Cartouches (25)


Des femmes liber­taires dans l’ombre, la mélan­co­lie de gauche, la France et Israël, le pas­sé sans la réac­tion, Nestor Makhno au front, Léonard Cohen dans un monas­tère, l’a­ve­nir com­mu­niste selon Badiou, le ciné­ma d’un exi­lé, la farine et le pain, la liber­té sar­trienne, quid de l’an­thro­po­cène ?, le modèle sécu­ri­taire du capi­ta­lisme glo­ba­li­sé : nos chro­niques du mois d’octobre.


☰ Libertarias — Femmes anar­chistes espa­gnoles, d’Hélène Finet

Une dizaine de points s’al­lument, un souffle qui devient bouf­fée d’air vitale, riche, nour­ris­sante, répa­ra­trice, lorsque la ques­tion refait sur­face : qui sont les femmes anar­chistes espa­gnoles et quelles ont été leurs mille manières de prendre part à la révo­lu­tion de 1936 ? Qui connaît les noms et les actions de Las Solidarias, oubliées der­rière ceux de Durutti, Ascaso ou Sanz ; l’his­toire de Francisca Saperas, dont la porte était tou­jours ouverte aux anar­chistes du monde entier et la vie mar­quée de luttes, de deuils et d’exils ; l’en­ga­ge­ment syn­di­cal et poli­tique de Lucia Sanchez Saornil, che­ville ouvrière de la mobi­li­sa­tion qui para­ly­sa la cen­trale télé­pho­nique de Madrid en juin 1931 ? Qui sait que l’or­ga­ni­sa­tion Mujeres Libres deman­dait — en vain — à être recon­nue comme le qua­trième pilier du mou­ve­ment anar­chiste espa­gnol, à côté de la CNT, de la FAI et de la Fédération ibé­rique des jeu­nesses liber­taires ? Autant de ques­tions sur­gissent aus­si­tôt. Pourquoi la mémoire des luttes des femmes est-elle ren­due silen­cieuse jusque dans les franges les plus liber­taires ? Est-ce dû au mutisme qu’elles se voyaient impo­ser, ou qu’elles s’im­po­saient, telle Lola Iturbe qui, comme d’autres, ne par­lait pas d’elle mais de ses cama­rades, pen­sant que ses « actions n’a­vaient pas d’in­té­rêt et les [relé­guant] au rang de sou­ve­nir » ? Ou est-ce dû à notre sur­di­té… ? Qu’à cela ne tienne, Hélène Finet et tous les auteurs de ce bel ouvrage nous offrent une nou­velle occa­sion de les décou­vrir avec, à la der­nière page, l’en­vie irré­pres­sible d’al­ler plus loin. Et même si l’in­jus­tice et la colère nous gagnent déjà tant les traces écrites de ces par­cours de femmes sont extrê­me­ment rares et biai­sées — puisque l’Histoire est racon­tée par des hommes —, ce livre nous ren­voie à l’au­da­cieuse pro­po­si­tion de Monique Wittig : « Fais un effort pour te sou­ve­nir. Ou, à défaut, invente. » Que l’Histoire soit contée en fémi­niste, et ce sont milles lueurs qui appa­raissent. [C.G.]

