend la cri­tique de la domi­na­tion et ses approches théo­riques d’une autre orga­ni­sa­tion poli­tique — sans être pres­crip­tif pour autant. Après un retour sur « les racines cri­tiques de la dis­ci­pline », Springer dresse un por­trait de ce que « la géo­gra­phie devrait encore être » (en écho à un article de Kropotkine). Leurs réponses sont les mêmes : la géo­gra­phie se doit d’être anar­chiste, à savoir une approche qui « s’intéresse à des mondes par­cel­laires, frag­men­tés, qui se recoupent et dans les­quels l’autonomie et l’émancipation deviennent pos­sibles en tant qu’îlots mou­vants de réflexi­vi­té entre la théo­rie et la pra­tique ». Des lignes de force se des­sinent : une théo­rie indis­so­ciable de la pra­tique, une théo­rie qui s’incarne « ici et main­te­nant » dans un enga­ge­ment du quo­ti­dien, au quo­ti­dien. En retour, les outils et concepts du géo­graphe sont remis en ques­tion — la notion d’échelle est for­te­ment cri­ti­quée, en tant que repré­sen­ta­tion et construc­tion hié­rar­chique des espaces. Un hori­zon se des­sine alors. De nou­velles dimen­sions sont explo­rées par la dis­ci­pline — la vio­lence et la non-vio­lence, l’autonomie, le quo­ti­dien — tan­dis que les luttes s’ancrent dans un cadre spa­tial qu’elles renou­vellent. À l’auteur de conclure : « Parce que la pro­messe d’émancipation spa­tiale doit se concré­ti­ser sous la forme d’une géo­gra­phie anar­chiste, nous devons nous-mêmes deve­nir beaux, deve­nir hori­zon ». [R.B.]

Lux édi­teur, 2018

☰ « Le Plus Beau Métier du monde » — Dans les cou­lisses de l’industrie de la mode, de Giulia Mensitieri

Rêve et beau­té, argent, pou­voir et créa­ti­vi­té : l’industrie de la mode — l’une des plus puis­santes au monde — porte haut les cou­leurs d’un modèle capi­ta­liste et ultra­li­bé­ral. Sous ce ver­nis lisse et brillant, l’enquête de Giulia Mensitieri dépeint une bien dure réa­li­té, annon­cia­trice d’un monde du tra­vail en pleine muta­tion. Dans ce sec­teur qui exalte l’indépendance, la réus­site per­son­nelle et la recon­nais­sance, les tra­vailleurs char­gés de fabri­quer un ima­gi­naire de rêves et de fan­tasmes incarnent une nou­velle forme de pré­ca­ri­té. Souvent igno­rants de leurs droits, ces créa­tifs évo­luent dans un monde en marge du Code du tra­vail. Pour tirer leur épingle du jeu, ils doivent en pas­ser par l’acquisition d’un capi­tal aus­si flou que sym­bo­lique, le « cool », indis­pen­sable pour espé­rer l’ob­ten­tion d’un capi­tal éco­no­mique. Il faut ain­si accep­ter la bana­li­sa­tion du tra­vail gra­tuit, consi­dé­ré comme valo­ri­sant socia­le­ment, le rythme effré­né impo­sé par les acteurs du sec­teur, l’a­bo­li­tion de la fron­tière entre vie pro­fes­sion­nelle et vie per­son­nelle, tout en fei­gnant une atti­tude per­pé­tuel­le­ment enthou­siaste et déten­due. Au fil des pages, l’anthropologue décrypte les rouages d’un sys­tème qui sur­joue les rap­ports de domi­na­tion, et exerce une pres­sion émo­tion­nelle conti­nue en rap­pe­lant aux tra­vailleurs la chance qu’ils ont « d’être là » et leur sta­tut éjec­table. Celles et ceux qui ont choi­si cette voie pour échap­per à une vie en entre­prise per­çue comme trop ran­gée et nor­mée pour accé­der à un monde dans lequel prime la recherche du Beau, découvrent, sous la patine du rêve, « les bas salaires, l’élasticité des horaires de tra­vail, l’insécurité et l’incertitude, l’importance du net­wor­king et du capi­tal social et l’isolement, ain­si qu’une forte ten­dance à l’auto-exploitation ». Pourtant, l’ac­cep­ta­tion per­siste. Celle des tra­vailleurs, dévo­rés par l’industrie dont ils rêvaient, qui consi­dèrent que la pré­ca­ri­té est le prix à payer pour ce tra­vail pas­sion­né. Comment réchap­per à cette nor­ma­li­sa­tion alié­nante qui gagne du ter­rain ? Sans doute fau­dra-t-il, conclut l’auteure, « se désen­voû­ter du rêve et du gla­mour… ». [J.N.]

