Cartouches (26)


Se battre pour son usine en Haute-Garonne, pen­ser la vio­lence des femmes, ima­gi­ner les humains réduits à l’é­tat de bêtes, explo­rer les grands noms de la phi­lo­so­phie alle­mande, en finir avec l’a­gro­bu­si­ness, Angela Davis à la por­tée de toutes et tous, le théâtre comme psy­cho­thé­ra­pie, lire ou relire Orwell, cou­vrir nos murs de mots et ouvrir une Maison du Peuple : nos chro­niques de novembre.


Quand ils ont fer­mé l’usine — Lutter contre la délo­ca­li­sa­tion dans une éco­no­mie glo­ba­li­sée, de Collectif du 9 août

« On a tout gagné, et pour­tant ça ferme » : c’est ain­si qu’un res­pon­sable syn­di­cal résume des années de com­bat contre la fer­me­ture de l’usine Molex, en Haute-Garonne. Dans cet ouvrage, le col­lec­tif du 9 août – com­po­sé de socio­logues, de poli­tistes et d’historiens — retrace et ana­lyse l’histoire, si banale, de la fer­me­ture d’une usine ren­table par une mul­ti­na­tio­nale états-unienne. De l’annonce de la fer­me­ture en 2008 aux pre­mières mobi­li­sa­tions, de la média­ti­sa­tion aux tri­bu­naux, on prend la mesure de la réa­li­té d’un cas deve­nu emblé­ma­tique : à qui s’adresser quand les déci­deurs sont à l’autre bout de la pla­nète et répondent eux-mêmes aux exi­gences de ren­ta­bi­li­té d’actionnaires ano­nymes ? Quelle huma­ni­té com­mune est pos­sible entre l’ouvrier ayant tra­vaillé toute sa vie dans la petite com­mune de Villemur-sur-Tarn, le cadre soli­daire, celui embau­ché uni­que­ment pour fer­mer l’usine sans remous et le diri­geant amé­ri­cain ? Parmi les cen­taines de cas simi­laires, celui-ci frappe par l’ampleur et la durée de son écho média­tique : jouant de l’image du vil­lage gau­lois résis­tant, les Molex incarnent les per­dants du grand jeu des délo­ca­li­sa­tions bour­sières. Les nom­breuses vic­toires judi­ciaires légi­ti­ment la lutte et les reven­di­ca­tions des sala­riés, mais les règles ne vont pas dans leur sens : en 2014, la cour de cas­sa­tion annule un juge­ment pré­cé­dent qui recon­nais­sait la socié­té mère comme co-employeur — elle est donc intou­chable. Fruit d’une enquête de six années, ce livre per­met, au-delà du com­bat contre la fer­me­ture de l’usine, de suivre les efforts déployés pour main­te­nir vivant le col­lec­tif et pour trou­ver une solu­tion pour cha­cun des 283 employés. En conclu­sion, les auteurs ne manquent pas d’alerter sur l’aggravation des condi­tions de licen­cie­ment à chaque loi pas­sée depuis. Le cas Molex lais­sait encore entre­voir la pos­si­bi­li­té d’un rap­port de force, même inégal — il fait main­te­nant par­tie du pas­sé. [M.H.]