Éditions Nada, 2017

Mélancolie de gauche, d’Enzo Traverso

Une mélan­co­lie com­ba­tive : regar­der en arrière pour mar­cher d’un bon pas. La « gauche mélan­co­lique » relève, écrit l’auteur, ensei­gnant à New York, d’une « constel­la­tion » et d’une « tra­di­tion cachée » : elle ne figure pas dans les grands récits offi­ciels du com­mu­nisme glo­rieux. C’est Blanqui, l’éternel embas­tillé ne vou­lant nuls maîtres ni dieux, c’est Louise Michel, la com­mu­narde dépor­tée à l’autre bout du monde, c’est Rosa Luxemburg, spar­ta­kiste cou­lée au fond d’un canal, c’est Gramsci, écroué par le fas­cisme, c’est le POUM, écra­sé en Espagne par les sta­li­niens, c’est Walter Benjamin, sui­ci­dé en exil, c’est le der­nier Trotsky, le ban­ni, tra­qué par Staline et tué d’un coup de pio­let un jour d’août au Mexique, c’est Guevara, esseu­lé et bien­tôt cap­tu­ré dans la jungle boli­vienne, c’est le MIR, fou­droyé au Chili par le régime de Pinochet, c’est, enfin, Daniel Bensaïd, le « pas­seur », le pen­seur mort du sida, le « léni­niste liber­taire » qui n’aimait guère l’utopie. C’est l’idée, en somme, d’un acti­visme endeuillé, d’une lutte achar­née contre le libé­ra­lisme sans oublier jamais le visage de nos anciens. Une mélan­co­lie « indis­so­ciable », mar­tèle l’essayiste dans cette gale­rie de por­traits, de pho­to­gra­phies et de films, des luttes conduites par la gauche : elle en consti­tue même « la dou­blure dia­lec­tique ». Gare, tou­te­fois : il ne s’agit pas de s’apitoyer sur les morts et le sort des nôtres mais de se mettre en branle, ani­mé du feu pas­sé que chaque géné­ra­tion s’en va atti­ser — pas de com­pas­sion, de la révolte. C’est la gauche des per­dants, des losers, des ratés, des vain­cus, des défaits, la gauche appre­nant de ses revers et de ses débâcles, celle qui, mal­gré tout cela, n’entendra jamais rati­fier ce « monde mal fait » (Vallès). Une invite à se « remé­mo­rer le futur », assure l’auteur. [E.C.]

Éditions La Découverte, 2016

☰ Un Chant d’a­mour — Israël-Palestine, une his­toire fran­çaise, d’Alain Gresh et Hélène Aldeguer

Cette bande-des­si­née, parue 50 ans après la guerre des Six jours, pro­pose de retra­cer les rela­tions que la France a entre­te­nues avec Israël et la Palestine durant un demi-siècle. Le conflit israé­lo-pales­ti­nien devient une ques­tion de poli­tique inté­rieure fran­çaise peu avant l’offensive d’Israël du 5 juin 1967. Alors que la presse de l’Hexagone sou­tient mas­si­ve­ment Israël, le géné­ral de Gaulle n’appuie pas l’action mili­taire : cette posi­tion témoigne de son « splen­dide iso­le­ment ». Dans les années 1970, la France s’ouvre davan­tage sur le monde arabe. La figure du fedayin marque les esprits et la cause pales­ti­nienne trouve du sou­tien chez un cer­tain nombre d’intellectuels et d’artistes fran­çais. Les évé­ne­ments se bous­culent, notam­ment avec les atten­tats de Munich en 1972 et la recon­nais­sance de l’OLP sur la scène inter­na­tio­nale en 1974 (ce qui n’a pas empê­ché de l’exclure des accords de Camp David, par après) ; côté fran­çais, l’année 1979 est celle de la créa­tion de l’association France-Palestine. Lorsque Mitterrand arrive au pou­voir, ses sym­pa­thies pour Israël sont connues mais l’in­sis­tance de la droite dure israé­lienne le pousse à inflé­chir ses posi­tions. D’autant que les deux Intifadas et l’invasion du Liban par Israël — pour expul­ser l’OLP qui s’y trouve — cassent le mythe du petit David ne menant que des guerres défen­sives. La France rouvre les canaux de négo­cia­tions lorsque la gauche israé­lienne revient au pou­voir. En sep­tembre 1993, c’est la signa­ture des accords d’Oslo, qui furent salués, bien qu’inégaux. La suite est mar­quée par l’effacement de la France et de sa capa­ci­té à faire entendre sa posi­tion dans ce conflit : doré­na­vant, les États-Unis détiennent le qua­si-mono­pole du dos­sier. Les accords d’Oslo II sont signés en 1995, alors que Netanyahou devient pre­mier ministre un an plus tard. Les pré­si­dents fran­çais défilent, sans chan­ge­ments notables ; et lors­qu’en 2013 un « chant d’amour » est décla­ré par Hollande « pour Israël et ses diri­geants », on constate que la posi­tion de la France est bien loin de celle tenue presque cin­quante ans plus tôt. Un bel ouvrage, d’au­tant plus mis en valeur par un gra­phisme sobre et convain­cant, que l’on s’empresse de conseiller. [M.B.]