Éditions La Découverte, 2018

Chère Ijeawele — Un mani­feste pour une édu­ca­tion fémi­niste, de Chimamanda Ngozi Adichie

L’écrivaine nigé­riane est d’a­bord connue pour ses romans à suc­cès et sa manière d’im­po­ser sur le devant de la scène lit­té­raire un conti­nent foi­son­nant et décom­plexé, l’Afrique, sans rien esca­mo­ter de ses pro­blèmes sociaux, raciaux et éco­no­miques. Ce court mani­feste sur­prend d’a­bord par sa forme : une lettre adres­sée à une amie pour lui par­ler de l’é­du­ca­tion de sa fille. Le conte­nu en est direct, per­cu­tant, simple et sans fio­ri­tures. Si nombre de « sug­ges­tions » faites à la mère nous sem­ble­ront sans doute par trop évi­dentes — ne pas se pré­oc­cu­per du rose et du bleu ; culti­ver la curio­si­té tous azi­muts sans se pré­oc­cu­per des règles de genre ; ne pas construire sa vie autour du mariage —, d’autres gardent leur puis­sance sub­ver­sive, avec pour seul objec­tif : « faire de la dif­fé­rence une chose ordi­naire ». On ne la sui­vra pas tou­jours, lors­qu’elle affirme par exemple que « le pos­tu­lat de la galan­te­rie, c’est la fai­blesse fémi­nine » (pour­quoi ne pas y voir plu­tôt, après tout, la trace bien­heu­reuse de puis­sants matriar­cats ori­gi­naires, ou l’hé­ri­tage de la tra­di­tion des poètes cour­tois, pour qui le fémi­nin n’é­tait jamais loin du sacré ?), mais on rira de bon cœur avec elle de cer­taines for­mules (« savoir cui­si­ner n’est pas une com­pé­tence ins­tal­lée dans le vagin »), et on aime­ra retrou­ver son refus de l’es­sen­tia­lisme bio­lo­gique et des tabous sur la sexua­li­té ou les règles. On en sort aus­si avec le désir de réflé­chir plus avant à ce qu’elle cri­tique comme un fémi­nisme « light » ou à la carte (« être fémi­niste c’est comme être enceinte, tu l’es ou tu ne l’es pas »). L’air de rien, et sans révo­lu­tion­ner le monde de la théo­rie fémi­niste, elle pose avec ce texte un geste d’af­fir­ma­tion qui peut ser­vir à la fois de point d’an­crage et de matière à contro­verse, dont on sort revi­go­ré, se disant que la forme épis­to­laire reste une bien belle manière d’ou­vrir la porte des lettres et des idées au plus grand nombre. [A.B.]