Éditions Agone, 2017

Penser la vio­lence des femmes, de Caroline Cardi et Geneviève Pruvost

Parler des femmes vio­lentes, exhu­mer des épi­sodes mécon­nus de par­ti­ci­pa­tion de femmes à des guerres et des conflits, poin­ter le trai­te­ment pénal dif­fé­ren­cié des femmes et des hommes (alors que les femmes repré­sentent en 2007 14,9 % des per­sonnes mises en cause par la police en France, la part fémi­nine de la popu­la­tion car­cé­rale cette même année se situe en des­sous de 4 %). Cette démarche a‑t-elle vrai­ment un inté­rêt ? N’est-ce pas des­ser­vir la cause fémi­niste, qui veut que « le fémi­nisme, lui, n’a jamais tué per­sonne » ? N’est-ce pas s’égarer en prô­nant, même indi­rec­te­ment, une libé­ra­tion par la vio­lence, par l’imitation des hommes vio­lents ? N’est-ce pas, sur­tout, ris­quer d’oblitérer la vio­lence faite aux femmes, infi­ni­ment plus impor­tante que la vio­lence pra­ti­quée par les femmes ? Le grand mérite de l’ouvrage est de ne pas évi­ter ces ques­tions et de ne ces­ser de se confron­ter à l’intérêt et la por­tée d’un tel sujet d’étude. Le ter­rain est périlleux et la dif­fi­cul­té métho­do­lo­gique est d’envergure : il s’agit, pour les coor­di­na­trices du volume ain­si que pour les inter­ve­nants et les inter­ve­nantes, d’étudier des faits sou­vent éva­cués de l’Histoire, voire par les pre­mières concer­nées, qui tentent sou­vent de mini­mi­ser leur vio­lence. C’est contre ce silence, ce déni et ce tabou — oui, les femmes sont aus­si vio­lentes — que s’élève ce volume. Une fois le fait recon­nu et attes­té, il importe de le pen­ser, de l’analyser : pour­quoi les femmes sont-elles vio­lentes ? de quel type de vio­lence s’agit-il ? peut-on ana­ly­ser la vio­lence via le prisme du sexe et du genre ? Et de com­prendre le silence qui l’entoure. Pourquoi Charlotte Corday n’est-elle pas repré­sen­tée dans le célèbre tableau de Jacques-Louis David sur la mort de Marat ? Que veut dire cette indul­gence pénale lorsqu’elle s’accompagne de l’institutionnalisation d’une concep­tion de la femme comme inca­pable d’autonomie, de ratio­na­li­té, et de maî­trise de ses actes, notam­ment poli­tiques ? La vio­lence des femmes est inter­ro­gée du Moyen-Âge à nos jours, par des approches aus­si bien his­to­riques, anthro­po­lo­giques, socio­lo­giques ou lin­guis­tiques : riche et pas­sion­nant. [L.V.]

Éditions La Découverte, 2012

Défaite des maîtres et pos­ses­seurs, de Vincent Message

Le titre vient comme en réponse à l’expression de Descartes, qui sug­gé­rait que le savoir et la science pour­raient « nous rendre comme maîtres et pos­ses­seurs de la nature ». Le livre du roman­cier Vincent Message pro­cède à un bas­cu­le­ment : des colo­ni­sa­teurs venus d’un autre monde sont arri­vés sur Terre et ont pris le des­sus sur l’espèce humaine. Ces êtres « supé­rieurs » traitent les humains de la même façon que nous trai­tons les autres ani­maux aujourd’hui. Malo, nar­ra­teur et des­cen­dant de colons, résume les rela­tions entre notre espèce et la leur : « Il y a […] trois caté­go­ries d’hommes : ceux qui tra­vaillent pour nous ; ceux qui s’efforcent de nous tenir com­pa­gnie ; ceux que nous man­geons. » Au sein de la socié­té, ces dif­fé­rentes formes d’exploitation des humains sont lar­ge­ment accep­tées, jus­ti­fiées, bien que des doutes s’ins­taurent — « cer­tains d’entre nous se sont mis à consi­dé­rer qu’il n’était pas juste de les asser­vir, que les formes d’assujettissement que nous com­men­cions à mettre en place pour eux n’était pas dignes de nous. » Malo lui-même se situe dans quelque entre-deux : ayant aupa­ra­vant tra­vaillé comme ins­pec­teur d’élevages et d’abattoirs (bien peu visibles, sinon dis­si­mu­lés), il a vu l’horreur et l’atrocité des trai­te­ments infli­gés aux humains. Il tra­vaille doré­na­vant dans un comi­té d’éthique défen­dant une loi qui pro­lon­ge­rait de dix ans la vie lais­sée aux hommes tra­vailleurs et humains de com­pa­gnie, ain­si qu’une meilleure régle­men­ta­tion de l’élevage ; réforme inac­cep­table pour cer­tains, quand d’autres la trouvent « bien timide ». La situa­tion devient déli­cate quand Iris — la femme de com­pa­gnie de Malo — a un acci­dent lui écra­sant le pied. Il la pos­sède de manière illé­gale (sans papiers ni bra­ce­let, comme c’est la règle), ce qui la des­tine à l’eu­tha­na­sie. Une issue que Malo refuse : il faut l’opérer pour la sau­ver, quitte à trans­gres­ser les règles. L’histoire, entre roman et conte phi­lo­so­phique, ques­tion­ne­ra le nar­ra­teur comme le lec­teur sur le sort que nous réser­vons, à l’heure qu’il est encore, à ceux que nous consi­dé­rons comme « infé­rieurs ». [M.B.]