Éditions La Découverte, 2017

La Révolution, de Gustav Landauer

Osez le roman­tisme révo­lu­tion­naire ! Tel pour­rait être le mot d’ordre résu­mant l’ouvrage prin­ci­pal de Gustav Landauer, publié en 1907. Cet anar­chiste alle­mand, né en 1870 dans une famille juive alle­mande, ami de Martin Buber et de Kropotkine, mili­ta toute sa vie jusqu’à son assas­si­nat en 1919 après l’éphémère République des Conseils de Bavière, où il fut quelques jours com­mis­saire du peuple à la culture. Le roman­tisme est géné­ra­le­ment consi­dé­ré comme un cou­rant réac­tion­naire oppo­sé à la Révolution fran­çaise. C’est un peu plus sub­til chez Landauer : pour lui, le roman­tisme est avant tout une révolte contre le monde indus­triel moderne qui trans­forme la Terre et les indi­vi­dus en quan­ti­tés négli­geables. C’est aus­si une révolte contre l’État, monstre qui a émer­gé dans la fou­lée des pré­di­ca­tions de Luther, qu’il accuse d’avoir rem­pla­cé « l’esprit par la vio­lence orga­ni­sée ». À cela il oppose notam­ment l’univers médié­val chré­tien, où com­munes, églises, guildes et cor­po­ra­tions s’associaient libre­ment. Il s’inspire ici des ana­lyses de Kropotkine dans son ouvrage L’Entraide, qui reva­lo­ri­sait une tra­di­tion du Moyen-Age fort éloi­gnée de l’image obs­cu­ran­tiste régnant dans les cou­rants socia­listes de l’époque. C’est que l’on retrouve chez Landauer l’idée que des élé­ments du pas­sé méritent d’être conser­vés pour mieux conce­voir une éman­ci­pa­tion totale, maté­rielle et spi­ri­tuelle (Buber dira qu’il a en tête un véri­table « conser­va­tisme révo­lu­tion­naire »). C’est ain­si que dans son ouvrage La Révolution, il s’oppose au pro­gres­sisme mar­xiste, qui voit dans l’Histoire une suc­ces­sion de stade his­to­riques iné­luc­tables. Le capi­ta­lisme ne s’autodétruira pas lui-même ; il faut l’aider un peu. Pour cela il est néces­saire de mobi­li­ser l’utopie qui s’oppose à la topie, autre­ment dit l’immobilisme sclé­ro­sant. Dans la moder­ni­té, seules les révo­lu­tions, en ce qu’elles mobi­lisent le sou­ve­nir des uto­pies du pas­sé pour construire le futur, consti­tuent un moment de grâce qui nous sauvent du déses­poir et du nihi­lisme. L’ultime moyen roman­tique de réen­chan­ter le monde, en quelque sorte. [E.J.]

Éditions Gulliver, 2006

☰ Makhno, la révolte anar­chiste, d’Yves Ternon

Yves Ternon, his­to­rien, a tout autant écrit sur la méde­cine nazie que sur le géno­cide armé­nien ; il s’in­té­resse ici à Nestor Makhno. On par­court au fil des pages l’his­toire de la Makhnovtchina, ce mou­ve­ment d’ins­pi­ra­tion liber­taire qui se confron­ta aux armées tsa­ristes et bol­che­viks. Les makh­no­vistes sont dépeints avec leurs qua­li­tés et leurs défauts. Lorsque ces der­niers tuent dix sol­dats bol­ché­viks, en lais­sant leurs cadavres gisant le ventre ouvert et rem­plis de blé accom­pa­gnés d’é­cri­teaux : « C’est pour les réqui­si­tions de blé », c’est la réa­li­té crue de la guerre qui est dépeinte. Le livre nous conduit au cœur de la culture ukrai­nienne et de la tra­di­tion cosaque, afin de ten­ter de com­prendre ce qui put faire ger­mer ce mou­ve­ment. Yves Ternon n’hé­site pas à recons­ti­tuer des siècles d’his­toires et nous explique pour­quoi les cosaques sont his­to­ri­que­ment atta­chés à l’é­ga­li­té et indif­fé­rents aux pas­sions natio­na­listes. « La Makhnovtchina se déve­lop­pa dans le gou­ver­ne­ment d’Ekaterinoslav pour trois rai­sons : parce que Makhno était un pay­san de Goulaï-Polé ; parce que la tra­di­tion cosaque était demeu­rée là plus vivante qu’ailleurs ; parce qu’un noyau anar­chiste impor­tant s’y était déve­lop­pé. » Comment ne pas être cha­gri­né, en par­cou­rant les der­nières pages de l’ou­vrage, par la des­cente aux enfers du pay­san ukrai­nien ? S’il rédige ses Mémoires et dresse le bilan, avec Archinov notam­ment, des réus­sites et des causes de l’é­chec de la Makhnovtchina, Makhno ter­mi­ne­ra ses jours dans une extrême soli­tude. Ses amis se feront de plus en plus rares et il fini­ra par être quit­té par sa femme et sa fille ; souf­frant tou­jours de nom­breuses bles­sures datant de la révo­lu­tion (notam­ment une balle impos­sible à extraire dans le pied), il se réfu­gie­ra semble-t-il dans l’al­cool, avant de mou­rir en 1934. [W.]