Éditions Gallimard, 2018

Rwanda, la fin du silence. Témoignage d’un offi­cier fran­çais, de Guillaume Ancel

22 juin 1994. Il y a bien­tôt onze semaines que le gou­ver­ne­ment rwan­dais, domi­né par le « Hutu Power », mène à l’encontre de la popu­la­tion tut­sie une poli­tique de mas­sacres sys­té­ma­tiques. À plus de six mille kilo­mètres de ce géno­cide dont on ne pro­nonce pas encore le nom, le capi­taine Guillaume Ancel reçoit l’ordre de rejoindre sans délai un régi­ment de la Légion étran­gère, dont il a été déci­dé qu’il par­ti­rait dès le len­de­main pour le Rwanda. Ancel et son car­net ont conser­vé, intacts, le sou­ve­nir des lieux qu’ils ont tra­ver­sés : le Zaïre, d’abord, avec Goma et Bukavu, puis le Rwanda, de l’autre côté de ces eaux du lac Kivu dont il ne cesse de sou­li­gner le calme étrange et inquié­tant. On ne trou­ve­ra pas ici une des­crip­tion du géno­cide lui-même, mais le récit d’un offi­cier qui, comme Fabrice à Waterloo, s’est trou­vé au milieu du chaos sans com­prendre plei­ne­ment ce qui se dérou­lait, dont les res­sorts se trou­vaient à Kigali aus­si bien qu’à Paris. Au fil des pages perce le désar­roi de ces mili­taires confron­tés à l’inimaginable cruau­té qui s’est empa­rée des « Mille col­lines » durant ces mois de sang. Ce qui s’est pas­sé, Ancel l’a peu à peu recons­ti­tué, en reliant les épi­sodes de son pas­sage au Rwanda : la méta­mor­phose « huma­ni­taire » de Turquoise, la déci­sion de four­nir des contai­ners d’armes aux forces hutu défaites et réfu­giées au Zaïre, le silence d’un com­man­dant fran­çais déta­ché auprès du gou­ver­ne­ment hutu avant le géno­cide, le refus des auto­ri­tés mili­taires de venir en aide aux Tutsi réfu­giés sur les col­lines de Bisesero… Il faut lire son livre pour juger. Et s’interroger : au lieu de calom­nier publi­que­ment ceux qui témoignent, comme Ancel, ou ceux qui cherchent à faire la lumière sur ce qui s’est pas­sé, comme Patrick de Saint-Exupéry, pour­quoi ne pas rendre publiques la tota­li­té des archives, notam­ment pré­si­den­tielles, qui per­met­traient d’enfin connaître la véri­té ? [D.G.]

Éditions Les Belles Lettres, 2018

Littoral, de Bertrand Belin

Un pêcheur aguer­ri — « l’autre », le chef — dont le bateau brûle. Un bateau qui brûle dans un port on ne sait où, dans un pays qu’on ne connaît pas. Mais un pays enva­hi. Le pêcheur aguer­ri est épau­lé par ses deux col­lègues, plus jeunes et sou­mis à son cour­roux : l’un prend des coups, l’autre se retrouve aban­don­né sur une bouée, en pleine mer, jusqu’à ce qu’on daigne venir le cher­cher. Ces trois-là ont ramas­sé un cor­mo­ran dans leurs filets. Ils l’ont ensuite jeté à la mer. Ont-ils bien fait ? « Si l’exer­cice, nou­veau pour moi, qui consiste à écrire à des­sein d’être lu et non écou­té me conduit au même usage pro­fane de l’el­lipse que je fais dans mes chan­sons, nous sommes pro­mis à d’i­né­vi­tables sor­ties de route », notait Bertrand Belin dans un pré­cé­dent ouvrage. Les textes à chan­ter et à lire de l’auteur ont un style en com­mun : l’ellipse, certes, mais aus­si la répé­ti­tion de petits motifs — « Qui aurait pu dire ? » ne cesse de dire, pour se jus­ti­fier, le plus jeune des pêcheurs. Tout dans ce texte court est indé­fi­ni : l’endroit, le moment, les per­son­nages. Tout n’est que « rumeur », cette même rumeur qui condamne dès le début les trois pêcheurs. Les termes tech­niques, qui rap­pellent que le père de l’écrivain était lui-même un tra­vailleur de la mer, contrastent avec force avec l’incertitude de la situa­tion. Cette atten­tion aux petites choses n’est pas sans rap­pe­ler les poèmes si simples et déchar­nés de Jean Follain, un autre poète de l’Ouest : « Il y a ce qui ras­sure / et dort au cœur de la chose / on l’écoute ». La rumeur vit parce qu’elle est écou­tée : elle reste et finit par deve­nir le cœur. Dans Littoral, elle coûte la vie d’un homme. [R.B.]