Éditions Seuil, 2016|Points, 2017

La Tradition alle­mande dans la phi­lo­so­phie, d’Alain Badiou et Jean-Luc Nancy 

Ce fort mince volume (77 pages, post­face com­prise) est né de l’échange entre deux grands noms de la phi­lo­so­phie, Alain Badiou et Jean-Luc Nancy, lors d’un col­loque orga­ni­sé à l’université des Arts de Berlin en 2016 sur la phi­lo­so­phie alle­mande. Cet échange prend une allure de conver­sa­tion qua­si intime : il s’agit, pour ces deux hommes qui se connaissent bien, de dis­cu­ter, plu­tôt que de la phi­lo­so­phie alle­mande, de leurs rap­ports res­pec­tifs aux figures majeures de la phi­lo­so­phie d’outre-Rhin : Kant, Hegel, Heidegger et Marx. Ce der­nier est objet de débat, Badiou ayant du mal à consi­dé­rer le théo­ri­cien com­mu­niste, dont toute l’œuvre tend vers l’idée d’action, comme un phi­lo­sophe : « Ce sont des pra­tiques qui, peut-être, engagent des élé­ments phi­lo­so­phiques, mais ce ne sont pas des pra­tiques phi­lo­so­phiques. » Le pro­pos, sou­vent allu­sif, offre une voie d’ac­cès inté­res­sante aux enjeux — pas­sés et actuels — de la phi­lo­so­phie alle­mande et per­met d’in­tro­duire plus géné­ra­le­ment à l’in­té­rêt que revêt aujourd’­hui encore la pra­tique phi­lo­so­phique. La prin­ci­pale leçon admi­nis­trée ici est que cette der­nière est insé­pa­rable d’une médi­ta­tion sur les auteurs pas­sés, médi­ta­tion qui per­met de s’ar­ra­cher aux évi­dences du dis­cours ambiant et de retrou­ver, der­rière les textes et les doc­trines, la radi­ca­li­té intran­si­geante de la logique phi­lo­so­phique et des pro­blèmes concep­tuels qu’elle pose. Dans notre temps poli­tique, où les dis­cours contra­dic­toires se suc­cèdent et la parole tend à perdre son sens, les inter­ven­tions d’Alain Badiou et de Jean-Luc Nancy ont au moins l’in­té­rêt de nous rap­pe­ler que la phi­lo­so­phie consiste pré­ci­sé­ment à aller au bout de sa pen­sée, à en tirer toutes les consé­quences et à les assu­mer. [L.V.]

Éditions Lignes, 2017

Cochonneries — Comment la char­cu­te­rie est deve­nue poi­son, de Guillaume Coudray 

Plus qu’un livre sur la char­cu­te­rie et ses évo­lu­tions, Cochonneries est une étude de cas nous éclai­rant — s’il le faut encore — sur les stra­té­gies insi­dieuses de l’in­dus­trie agro-ali­men­taire. En s’in­té­res­sant à deux addi­tifs, le nitrite de sodium (E250) et le nitrate de potas­sium (E252), l’au­teur nous plonge dans l’in­dus­tria­li­sa­tion des pro­duits car­nés. Alors que le Centre inter­na­tio­nal de recherche sur le can­cer a clas­sé « la viande trans­for­mée » comme « can­cé­ro­gène pour l’homme », les groupes agro-ali­men­taires, forts d’un lob­bying rodé par des années de lutte contre les sanc­tions et les res­tric­tions s’en sort tou­jours. Cochonneries, en confron­tant les archives de la presse spé­cia­li­sée, juri­diques ou celles des entre­prises met à jour la volon­té de cacher à tout prix ce qui condui­rait à l’in­ter­dic­tion des pro­duits nitrés. Vendus comme « néces­saires » par les indus­triels, nitrites et nitrates ne sont en fait « utiles » qu’à la colo­ra­tion des pro­duits, et à leur salai­son plus rapide. Chimère de l’a­gro-ali­men­taire, le botu­lisme n’est en rien le fait d’un défaut de nitrites. Guillaume Coudray conte habi­le­ment l’his­toire de cette patho­lo­gie et décons­truit nombre de mythes entou­rant la char­cu­te­rie — en tom­bant mal­heu­reu­se­ment par­fois dans un dis­cours patrio­tique en faveur de « la char­cu­te­rie authen­tique tra­di­tion­nelle » fran­çaise, dont on aurait pu se pas­ser. Enfin, l’au­teur sou­ligne un aspect obs­cur de l’a­gro-ali­men­taire : ses liens avec le monde scien­ti­fique qui font tant écho aux Monsanto Papers, ses liens avec le pou­voir, ses liens avec la dété­rio­ra­tion de la san­té publique. Après L’Empire de l’or rouge de Jean-Baptiste Malet sur les tomates d’in­dus­trie, Cochonneries est un nou­veau jalon dans la cri­tique des firmes agro-ali­men­taires, de leur intri­ca­tion dans l’é­co­no­mie mon­dia­li­sée et des injustes com­plai­sances qui les accom­pagnent. [R.B.]