Éditions Complexe, 1992

A bro­ken Hallelujah — Rock and roll, rédemp­tion et vie de Léonard Cohen, de Liel Leibovitz

Il y avait une monu­men­tale bio­gra­phie signée Sylvie Simmons (I’m your man), il y a main­te­nant ce curieux objet d’en­thou­siasme : un livre four­millant d’a­nec­dotes et de pho­to­gra­phies, noir comme la mer quand elle est mélan­co­lique, bleu comme le ciel d’Hydra quand il pèse sur le dos des ânes bâtés et des poètes heu­reux, jaune comme un soleil invin­cible. Ne nous leur­rons pas, c’est un texte pour les amou­reux de Léonard Cohen. On l’y voit se trans­for­mer d’é­cri­vain mau­dit en chan­teur adu­lé sans même l’a­voir ima­gi­né ; on l’y découvre vague­ment révo­lu­tion­naire et très arend­tien (ren­voyant dos à dos capi­ta­listes et sta­li­niens) à Cuba ; on le suit non­cha­lant et neu­ras­thé­nique, silen­cieux et inso­lent, jamais là où on le cherche. C’est qu’il est au fin fond d’un monas­tère zen quand on le croyait rumi­nant sur Garcia Lorca, réécri­vant des psaumes juifs quand on l’i­ma­gi­nait ratu­rant des poèmes éro­tiques. On éclate de rire avec lui, on se demande com­ment il a tra­ver­sé le siècle pour si bien mou­rir, on l’aime comme Marianne, on cherche l’oi­seau sur son fil, le chant des vio­lons tzi­ganes, la trace du « Famous blue rain­coat », Janis Joplin sur un lit du Chelsea Hotel, et toute la légende du plus impro­bable des chan­teurs folk et rock and roll du siècle. En refer­mant le livre, on a juste envie d’é­cou­ter encore la voix grave et lente de celui qui n’hé­si­tait pas à se mettre à genoux en plein concert. Juste avant de par­tir, il y a un an tout juste, en novembre 2016, l’une de ses der­nières chan­sons l’an­non­çait : « I’m rea­dy, my lord ». On attend son tout der­nier recueil de poèmes, inédit, à paraître en 2018. On se dit que Nietzsche en pro­cla­mant que la vie serait une erreur sans la musique ne pou­vait pas pré­voir Léonard. Et pour­tant — Cohen aurait pu tout comme lui se jeter au cou d’un che­val pour l’embrasser dans les rues de Montréal. Ne faut-il pas étreindre la folie à pleine bouche — à pleins vers, à pleins tubes donc, pour lui sur­vivre ? Si l’homme est un singe deve­nu fou, comme disait Queneau, Cohen est peut-être un fou qui vou­lut rede­ve­nir un singe. Un idiot à la Dostoïevski. Un inno­cent tra­qué par la mémoire et le désir. Et c’est ain­si qu’on l’aime. [A.B.]