Éditions P.O.L, 2016

 Propos d’un agi­ta­teur, de Ricardo Flores Magón

Il est des bou­quins à la taille de votre poche de man­teau : ils n’en dépassent pas et ras­semblent pour­tant toute la puis­sance de la pen­sée et des actions de leur auteur. Propos d’un agi­ta­teur est de ceux-là ! Il offre la plu­part des textes les plus per­cu­tants du révo­lu­tion­naire mexi­cain Ricardo Flores Magón. D’emblée, la cou­ver­ture attire l’œil : du noir, du blanc et du rouge ; un sque­lette coif­fé d’un som­bre­ro mon­té sur un che­val, fusil dans le dos. Puis on tourne quelques pages : nous voi­ci embar­qués aux côtés de la Révolution mexi­caine du début du XXe siècle. Dans sa pré­face, David Doillon, tra­duc­teur d’une par­tie de l’ou­vrage, écrit : « La pro­duc­tion de Flores Magón ne compte pas de longs essais ou d’ou­vrages théo­riques. Quand il était en liber­té, et lors­qu’il n’é­tait pas en fuite, les tâches de l’or­ga­ni­sa­tion l’ab­sor­baient tota­le­ment. Même en pri­son, le peu de moyens dont il dis­po­sait pour écrire était réser­vé au tra­vail clan­des­tin. Considérant la presse comme l’un des meilleurs ins­tru­ments de pro­pa­gande, sa pen­sée s’est donc essen­tiel­le­ment dif­fu­sée par le biais des dif­fé­rents jour­naux qu’il a créés ou aux­quels il a col­la­bo­ré, sous forme d’ar­ticles ou de contes. Partisan de l’ac­tion révo­lu­tion­naire insur­rec­tion­nelle, il consi­dère ses textes — au même titre que le fusil ou la dyna­mite — comme une arme contre le sys­tème d’op­pres­sion. » Treize textes, autant de car­touches tirées pour le « Droit à la révolte », depuis « La Barricade » et au nom des ouvriers autant que de la « Justice popu­laire ». Assez, por­tées en ban­dou­lière, pour un début d’in­sur­rec­tion ou un débat hou­leux ! [R.L.]

Éditions Libertalia, 2015

☰ De l’ar­deur — Histoire de Razan Zaitouneh, avo­cate syrienne, de Justine Augier