Éditions La Découverte, 2017

Angela Davis — Non à l’oppression, d’Elsa Solal

La col­lec­tion « Ceux qui ont dit non » d’Actes Sud Junior, à des­ti­na­tion des jeunes lec­teurs et lec­trices, met en scène des hommes et des femmes qui ont su dire non à l’inacceptable, qui se sont enga­gés et bat­tus pour un monde « meilleur » — Non à l’oppression en fait par­ti. Ce livre, écrit par la dra­ma­turge Elsa Solal, a l’originalité de nous pré­sen­ter la grande figure d’Angela Davis via une cor­res­pon­dance ima­gi­naire avec un jeune immi­gré de quinze ans. L’icône de la révolte des Noirs amé­ri­cains, des femmes et des oppri­més s’adresse à cette jeune ano­nyme, dévo­rée qu’elle est par la colère et la haine, comme elle pour­rait s’adresser à toute per­sonne vic­time de l’injustice, à toutes celles et à tous ceux qui souffrent et ne savent com­ment lut­ter. C’est donc tou­jours avec ce sou­ci de l’autre que ce dis­cours auto­bio­gra­phique fic­tion­nel se déve­loppe et qu’Angela Davis raconte : l’enfance dans un quar­tier sur­nom­mé « Dynamite Hill » (en rai­son des nom­breux atten­tats com­mis contre les familles noires), les études à New York et à Paris, l’attentat de Biarritz (où elle perd ses amies d’enfance), la révolte devant les assas­si­nats de Gregory Clark, Leonard Deadwilder, Bobby Hutton, tous maquillés comme des actes de « légi­time défense », l’engagement clan­des­tin, la traque lors de laquelle Davis se retrouve dans la fameuse « FBI 10 most wan­ted », la pri­son pour femmes de New York, le fameux pro­cès, la libé­ra­tion, la lutte qui conti­nue, la foi dans le col­lec­tif qui est pro­cla­mée : « La peur, je crois, ne dis­pa­raît pas. On l’apprivoise, c’est tout, avec digni­té. Même quand je pre­nais la parole en public, le poing levé, le monde entier der­rière moi, j’avais peur, mes jambes trem­blaient. Mais j’étais ensemble. » En à peine soixante-dix pages c’est, à tra­vers le des­tin d’Angela Davis, toute l’histoire de la lutte des Afro-amé­ri­cains qui se trouve esquis­sée, sans oublier la double lutte des femmes et la voix de celle, com­pagne de l’un des lea­ders du Black Panther Party, dont le corps est cou­vert de bleus, lan­çant que « [l]es libé­ra­teurs du peuple, chez eux, ils sont pires que des escla­va­gistes ! ». [L.V.]