Éditions Allia, avril 2017

Éloge de la poli­tique, d’Alain Badiou

Petit livre pour grand pro­gramme : sor­tir du néo­li­thique. Il faut dire qu’en la matière Badiou coupe clair et franc ; il n’est que deux voies, pas une de plus : le capi­ta­lisme ou le com­mu­nisme — c’est là « le prin­cipe majeur de l’exis­tence effec­tive de la dis­cus­sion poli­tique ». Cet ouvrage en forme d’en­tre­tien, conduit par la jour­na­liste Aude Lancelin, condense une pen­sée poli­tique déjà bien connue des lec­teurs du phi­lo­sophe mar­xiste et ancien mili­tant maoïste de l’Organisation poli­tique, fon­dée en 1985 : le com­mu­nisme, en tant que mot, ne sau­rait être aban­don­né en dépit des échecs et des crimes pas­sés (on ne livre pas à l’en­ne­mi le bébé non­obs­tant l’eau plus ou moins crou­pie du bain, d’au­tant que les impasses sovié­tiques ne furent que les ratés, inévi­tables, d’une expé­rience à consi­dé­rer sur le très long terme) ; le com­mu­nisme, en tant que pen­sée-pra­tique, repose essen­tiel­le­ment sur quatre prin­cipes, comme autant de lignes direc­trices : ôter des mains de l’o­li­gar­chie l’ap­pa­reil pro­duc­tif, en finir avec la divi­sion spé­cia­li­sée du tra­vail, vaincre les enfer­me­ments iden­ti­taires natio­naux et faire dis­pa­raître l’État. Afin de bâtir ce néo-com­mu­nisme — le phi­lo­sophe rejette, une fois de plus et d’une main bien trop hâtive, les pro­po­si­tions et réa­li­sa­tions anar­chistes —, un vaste chan­tier s’im­pose, explique Alain Badiou : revi­ta­li­ser le mot, donc (le com­mu­nisme est « la plus ambi­tieuse » des entre­prises humaines) ; cri­ti­quer l’ex­pé­rience mar­xiste-léni­niste et sta­li­nienne à l’aune des para­digmes éman­ci­pa­teurs et non des atten­dus libé­raux ; extraire du grand nombre des esprits « l’i­dée du pri­mat sub­jec­tif de l’é­goïsme » (l’homme loup pour son voi­sin, han­té par le pro­fit et le désir de pou­voir) ; œuvrer à struc­tu­rer une orga­ni­sa­tion révo­lu­tion­naire inédite, tout autant dis­jointe de la machine éta­tique et par­le­men­taire que dos aux « coquet­te­ries cri­tiques sty­lées » de l’ul­tra-gauche ou du Comité invi­sible ; se lier au « pro­lé­ta­riat nomade » ; faire sur­gir une intel­lec­tua­li­té cri­tique, aujourd’­hui inféo­dée au mar­ché ou à l’ordre ; inter­na­tio­na­li­ser les assauts puisque le Capital l’est déjà, mon­dia­li­sé ; ne pas se four­voyer dans les bras du suf­frage uni­ver­sel ni croire à la « blague » de la menace Le Pen. Badiou, déplo­rant sa soli­tude, n’en annonce pas moins : « Nous sommes au tout début d’une très longue marche. » Parfois hors-sol, se dit-on au fil des pages. [L.T.]