Jamais le sort ne fut sans doute plus cruel­le­ment iro­nique : une avo­cate syrienne, farou­che­ment enga­gée contre le régime cor­rom­pu et auto­cra­tique du clan Assad, s’est vue dévo­rée par une révo­lu­tion qu’elle appe­la de ses vœux et sou­tint avec force. Cette avo­cate a un nom, Razan Zaitouneh ; ce nom a désor­mais un tom­beau, construit au fil de ces pages par l’é­cri­vaine Justine Augier. Si le corps de l’op­po­sante à la République arabe syrienne n’a jamais été retrou­vé, tout indique qu’il tom­ba entre les mains du groupe rebelle sala­fiste Jaych al-Islam, en 2013, mieux connu, depuis, pour avoir été la prin­ci­pale force armée de la Ghouta orien­tale. Augier a enquê­té : en nous livrant les témoi­gnages de ses proches, récol­tés un à un, c’est le por­trait de la cofon­da­trice du Centre de docu­men­ta­tion des vio­la­tions en Syrie qu’elle peint d’une plume fac­tuelle, quoique pleine d’une juste empa­thie. Née au sein d’une famille conser­va­trice, l’ac­ti­viste révo­lu­tion­naire jurait, en dépit des menaces des ser­vices de ren­sei­gne­ment du régime, qu’elle ne quit­te­rait jamais son pays. Zaitouneh disait vou­loir écrire sur une « corde raide ». Elle n’hé­si­ta donc pas à recen­ser éga­le­ment les méfaits de l’Armée syrienne libre : le sou­lè­ve­ment de 2011 avait révé­lé le « meilleur » du peuple ; il dévoi­la bien­tôt « le pire ». Les pré­cieux appels à la liber­té et à la démo­cra­tie en vinrent à se muer, aux murs, en bien sombres slo­gans : « L’islam ou rien », « L’islam ou nous brû­lons le pays ». Dès 2013, confie amè­re­ment le dis­si­dent com­mu­niste syrien Yassin al-Haj Saleh, « tout est deve­nu contre-révo­lu­tion­naire ». La dis­pa­ri­tion de l’a­vo­cate, inlas­sable mili­tante des droits humains, entrave par là même toute « vision nuan­cée du monde ». « Le régime et les isla­mistes sont depuis long­temps des alliés objec­tifs », assure ain­si l’au­teure, enne­mis que tout semble oppo­ser à l’ex­cep­tion d’un désir même : détruire les voix dis­so­nantes. [M.T.]

Éditions Actes Sud, 2017

Castoriadis — Une vie, de François Dosse

Voici lacune com­blée. Il man­quait à nos biblio­thèques et nos cer­veaux une bio­gra­phie du pilier de Socialisme ou bar­ba­rie : l’his­to­rien François Dosse a rele­vé le défi en près de 600 pages. Et pla­cé son tra­vail sous le signe du para­doxe : pour­quoi ce pen­seur, tout à la fois phi­lo­sophe, éco­no­miste et psy­cha­na­lyste, demeure-t-il mar­gi­nal ? De sa jeu­nesse trots­kyste à son mar­xisme cri­tique jus­qu’à sa cri­tique du mar­xisme, nous che­mi­nons en bonne com­pa­gnie : celle d’un socia­lisme révo­lu­tion­naire hono­ré jus­qu’à son der­nier souffle, en 1997. Si le pro­pos évo­lue, le siècle allant, rien n’en­tame le noyau dur d’une pen­sée dont on se dit qu’elle irrigue à bas bruit bien des têtes dures de notre époque : le désir d’auto­no­mie et la défense métho­dique, armée d’une connais­sance cer­taine de la Grèce antique, de la démo­cra­tie directe. « Le capi­ta­lisme semble être enfin par­ve­nu à fabri­quer le type d’individu qui lui cor­res­pond : per­pé­tuel­le­ment dis­trait, zap­pant d’une jouis­sance à l’autre, sans mémoire et sans pro­jet, prêt à répondre à toutes les sol­li­ci­ta­tions d’une machine éco­no­mique qui de plus en plus détruit la bio­sphère de la pla­nète pour pro­duire des illu­sions appe­lées mar­chan­dises », lan­çait le der­nier Castoriadis. Mais cet éco­lo­giste radi­cal, tech­no­cri­tique hos­tile aux lois mémo­rielles (il ne sau­rait exis­ter de « ver­sion offi­cielle » de l’Histoire homo­lo­guée par quelque État) comme au culte naïf du Progrès, ne fut pour­tant pas sans trou­blants para­doxes, rap­pe­lés en ces pages : ce par­ti­san achar­né de la déli­bé­ra­tion saluait la mémoire de Périclès ou de Clemenceau, tra­vaillait à la très libé­rale Organisation de coopé­ra­tion et de déve­lop­pe­ment éco­no­miques, et bour­si­co­tait. Une œuvre com­po­site que le bio­graphe semble se plaire à voir cou­rir, post mor­tem, sur des « che­mins non tra­cés ». [E.C.]

Éditions La Découverte, 2014 (poche 2018)


Photographie de ban­nière : 1953 (DR)


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