Éditions Actes Sud Junior, 2017

Jouer à la Borde — Théâtre en Psychiatrie, d’Henri Cachia

Lorsque l’on nous parle de cli­nique psy­chia­trique, nous son­geons aux fenêtres condam­nées, aux hur­le­ments noc­turnes, à l’en­fer­me­ment. Impossible, tou­te­fois, de conser­ver ces images tor­tueuses après avoir fait l’ex­pé­rience du jeu des acteurs aty­piques de la Borde. Si la vie est un théâtre, alors ce sont les pen­sion­naires de la Borde qui détiennent les clés de la mise en scène. Véritable îlot de la résis­tance psy­cho­thé­ra­peu­tique, ce lieu a vu le jour en 1953, grâce à Jean Oury, fon­da­teur de la psy­cho­thé­ra­pie ins­ti­tu­tion­nelle : plus de hié­rar­chie, plus de domi­na­tion, pas de portes fer­mées à double tour. Le seul maître à la Borde, c’est le par­tage, la col­lec­ti­vi­té, le groupe. Lorsque le comé­dien Henri Cachia arrive sur place, il est fas­ci­né et sou­hai­te­ra par­ta­ger cette expé­rience sin­gu­lière. Plongé dans cette visite gui­dée du lieu, le lec­teur s’empare des extraits des Nouvelles labor­diennes, jour­nal tenu par les pen­sion­naires de la cli­nique. L’écriture gué­rit les maux et devient vite indis­pen­sable : « C’est pour cela, avec l’é­cri­ture que je me suis rele­vé. Maintenant, je me sens bien et, même si c’est invrai­sem­blable (que le jour­nal n’existe plus), je cris pour pré­ser­ver mon petit bon­heur », assure un pen­sion­naire. Cachia nous emmène ensuite dans le Club de la Borde : ici, toutes les envies peuvent être expo­sées. Il y a aus­si la Chapelle, haut lieu cultu­rel du site. Et puis, juste là, le Grand Salon, où se passe tou­jours quelque chose. Surtout, à la Borde, il y a le théâtre. Le 15 août, c’est le grand soir de la pre­mière : « Les fous savaient-ils donc tenir des pro­pos cohé­rents ? Ils ne pas­saient pas leur temps à hur­ler ? À ne pro­fé­rer que des insa­ni­tés ? À s’a­gres­ser mutuel­le­ment ? Et ne sais quoi d’autre encore ? […] Eh bien non ! » Cachia signe un ouvrage plein de dou­ceur qui, à sa lec­ture, nous couvre de joie en son­geant que tout ceci existe bel et bien. [M.S.-F.]

Les Éditions liber­taires, 2015

La Ferme des ani­maux, de George Orwell

Orwell est un nom connu. Mais le connaît-on vrai­ment ? Certes, on sait l’ardent cri­tique du tota­li­ta­risme — avec 1984 — et plus par­ti­cu­liè­re­ment de sa moda­li­té sovié­tique — avec La Ferme des ani­maux. Chute du mur de Berlin et triomphe du libé­ra­lisme obligent, l’i­ma­gi­naire col­lec­tif, por­té par la vague anti-tota­li­taire, a tou­te­fois ten­dance à oublier que la cri­tique orwel­lienne s’enracinait dans un idéal radi­cal, pro­fon­dé­ment éga­li­taire et proche du socia­lisme liber­taire. Peu de gens ont lu ses écrits poli­tiques, ses sou­ve­nirs d’une Birmanie occu­pée ou son récit de ses années de dèche à Paris et à Londres, soit, mais connaît-on vrai­ment ses œuvres phares ? Ce n’est pas ce que pensent les édi­tions L’Échappée, proches des cou­rants liber­taires et décrois­sants, qui vou­lurent, avec cette adap­ta­tion en bande des­si­née, rap­pe­ler le carac­tère ô com­bien contes­ta­taire de l’une de ses publi­ca­tion les plus fameuses. De très bonne confec­tion, on pour­rait tou­te­fois se deman­der pour­quoi une mai­son d’é­di­tion aus­si révo­lu­tion­naire publie un comic… com­man­dé par la CIA ! L’excellent article de Patrick Marcolini, qui sépare en deux cette BD — tra­duite du créole mau­ri­cien par nulle autre que l’ancienne situa­tion­niste Alice Becker-Ho — l’explique. Il rap­pelle que si cela fut en effet publié dans le cadre d’un com­bat cultu­rel anti-com­mu­niste de la CIA, cette BD est demeu­rée étran­ge­ment fidèle à l’œuvre ori­gi­nale — à l’inverse du des­sin ani­mé —, main­te­nant notam­ment le bour­geois (dans ce qu’il a de plus déplo­rable), le cor­beau (sym­bo­li­sant le dog­ma­tisme reli­gieux) et la morale éga­li­taire de l’histoire. Orwell, affirme-t-il lettres à l’appui, n’aurait jamais accep­té un usage anti-éga­li­taire et pro­ca­pi­ta­liste de son tra­vail. Pour cause : La Ferme des ani­maux explique bel et bien que c’est en s’appropriant une ration de nour­ri­ture sup­plé­men­taire que les cochons devinrent peu à peu les sosies des anciens maîtres ! En cela, c’est, selon les mots de Marcolini, le plus bel exemple d’œuvre dia­lec­tique : « retour­née par [la pro­pa­gande], elle par­vient fina­le­ment à retour­ner la pro­pa­gande contre elle-même ». [G.W.]