Éditions Flammarion, 2017

Fragments du Livre du nau­frage, de Ghassan Salhab 

Il détient ce regard ciné­ma­to­gra­phique unique : celui qui se lit et s’é­coute comme autant de tra­ver­sées poé­tiques. Ghassan Salhab est un cinéaste liba­nais, né à Dakar en 1958. Doit-on dire qu’il est un fai­seur de 7e art avant tout ? Non, pas une fois que nous avons par­cou­ru les frag­ments de cet ouvrage plein de phi­lo­so­phie, de poé­sie et de lit­té­ra­ture. Entre Paris et Beyrouth, Salhab se réfu­gie dans les salles de ciné­ma, un car­net de notes à la main et des pen­sées en têtes, des souf­frances, des moments intenses de soli­tudes, d’a­mour, de regrets et d’en­vies. Tout ceci, il l’ex­pose dans ces frag­ments ; la mélan­co­lie, sous sa plume, se trans­forme en espé­rance. Toutes les rela­tions intimes et vibrantes qu’il a pu entre­te­nir avec ses films, Salhab sut aus­si les écrire et les ensei­gner. Jacques Mandelbaum, cri­tique ciné­ma­to­gra­phique pour Le Monde, en dresse un por­trait sul­fu­reux dans la pré­face de l’ou­vrage ; il dit de Ghassan Salhab qu’il est un « séduc­teur orien­tal, com­bat­tant révo­lu­tion­naire désen­chan­té, exi­lé de nais­sance, en guerre totale contre le monde et contre lui-même. Le tout avec infi­ni­ment de style. Le style, ce qui reste, en gros, quand tout fout le camp ». On retrouve éga­le­ment le scé­na­riste qui grif­fonne des idées comme a pu le faire le cinéaste Luc Dardenne, dans Au dos de nos images, mais on se heurte sur­tout à un homme éprou­vant le besoin d’ex­té­rio­ri­ser des sen­ti­ments qui nous appar­tiennent aus­si. Au fil de la lec­ture, nous avons comme un sen­ti­ment de para­mné­sie, comme si nous avions déjà lu cela quelque part : Ghassan Salhab serait-il le Roland Barthes liba­nais et s’a­gi­rait-il des frag­ments d’un dis­cours de cinéaste amou­reux ? Comme dans ses films, Salhab sublime les démons qui effraient. Comme le note Mandelbaum, dans le ciné­ma, « c’est fina­le­ment au per­son­nage qui a rom­pu avec le monde qu’on doit dans ce film [Melancholia de Lars Von Trier, ndla] l’at­ti­tude la plus digne, la plus solaire, la plus humaine, au moment fatal de l’Apocalypse. La mélan­co­lie, dans la fin du monde per­ma­nente qui est la nôtre, s’y révèle comme le signe d’une fidé­li­té à soi-même en même temps qu’à la pos­si­bi­li­té du monde meilleur qu’on appelle vai­ne­ment de ses vœux. En ce sens, comme il res­sort de ces Fragments du Livre du nau­frage, et plus lar­ge­ment de toute l’œuvre de Ghassan Salhab, la mélan­co­lie est une espé­rance ». [M.S‑F.]

Éditions Amers, 2011

Quel pain vou­lons-nous ?, de Marie Astier

Si c’est du point de vue du consom­ma­teur que semble se poser la ques­tion épo­nyme au livre, Marie Astier s’ef­force tout au long de son enquête de se mettre dans la peau de meu­niers, bou­lan­gers, indus­triels et agri­cul­teurs pour nous faire décou­vrir une filière mécon­nue. L’idée de ce tra­vail est née d’une inter­ro­ga­tion ori­gi­nale : « Mais d’où vient la farine ? », matière pre­mière d’un ali­ment des plus consom­més, le pain. Interrogation simple en appa­rence, à la réponse pour­tant com­plexe — aus­si com­plexe que toute une filière dévas­tée par la ratio­na­li­sa­tion des pro­cé­dés, l’in­dus­tria­li­sa­tion de la concep­tion des pro­duits, la recherche de ren­de­ment, les fusion-acqui­si­tions. L’autrice nous invite alors dans une brève his­toire du pain en France, une petite anthro­po­lo­gie de ceux qui le mangent, une étude socio­lo­gique, enfin, de ceux qui le font. Le nombre de bou­lan­ge­ries en France — 1 pour 2 000 habi­tants — cache la main mise de grands groupes indus­triels « dont l’am­bi­tion est de contrô­ler toute la chaîne de pro­duc­tion, du blé jus­qu’au pain ». Dans ce pro­ces­sus, les per­dants sont nom­breux : arti­sans bou­lan­gers, meu­niers ne pou­vant s’a­dap­ter aux évo­lu­tions du mar­ché, sans oublier le pain, en bout de chaîne, l’ou­blié d’une indus­trie pour­tant à son ser­vice. Marie Astier en décrit l’u­ni­for­mi­sa­tion des saveurs, la stan­dar­di­sa­tion de la pro­duc­tion. Les alter­na­tives existent : elle en fait le por­trait, de l’ar­ti­san sou­cieux de son pain au bou­lan­ger pay­san pri­vi­lé­giant les cir­cuits courts, à la marge de la grande dis­tri­bu­tion. Plaidoyer pour la diver­si­té des pra­tiques et des pro­duits plus que syn­thèse com­plète sur ce qui se vend en bou­lan­ge­rie, Quel pain vou­lons-nous ? est une invi­ta­tion à la curio­si­té. Celle de ce que nous man­geons, du goût, mais aus­si de ceux qui œuvrent à la per­pé­tua­tion — ou non — de quelque chose d’aus­si fon­da­men­tal que le pain. [R.B.]

Éditions du Seuil / Reporterre, 2016

La P… res­pec­tueuse sui­vi de Morts sans sépul­ture, de Jean-Paul Sartre

L’horreur et l’honneur, le sublime du sacri­fice pour autrui et la bar­ba­rie de la mise à mort : le tra­gique de l’histoire tra­verse les textes de Sartre. Chaque péri­pé­tie, chaque scène voit les per­son­nages se débattre, pris entre des voies contra­dic­toires, entre des che­mins oppo­sés, sans autre recours qu’eux-mêmes. Que cela soit dans une petite ville du sud des États-Unis ou dans le Vercors recon­quis par les Allemands, le tra­gique de l’existence et de la liber­té humaine se mêlent pour ne faire appa­raître que les méca­niques des choix : se sacri­fier ou dénon­cer ? Mourir ou vivre ? La P… res­pec­tueuse est sans doute l’une des pièces les plus fameuses de Sartre, et demeure d’une ter­rible actua­li­té. Sommée de dénon­cer un Noir pour un crime qu’il n’a pas com­mis, une pros­ti­tuée doit faire face aux chan­tages et aux menaces des notables blancs. Quelle est donc la véri­té qui doit triom­pher ? Morts sans sépul­ture met en scène un groupe de résis­tants cap­tu­rés par la milice de Vichy, atten­dant de pas­ser tour à tour à la tor­ture. Doivent-ils livrer leur chef ? Pour qui meurt-on lorsqu’on meurt pour les autres ? Les textes magni­fiques de Sartre nous plongent dans le monde déchi­ré de l’existentialisme : on est tou­jours seul face au tra­gique de la liber­té, le choix et la res­pon­sa­bi­li­té ultime sont les pôles du monde sar­trien. À la fois ter­ri­ble­ment exi­geants et for­mi­da­ble­ment humains, les per­son­nages de Sartre nous mettent en situa­tion, convoquent en nous empa­thie et rejet. Sous la forme para­doxale d’un apo­logue sans mora­li­té, ces deux pièces font coha­bi­ter les échelles en les rédui­sant à l’instance ultime : celle du pré­sent d’un choix qui peut être fatal. [J.G.]

Éditions Gallimard, 1947

L’Anthropocène contre l’his­toire — Le réchauf­fe­ment cli­ma­tique à l’ère du capi­tal, d’Andreas Malm

Selon le récit offi­ciel accom­pa­gnant l’an­thro­po­cène — ce concept hybride entre sciences natu­relles et sciences sociales —, l’Homme serait deve­nu avec la Révolution indus­trielle le prin­ci­pal agent des trans­for­ma­tions ter­restres, autant atmo­sphé­riques que géo­lo­giques. Sans dénier l’u­ti­li­té de la qua­li­fi­ca­tion d’une nou­velle ère géo­lo­gique — bien au contraire —, Andreas Malm, ensei­gnant au dépar­te­ment de géo­gra­phie humaine de l’u­ni­ver­si­té de Lund, en Suède, en cri­tique néan­moins la déno­mi­na­tion. Néologisme fon­dé sur les racines grecques d’ « homme » (« anthro­pos ») et « nou­veau » (« kai­nos »), la por­tée uni­ver­selle de l’an­thro­po­cène obli­tère pour l’au­teur ses dimen­sions poli­tique et his­to­rique pour­tant néces­saires. Accepter un récit unique de l’an­thro­po­cène, accep­ter le nom même de cette période, c’est oublier son ori­gine géo­gra­phique — le Royaume-Uni puis les autres puis­sances mon­diales —, son ori­gine sociale — les déten­teurs du capi­tal coex­ten­sif à la Révolution indus­trielle — et son com­pa­gnon de route, l’éner­gie fos­sile, acteur prin­ci­pal des trans­for­ma­tions ter­restres depuis deux siècles. Malm plaide autant qu’il œuvre pour une his­toire poli­tique de l’éner­gie fos­sile. Il ne cache ni ses influences mar­xistes ni sa sym­pa­thie pour les colo­nial stu­dies, encore moins sa volon­té de dési­gner des cou­pables : « ain­si l’Empire bri­tan­nique a‑t-il sou­mis le monde à la logique de l’é­co­no­mie fos­sile », écrit-il à la suite d’un déve­lop­pe­ment sur l’im­pé­ria­lisme éner­gé­tique du Royaume-Uni au XIXe siècle. Et au sein de cet empire, ce sont les tenants du capi­tal qu’il accuse. Déconstruire le récit unique de l’an­thro­po­cène est une vaste tâche : elle est tou­te­fois néces­saire. En déter­rer les causes nous éclaire sur l’é­tat du sys­tème-terre aujourd’­hui. Cet état una­ni­me­ment déplo­ré amène Andreas Malm à réflé­chir, dans un der­nier article, sur l’ac­tua­li­té de la révo­lu­tion dans un monde qui se réchauffe. À la suite de Naomi Klein, l’au­teur déclare que « toutes les luttes sont des luttes contre le capi­tal fos­sile : les sujets doivent seule­ment en prendre conscience ». Prise de conscience sal­va­trice, peut-être, mais com­bien de temps va-t-il encore fal­loir l’at­tendre ? [R.B.]