Éditions l’Échappée, 2016

Tiens ils ont repeint ! 50 ans d’a­pho­rismes urbains de 1968 à nos jours, d’Yves Pagès

Le mur ne devient popu­laire que si des per­sonnes décident d’y ins­crire leurs apho­rismes — illé­gaux et créa­tifs — à coups de craies, de bombes aéro­sol, de canifs, de col­lages ou de sti­ckers… Avec une patience infi­nie, Yves Pagès a chaus­sé les bottes de l’archéologue afin de col­lec­ter à tra­vers le monde plus de 4 000 for­mules éphé­mères, plus ou moins heu­reuses mais comme autant de dis­si­dences ver­bales au regard d’un contexte poli­tique, d’é­vé­ne­ments, de rap­ports sociaux. Sont légion les calem­bours mal­adroits, les jeux de mots potaches, les cita­tions tron­quées, les inven­tions fou­traques d’un nou­veau lan­gage, les cris d’espérés ou de déses­pé­rés, les inven­tions lexi­cales alcoo­li­sées. Cette mémoire inédite et humo­ris­tique conta­mine le lec­teur : résonnent en lui la joie et l’énergie dont ces mots sont por­teurs. Ce livre est une ville débar­ras­sée de l’hygiénisme de notre époque. Déambulant au hasard, on y croise des tags qu’on asso­cie, dis­so­cie, com­pare, ampli­fie, décor­tique. Les poètes de l’ordinaire vivent cachés mais ne s’interdisent pas de lais­ser des traces pour nous aider à sur­vivre dans la nuit du mana­ge­ment, de l’aliénation par le tra­vail, de l’ennui, du machisme et du désastre éco­lo­gique. Ces ins­crip­tions sont des miettes de pain bali­sant quelque éven­tuel che­min de sor­tie. Adeptes de la pun­chline murale, pre­nez le che­min de ce bou­quin d’a­no­nymes talen­tueux qui — par leurs actions et leurs réflexions — façonnent l’hydre d’une révolte infi­nie, car diverse. Lis et prends ton feutre ! [T.M.]

Éditions La Découverte, 2017

La Maison du Peuple, de Louis Guilloux 

Il est des écri­vains pas­sés dans l’oubli, le temps pas­sant et l’amoncellement des livres qui s’en­suit. Louis Guilloux est de ceux-là. Une émis­sion radio lui a récem­ment ren­du hom­mage, reve­nant sur l’immense œuvre qu’il lais­sa. Autre injus­tice à signa­ler : la pré­do­mi­nance d’un roman, en par­ti­cu­lier, sur les autres créa­tions de l’écrivain, Le Sang Noir. Non, Guilloux n’est pas réduc­tibles à ces seules pages, for­te­ment ins­pi­rées de sa propre vie comme de sa rela­tion avec le phi­lo­sophe Georges Palante. Il eut l’occasion d’évoquer son par­cours dans bien des œuvres et la pré­sente concerne l’enfance, son enfance. L’écrivain ori­gi­naire de Saint-Brieuc raconte à tra­vers les yeux d’un jeune gar­çon l’am­bi­tieux rêve de son père : créer une mai­son du peuple dans la ville qui le connaît comme figure locale du socia­lisme et cor­don­nier. Un lieu de ren­contres, un lieu d’organisation, aus­si, celle de la lutte syn­di­cale et poli­tique — voi­là ce que doit être la Maison du Peuple. L’atelier de cor­don­ne­rie ne suf­fit plus à accueillir ceux qui veulent se battre pour inver­ser le rap­port de force dans le tra­vail comme dans la socié­té. Les ren­contres sont de plus en plus nom­breuses et néces­sitent un nou­vel endroit. De l’idée ini­tiale née de la concer­ta­tion entre cama­rades à la réa­li­sa­tion de ce pro­jet jugé fou par une bonne part des obser­va­teurs, Guilloux retrace un com­bat, le com­bat d’un père mili­tant et dévoué, et les sacri­fices de toute une famille qui le suit rangs ser­rés. Un récit à valeur d’é­vi­dence : la per­sé­vé­rance doit être ins­crite au cœur des luttes, d’hier comme d’aujourd’hui. Qui sait si de nou­velles Maisons du Peuple ne se dres­se­ront de nou­veau après ça ? Une lec­ture à pour­suivre, sous les conseils de Camus, avec le court récit Compagnons, l’his­toire d’une ami­tié ouvrière, d’un com­pa­gnon­nage qui dépasse lar­ge­ment celui du tra­vail. La soli­da­ri­té au cœur ! [R.L.]

Éditions Grasset, 2004


Crédits de la pho­to­gra­phie de ban­nière : employés de l’en­tre­prise Pharma Chemical Co., 1920


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