La Fabrique, 2017

☰ L’Ennemi inté­rieur — La généa­lo­gie colo­niale et mili­taire de l’ordre sécu­ri­taire dans la France contem­po­raine, de Mathieu Rigouste 

C’est toute l’his­toire de l’é­vo­lu­tion de la figure de l’« enne­mi inté­rieur », depuis plus de 70 ans, que Mathieu Rigouste déploie dans cet ouvrage — fruit d’un tra­vail fouillé et métho­dique de recherche, notam­ment des textes offi­ciels qui orga­nisent la Défense natio­nale depuis plu­sieurs décen­nies. Alors que cette notion naît dans le contexte de la guerre froide — dési­gnant l’en­ne­mi du « monde occi­den­tal », com­mu­niste, infil­tré dans la popu­la­tion —, la France uti­li­sa comme labo­ra­toire d’expérimentations mili­taire, judi­ciaire puis média­tique les guerres colo­niales d’Indochine et d’Algérie. Il s’a­git de la « doc­trine de la guerre révo­lu­tion­naire », avec son arse­nal de logiques d’op­pres­sion, de qua­drillage et de mani­pu­la­tion de la popu­la­tion glo­bale, qui devint un modèle inter­na­tio­na­le­ment recon­nu et employé à tra­vers le monde. Si la richesse et l’in­ten­si­té des élé­ments ame­nés dans ce livre éclairent de manière brillante ces périodes his­to­riques des plus noires, c’est sur­tout le lien de conti­nui­té avec le modèle sécu­ri­taire du capi­ta­lisme glo­ba­li­sé actuel qu’il révèle dans toute sa force. Alors que l’é­tat d’ur­gence vient de s’ins­crire dans la Constitution, alors que les dis­po­si­tifs de sécu­ri­té « anti­ter­ro­riste » copro­duisent le sen­ti­ment d’in­sé­cu­ri­té per­ma­nent indis­pen­sable à la pour­suite de ce mar­ché éco­no­mique deve­nu des plus lucra­tifs, alors que se trouve réac­tua­li­sée la notion d’en­ne­mi inté­rieur rouge et vert que la popu­la­tion elle-même est appe­lée à tra­quer, alors que la pré­ca­ri­té de masse ne finit pas de s’é­tendre, le tout cou­plé avec l’in­dus­tria­li­sa­tion de la purge des « clan­des­tins » étran­gers et la guerre inté­rieure contre les « racailles des ban­lieues », cet apport de Mathieu Rigouste s’a­vère fon­da­men­tal afin de com­prendre le maillage sys­té­mique de ces ter­ri­toires d’op­pres­sion capi­ta­liste afin que se coor­donnent les luttes de résis­tance actuelles. « Il est donc deve­nu impé­ra­tif d’ex­pli­quer que la domi­na­tion sécu­ri­taire n’est pas un monstre tout-puis­sant, mais une machine de machines, qu’elle fonc­tionne en divi­sant les forces qui lui résistent, se nour­rit de leurs renon­ce­ments et qu’il est pos­sible d’a­van­cer dans la com­pré­hen­sion de ses méca­nismes et de ses failles. » [C.G.]

Éditions La Découverte, 2011


Photographie de ban­nière : Joan Baez, Montgomery Alabama State House, mars 1965, par Stephen F. Somerstein


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REBONDS

Cartouches 24, sep­tembre 2017
Cartouches 23, juillet 2017
Cartouches 22, juin 2017
☰ Cartouches 21, mai 2017
Cartouches 20, avril 2017

Ballast

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